mercredi 28 juin 2017

En pleurant... Hans Urs von Balthasar, Je suis le fils de perdition


Éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur.
Pourquoi suis-je encore en train de parler avec toi ? Le souffle de ma bouche te touche comme un poison et te souille. Éloigne-toi de moi et défais ce lien impossible entre nous.
Il fut un temps où j'étais un pécheur entre d'autres pécheurs, et je pouvais alors saisir le présent de ta grâce, le présent de ton repentir, comme le mendiant reçoit la petite monnaie qu'on lui jette. Je pouvais m'en servir pour acheter du pain et de la soupe, et ainsi vivre par toi. J'avais le droit de goûter la joie du repentir. Il m'était permis de savourer l'herbe amère de la contrition comme un bienfait de ta grâce. La douceur de ta grâce l'emportait sur l'amertume de ma faute.
Mais aujourd'hui ? Que faire ? Dans quelle cachette me glisser afin que tu ne me voies plus, que je ne te sois plus à charge, que l'odeur de ma pourriture ne t'incommode plus ? Je t'ai offensé en plein visage et la bouche qui s'est posée mille fois sur tes lèvres divines a aussi baisé les lèvres du monde et prononcé cette parole : « Je ne le connais pas ». Et en vérité je ne le connais pas, cet homme. Si je le connaissais, je n'aurais pas pu le trahir ainsi : d'une manière si effrénée, si naturelle. Ou, si je le connaissais par hasard, en tout cas je ne l'aimais pas. Car l'amour ne trahit tout de même pas ainsi, il ne se détourne pas de l'air le plus innocent, l'amour n'oublie pourtant pas l'amour. Que j'aie pu t'abandonner, après tout ce qui s'est passé entre nous, prouve seulement une chose : que je n'étais pas digne de ton amour, que moi-même je n'ai jamais réellement possédé l'amour.
Ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas de l'humilité, c'est tout simplement la vérité, si je te dis : c'est assez. Je ne veux pas qu'un rayon de ta pureté s'égare encore dans mon enfer. Il est beau que l'amour se penche vers ce qui est vil, mais intolérable qu'il devienne vil lui-même avec ce qui est vil. Il y a une trahison qu'il n'est pas possible de réparer. Éternellement il en restera quelque chose, jamais mon regard ne pourra de nouveau rencontrer ton regard. Je jetterai les trente deniers dans le temple — mais, je t'en prie, ne confonds pas cet acte avec le repentir. Ce mot prétentieux ne convient pas ici. Mon âme tient les lèvres fermées afin qu'aucun mot ne lui échappe. Mon acte est assez éloquent par lui-même, il crie vers le ciel, il eût été préférable qu'il criât vers l'enfer. Accorde-moi ce dernier bienfait et détourne-toi, je ne peux plus contempler ce visage couvert de crachats. Lave-toi, rends la pureté à ton visage, et laisse-moi là où je suis, là où est ma vraie place. Cette fois-ci, je sais qui je suis. Cette fois-ci, c'est définitif.
Tu sais bien pourtant ce que ton apôtre a dit :
Pour ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté le don céleste, qui ont eu part au Saint-Esprit, qui ont goûté la douceur de la parole de Dieu et les merveilles du monde à venir, et qui pourtant sont tombés, il est impossible de les renouveler une seconde fois en les amenant à la pénitence, eux qui pour leur part crucifient de nouveau le Fils de Dieu et le livrent à l'ignominie. Lorsqu'une terre, abreuvée par la pluie qui tombe souvent sur elle, produit une herbe utile à ceux pour qui on la cultive, elle a part à la bénédiction de Dieu ; mais, si elle ne produit que des épines et des chardons, elle est jugée de mauvaise qualité, tout près d'être maudite, et l'on finit par y mettre le feu.
À présent, c'est assez de fumier autour de l'arbre stérile ; celui-ci voulait te prouver, à mon avis, que trop de soin ne fait pas de bien : arrache-le — et qu'on n'en parle plus.
Les hommes ont ouvert ton cœur, de la blessure ont coulé l'eau et le sang, les hommes en ont bu et ils ont retrouvé la santé, ils se sont lavés et ils sont devenus purs. Mais j'ai fait tout autre chose. J'ai frappé l'amour en plein cœur. J'ai tué l'amour. J'ai atteint la moelle la plus intime de l'amour, sachant ce que je faisais, et j'ai touché la fibre la plus tendre de sa vie. Il s'est effondré, il n'est plus. Un cadavre est suspendu à la croix, je suis assis à distance et rumine ma honte et ma perte. Je suis le fils de perdition.
J'ai abusé de ta croix et de ta miséricorde. Tout est consommé jusqu'à la dernière goutte. Même le retour du fils prodigue, même la brebis égarée dans les épines, la drachme perdue ; tout est gaspillé et hors d'usage. On peut jouer cette scène vingt fois, cinquante fois peut-être, mais à la fin elle devient insipide et perd tout attrait. Et de nouveau j'entends ton apôtre :
Si nous péchons volontairement après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne reste plus de sacrifice pour les péchés ; il n'y a plus qu'à attendre un jugement terrible et le feu jaloux qui dévorera les rebelles. Celui qui a violé la loi de Moïse meurt sans miséricorde, sur la déposition de deux ou trois témoins ; de quel châtiment plus sévère pensez-vous que sera jugé digne celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour profane le sang de l'alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura outragé l'Esprit de la grâce ?
Car nous le connaissons, celui qui a dit : « À moi, la vengeance ! c'est moi qui paierai de retour ! » Et encore : « Le Seigneur jugera son peuple. Il est effroyable de tomber entre les mains du Dieu vivant ! »
Il y a une communauté des saints. Il y a aussi une communauté des pécheurs. Peut-être n'en forment-elles qu'une seule. Cette chaîne, cette vague qui se propage de jour en jour, d'année en année, de siècle en siècle, ce fleuve sanglant de fautes, la route trébuchante des hommes, qui se traînent péniblement, s'abattent et se relèvent. Une vie unique et brûlante de faute et de repentir les anime tous, et au milieu de ce fleuve sombre de bonne et de mauvaise souffrance circulent aussi les gouttes rédemptrices de ton sang, ô Seigneur. Eux, tu les sauveras.
Mais moi, je suis expulsé de cette communauté des pécheurs. Rigide et glacé, recroquevillé sur moi-même, je suis accroupi à l'écart, mon péché est sans exemple. Lorsque ceux-là pèchent, l'ange de Dieu pleure en leur cœur. Mais en moi il n'y a aucun ange. Lorsque les autres tombent, un vase secret se brise en eux, et une nostalgie amère s'épanche comme une offrande. Mais en moi rien ne se brise plus, tout est durci et inexorablement fermé. Lorsque les autres ont péché, ils ont encore le droit de prier ; mais quelle prière pourrais-je encore réciter, qui ne serait pas saluée par les moqueries de l'enfer ? Comment pourrais-je encore croire ce que je te dis en priant : « Je regrette de t'avoir offensé », « Je veux t'aimer » ? Par expérience, je détiens la preuve que ce n'est pas vrai. Dans les autres, c'est l'Esprit saint offensé qui gémit. En moi, tout reste muet. C'est là sans doute ce qu'on appelle le péché contre l'Esprit. Les autres tombent à genoux au pied de la croix. Je suis tombé derrière la croix. Les autres sont les sujets d'une divine pédagogie : il était bon que tu m'aies humilié, peuvent-ils dire, car j'ai appris ainsi à connaître ta justice et ta miséricorde.
J'ai depuis longtemps dépassé cette pédagogie, chez moi la faute n'a plus aucun bon côté. Elle est toute ronde et pleine, et de toutes parts inexpugnable, comme une boule de fer et de feu.
Laisse-moi seul. Que ta mère aussi ne me touche pas. Je ne suis pas pour vous un objet à regarder. Ne gaspillez pas votre pitié en moi, elle serait mal placée. Qu'il m'arrive ce qui doit m'arriver. À celui qui est là, à ta droite, tu as promis le paradis. Je le lui laisse de bon cœur. Il l'a bien mérité. Il ne savait pas ce qu'il faisait. Soyez heureux, tous les deux ensemble, dans votre jardin céleste. Quant à moi, ne te torture pas à mon sujet. Je demeure celui qui est à gauche. Et ne me torture pas non plus avec ta torture. Essaie de m'oublier.
A-t-il fait un éclair ? Le temps d'une déchirure dans les ténèbres, ne voyait-on pas le fruit sur la croix, immobile, raide comme la mort, les yeux hagards, absents, pâle comme un ver, probablement déjà mort ? C'était bien son corps, mais où est son âme ? Sur quels rivages sans bords, dans quelles profondeurs marines vidées de leurs eaux, sur le fond de quelles sombres fournaises, s'en va-t-elle, errante ? Ils le savent tous soudain, ceux qui entourent le gibet : il est parti. Un vide insondable (non pas la solitude) s'écoule du corps pendu, rien ne s'attarde plus ici, sinon ce vide fantastique. Le monde avec sa figure s'est évanoui, il s'est déchiré du haut en bas comme un rideau ; il s'est englouti, réduit en poussière, il a crevé comme une vessie. Il n'y a plus rien sinon le rien. Même pas les ténèbres. Le monde est mort. L'amour est mort. Dieu est mort. Tout ce qui était un rêve que personne ne rêvait. Le présent est le pur passé. L'avenir n'est rien ; l'aiguille a disparu du cadran. Il n'y a plus de combat entre l'amour et la haine, entre la vie et la mort. Les deux partis ont été égalisés, et l'évacuation de l'amour s'est évanouie dans le vide de l'enfer. L'un a complètement pénétré l'autre, le nadir se trouve au zénith : Nirvana.
A-t-il fait un éclair ? Le temps d'une déchirure dans le vide sans formes, la figure d'un cœur n'était-elle pas visible, voguant dans les tourbillons du vent à travers le chaos sans monde, chassé comme une feuille ou bien ailé lui-même, errant en tous sens, vibrant d'une vibration propre, invisible, subsistant seul entre le ciel privé de son âme et la terre évanouie ?
Chaos. Au-delà du ciel et de l'enfer. Néant sans formes situé derrière les bornes de la création.
— Est-ce là Dieu ? Dieu est mort sur la croix.
— Est-ce la Mort ? On ne voit point de morts.
— Est-ce la fin ? Rien n'est plus là qui ait une fin.
— Est-ce le commencement ? Le commencement de quoi ?
Au commencement était le Verbe. Quel Verbe, quelle parole inintelligiblement informe et privée de sens ? Mais regardez : quel est cet objet indescriptible qui commence à se dessiner d'une manière indécise dans le gouffre infini ? Cela n'a ni contenu ni contour ; sans nom, plus solitaire encore que Dieu, on le voit surgir du vide absolu. Ce n'est personne. C'est antérieur à tout. Est-ce le commencement ? C'est petit et indéterminé comme une goutte. Peut-être est-ce de l'eau. Mais cela ne coule pas. Ce n'est pas de l'eau, c'est plus trouble, moins limpide, plus consistant que l'eau. Ce n'est pas non plus du sang, car le sang est rouge, le sang est vivant, le sang s'exprime clairement et en langage humain. Ce qui est ici n'est ni de l'eau ni du sang, c'est plus ancien que l'un et l'autre, c'est une goutte du chaos originel. Lentement, lentement, avec une invraisemblable lenteur, la goutte commence à prendre vie, on ne sait pas si ce mouvement exprime une lassitude infinie, à l'extrémité de la mort, ou le premier commencement — mais de quoi ?
Chut, chut ! Retiens le souffle de tes pensées. Encore beaucoup trop tôt maintenant pour songer à l'espérance. Beaucoup trop faible encore le germe pour parler tout bas d'amour. Mais observe-le : à présent il se met tout de même à bouger. C'est tout juste un faible ruisseau, à peine liquide. Beaucoup trop tôt pour parler d'une source. C'est un suintement, perdu dans le chaos, qui va sans direction, sans pesanteur. Mais déjà plus abondamment. Une source dans le chaos. Qui jaillit du pur néant. Qui jaillit d'elle-même. Ce n'est pas le commencement de Dieu qui, éternellement et d'une manière souveraine, se pose lui-même dans l'existence, lumière, vie et béatitude trinitaires. Ce n'est pas le commencement de la création qui s'échappe doucement et tout en dormant des mains du Créateur. C'est un commencement sans pareil. Comme si la vie s'élevait en naissant de la mort. Comme si la lassitude — si grande que depuis longtemps déjà aucun sommeil ne pouvait plus la réparer —, comme si la suprême désagrégation de la force parvenue à l'extrême limite de l'épuisement se mettait à fondre, commençait à couler — parce que couler est peut-être un signe et un symbole de la lassitude incapable de tenir bon plus longtemps, et parce que tout ce qui est fort et ferme finit par se dissoudre en eau. Mais la naissance qui s'est passée au commencement n'a-t-elle pas eu lieu aussi à partir de l'eau ? Et cette source dans le chaos, cette lassitude qui s'écoule, n'est-elle pas le commencement d'une nouvelle création ?
Enchantement du Samedi saint. La source jaillie du chaos reste sans direction. Est-ce le résidu de l'amour du Fils qui, épanché jusqu'à la dernière goutte — car tout contenant s'est brisé et le monde, le vieux monde, a passé —, cherche à remonter vers le Père à travers le néant ombreux ? Ou bien cet amour, sans force, inconscient, coule-t-il, malgré tout, en direction opposée, à la rencontre d'une nouvelle création, pas du tout subsistante encore, encore informe, même pas encore mise au monde ? Protoplasme s'engendrant lui-même, le premier germe des nouveaux cieux et de la nouvelle terre ? À présent la source jaillit toujours plus abondante. Certainement elle s'échappe d'une plaie, elle est comme la fleur, le fruit d'une plaie, elle s'élance de cette plaie comme un arbre. Mais la plaie n'est plus douloureuse, le temps de la souffrance est depuis longtemps écoulé, l'origine est dépassée, d'hier date l'éclosion de la source d'aujourd'hui. Ce qui s'épanche à présent, ce n'est plus la souffrance qui souffre, c'est la souffrance soufferte. Non plus l'amour qui offre, mais l'amour offert. Seule la plaie est là : béante, porte grande ouverte, chaos, nada, d'où la source s'écoule au-dehors. Plus jamais cette porte ne se fermera. De même que la première création n'a jamais été qu'un jaillissement toujours nouveau sortant du néant, ainsi ce monde nouveau, non encore enfanté, compris dans le premier jaillissement créateur, ne surgira jamais d'ailleurs que de la plaie qui ne se fermera plus. Toute figure, à l'avenir, s'élèvera de ce vide béant, toute santé tirera sa force de la plaie créatrice. Arc de triomphe de la vie plein de majesté ! Les armées de la grâce, cuirassées d'or, débouchent de toi, portant des lances de feu. Grotte profonde d'où s'échappe le fleuve de vie ! Intarissables, les flots se pressent pour sortir de toi, éternellement flots d'eau et de sang, baptisant les cœurs païens, étanchant la soif des âmes altérées, déferlant sur les déserts du péché, répandant des richesses surabondantes, remplissant à déborder tout contenant, comblant à l'excès tout désir.
Hans Urs, cardinal von Balthasar, in Le Cœur du monde


mardi 20 juin 2017

En contemplant... Charles Péguy, La Tapisserie de Notre-Dame

Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres

Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape.
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour.
Et voici l’océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.
Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois.
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille.
Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser votre auguste manteau.
Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.
Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.
Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate
Et qui se couche au ras d’un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.
Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.
Tour de David voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.
Un homme de chez nous a fait ici jaillir.
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.
C’est la gerbe et le blé qui ne périra point.
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
C’est votre serviteur et c’est votre témoin.
C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été.
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.
C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.
Celle qui ne mourra le jour d’aucunes morts,
Le gage et le portrait de nos arrachements.
L’image et le tracé de nos redressements,
La laine et le fuseau des plus modestes sorts.
Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l’archéologie avec la sémantique,
Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits.
D’autres viendront vers vous du lointain Beauvaisis.
Nous avons pour trois jours laissé notre négoce,
Et la rumeur géante et la ville colosse,
D’autres viendront vers vous du lointain Cambrésis.
Nous arrivons vers vous de Paris capitale.
C’est là que nous avons notre gouvernement,
Et notre temps perdu dans le lanternement,
Et notre liberté décevante et totale.
Nous arrivons vers vous de l’autre Notre Dame,
De celle qui s’élève au cœur de la cité,
Dans sa royale robe et dans sa majesté,
Dans sa magnificence et sa justesse d’âme.
Comme vous commandez un océan d’épis,
Là-bas vous commandez un océan de têtes,
Et la moisson des deuils et la moisson des fêtes
Se couche chaque soir devant votre parvis.
Nous arrivons vers vous du noble Hurepoix.
C’est un commencement de Beauce à notre usage,
Des fermes et des champs taillés à votre image,
Mais coupés plus souvent par des rideaux de bois.
Et coupés plus souvent par de creuses vallées
Pour l’Yvette et la Bièvre et leurs accroissements,
Et leurs savants détours et leurs dégagements,
Et par les beaux châteaux et les longues allées.
D’autres viendront vers vous du noble Vermandois,
Et des vallonnements de bouleaux et de saules.
D’autres viendront vers vous des palais et des geôles.
Et du pays picard et du vert Vendômois.
Mais c’est toujours la France, ou petite ou plus grande,
Le pays des beaux blés et des encadrements,
Le pays de la grappe et des ruissellements,
Le pays de genêts, de bruyère, de lande.
Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau
Et des faubourgs d’Orsay par Gometz-le-Châtel,
Autrement dit Saint-Clair ; ce n’est pas un castel ;
C’est un village au bord d’une route en biseau.
Nous avons débouché, montant de ce coteau,
Sur le ras de la plaine et sur Gometz-la-Ville
Au-dessus de Saint-Clair ; ce n’est pas une ville ;
C’est un village au bord d’une route en plateau.
Nous avons descendu la côte de Limours.
Nous avons rencontré trois ou quatre gendarmes.
Ils nous ont regardé, non sans quelques alarmes,
Consulter les poteaux aux coins des carrefours.
Nous avons pu coucher dans le calme Dourdan.
C’est un gros bourg très riche et qui sent sa province.
Fiers nous avons longé, regardés comme un prince,
Les fossés du château coupés comme un redan.
Dans la maison amie, hôtesse et fraternelle
On nous a fait coucher dans le lit du garçon.
Vingt ans de souvenirs étaient notre échanson.
Le pain nous fut coupé d’une main maternelle.
Toute notre jeunesse était là solennelle.
On prononça pour nous le Bénédicité.
Quatre siècles d’honneur et de fidélité
Faisaient des draps du lit une couche éternelle.
Nous avons fait semblant d’être un gai pèlerin
Et même un bon vivant et d’aimer les voyages,
Et d’avoir parcouru cent trente-et-un bailliages,
Et d’être accoutumés d’être sur le chemin.
La clarté de la lampe éblouissait la nappe.
On nous fit visiter le jardin potager.
Il donnait sur la treille et sur un beau verger.
Tel fut le premier gîte et la tête d’étape.
Le jardin était clos dans un coude de l’Orge.
Vers la droite il donnait sur un mur bocager
Surmonté de rameaux et d’un arceau léger.
En face un maréchal, et l’enclume, et la forge.
Nous nous sommes levés ce matin devant l’aube.
Nous nous sommes quittés après les beaux adieux.
Le temps s’annonçait bien. On nous a dit tant mieux.
On nous a fait goûter de quelque bœuf en daube,
Puisqu’il est entendu que le bon pèlerin
Est celui qui boit ferme et tient sa place à table.
Et qu’il n’a pas besoin de faire le comptable.
Et que c’est bien assez de se lever matin.
Le jour était en route et le soleil montait
Quand nous avons passé Sainte-Mesme et les autres.
Nous avancions déjà comme deux bons apôtres.
Et la gauche et la droite était ce qui comptait.
Nous sommes remontés par le Gué de Longroy.
C’en est fait désormais de nos atermoiements,
Et de l’iniquité des dénivellements :
Voici la juste plaine et le secret effroi
De nous trouver tout seuls et voici le charroi
Et la roue et les bœufs et le joug et la grange,
Et la poussière égale et l’équitable fange
Et la détresse égale et l’égal désarroi.
Nous voici parvenus sur la haute terrasse
Où rien ne cache plus l’homme de devant Dieu,
Où nul déguisement ni du temps ni du lieu
Ne pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse.
Voici la gerbe immense et l’immense liasse,
Et le grain sous la meule et nos écrasements,
Et la grêle javelle et nos renoncements.
Et l’immense horizon que le regard embrasse.
Et notre indignité cette immuable masse,
Et notre basse peur en un pareil moment,
Et la juste terreur et le secret tourment
De nous trouver tout seuls par devant votre face.
Mais voici que c’est vous, reine de majesté.
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir,
Et marcher devant vous sans vous apercevoir.
Nous serons donc toujours ce peuple inconcerté.
Ce pays est plus ras que la plus rase table.
À peine un creux du sol, à peine un léger pli.
C’est la table du juge et le fait accompli,
Et l’arrêt sans appel et l’ordre inéluctable.
Et c’est le prononcé du texte insurmontable,
Et la mesure comble et c’est le sort empli,
Et c’est la vie étale et l’homme enseveli,
Et c’est le héraut d’arme et le sceau redoutable.
Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.
Cette pointe là-bas dans le moutonnement
Des moissons et des bois et dans le flottement
De l’extrême horizon ce n’est point une yeuse,
Ni le profil connu d’un arbre interchangeable.C’est déjà plus distante, et plus basse, et plus haute,Ferme comme un espoir sur la dernière côte,Sur le dernier coteau la flèche inimitable.
D’ici vers vous, ô reine, il n’est plus que la route.
Celle-ci nous regarde, on en a bien fait d’autres.
Vous avez votre gloire et nous avons les nôtres.
Nous l’avons entamée, on la mangera toute.
Nous savons ce que c’est qu’un tronçon qui s’ajoute
Au tronçon déjà fait et ce qu’un kilomètre
Demande de jarret et ce qu’il faut en mettre :
Nous passerons ce soir par le pont et la voûte
Et ce fossé profond qui cerne le rempart.
Nous marchons dans le vent coupés par les autos.
C’est ici la contrée imprenable en photos,
La route nue et grave allant de part en part.
Nous avons eu bon vent de partir dès le jour.
Nous coucherons ce soir à deux pas de chez vous,
Dans cette vieille auberge où pour quarante sous
Nous dormirons tout près de votre illustre tour.
Nous serons si fourbus que nous regarderons,
Assis sur une chaise auprès de la fenêtre
Dans un écrasement du corps et de tout l’être,
Avec des yeux battus, presque avec des yeux ronds,
Et les sourcils haussés jusque dedans nos fronts,
L’angle une fois trouvé par un seul homme au monde,
Et l’unique montée ascendante et profonde,
Et nous serons recrus et nous contemplerons.
Voici l’axe et la ligne et la géante fleur.
Voici la dure pente et le contentement.
Voici l’exactitude et le consentement.
Et la sévère larme, ô reine de douleur.
Voici la nudité, le reste est vêtement.
Voici le vêtement, tout le reste est parure.
Voici la pureté, tout le reste est souillure.
Voici la pauvreté, le reste est ornement.
Voici la seule force et le reste est faiblesse.
Voici l’arête unique et le reste est bavure.
Et la seule noblesse et le reste est ordure.
Et la seule grandeur et le reste est bassesse.
Voici la seule foi qui ne soit point parjure.
Voici le seul élan qui sache un peu monter.
Voici le seul instant qui vaille de compter.
Voici le seul propos qui s’achève et qui dure.
Voici le monument, tout le reste est doublure.
Et voici notre amour et notre entendement.
Et notre port de tête et notre apaisement.
Et le rien de dentelle et l’exacte moulure.
Voici le beau serment, le reste est forfaiture.
Voici l’unique prix de nos arrachements,
Le salaire payé de nos retranchements.
Voici la vérité, le reste est imposture.
Voici le firmament, le reste est procédure.
Et vers le tribunal voici l’ajustement.
Et vers le paradis voici l’achèvement.
Et la feuille de pierre et l’exacte nervure.
Nous resterons cloués sur la chaise de paille.
Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas
Le tumulte des voix, le tumulte des pas,
Et dans la salle en bas l’innocente ripaille.
Ni les rouliers venus pour le jour du marché.
Ni la feinte colère et l’éclat des jurons :
Car nous contemplerons et nous méditerons
D’un seul embrassement la flèche sans péché.
Nous ne sentirons pas ni nos faces raidies,
Ni la faim ni la soif ni nos renoncements,
Ni nos raides genoux ni nos raisonnements.
Ni dans nos pantalons nos jambes engourdies.
Perdus dans cette chambre et parmi tant d’hôtels,
Nous ne descendrons pas à l’heure du repas,
Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas
La ville prosternée aux pieds de vos autels.
Et quand se lèvera le soleil de demain.
Nous nous réveillerons dans une aube lustrale,
À l’ombre des deux bras de votre cathédrale,
Heureux et malheureux et perclus du chemin.
Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon
Qui mourut comme un sot au cours de cette année,
Presque dans la semaine et devers la journée
Où votre fils naquit dans la paille et le son.
Ô Vierge il n’était pas le pire du troupeau.
Il n’avait qu’un défaut dans sa jeune cuirasse.
Mais la mort qui nous piste et nous suit à la trace
A passé par ce trou qu’il s’est fait dans la peau.
Il était né vers nous dans notre Gâtinais.
Il commençait la route où nous redescendons.
Il gagnait tous les jours tout ce que nous perdons.
Et pourtant c’était lui que tu te destinais,
Ô mort qui fus vaincue en un premier caveau.
Il avait mis ses pas dans nos mêmes empreintes.
Mais le seul manquement d’une seule des craintes
Laissa passer la mort par un chemin nouveau.
Le voici maintenant dedans votre régence.
Vous êtes reine et mère et saurez le montrer.
C’était un être pur. Vous le ferez rentrer
Dans votre patronage et dans votre indulgence.
Ô reine qui lisez dans le secret du cœur.
Vous savez ce que c’est que la vie ou la mort,
Et vous savez ainsi dans quel secret du sort
Se coud et se découd la ruse du traqueur.
Et vous savez ainsi sur quel accent du chœur
Se noue et se dénoue un accompagnement,
Et ce qu’il faut d’espace et de déboisement
Pour laisser débouler la meute du piqueur.
Et vous savez ainsi dans quel recreux du port
Se prépare et s’achève un noble enlèvement,
Et par quel jeu d’adresse et de gouvernement
Se dérobe ou se fixe un illustre support.
Et vous savez ainsi sur quel tranchant du glaive
Se joue et se déjoue un épouvantement.
Et par quel coup de pouce et quel balancement
L’un des plateaux descend pour que l’autre s’élève.
Et ce que peut coûter la lèvre du moqueur,
Et ce qu’il faut de force et de recroisement
Pour faire par le coup d’un seul retournement
D’un vaincu malheureux un malheureux vainqueur.
Mère le voici donc, il était notre race,
Et vingt ans après nous notre redoublement.
Reine recevez-le dans votre amendement.
Où la mort a passé, passera bien la grâce.
Nous, nous retournerons par ce même chemin.
Ce sera de nouveau la terre sans cachette,
Le château sans un coin et sans une oubliette,
Et ce sol mieux gravé qu’un parfait parchemin.
Et nunc et in hora, nous vous prions pour nous
Qui sommes plus grands sots que ce pauvre gamin,
Et sans doute moins purs et moins dans votre main,
Et moins acheminés vers vos sacrés genoux.
Quand nous aurons joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau.
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.
Quand nous retournerons en cette froide terre.
Ainsi qu’il fut prescrit pour le premier Adam,
Reine de Saint-Chéron, Saint-Arnould et Dourdan,
Veuillez vous rappeler ce chemin solitaire.
Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,
Quand on aura sur nous dit l’absoute et la messe.
Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,
Le long cheminement que nous faisons en Beauce.
Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements.
Quand nous aurons râlé nos derniers râclements,
Veuillez vous rappeler votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire.
Et contempler de loin votre jeune splendeur.


Charles Péguy

dimanche 18 juin 2017

En adorant... Saint Thomas d'Aquin, Le Pain vivant

Sion, loue ton Sauveur,
Loue ton chef et ton pasteur
Par des hymnes et des chants.
Tant que tu peux, tu dois oser
Car il dépasse tes louanges ;
Tu ne peux trop Le louer.
Le pain vivant, le pain de vie,
Est aujourd’hui proposé
Comme objet de tes louanges.
Au repas sacré de la Cène
Il est bien vrai qu’il fut donné
Au groupe des douze frères.
Que notre louange soit pleine et puissante,
Qu’elle soit joyeuse et rayonnante
L’allégresse de nos cœurs !…
À ce banquet du nouveau Roi,
La Pâque de la Loi nouvelle
Met fin à la Pâque ancienne.
L’ordre ancien le cède au nouveau,
La vérité chasse l’ombre
La lumière dissipe la nuit.
Ce que le Christ fit à la Cène,
Il ordonna de le refaire
En mémoire de Lui.
Instruits par son commandement sacré,
Nous consacrons le pain et le vin,
En victime de salut.
C’est un dogme pour les chrétiens :
Le pain se change en Son Corps,
Le vin se change en Son Sang.
Ce que tu ne comprends pas
Ce que tu ne vois pas,
La foi vive l’affirme,
Hors de l’ordre naturel.
Sous des espèces différentes,
Signes seulement et non réalités,
Se cachent des choses sublimes.
Sa chair est nourriture,
Son sang est boisson 1,
Pourtant le Christ tout entier
Demeure sous chacune des espèces.
Par celui qui Le reçoit,
Il n’est ni coupé, ni rompu, ni divisé :
Il est reçu tout entier.
Qu’un seul ou mille communient,
Ceux-ci reçoivent autant que celui-là,
On s’en nourrit sans le détruire.
Voici le pain des anges 2,
Devenu la nourriture des pèlerins ;
C’est le vrai pain des enfants,
Il ne faut le jeter aux chiens 3.
D’avance il fut annoncé
Par Isaac en sacrifice 4,
Par l’Agneau pascal immolé,
Par la manne donnée à nos pères.
Ô bon Pasteur, pain véritable,
Ô Jésus, aie pitié de nous,
Nourris-nous, protège-nous,
Fais-nous voir les biens éternels
Dans la terre des vivants 5.
Toi qui sais tout et qui peux tout
Toi qui sur Terre nous nourris,
Fais que là-haut, invités à Ta table,
Nous soyons cohéritiers et compagnons
Des saints de la cité céleste
.
Amen.
Alléluia.

 Saint Thomas d’Aquin, Lauda Sion

1. Jean 6, 55.
2. Psaume 78, 25.
3. Matthieu 15, 26.
4. Genèse 22.

5. Psaume 26, 13.

mercredi 14 juin 2017

En conférençant... Cardinal Lustiger, La prière de Marie


Sans me livrer à un travail d'imagination 1, je vais suivre avec vous ce que l'Écriture nous dit de la prière de Marie, sur la manière dont elle entre dans la prière de Jésus et réagit devant le Christ lui-même. C'est quelque chose que nous nous représentons mal. Pourtant, l'Évangile nous rapporte des circonstances qui nous déconcertent et méritent d'être relevées.
D'abord les passages initiaux au début de l'évangile de saint Luc.
L’Annonciation (Luc 1, 26-38)
Il est clair que cet épisode ne se réduit pas à la discussion entre l'ange Gabriel et Marie, ni à l'acceptation de la mission. J'imagine mal qu'une telle rencontre, absolument extraordinaire, ne soit pas un moment intense de prière.
Nous pouvons certes concevoir l'apparition de l'ange de façon naïve, comme les peintres ont essayé de la rendre ; mais elle est de l'ordre de l'invisible. La Parole qui est dite est une Parole de Dieu. On ne saurait comparer cette scène aux récits de saints qui ont connu une relation quasi mystique avec des personnages célestes (Jeanne d'Arc et ses voix ; ou, dans un tout autre registre, sainte Thérèse d'Avila).
Le récit de l'Annonciation, ciselé par l'Ancien Testament, nous permet grâce à sa structure biblique de comprendre de quoi il est question. Ainsi nous pouvons entrer dans l'intimité d'une prière prodigieuse de Marie comme fille de Sion, comme âme croyante offerte à Dieu et acceptant d'avance le dessein de Dieu sur elle, percevant qu'il s'agit du salut de l'humanité, en tout cas de la Promesse faite à Israël.
Dès la première phrase rapportée de Marie dans l'Évangile, nous constatons que, dans son âme, elle a intériorisé les paroles de l'Écriture sainte. Non seulement à la manière dont on sait un texte par cœur, mais à la manière dont on en comprend le sens et plus encore l'espérance, avec une plénitude telle que, dans l'obscurité de cette première rencontre, elle peut accepter comme un dessein de Dieu sur elle une parole aussi surprenante, qui ne concerne qu'elle :
Tu concevras et enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus — Dieu sauve — ;
Il sera grand ;
On l'appellera "Fils du Très Haut" ;
Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son Père ;
Il régnera sur la maison de Jacob à jamais et son règne n'aura pas de fin.
À cette parole de l'envoyé de Dieu, la réponse de la Vierge n'est pas : « Que veux-tu dire ? », mais :
Comment cela pourra-t-il se faire puisque je ne connais point d'homme ? 
Ainsi formulée, cette question suppose une compréhension intérieure de l'annonce de l'ange par Marie.
En annonçant la venue du « Fils de David qui régnera sur la maison de Jacob à jamais et dont le règne n'aura point de fin » ; le message de l'ange selon saint Luc est en lui-même un concentré de l'Écriture, un raccourci saisissant de toute l'histoire d'Israël depuis la promesse faite à Abraham pour le salut de toutes les nations.
La question de Marie est la preuve même de sa compréhension contemplative de la Parole de Dieu qu'elle a reçue ; elle en a perçu le centre comme jamais personne jusque-là. En effet, sa question porte sur le comment, non sur le quoi. Dans cette prière, il ne s'agit donc plus seulement de la contemplation de Marie qui se nourrit de la Parole de Dieu, mais de l'engagement de sa liberté à l'égard de cette Parole qui la concerne : « Voici que tu vas enfanter... »
Le fruit de sa prière devient la part qu'elle prend au dessein de Dieu tel qu'elle en a l'intelligence. Quelle part ? Une part majeure : donner chair de sa propre chair à Celui qui est promis depuis des siècles ; rappelez-vous la prophétie de Nathan pour David (cf. 2 S 7, lsq).
La réponse de l'ange — promesse de l'Esprit Saint — est une anticipation de ce que sera la Pentecôte. Dès ce premier chapitre de l'Évangile de saint Luc, le mystère trinitaire est esquissé, de façon à peine perceptible. Dieu le Père annonce en effet la venue en Marie de son Fils par le don de l'Esprit — la nuée divine — :
La puissance du Très Haut la couvrira de son ombre.
Et l'enfant qui va naître sera appelé "Fils de Dieu".
Ce titre, Fils de Dieu, courant dans la tradition biblique pour désigner non seulement le roi mais également Israël, donc le croyant qui accorde à Dieu le titre de Père, est employé ici en un sens singulier, que l'ange semble souligner.
Une contemplation qui est une action
Après que lui soit donné le signe d'Élisabeth, Marie conclut :
Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'advienne selon ta Parole.
C'est comme d'avance un écho de ce que le Seigneur Jésus Christ dira à Gethsémani :
Seigneur, ce que tu veux et non ce que je veux.
Cette prière de Marie est l'engagement le plus complet et le plus réaliste de sa liberté pour accomplir le dessein de Dieu. Cette remise à la volonté de Dieu montre l'authenticité de sa contemplation ; qui lui a permis d'accueillir sa Parole et de percevoir la cohérence profonde et le sens de l'Écriture. Contemplation qui n'est pas celle d'un artiste qui s'arrête devant un paysage ou un tableau, reste des heures à l'admirer et, à force d'attention et de patience, silencieux, l'œil ouvert, découvre des rapports de couleurs, des jeux de forces, des subtilités d'expression, des beautés cachées au premier regard, et devient capable de l'exprimer.
La contemplation de Marie est une relation à Dieu qui sauve. Sans doute aurait-elle pu répondre autre chose. Mais, à partir du moment où, elle qui avait été choisie par Dieu, elle avait trouvé grâce devant ses yeux, comprenait ce qui lui était dit et n'avait pas sursauté à cette révélation, elle a engagé effectivement sa liberté.
Face à face avec Dieu qui va plus loin que le simple vis-à-vis, la contemplation de Marie est perception que Dieu qui l'a créée lui fait grâce. D'emblée elle lui répond en acceptant cette grâce et en se donnant à lui.
Engagement à l'égard de Dieu, la contemplation est action d'une certaine façon : elle est même l'action la plus prodigieuse qui soit. Dans le récit de l'Annonciation se dessine en filigrane une attitude de prière contemplative du plus haut niveau, inouïe, puisqu'elle porte un fruit décisif pour l'histoire du salut.
La Visitation (Luc 2, 39-56)
Comment nous représenter la prière de Marie dans ce récit de l'Évangile ? Nous le lisons habituellement comme un épisode, un événement. Or, de ce dialogue entre Élisabeth et Marie, entre les deux enfants dans le sein de leur mère, les paroles ne peuvent être compréhensibles que par une prière partagée — bien plus, une prière qui, en vérité, se fait dialogue en Dieu, grâce à Dieu, par Dieu.
La rencontre entre Marie et Élisabeth fait partie de l'Annonciation, puisque Marie apprend alors que sa cousine, la stérile, va enfanter. Marie « part en hâte » pour la voir. Plus qu'une simple hâte de se rencontrer, de bavarder, ce second événement est de l'ordre de l'urgence, car il est lié par une nécessité logique et spirituelle avec l'Annonciation, sans que nous en découvrions au premier abord la raison. Pouvons-nous la deviner ?
Le lien entre ces deux événements n'est pas seulement l'annonce d'une fécondité, donnée à Élisabeth dans la stérilité. La Bible nous offre bien des exemples de ces gestes de Dieu : notamment Anne, la mère de Samuel, dont le cantique apparaît en filigrane dans le Magnificat — car Marie n'a pas pu ne pas y penser. Le lien tient au nécessaire rapport entre Jean-Baptiste et Jésus.
En effet, dans cette rencontre de la Visitation, les personnages centraux ne sont ni Marie ni Élisabeth, mais les deux enfants dans le sein de leur mère. Ce que rapporte l'évangéliste est saisissant : c'est une prophétie en acte, bien plus, déjà — dans le silence du sein maternel pour l'un comme pour l'autre —, c'est une manifestation du dessein de Salut en train de se réaliser.
Un engagement mystique
Ce qui se passe en Marie comme en Élisabeth est le commencement de l'œuvre du salut des hommes qui s'accomplira quelque trente ans plus tard ; d'une certaine façon, Marie et Élisabeth en sont déjà les collaboratrices. Cet engagement mystique, dont l'Annonciation nous offre le récit et le signe, permet le déploiement de l'histoire du salut. C'est dans cette lumière qu'il nous faut entendre les paroles dites à la Visitation.
D'abord par Élisabeth, précédant le Magnificat de Marie :
Tu es bénie entre toutes les femmes ; béni le fruit de ton sein.
Comment m'est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne à moi ?
Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l'enfant a tressailli d'allégresse en mon sein !
Bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur.
« Tu es bénie entre toutes les femmes et béni le fruit de ton sein ». Nous sommes habitués à ces paroles que la piété catholique a reprises dans la prière tant de fois répétée, ce Je vous salue, Marie composé de la salutation de l'ange Gabriel et celle d'Élisabeth : nous ne prêtons plus attention à leur origine et à leur signification. La bénédiction d'Élisabeth sur Marie et sur celui à qui Marie donnera le nom de Jésus, comme l'ange le lui a révélé, reprend d'une certaine façon la réponse de Marie :
Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole.
L'action de grâce d'Élisabeth fait écho à celle de Marie lorsqu'elle s'en remet à la grâce de Dieu. C'est Élisabeth qui bénit Dieu, la première, pour ce à quoi Marie consent. Pourquoi ? Parce que l'enfant a tressailli dans son sein, comme tout enfant tressaille parfois dans le sein de sa mère. Mais, là, il a tressailli de joie. Cet enfant qui sera appelé Jean, d'un nom seulement connu de son père encore frappé de mutisme, est le premier à manifester Jésus.
Une prophétie, et aussi une prière
Élisabeth, grâce à son fils, son enfant qu'elle porte, prophétise, mieux : elle reconnaît l'événement qui, grâce à Marie, est en train de s'accomplir. Sans deviner la forme que prendra le cours des choses, elle voit déjà et nous fait voir spirituellement ce qui est encore invisible et non accompli aux yeux des hommes. Pourquoi encore invisible et non accompli ?
Lorsqu'Élisabeth eut entendu la salutation de Marie ;
L'enfant tressaillit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint-Esprit.
Par cette notation de l'évangéliste, nous sommes assurés que ces paroles d'Élisabeth sont une prière. Ainsi le sont-elles pour nous ! C'est seulement sous l'action de l'Esprit Saint que nous pouvons faire de cette salutation ce qu'elle a d'abord été : une prière de bénédiction et d'action de grâce pour Jésus et pour Marie par qui Jésus est donné. Elle met le doigt sur ce qui fonde ces deux premiers événements et c'est une béatitude.
Bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur.
Croire n'est pas simplement un acte de crédulité ; le mot peut parfois être faible dans notre langue alors que, dans la Bible, il signifie toujours se fier à la parole de quelqu'un — en l'occurrence à celle de Dieu.
Marie n'a pas cru à une parole qui lui serait dite ; elle a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur. Elle s'est appuyée sur Dieu ; elle a reconnu dans cette parole l'action même de Dieu. La foi ne consiste pas à passer du doute à la conviction, du refus à l'acceptation, mais à s'appuyer sur Dieu qu'on ne voit pas, à sortir de soi pour mettre sa vie entre les mains de Dieu.
L'Écriture et le Verbe fait chair : c'est tout un
Ensuite, vient le Magnificat. Marie reprend ce que nous laissait supposer la première salutation de l'ange Gabriel au jour de l'Annonciation. Beaucoup de citations de l'Ancien Testament tissent son cantique. Pas un des mots du Magnificat n'est inventé par Marie. Elle parle la Parole de Dieu comme on parle une langue. Ainsi, je n'ai inventé aucun des mots que je vous dis. Aucun ne m'appartient. Tous appartiennent à la langue française que nous avons reçue en partage de ceux qui l'ont parlée avant nous. Pourtant, la phrase que je prononce est de moi.
La langue que parle Marie est celle de la Bible. Mais le sens de sa prière ne se tire pas de la somme des citations, même si des allusions sont évidentes. Comme on devine les harmoniques d'un accord musical, de même ces références bibliques permettent d'entendre les harmoniques de ce que dit Marie.
Mais sa prière est tout fait originale, car elle est une action de grâce pour l'accomplissement de :
La Promesse faite à nos Pères en faveur d'Abraham et de sa race à jamais [...].
Le Seigneur se souvient d'Israël son serviteur [...].
Il se souvient de son amour.
Et lorsque, à notre tour, nous chantons ce Magnificat, il faut tourner notre regard vers Jésus et reconnaître en lui l'accomplissement du salut, pour prier réellement avec Marie, comme Marie.
Marie nous enseigne l'entrée dans la prière : méditation et aussi contemplation de l'Écriture qui nous font communier à l'événement qu'elle porte en elle : l'acte par lequel Dieu sauve son peuple, l'événement majeur qu'est la venue en notre monde de la Parole de Dieu qui se fait chair et habite parmi nous. Il n'y a donc de prière chrétienne qu'orientée vers Jésus, venant de Dieu et accomplissant la Promesse du Père, conformément aux Écritures.
Voilà le centre, le cœur de la prière qui, d'emblée, nous est révélé dans la prière de Marie : l'Écriture et le Verbe fait chair sont impossibles à séparer. La Bible n'est pas un livre supplémentaire dont certains seraient férus plus que d'autres. La Parole de Dieu est notre nourriture, comme l'Eucharistie. Voilà les deux voies par lesquelles Dieu se fait nôtre, les deux tables auxquelles il nous convie pour nous unir à lui et nous donner la vie.
En quoi la Parole est vivante
Cette Parole n'est pas lettre morte, simplement consignée dans des livres imprimés ; elle se dit et elle nous est dite. Parole vivante, comme Jésus le promet à ses apôtres :
L'Esprit que le Père enverra en mon nom vous rappellera tout ce que je vous ai dit.
Jn 14, 26
La source de l'Écriture, c'est l'Esprit Saint qui, non seulement, nous fait nous remémorer des paroles écrites, un texte qu'il faut bien lire et étudier, mais aussi qui nous fait comprendre de l'intérieur ce que Dieu nous dit et ne saurait s'épuiser dans le commentaire du texte.
Disciples du Christ, nous ne sommes pas comme des élèves ou des professeurs qui scrutent un texte pour le déchiffrer et en avoir l'intelligence. Nous sommes comme Marie : elle trouve dans la Parole transmise le lieu où le Père donne la Parole, toujours personnelle, qu'elle reçoit par sa méditation et sa contemplation, et, je le répète, dans l'engagement de sa liberté.
Pour découvrir encore la prière de Marie, après la Nativité, regardons la Présentation de Jésus au Temple, et ensuite, dans la vie cachée à Nazareth, Jésus perdu et retrouvé à Jérusalem parmi les docteurs.
La Présentation au Temple (Luc 2, 22-38)
Elle nous montre une prière et un engagement de la Vierge. Marie se rend au Temple avec Joseph et l'Enfant pour deux actes rituels précis, que semble bien distinguer l'évangéliste : d'une part, les relevailles — une femme qui avait enfanté allait au Temple après son accouchement pour une prière dite de purification ; d'autre part, la présentation et le rachat du premier-né.
Dans l'Ancien Testament, on mentionne deux sacrifices distincts pour l'un et l'autre cas. D'après la pauvre offrande faite par Marie et Joseph — un couple de tourterelles ou deux jeunes colombes —, il s'agit seulement du sacrifice des relevailles, « suivant ce qui est dit dans la loi » (cf. Lv 12, 8). Et ils n'ont pas racheté l'Enfant. En effet, pour marquer que tout est donné par Dieu, tout premier-né des hommes (et même du bétail) appartenait à Dieu, « ainsi qu'il est écrit dans la loi du Seigneur : Tout garçon premier-né sera consacré au Seigneur » (cf. Ex 13,2 sq). Pour pouvoir en disposer, il fallait le racheter à Dieu, en versant la somme de cinq sicles (cf. Nb 18, 15-16).
Marie n'a pas racheté l'Enfant afin de le garder pour elle ; elle l'a laissé consacré au Seigneur. Et ce geste, elle l'accomplit au Temple. Or on ne peut aborder le Temple qu'en priant. Jésus l'appellera : « la Maison de mon Père ». La manière dont nous fréquentons les lieux sacrés, y eût-il le Saint Sacrement, n'a rien à voir avec la manière dont on approchait le Saint des saints. Nous nous situons dans un autre registre. D'une certaine façon, la Demeure de Dieu parmi les hommes nous est devenue plus familière, dans la mesure où « le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous » et où le sacrement de sa Présence nous est sans cesse donné à travers le temps et l'espace.
La Vierge Marie vit encore à l'époque où le Temple est le seul lieu que Dieu a choisi pour y faire sa demeure. Lorsqu'elle aborde ce lieu, ce n'est pas avec moins de respect que Jésus, donc en priant et en adorant. Pour présenter le sacrifice, elle s'approche avec l'enfant à quelques centaines de mètres du Saint des saints auquel elle n'a pas le droit d'accéder. Les prêtres accueillent sa modeste offrande.
Mais que fait-elle, alors, au moment où elle ne présente pas le sacrifice pour le rachat du premier-né ? Elle reconnaît que cet Enfant ne lui appartient d'aucune façon et elle accepte qu'il soit totalement à Dieu. Elle lui a donné sa propre chair, mais il est de Dieu et pour Dieu, pour le salut du monde et l'accomplissement de la Promesse. Donc on ne saurait imaginer cet événement vécu autrement que dans la contemplation intérieure la plus profonde, pour que ses gestes puissent avoir un sens.
La paix m'apporte le salut
L'intervention de Syméon, puis de la vieille prophétesse Anne nous aident à le discerner. Or, note saint Luc :
Il y avait à Jérusalem un homme du nom de Syméon ;
Cet homme était juste et pieux ; il attendait la Consolation d'Israël
(le Messie) et l'Esprit Saint reposait sur lui.
 Il lui avait été révélé par l'Esprit Saint qu'il ne verrait pas la mort avant d'avoir vu le Christ du Seigneur.
Il vint alors au Temple ; poussé par l'Esprit ;
Et quand les parents apportèrent le petit enfant Jésus pour accomplir à son égard les prescriptions de la Loi ; il le prit dans ses bras
(lui et non pas le prêtre) et il bénit Dieu :
« Maintenant, Maître, selon ta parole tu laisses ton serviteur s'en aller dans la paix ».
Tu m'accordes la paix puisque maintenant je vois le salut. Syméon est le premier qui reçoit ce qui a été annoncé aux bergers par les anges :
Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu'il aime.
La paix, le shalom dont il est question, est le bien messianique suprême : non pas la cessation de la guerre, mais la plénitude de la vie donnée par Dieu aux hommes qu'il aime.
Syméon dit à Dieu : Tu me donnes part à cette paix puisque « mes yeux voient ton salut », le Sauveur que tu as promis, « que tu as préparé face à tous les peuples ; lumière pour éclairer les nations et gloire d'Israël ; ton peuple ».
Avec ce petit enfant qu'elle remet à Dieu, à nouveau quelqu'un dit à Marie ce qu'elle est en train de vivre. De même qu'Élisabeth a rendu grâce pour ce qui lui a été donné, de même Syméon rend grâce et bénit Marie pour ce qu'elle accomplit et permet d'accomplir.
Son père et sa mère étaient dans l'émerveillement de ce qui se disait de lui. Syméon les bénit et dit à Marie, sa mère : « Vois, cet Enfant doit amener la chute et le relèvement d'un grand nombre en Israël ; il sera un signe de contradiction. Toi-même un glaive te transpercera l'âme afin que se révèlent les pensées intimes d'un grand nombre ».
Ces paroles sont claires à nos yeux et obscures pour Marie, je suppose. Quel sens peuvent-elles avoir à moins d'être reçues dans le secret et la contemplation de la prière ? Non pas menace qui la mettrait dans la peur, mais annonce d'un destin prophétique. Non pas un malheur personnel, mais une part sacrificielle prise à l'œuvre du salut. Comme si d'avance l'Enfant qu'elle n'a pas racheté afin de le garder pour elle associait sa mère à l'œuvre de rédemption qu'il accomplira et qui suscitera la contradiction. Elle aussi aura part à ce qu'il va vivre en étant lui-même « signe de contradiction pour la chute et le relèvement d'un grand nombre ».
Jésus perdu et retrouvé au Temple (Luc 2, 41-50)
Lors de la fête de Pâque, chaque année, comme c'était prescrit par la Loi, Marie et Joseph vont à Jérusalem en pèlerinage pour avoir part à l'agneau égorgé au Temple et vivre en famille le repas pascal. Jésus le fera le Jeudi saint avec ses disciples, avant d'être lui-même cet Agneau immolé et de consentir à ce sacrifice spirituel évoqué par le Psaume 40 et mis dans la bouche du Christ-Messie (cf. He 10, 5).
L'Enfant Jésus, perdu et retrouvé à douze ans, est une anticipation symbolique du Christ Jésus enfoui dans la mort et ressuscité. Mais Marie et Joseph ne le vivent pas ainsi. D'où ces paroles surprenantes de la Vierge :
Mon enfant ; pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois ; ton père et moi nous te cherchions, tout angoissés !
Et Jésus de leur répondre :
Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? (qu'il me faut être chez mon Père).
« Mais eux ne comprirent pas la parole qu'il venait de leur dire » ; note l'évangéliste. Ce point est très important. Il annonce ce qui arrivera quelque vingt ans plus tard. Jésus est en Galilée, il enseigne la foule qui l'enserre de toutes parts : 
Ils ne pouvaient même pas prendre leur repas.
À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour s'emparer de lui ; car ils disaient : il a perdu la tête.
Mc 3, 20-21
Dans ces premiers épisodes de la vie de Jésus, la prière de Marie, telle que les évangélistes nous la laissent entrevoir, est bel et bien une prière avant l'accomplissement complet du salut qui, cependant, grâce à Marie, est en train d'être offert aux hommes. Autrement dit, la compréhension de l'œuvre salvifique ne sera donnée à Marie qu'au Cénacle avec les apôtres, au jour de la Pentecôte par le don de l'Esprit — donc après la Passion, l'ensevelissement et la Résurrection du Seigneur.
Jusque là, Marie ne comprend pas tout. Elle ne cesse de prier comme une croyante qui pressent le dessein de Dieu, mais ne peut le percevoir tant qu'il n'est pas accompli. L'unique mystère de la Croix et de la Résurrection n'est pas encore dévoilé, même à Marie. La grâce qu'elle a reçue ne suffit pas pour qu'elle comprenne. Elle accepte pourtant cette réplique de Jésus quand, aux disciples qui lui avaient dit :
Voilà que ta mère et tes frères sont dehors, ils te cherchent.
Il répond :
Qui est ma mère et mes frères ?
Celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère.
Mc 3, 32-35
La Figure de l'Église
Après avoir retrouvé l'Enfant Jésus au Temple, de retour à Nazareth, « Marie garde tous ces événements dans son cœur » — les événements du commencement de l'histoire du salut. Elle y consent, elle, la mère de Jésus. Elle est mère, non pas seulement en raison de la maternité charnelle de son Fils, pour l'avoir enfanté dans son sein, nourri de son lait. Mais elle est mère, sœur, frère (pour reprendre l'énumération de Jésus), parce qu'elle accomplit la volonté de Dieu. Elle n'a pas de privilège familial ! Et cette parenté de Jésus nous la partageons spirituellement : nous, nous sommes le frère, la sœur de Jésus.
Dès ce moment-là, Marie se met volontairement à la suite de Jésus, alors qu'elle ne le comprend pas et ne peut le comprendre. De même, les apôtres, appelés à suivre le Christ qui leur annonce sa Passion, ne comprennent pas du tout ; ils ne sont pas d'accord. Et une fois l'événement accompli, tels les disciples d'Emmaüs, ils n'ont pas encore compris pourquoi il fallait que cela arrive.
La marque la plus évidente de l' œuvre de l'Esprit est de changer leur esprit et leur cœur de sorte qu'ils comprennent « pourquoi il fallait que le Messie souffre avant d'entrer dans sa gloire » et qu'ils reçoivent la force de témoigner de Jésus dans toutes les nations (cf. Luc 24,13-35).
Nous non plus, nous ne pouvons pas comprendre le mystère de la Croix si Jésus, par le don de son Esprit, ne nous fait pas entrer de l'intérieur dans l'intelligence de ce qu'il accomplit.
À Marie, ce même chemin n'est pas épargné. Car elle est de notre côté, du côté du peuple croyant. Elle est la Mère de l'Église, la Figure de l'Église. Elle comprendra peut-être avant les apôtres puisque, debout au pied de la croix, elle reçoit les deux paroles de Jésus, celle dite au disciple : « Voici ta mère » ; et celle qui lui est adressée à elle-même : « Voici ton fils ». « Dès cette heure-là, note saint Jean, le disciple la prit chez lui » (Jn 19, 26-27). Marie accepte ce rôle maternel aux dimensions de l'Église naissante. Singulière avancée dans le mystère de la Passion, épreuve de la foi, en même temps que remise de sa vie entre les mains de Dieu avec le Christ.
Avec Marie et les apôtres
Comme les apôtres, comme Marie, par le don de l'Esprit, nous sommes appelés désormais à entrer dans la prière de Jésus, sans nous contenter de supplier pour nos misères et nos besoins, mais en partageant cette prière contemplative dont Marie nous donne le témoignage depuis l'Annonciation jusqu'à sa participation au mystère de la Rédemption avec Jésus, cloué sur la croix, ressuscité pour notre vie.
La vocation de Marie est la vocation de l'Église, de tous les membres de l'Église dont elle est l'anticipation et la prophétie. Chacun de nous est invité à poursuivre le chemin qui fut celui de la prière de Marie :
― recevoir la Parole de Dieu, la contempler et engager notre liberté à l'égard du Seigneur ;
― supplier pour nos péchés, nos faiblesses et la misère des autres, avec le cœur serré devant tant de détresses ;
― mesurer le don que le Seigneur nous fait dans l'Eucharistie en nous associant à l'offrande volontaire de sa vie et à l'œuvre rédemptrice pour partager sa prière ;
― rendre grâce aussi pour tant de bienfaits.
Alors, nous pouvons dire la prière par excellence du peuple sacerdotal, c'est-à-dire la prière de l'unique Grand Prêtre, Jésus :
Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite.
La liturgie de la messe nous fait dire cette prière tous ensemble, avant de recevoir le Corps du Christ, pour que d'avance nous priions avec Lui et comme Lui, au moment où nous recevons son Corps et son Sang, notre nourriture et notre vie.
Jean-Marie, cardinal Lustiger, in Comme Dieu vous aime


1. Conférence donnée à Lourdes le vendredi 2 juin 2000, avant la prière du chapelet.