jeudi 25 août 2011

En soufflant... Jean Guitton, Portrait de l'esprit humain


Je ne cherche pas à convaincre d'erreur mon adversaire
mais à m'unir à lui dans une vérité plus haute.
LACORDAIRE.
Si l'on va jusqu'au bout d'une réflexion sur la pensée et sur la vie, on retrouve une idée, constante chez les sages : le bien suprême pour l'homme est de porter l'acte du jugement à son plus haut point de pureté, d'apprendre à bien penser, de se faire un bon esprit : car tous les malheurs viennent de ce qu'on n'a pas su choisir sa propre voie, ni bien connaître celle des autres. L'erreur et la faute ont leur naissance dans ce secret. Mais qu'est-ce donc que l'esprit ? On se le demande. On juge les autres il a un bon esprit, un mauvais esprit, c'est un grand esprit. Au fond ce mot d'esprit, qui paraît si transparent, est mal défini, parce qu'il est trop voisin de notre être. Et je crois qu'il serait bon, pour dissiper les ombres, d'esquisser un portrait assez général de l'esprit humain où l'on puisse, comme dans un modèle inimitable, voir son image et la redresser.
La première qualité de l'esprit est le bon sens. Avoir du bon sens, c'est, par une lumière assez soudaine qui agit à la manière d'un sens, discerner où passe la ligne de partage entre le vrai et le faux, le juste et l'injuste, l'excessif et le mesuré. Le bon sens ne se sépare guère de la raison ; on sait que pour Descartes bon sens et raison étaient une même chose. Mais je dirais que la raison est une qualité de nature, donnée dans la substance de notre être, virtuellement égale chez tous les hommes, tandis que le bon sens est une raison incarnée, éprouvée par l'usage. Il existe des gens qui, sans culture, ont un bon sens inconnu d'eux-mêmes qui fait qu'ils ne se trompent guère. Ils disent : cela est, cela n'est pas : est, est ; non, non, comme Jésus le conseille. On voit bien là, dans son plus haut point, l'exercice du bon sens : un sens nous met en communication directe avec son objet, sans nous faire connaître les intermédiaires. Dans l'usage commun, le bon sens, il est vrai, s'applique à des matières ordinaires ; on parlera de bon sens dans la gestion d'une fortune, dans les appréciations portées sur le possible. Et c'est faire honneur au bon sens que de lui donner judicature sur les choses ordinaires. Il n'y a pas d'apparence que celui qui gère mal les biens de la terre puisse être préparé à gérer ceux de l'esprit. Mais il est rare que le bon sens soit égal chez un homme selon qu'il l'exerce à la conduite de ses affaires, à son héritage ou à l'aménagement de sa destinée. Si nous avions du bon sens dans la vie morale, nous serions des sages : ce que Socrate enseignait, et on ne l'a jamais contredit.
Qu'est-ce qu'un esprit juste ? La justesse indique l'exacte adaptation de l'esprit à son objet, l'égal éloignement de l'excès ou du manque. Il est extrêmement difficile d'être juste, sans exagération, ni défaut. C'est aussi difficile que d'arriver juste à l’heure, sans avance ni retard : cela implique une appréciation de la durée et de la distance, un calcul de ses forces, un contrôle de tous ses membres. De même, dans l'ordre du jugement. Combien de juges se laissent entraîner par la précipitation et disent plus qu'ils ne savent ! D'autres, par la langueur et la paresse de juger, n'osent pas affirmer ce que pourtant ils n'ignorent pas. L'habitude de juger et de voir son jugement confirmé par ses effets donne à l'esprit une assurance qui fait qu'il porte son décret avec plus de vigueur et de béatitude.
Louis XIV disait qu'il y a de la joie dans cet exercice : joie royale, parce qu'elle est à la portée de chaque homme.
La justesse ne se confond ni avec la précision, ni avec l'exactitude. Un esprit précis peut être dans l'erreur, il l'est souvent dans ces domaines de sentiment, où il est impossible d'apporter la précision pour bien parler des choses humaines, il faut savoir se résigner à une prudente imprécision, avoir de la sobriété dans le jugement et même dans la sagesse. Souvent il faut savoir dire : « Je ne sais pas. Je ne suis pas informé » et parfois même : « Je ne vous ai pas compris ». Quant à l'exactitude, elle n'est que le premier degré de la justesse, celle qui s'exerce dans le domaine du temps, de l'espace et du nombre. On dira qu'une heure est exacte, qu'une addition est exacte, qu'une mesure est exacte. L'exactitude est davantage une vertu de l'attention comptable que du jugement.
On a voulu distinguer l'esprit droit de l'esprit juste. Dans la droiture (qui, lorsqu'elle se raidit un peu, devient rectitude) il y a une allusion à la qualité de la volonté, de l'âme. J'appelle esprit droit celui qui fixe, avant toute autre considération, la règle du juste et de l'injuste et qui ne s'en laisse pas détourner, en quoi il est ferme par surcroît. L'esprit droit s'oppose à l'esprit subtil et alambiqué, à l'esprit maniéré et scrupuleux, à l'esprit fourbe et insincère.
On peut se demander quels sont les rapports de la droiture à la justesse. Si l'on m'y forçait, je dirais que Sainte-Beuve et Thibaudet avaient plus de justesse que de droiture, Joseph de Maistre et Bernanos à l'inverse. La droiture est une noblesse, elle s'acquiert de naissance et par héritage, elle ne se modifie pas ; la justesse est plutôt un don de nature qu'on trouve dans le berceau, quoiqu'il se perfectionne par l'usage. Mais la droiture a son défaut, qui est l'intransigeance, tandis qu'on ne voit pas vers quel genre de défaillance peut incliner la justesse d'esprit.
Venons-en à des traits plus rares, moins nécessaires pour vivre et pour bien vivre, mais qui ajoutent au jugement une perfection.
La finesse est une vertu du jugement qui lui permet de s'exercer dans les matières difficiles, particulièrement dans ces zones mélangées où il faut savoir démêler, délier, discerner entre des essences voisines et faciles à confondre. Les gens du XVIIe siècle usaient de finesse au plus haut point, lorsqu'ils essayaient de définir les espèces de la vertu et du vice. Je dirais volontiers que la finesse consiste à voir les différences des ressemblances et les ressemblances des différences, encore que ce dernier soin appartienne plutôt à la vigueur et à la force d'esprit.
La délicatesse est un genre de finesse : c'est la finesse portée dans le domaine du sentiment et d'abord dans la divination des sentiments d'autrui. Un esprit délicat évite de choquer son semblable dans les petites choses ; pour cela il lui faut des antennes par lesquelles il appréhende d'avance le bien et le mal que peuvent faire un geste, un mot, voire même une nuance outrée. La délicatesse perfectionne ce sentiment inné de ce qu'il convient de dire ou de taire, indispensable aux entretiens et qu'on appelle le tact, contre quoi on faute par les impertinences, les indiscrétions, les questions curieuses. La délicatesse et la finesse peuvent se trouver l'une sans l'autre. Voltaire est fin, mais il ne semble pas avoir été délicat. Valéry est fin ; je dirais que Proust a cultivé la délicatesse pour elle-même, atteignant à je ne sais quoi de morbide. La Rochefoucauld est fin, Joubert est délicat. Et George Sand est fine, mais Fromentin est délicat. Et Thérèse d'Avila est fine, mais François de Sales est délicat.
L'ouverture de l'esprit est son aptitude à s'intéresser d'emblée à tout ce qu'il ignore, à aller au-devant de tout ce qui le contrarie, à se dilater jusqu'à comprendre ce qui lui était jusque-là interdit ou réfractaire. C'est une qualité rare, difficile à conserver sans qu'elle se corrompe : la plupart des esprits qui ont de l'ouverture sont des sceptiques ou des dilettantes, ils ne sont pas des êtres épris de vérité, seulement des amateurs. Il y a du paradoxe dans la largeur d'esprit : comment demander à un esprit de sympathiser avec une doctrine qu'il réprouve, avec une âme qui lui est étrangère, parfois odieuse ? Comment croire, même un instant et par provision, au contraire de ce que l'on croit ? Peut-être la solution est-elle dans une réflexion sur le rapport de la vérité et de l'erreur. On ne se trompe pas, disait Pascal, dans le côté qu'on envisage. Mais on se trompe en voulant que ce côté soit aussi les autres côtés. Dans chaque erreur il y a une vérité prisonnière, et qui explique qu'on puisse aimer l'erreur, vivre et, dans certains cas, mourir pour elle.
L'ouverture d'esprit caractérise l'intelligence, si l'on en croit l'étymologie qui veut qu'intelligence procède du mot intus legere, ce qui voudrait dire : faculté de lire à l'intérieur des êtres. Être intelligent, ce n'est pas être seulement raisonnable ; c'est ajouter à la raison cette facilité, cette souplesse qui permet de se jouer parmi les êtres, les pénétrant souvent mieux qu'ils ne se connaissent, comme la Sagesse aux premiers jours du monde, dont l'Écriture nous dit qu'elle « se jouait devant Dieu dans tout l'ordre des terres et que ses délices étaient de vivre avec les enfants des hommes ». L'intelligence vraie est voisine de la sympathie ; c'est une sympathie de l'esprit qui se met au diapason de la chose à connaître et qui s'unit à elle d'une manière qui n'est pas plus définissable que celle du sens. Être intelligent, c'est posséder cette faculté de coïncidence. S'il s'agit d'un problème à résoudre, l'intelligence coïncidera avec l'ordre des difficultés. S'il s'agit d'une autre intelligence à pénétrer (ce qui est l'objet le plus tentant pour l'intelligence, qui est attirée amoureusement vers son semblable) elle se fera autre, tout en demeurant la même.
Mais dire d'un homme qu'il est intelligent n'est pas un hommage sans péril ; outre que l'intelligence pure développe une sécheresse de l'âme même dans ses efforts de sympathie, il arrive aussi que l'intelligence se prenne elle-même pour fin et amusement, que l'intelligent jouisse de soi et de l'éclat qu'il répand alors l'intelligence s'altère, se fane et se dissipe, dans le moment même où son pauvre possesseur la croit à son plus haut point. C'est là qu'on voit poindre la nuance qui sépare l'intelligence et la raison. Personne n'ose dire qu'il y a danger à user de la raison, tandis qu'il est bien connu que l'intelligence puisse devenir subtile, perverse, insincère. Parce que l'intelligence n'est pas la raison même, mais la raison habile, calculatrice, fabricatrice, la raison utilisée par l'esprit de l'homme pour parvenir à des fins qui ne sont pas toutes également bonnes. M. Teste de Valéry était une intelligence pure, mais il ne saisissait en lui que l'exercice d'une fonction vide.
On ne parle plus guère de la force de l'esprit ; on vante plutôt la finesse, la délicatesse que la vigueur. Il semble que le tout de l'esprit soit de saisir les nuances. Mais les nuances supposent la couleur ; la couleur suppose la valeur ; la valeur exige les proportions et les séparations des lignes. Et la ligne exige de celui qui la trace la sûreté, la promptitude, autres noms de la force. Il en est de même de l'esprit. Nous voyons tant d'esprits critiques qui ont l'art des nuances, sans avoir le sens des couleurs et des lignes.
La force d'esprit consiste à aller d'emblée à l'essentiel sans se laisser distraire par le détail. Un esprit qui a de la force néglige ce qui n'importe guère ; les feuilles ne lui cachent pas les branches, et ce sont ces branches maîtresses qu'il fixe sous la surabondance oiseuse. Il n'acceptera de placer cette espèce de fumée dans laquelle Léonard de Vinci dissipait les contours, que lorsqu'il aura situé ces lignes d'essence, génératrices de vérité et de beauté.
La force est la plus enviable qualité de l'esprit, car elle comporte le sens du réel, du solide, du simple, du naturel. Et la force de l'esprit n'est pas loin de la force d'âme. À ce degré les facultés, qui s'étaient divisées pour le service, se ramassent dans l'unité de la personne. Et il est difficile de démêler si la force est une qualité de l'intelligence, de la volonté ou de l'âme entière.
On demandera quelle différence existe entre la justesse et la force, car on sent bien que ce sont qualités qui ont du voisinage. Si l'esprit est fort sans être juste, alors il est dur, ingrat ou violent. Et la violence est une caricature de la force : la violence est la force, quand la force n'a plus le contrôle d'elle-même et ne mérite plus son nom. Et la dureté est une force exclusive et close, qui ne voit qu'un côté. Celui qui est juste dans ses jugements, si du moins il sait remonter aux principes et voir les effets de justice découler des causes, alors il est fort. Mais la force apparaît dans l'expression, et la justesse plutôt dans la pensée. La force burine et grave ; la justesse trace et dessine. Ainsi La Bruyère a de la justesse dans ses traits, mais Pascal a de la force. Sa pensée paraît davantage une pensée, parce que plus concise et plus aiguë. Elle fait voir plus de choses en son éclair, soit parce que Pascal sait mieux dire, soit parce qu'il sait mieux omettre, soit aussi parce qu'il voit plus loin et qu'il remonte plus haut. Gide peut être juste. Mais Claudel dans ses bons moments est fort.
Un esprit vif est un esprit qui recueille rapidement ses forces et qui les a toujours à sa disposition et sous son aile. Le contraire de la vivacité est la lenteur l'esprit lent se mobilise peu à peu. Mais par cette pesanteur de l'être, il évite les hâtes du jugement. Joffre avait cette pesanteur-là avant de décider en maître, alors que Foch était vif, prompt, immédiat, quoique prudent par raison. Dans la dernière guerre, Roosevelt, Churchill furent de grands imaginatifs, capables d'explorer les possibles, sans le magnétisme et la folie de leur adversaire.
On voit bien où serait l'idéal et dans quelle composition de modération et de rapidité. Mais mieux vaut la lenteur et la prudence. Nos habitudes de classe et d'examen contribuent à nous tromper sur ce point : les esprits laborieux et lents échouent à nos concours ; ce sont pourtant les plus utiles à la cité dans les circonstances ordinaires.
La mesure consiste à ne point outrepasser. Car il y a des limites en toutes choses : limites dans l'affirmation qui ne doit que bien rarement se porter à l'absolu ; limites dans l'exploration qui devrait s'arrêter devant l'insoluble et l'ineffable ; limites dans le jugement lui-même, qui, faute de renseignement, de compétence ou de certitude, doit s'abstenir. Les catéchismes de jadis réprouvaient « celui qui juge en vain et sans nécessité ». Il est difficile de garder le sens de ces limites. Ainsi, dans les conversations, le pas est vite franchi de ce qui divertit à ce qui blesse, de ce qui est hypothèse à ce qui est insinuation. L'esprit mesuré est sûr de ne pas avoir à se repentir, à se contredire, il échappe aux impulsions d'un jour. Son avantage est qu'il a des chances d'être encore dans le vrai après-demain. Nietzsche avait trop de parti pris pour garder de la mesure dans ses sarcasmes.
On me demande ce qu'est un homme d'esprit, au sens donné à ce mot en France, et si l'esprit de Voltaire, par exemple, a du rapport avec l'esprit que je cherche à définir. L'esprit français est né dans les entretiens où l'on ne cherchait point tant le vrai que l'agrément. Il s'agissait d'exciter en chacun le plaisir d'exercer l'intelligence, soit par une allusion, soit par une comparaison inattendue, soit en étendant abusivement le sens d'un mot, soit en disant le contraire de ce que l'on suggère. Voilà bien un art d'agrément et qui est favorable au sourire ; mais il est difficile d'user sans abuser, et l'abus révèle un vice secret, qui est une sorte de complaisance dans l'amer. Les gens d'esprit font rire, mais c'est souvent aux dépens de la vérité et de la pudeur. Lorsque l'esprit cherche à coïncider avec ce qu'il y a de singulier en chaque être non pour s'en moquer mais par une pitié raisonnable, alors il s'appelle l'humour : Alphonse Daudet et Jean Giraudoux avaient de l'humour. Lorsque l'esprit se donne au plaisir de ne pas croire, alors il s'appelle ironie : Renan est ironique dans ses Drames. Lorsque l'esprit se détache de ce qu'il raconte et qu'il exagère sans tromper comme à la comédie, c'est plaisanterie ; si cela touche aux mœurs, c'est gaillardise ; lorsque cela contient une pointe, c'est malice. Rabelais est gaillard et plaisant, parfois malicieux ; Montaigne est plaisant et malicieux, parfois gaillard. Voltaire qui a tant d'esprit n'est ni gaillard, ni plaisant et plus malin que malicieux. Mais depuis le XVIe siècle on a perdu la libre et franche allure. Et je ne sais si on la retrouvera jamais, car le savoir qui augmente est morose.
L'esprit se dépeint aussi par le genre d'attention dont il est capable.
Il existe des attentions étroites qui se donnent tout entières à un seul objet : c'était le cas de Napoléon, si attentif, mais si braqué sur un point, et qui passait son temps à faire des revues, à lire ses états de situation. C'était aussi le cas de Descartes qui fixait son regard mental sur l'élément le plus clair et le plus simple et excluant tout le reste, puis qui faisait lui aussi des « revues générales afin de ne rien omettre ». Mais il existe des attentions vastes, souples, agiles, embrassantes, et accueillantes, comme l'était celle de Henri IV, qui traitait ses affaires toutes à la fois, en sautant de l'une à l'autre, ou comme semble avoir été celle de Montaigne, dont l'allure était « à la manière poétique par sauts et gambades ». Et l'attention de Bergson, précise sans doute sur les détails, mais musicale, thématique, mélodieuse, semble avoir été de ce genre vaste et ample, évitant le système et son obsession, n'écoutant la partie qu'à l'intérieur du tout.
Il y a aussi des attentions patientes, qui peuvent demeurer longtemps sur un même objet, et des attentions qui se lassent de voir, qui sont obligées de se retirer sans insistance, quitte à revenir plusieurs fois. Ces attentions sont pareilles à des bombardiers en piqué. Elles se mobilisent sur un objectif en une seconde visé, touché, abattu, comme faisaient Fonck et Guynemer. S'il est raté, tant pis, on revient à ses bases, on recommencera une autre fois.
Telles sont quelques-unes des qualités de l'esprit. Lorsqu'une de ces qualités est développée, on appelle cela le talent. Lorsqu'elles sont développées au plus haut degré plusieurs ensemble et dans la simplicité, c'est le génie.
Celui qui parcourrait toutes les gammes de l'esprit et qui saurait être, à la fois et à propos, ferme et fort ; quand c'est le lieu, facile, plaisant ; clair le plus souvent, obscur par profondeur et non par défaillance ou par pose ; recherchant toujours le juste et le vrai ; original, hardi même mais avec mesure et naturel, celui-là aurait du génie par surcroît. Homère, Platon, Virgile chez les Anciens viennent à la mémoire. La Fontaine, s'il avait plus d'ampleur, Hugo s'il avait plus de goût donneraient cette impression de qualités contraires discrètement, hautement accordées, ce qui leur permet de parcourir sans marque d'effort l'étendue qui sépare le familier du sublime et ce qui fait pleurer de ce qui fait seulement sourire.
On songe à Shakespeare, unique chez les modernes, pour cette variété des touches et des tons, pour cet art de créer une humanité neuve, aussi mêlée que la nôtre, d'unir par la culture, la tendresse et la noblesse d'âme tous les genres du langage et de l'être. Dans ce théâtre on voit agir ce pouvoir de l'esprit de faire une œuvre qui ressemble à la nature, cette grande chose calme et qui se renouvelle.
Pour tous les ordres de la grandeur (qu'il s'agisse de politique, de guerre, d'art ou de sainteté) il apparaît, après plusieurs siècles vides, de ces esprits supérieurs même aux plus grands : ainsi, Platon, Léonard de Vinci, Pascal... On se demande ce qu'ils ont en propre. Ces hommes sont comme une espèce à eux seuls, une solitude, un langage, un univers. Et pourtant, nous nous trouvons beaucoup plus à notre aise avec eux qu'avec les génies inférieurs ou avec les gens d'esprit ou de talent. De même qu'un honnête homme se sent mieux compris par un saint que par un héros ou un professeur de morale, de même l'homme ordinaire n'est pas effrayé par les plus grands génies qui parlent la langue ordinaire, quoique ce soit d'une manière sublime. Il faut noter que ces génies du premier ordre se trouvent souvent assez étrangers à leur époque, plutôt contemporains de l'avenir. Et même, à mesure que l'histoire avance, ils sont plus actuels.
On voudrait savoir comment procèdent ces génies-là. Novalis disait : « Le génie est le bondissement par excellence ». Et encore : « Rêver et ne pas rêver en même temps, au même instant, voilà l'opération synthétique, celle du génie par laquelle la veille et le rêve sont également fortifiés ». Ces traits apparentent Napoléon et Goethe, Pascal et Leibniz, saint Paul et saint Jean. Il est bon de vivre dans la compagnie de ces êtres supérieurs, car notre esprit, même sans comprendre, s'y ravitaille ; il est à la source.
Parmi les qualités de l'esprit humain, on peut noter enfin la profondeur, l'originalité, la grandeur, l'invention.
L'originalité existe chez chacun : car chacun de nous diffère de l'autre. Nous sommes tous des nombres premiers, divisibles seulement par eux-mêmes. Ce qui manque pour que cela paraisse, ce sont des mots capables d'exprimer ce qui est singulier, unique en son genre, ineffable. Chacun devrait s'efforcer de découvrir ce qui le distingue des autres, d'en être humblement fier, de le placer dans un beau jour, de lui donner relief, mordant et couleur. Mais il faut aussi observer que l'originalité n'est pas tant un avantage particulier qu'un charme et un accent qui s'ajoutent à ce qu'on a de commun avec les autres, comme le regard n'est point l'œil mais seulement sa splendeur.
La profondeur est la puissance d'aller au delà des apparences, des formules et des écorces pour pénétrer jusqu'à l'intime vérité de la chose, de la personne, du mystère. Elle est la plénitude de la force d'esprit et l'analogue du courage dans l'ordre du vouloir.
La grandeur réside dans le verbe, dans le style plus que dans l'objet. Être grand, c'est éviter ce qui est médiocre, mesquin en se taisant là-dessus, plutôt que par des corrections ou des attaques. Quand la grandeur s'allie à la fierté, elle devient la hauteur, qui est un défaut par l'orgueil qu'elle recèle. A Port-Royal je trouve plus de hauteur que de grandeur. Lorsqu'au contraire, la grandeur s'exprime sans rabaisser personne, sans se surélever elle-même, par un ton de simplicité digne, alors elle est noblesse. Lorsque enfin la noblesse se fait lente, gardant ce ton impassible qui semble vous mettre au-dessus de tout, elle devient de la majesté. Pascal a plus de profondeur ; Bossuet plus de grandeur ; Chateaubriand et Barrès ont plus de hauteur. La noblesse, en ces temps d'inflation des valeurs, semble s'être cachée dans des âmes modestes et inconnues et d'abord d'elles-mêmes.
Il n'y a pas d'artifice pour inventer, mais on s'y dispose par la méthode. L'invention existe dans les sciences au degré le plus visible : mais on peut la rencontrer dans l'ordre des vérités morales, religieuses même. Là elle éclate moins aux esprits, bien qu'elle soit plus utile. Celui qui aide à pénétrer la nature humaine, qui explore son étendue, qui définit ses replis est aussi un inventeur.
Mais ces qualités de l'esprit ne seraient rien sans les qualités de cette puissance qui donne la force d'aller sans voir et que l'on nomme le cœur. Le cœur et le courage se ressemblent, s'ils ne sont pas un même mouvement : on les nomme aussi le vouloir. Ici, peu de mots suffisent.
La volonté est la pièce maîtresse de l'homme, puisqu'elle lui permet d'être ce qu'il se fait. Si nous n'avions pas la volonté, nous serions des automates. Nous ne serions pas donnés à nous-même. La volonté est l'organe de l'amour.
Qu'est-ce que l'amour encore une fois ? On y revient et c'est bien difficile à dire. Ce qui est sûr, c'est que le mot est beau à prononcer avec ses deux syllabes qui se complètent si bien : la première qui monte, qui aspire ; la seconde, qui est un doux épanouissement et où l'on sent confusément la syllabe or, signe de possession. Amour en France est un mot rare par cette convenance du son et du sens, que les Anglais et les Germains n'ont pas avec leur Love et leur Liebe.
L'amour est une exaltation tranquille de la volonté qui s'unit à ce qu'elle désire et qui en jouit par avance. Et il faut remarquer qu'aimer n'est pas avoir : et pour aimer, l'éloignement, la privation, la quête incertaine sont favorables. Les grands amoureux de la poésie et de l'histoire ont été le plus souvent séparés et ne communiquant que par le désir. C'est ce qui fait qu'il entre un peu de souffrance dans la composition de l'amour. Et, même si l'on possède en amour, on veut aller plus loin dans la possession, on souffre de ne pas posséder davantage. Mais il y a aussi dans l'amour une joie, une jouissance, comme si ce qu'on désire, on en disposait déjà. C'est pourquoi on ne peut rien faire sans aimer, pas même apprendre une leçon, commencer une recherche, réformer un État, labourer un champ, sauver une civilisation, éduquer un petit enfant. Pour faire, il faut dès le commencement se trouver au terme, posséder l'avenir qui n'est pas. Si on laboure un champ, il faut déjà jouir de ce champ comme s'il était fini de labourer. Si on élève un enfant, il faut se porter à la fin et voir en lui déjà l'homme nouveau. Si on réforme l'État, si on sauve la patrie, il faut voir ces choses comme possibles, faisables, malgré les fatigues et les périls, et comme déjà faites. On appelle cela aimer. Plusieurs diront que ce n'est pas l'amour, mais l'espérance, la foi ou l'enthousiasme.
Certes, mais l'amour contient toutes ces autres choses.
L'amour s'applique à l'attachement de l'homme et de la femme : c'est que là il est incarné, plus sensible, et figuré par les mouvements du sang dans les deux corps.
Et on dit aussi qu'on aime l'Italie, la musique ou les fleurs, ou « les sombres plaisirs d'un cœur mélancolique ». Car cette manière de vouloir ce qu'on n'a pas, en s'identifiant avec lui par une sorte de charme, s'applique de proche en proche à tout. Elle s'applique même, avons-nous vu, à soi-même. Mais s'aimer d'un amour honorable, c'est se vouloir dans son meilleur état, s'unir d'avance à ce qu'on sera.
Dans l'idée de foi, il y a davantage. Celui qui a la foi ne vérifie pas, ne palpe pas, ne voit pas. Il nie les apparences contraires. « Ferme les yeux, et tu verras », c'est l'adage et le paradoxe de la foi. Le mystère caché, la bonté et le sens de chaque chose, ne s'atteignent pas par la connaissance seule. Il faut encore un pari raisonnable que tout est bon derrière le mal, que derrière les nuages le soleil brille. Cette assurance est la foi.
On voit par là que l'homme ne peut pas vraiment vivre sans foi, au moins sans foi humaine ; que la foi est vraiment son haleine sans qu'il le sache, que le juste vit de la foi. Nous nous laissons aller à croire que la connaissance et la science pourraient suffire. Mais la science même vit de foi dans la science.
Le fruit de l'amour est la joie.
La jouissance est la joie en exercice. Elle loge un degré au-dessus de la possession, parce qu'on peut posséder sans jouir, mais non jouir sans vraiment posséder. L'enthousiasme est le sentiment que l'on éprouve lorsqu'on imagine avoir au fond du cœur, comme un dieu caché, le principe qui vous anime et qui permet de créer.
La ferveur, qu'on appelait autrefois le zèle, est aussi un fruit de l'amour : elle concerne la hâte, l'intensité, l'allure vive et chantante de celui qui espère et qui croit.
Toutes ces qualités de l'esprit se traduisent dans nos existences. Quand on est arrivé à les faire passer plus ou moins dans ses manières d'être, on dit de nos jours que la vie a du style. Jadis ce mot ne s'appliquait qu'au langage. Mais toutes nos manières nous expriment tout entiers depuis notre démarche et les mouvements de nos yeux jusqu'à nos silences.
Jean Guitton, in Apprendre à vivre et à penser

mercredi 24 août 2011

En lisant... Laurent-Marie P. du Haut-Jussé, Charles Péguy Docteur de l'Eglise ?


Une réponse organique à la Modernité
La théologie de Péguy ne peut être comprise en dehors du contexte de son élaboration. Voilà pourquoi elle nous intéresse dans le cadre d'une recherche menée en théologie fondamentale. Péguy refuse de se situer sur le même plan que le monde moderne. Il ne va pas chercher dans « le croyable disponible » les éléments d'une possible synthèse. C'est là son originalité foncière. Mais il est aussi fidèle à une intuition de son maître Bergson : « La vérité porte donc en elle une puissance de conviction, de conversion même, qui est la marque à laquelle elle se reconnaît1 ». L'œuvre de Péguy rend accessible à tous ceux qui le lisent les mystères de la foi.
Le combat très dur que Péguy a mené contre le monde moderne, pour la justice et la vérité, lui a permis de dégager ce que ces crises successives lui ont révélé de l'homme et de ses exigences. Le mystère de la grâce qui se déploie dans l'économie du salut chrétien constitue donc une réponse théorique et existentielle à cette exigence qui habite le cœur de tout homme. En rendant compte de cette espérance, il devient proche de tous ceux qui luttent et qui parfois désespèrent. Sa pensée est donc essentiellement tournée vers l'action puisqu'elle donne l'intelligence de l'« être-chrétien » et des principes qui gouvernent le monde.
La révélation pour Péguy est un événement qui advient dans l'histoire. Voilà pourquoi l'incarnation est la pièce maîtresse de sa théologie. L'Église, les sacrements, la prière sont les grands moyens qui permettent au baptisé de participer à cet événement et de tenir sa place, d'accomplir sa vocation dans le monde. La théologie de Péguy, ce n'est rien d'autre que le mystère de l'incarnation accessible à tous les hommes. Elle est donc profondément ecclésiale puisqu'elle poursuit le même but que l'Église. Celle-ci, en effet n'a qu'un seul objectif, comme le rappelle un texte pontifical contemporain :
Que tout homme puisse retrouver le Christ, afin que le Christ puisse parcourir la route de l'existence, en compagnie de chacun, avec la puissance de la vérité sur l'homme et sur le monde contenue dans le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption, avec la puissance de l'amour qui en rayonne2.
C'est l'incarnation et la rédemption qui permettent à l'homme de se retrouver lui-même. Pour cela il doit s'approcher du Christ, se l'approprier en quelque sorte3. L'engagement essentiel, fondamental premier et décisif, c'est cette participation même au mystère du Christ : Elle est à la source de tous les autres engagements dans l'Église et dans le monde.
Il est à remarquer que Péguy est ici très proche de la perspective de la constitution Dei Verbum du Concile Vatican II. La révélation, ce n'est pas d'abord des vérités que Dieu révèle, mais bien la communication que Dieu fait de son propre mystère à ses enfants4 :
Péguy ne prend pas le Christ comme maître des vérités de Dieu, ainsi que le faisait Vatican I, mais plutôt comme l'événement personnel, extraordinaire par lequel Dieu se rend présent dans l'histoire des hommes pour leur salut. Péguy anticipe ici Vatican II. C'est le sens de la position tout à fait centrale qu'il donne au thème de l'incarnation. Se faisant le maître de son maître Bergson qui, publiant en 1932 Les deux sources de la morale et de la religion, mettra l'incarnation au centre, Péguy place l'incarnation du Christ au centre de tout et montre comment elle est l'événement sauveur pour toute l'histoire du monde5.
Le mystère de la grâce permet à l'homme d'établir un rapport nouveau avec le monde. C'est ici que nous retrouvons le caractère profondément contextué de la théologie de Péguy. Nous l'avons déjà noté : ses convictions heurtent un certain optimisme à propos des relations de l'Église et du monde. C'est un point capital sur lequel nous voudrions maintenant nous arrêter.
Nous situons le point de départ de notre réflexion non dans le Concile lui-même, mais dans la première encyclique de Paul VI, Ecclesiam suam datée du 6 août 1964. Le pape fait du dialogue avec le monde une conséquence de la mission6, mais cette attitude missionnaire prend sa source dans le mystère de l'incarnation et de l'Évangile par lesquels Dieu instaure un dialogue avec toute l'humanité7. Ainsi révèle le mystère ineffable de son être et de sa vie8.
Ce dialogue de salut9, l'Église veut de nouveau le nouer avec l'humanité tout entière. Elle le fait par la prédication10, avec clarté, humilité, confiance et prudence11, en adaptant sa mission à la vie des hommes12, sans atténuer ou diminuer la vérité dont elle témoigne13. Mais le pape reconnaît aussi la grande difficulté d'établir un dialogue avec l'athéisme militant14, surtout lorsqu'il revêt la forme du communisme oppresseur15. Enfin Paul VI évoque le dialogue avec les autres croyants, avec les chrétiens non catholiques et au sein même de l'Église.
Ce texte essentiel, puisqu'il a valeur de programme pour tout le pontificat, a peut-être été un peu éclipsé par les textes mêmes du Concile. Mais il est d'un grand intérêt parce qu'il manifeste le réalisme de Paul VI. Il est caractéristique que le pape semble voir dans la modernité le lieu propre de l'athéisme plus ou moins militant. S'il ne le dit pas explicitement, et on peut trouver notre lecture trop « sollicitée », il est important de constater qu'il consacre à ce phénomène un exposé particulièrement développé. Cependant, on notera aussi que le pape ne dit rien à cet endroit d'une autre forme d'athéisme, pratique celui-là, répandue surtout en Occident, que nous appelons la sécularisation. Quoi qu'il en soit, on pourra toujours s'accorder sur un élément primordial : ce dialogue de salut suppose une bonne connaissance de l'interlocuteur.
Les rapports de l'Église et du monde sont traités ex professo par la Constitution pastorale Gaudium et Spes du Concile Vatican II16. Le Concile s'adresse à tous les hommes pour préciser « la présence et l'action de l'Église dans le monde d'aujourd'hui17 ». Le Concile prend acte des mutations que connaît l'humanité18, des progrès techniques mais aussi des déséquilibres qui demeurent19. L'expansion de la société industrielle, l'apparition de nouveaux moyens de communication, les changements de mode de vie, tout cela caractérise aussi cette mutation20. L'homme vit sa situation dramatique dans ce nouveau contexte. Le Concile pose ce diagnostic :
Beaucoup, il est vrai, dont la vie est imprégnée de matérialisme pratique, sont détournés par là d'une claire perception de cette situation dramatique ; ou bien, accaparés par la misère, ils se trouvent empêchés d'y prêter attention. D'autres, en grand nombre, pensent trouver leur tranquillité dans les diverses explications du monde qui leur sont proposées. Certains attendent du seul effort de l'homme la libération véritable et plénière du genre humain et ils se persuadent que le règne à venir de l'homme sur la terre comblera tous les vœux de son cœur. Il en est d'autres qui, désespérant du sens de la vie, exaltent les audacieux qui, jugeant l'existence humaine dénuée par elle-même de toute signification, tentent de lui donner, par leur seule inspiration, toute sa signification21.
Le Concile traite de l'athéisme dans sa partie anthropologique22. Il consacre ensuite un chapitre sur la communauté humaine23 puis un autre sur l'activité humaine dans l'univers24. Enfin le dernier chapitre de cette première partie traite du rôle de l'Église dans le monde de ce temps.
La Constitution pastorale affirme que « l'homme moderne est en marche vers un développement plus complet de sa personnalité25 ». De plus l'Église, même si sa mission n'est pas d'ordre politique, économique ou social26, veut offrir son aide à la société humaine. C'est aux laïques que revient spécialement cette mission de soutien et d'exemple. Mais l'Église reçoit aussi une aide du monde d'aujourd'hui car elle bénéficie des richesses de toutes les cultures qu'elle rencontre ainsi que des progrès accomplis dans les sciences et dans la connaissance de l’homme27. Qui a fréquenté les textes du magistère pontifical depuis le XIXe siècle ne peut être que frappé par le changement de ton. Le Concile cherche visiblement à renouer le dialogue avec le monde. De nombreux textes du pape Paul VI manifestent cette volonté d'ouverture.
Puisque le Concile s'est assigné une mission pastorale, et sans vouloir établir un bilan, il est indéniable que le résultat ne fut pas celui qui était escompté. Bien au contraire, pour reprendre une expression du Père Tillard, à la promesse de printemps allait succéder un rude hiver28. Que s'est-il passé ? On ne peut donner que quelques éléments de réponse. Il faut d'abord constater que le dialogue s'est transformé en contestation au sein même de l'Église :
La contestation ne connaît pas de frontière. L'Église l'a cultivée comme article d'exportation ; la moisson a été longue à lever : aujourd'hui, elle submerge le marché intérieur. À son tour l'Église est prise dans les lacs de la contestation : ce n'est pas le vent qui a tourné, mais le cyclone qui s'est levé, la terre qui se lézarde. Si elle garde en mémoire la fabuleuse chrétienté où elle amarrait à sa certitude les incertitudes des peuples, la planète déchirée est désormais sa référence. Tout en réaffirmant inlassablement les grands principes de sa différence, elle partage aujourd'hui les certitudes et les incertitudes de cette « société moderne » dont elle avait si vigoureusement rejeté les voies. Longtemps elle avait misé sur sa propre voie vers un monde meilleur, appelant clercs et laïcs à un rôle pionnier. Comment aurait-elle réservé à autrui les effets de cette stratégie, et, mobilisant l'initiative, activant des forces, pouvait-elle n'en pas éprouver le contrecoup ? Comment ces énergies nouvelles n'auraient-elles pas réclamé voix au chapitre, tiré argument de leur expérience, modifié l'équilibre du système29.
C'est l'Église, en quelque sorte, qui aurait allumé un feu qu'elle ne peut désormais éteindre. Dès lors, le préambule de la constitution Gaudium et Spes révélerait dans l'histoire toute sa vérité : l'Église post-conciliaire participe à l'incertitude générale d'une époque troublée. Rien d'étonnant, si l'on se rappelle que les chrétiens appartiennent à deux cités et qu'ils sont partie prenante de la culture et de la civilisation du moment.
Il est peut-être possible d'avancer une autre explication qui  surgit de la lecture attentive de Gaudium et Spes. Le texte conciliaire cherche à rendre compte du monde contemporain, mais il le fait en termes relativement généraux. Ce n'est sans doute pas la mission d'une constitution conciliaire d'entrer trop avant dans les analyses. On peut cependant se demander si le Concile a pris une exacte mesure du monde contemporain. Celui-ci n'est pas seulement marqué par le progrès quasi-infini des sciences et des techniques, il est aussi traumatisé par les catastrophes humanitaires. Dans celles-ci, ce progrès a été instrumentalisé et l'idéologie a joué un rôle démultiplicateur. C'est tout cela qui constitue la mentalité religieuse contemporaine, marquée parce que nous pouvons appeler la post-modernité :
On comprend dès lors que le P. Joseph Thomas, jésuite et ancien prédicateur du Carême à Notre-Dame de Paris, n'ait pas hésité, peu avant sa mort, à parler d'une faille dans l’œuvre du Concile : celui-ci a été « une affirmation sereine de la foi de l'Église », qui n'a pas ignoré l'athéisme, mais qui a pu en traiter sans s'être « jamais demandé pourquoi, aujourd'hui, il est si difficile de croire30 ». Vatican II offrait une théologie bienveillante à un monde non pas globalement irréligieux, mais décidément établi dans une pensée athéologique exerçant une pression croissante sur son environnements31.
La philosophie des Lumières et la Modernité qui en est issue reposaient encore sur une anthropologie unifiée. Mais ce modèle est à nouveau en crise, comme le souligne le philosophe Jean-Pierre Cometti :
Mais si les Lumières ont placé leur confiance dans la convergence des facultés raisonnables et l'évidence d'une liberté dont on ne doutait pas qu'elle pût faire coïncider dans l'universel les aspirations qui paraissaient en être issues, elles n'en ont pas moins vu naître un ensemble de différenciations que seule la notion d'une nature humaine a d'abord permis de maintenir dans le havre opportun d'une vision unitaire. Il serait probablement inutile de se demander ce qu'il en reste. Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, avant Auschwitz, et avant que nous ne devions, comme aujourd'hui, prendre la mesure d'une histoire que les souffrances ne parviennent pas à inquiéter sérieusement, un écrivain comme Musil a cru trouver dans ce qu'il a appelé le « théorème de l'amorphisme humain » une réponse à sa perplexité32.
S'il y a eu un grand désarroi au lendemain du Concile, c'est peut-être parce que l'exacte mesure de la résistance de la Modernité n'avait pas été prise. L'éclatement de celle-ci, l'atomisation de l'humanisme, la crise de la rationalité tandis que le techno-savoir poursuit sa fuite en avant, tout cela marque profondément les mentalités et la civilisation.
Un monde qui n'a pas besoin de Dieu, voilà ce qui nous a été légué33. En conséquence, pour permettre ce dialogue de salut, il importe au plus haut point de comprendre la situation pastorale de ceux à qui on s'adresse. Et c'est ici que Péguy se révèle précieux parce que son œuvre témoigne d'une intelligence profonde des mécanismes du monde moderne. Sa critique fait-elle peur par sa radicante ? Il faudrait surtout s'interroger sur sa vérité. Nous croyons avoir montré sa pertinence et le siècle qui commence avec la Première Guerre mondiale a donné raison à ses analyses. Péguy est un moderne : il assume en lui les promesses et les contradictions d'une formidable espérance, qui s'est souvent transformée en utopie meurtrière. Mais il a trouvé dans la foi chrétienne, dans le mystère de la grâce une réponse organique à la Modernité : une réponse qui est tout à la fois polémique, critique, mais aussi constructive. Cette réponse concerne chaque homme, elle est à la portée de tous. Il est donné à tout baptisé d'être lui-même une réponse en assumant le drame d'une existence chrétienne.
Face au monde moderne, Péguy bénéficie du trésor de la tradition chrétienne (Madame Gervaise). Cet héritage est constamment vivifié par l'esprit d'enfance et d'espérance (Hauviette). Il est alors possible de développer dans l'histoire une sainteté active qui se confronte au monde moderne, sans compromis mais aussi sans surenchère (Jeanne). Qu'en résulte-t-il ? Le risque d'une guerre permanente et malheureuse, parce qu'il s'agit d'une guerre civile. La polémique avec Monsieur Laudet n'est pas un combat chevaleresque où même le vaincu sort grandi. Péguy sait l'horreur d'une guerre civile qui n'est pas une guerre de conquête. Il ne l'exclut pas au cœur même de la chrétienté :
S'il en est ainsi dans la guerre civile et dans la guerre étrangère en matière territoriale et politique, que sera-ce en matière spirituelle. Là aussi il y a des frontières et un centre. (Le centre est Rome). Là aussi il y a l'ennemi et le propre foyer. Là aussi il y aura donc, en ce sens, deux catégories de la guerre : et la guerre étrangère en matière spirituelle, quand même elle serait un désastre, entre tout de même dans la catégorie d'être heureuse. Mais la guerre civile en matière spirituelle, quand même elle serait victorieuse entre dans la catégorie de peine et d'un immense regret et dans la catégorie d'être une malheureuse guerre34.
Celui qui écrit ses lignes a mesuré dans sa chair ce que signifie, du point de vue temporel, une guerre civile. L'affaire Dreyfus a été la première rupture, la grande déchirure dans la vie de Péguy. De même Jeanne d'Arc savait qu'elle luttait non seulement contre l'envahisseur mais aussi contre ses propres compatriotes, les bourguignons, et ce sont des gens d'Église qui l'ont condamnée. Mais tout cela n'est que la réduplication dans l'histoire de la vie de Jésus : l'Évangile du salut, prêché et vécu, est cause de divisions et de dissensions au sein d'une même maison35. Voilà pourquoi le combat est âpre et dur : « Nous luttons dans les conditions les plus difficiles, dans des conditions presque impossibles36 ».
Le danger pour les chrétiens, et Péguy en avait une vive conscience, est d'oublier le scandale inévitable que provoque l'annonce du salut, et ceci d'autant plus que ce monde moderne est devenu imperméable à l'Évangile. Ce n'est évidemment pas une raison de renoncer au dialogue (puisque le dialogue est un autre nom de la mission) mais il est nécessaire de prendre en compte le contexte idéologique de ceux à qui l'Église s'adresse. Cela n'est possible qu'au prix d'un effort critique considérable : on évitera ainsi les enthousiasmes sans lendemain et les condamnations stériles. L'histoire proche (depuis le Concile) montre que les chrétiens sont passés de la première attitude à la deuxième. Pour ne prendre que l'exemple de la seule hiérarchie, il suffit de lire d'une part les réactions épiscopales au moment de la crise de mai 1968 et, d'autre part, les interventions des Pères au récent synode romain sur l'Europe37. L'erreur vient peut-être d'une conception du dialogue « de système à système », et non de personne à personne. Émile Poulat fait encore à ce sujet une remarque pertinente :
L'illusion est de croire qu'un discours sur « l'Église et le monde », pourvu qu'il soit modernisé, va se transformer de barrage en passerelle entre elle et lui, sorte de passe-partout ou d'anglais international. Mais non, ce n'est qu'un langage ecclésiastique et conventionnel : il n'a cours que dans l'enceinte où il est émis. Il risque très vite, sous son nouvel habillage, de ne satisfaire ni aux exigences de la tradition catholique, ni aux réflexes d'une mentalité laïque, moins encore au rétablissement d'une communication brisée. « Le Monde » n'est pas un interlocuteur pour l'Église. Le durable envoûtement de cette illusion, même chez les professionnels catholiques de l'incroyance, est stupéfiant. « L'Esprit qui parle aux Églises nous dit ce dont la modernité a besoin. Elle attend une Église qui écoute avant de parler, qui accueille au lieu de juger, qui aime le monde avant de s'en défendre, qui encourage plus qu'elle ne condamne38... » Je ne sais ce que pense encore (si elle pense) cette Église oui-oui39. Ce que je sais, c'est que « la modernité » n'attend rien d'elle ni de l'Esprit, pas même un encouragement, et surtout pas d'être créditée « d'une foi qui s'ignore ». Ce n'est jamais l'Église qui rencontre le monde, mais des hommes qui se rencontrent (ou ne se rencontrent pas), avec ce que chacun porte et représente, avec ce qui les divise ou les rapproche40.
Voilà pourquoi la méthode de Péguy est intéressante : il cherche à faire œuvre d'éducation, non de propagande41. Il s'adresse à des personnes, à la petite troupe des lecteurs des Cahiers. Il ne dialogue pas avec les grands systèmes philosophiques ou idéologiques, il engage une conversation avec ceux qu'il rencontre. Le dialogue de salut, et donc l'évangélisation, est affaire de personnes, il est une communication de la grâce. Péguy a une intelligence vive des moyens à mettre en œuvre (fondation d'une librairie puis d'une revue) mais il n'oublie jamais que ceux-ci sont finalisés par une fin transcendante qui est justement cette éducation et cette communication.
Pessimiste, Péguy ? Mais avoir conscience du caractère dramatique de l'existence chrétienne, n'est-ce pas entrer dans l'intelligence la plus profonde de l'Évangile ? C'est aussi prendre au sérieux la modernité en l'affrontant. Nous sommes bien au-delà d'une quelconque attitude psychologique de pessimisme ou d'optimisme. Il s'agit de comprendre ce qui est en jeu, à savoir le salut temporel et éternel de l'humanité :
L'optimisme est un ersatz de l'espérance, qu'on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. Mais l'espérance se conquiert. On ne va jusqu'à l'espérance qu'à travers la vérité, au prix de grands efforts et d'une longue patience. Pour rencontrer l'espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu'au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore42.
À ce monde sorti de Dieu (pour reprendre l'expression d'Émile Poulat), il sera alors possible de faire une proposition valable, parce que la modernité aura été tout à la fois assumée et critiquée. Péguy représente à nos yeux un exemple insigne de ce double labeur intellectuel et spirituel, au service d'une nouvelle intelligence du mystère chrétien. C'est là tout l'intérêt d'une œuvre qui, encore aujourd'hui, peut éclairer les pasteurs et les fidèles de l'Église.
Péguy, docteur de l'Église ?
L'œuvre de Péguy occupe une place particulière dans le trésor de la tradition de l'Église, du moins nous espérons l'avoir montré. Certains commentateurs la qualifient de « prophétique ». C'est une expression qui revient de multiples fois sous la plume du Père Duployé. Parce que le directeur des Cahiers obéit à sa vocation, parce qu'il n'est ni clerc ni docteur, il accomplit un ministère prophétique. Cependant, il faut se méfier d'une mise en catégories qui ne rende pas suffisamment compte de la richesse et de la complexité de sa réflexion. Le Père Duployé le note avec bonheur :
Mais le prophétisme dont il s'agit est saturé d'intellectualité, la plus riche, la plus savoureuse, la plus complexe, la plus raffinée qui soit. C'est un prophétisme, essentiellement, de la pensée, et dont l'acte le plus constant est l'analyse. À ce titre, il est aussi juste de dire que c'est un prophétisme philosophique tout autant, et dans le même mouvement, que c'est un prophétisme théologique43.
Cette remarque est précieuse parce que l'expression « prophétique » est devenu un lieu commun. Une expression galvaudée devient vite un slogan. Il est alors impossible d'en saisir toute la richesse. Devant l'inflation rhétorique, comme nous comprenons la réaction de Bernanos : « Les gens qui me veulent trop de bien me traitent de prophète44 ». Le Père Balthasar consacre plusieurs pages au prophétisme littéraire. Son propos s'applique aussi à Péguy :
Le prophétisme de Bernanos n'est rien d'autre ici que la liberté commune de l'homme chrétien, soulevée au-dessus d'elle-même jusqu'à la certitude d'une mission spéciale et d'un thème particulier à annoncer, au sein de la communion des saints [...] Les structures de l'Église sont éternelles et supra-temporelles ; les représentants administratifs reçoivent de façon prépondérante la forme de cette supra-temporalité. Le rôle des laïques est de sentir — et de souffrir — l'actualité toujours présente de la Révélation de Dieu à chaque instant du temps et sur le plan de la vie. La totale confiance en Dieu, qui permet à l'âme de passer au crible de l'esprit, se paie dans le monde au prix d'une résolution solitaire en faveur de la Vérité acceptée dans sa plénitude45.
Cependant, on peut critiquer cette perception dialectique de la raison prophétique (celle des laïcs) et de la raison théologique (qui est le fait de l'institution). L'état de vie ne détermine pas absolument la fonction d'enseignement dans l'Église.
Exposer le message chrétien de manière organique, n'est-ce pas aussi la mission de ceux dont l'Église a fait les docteurs de la foi ? On sait que le magistère accorde ce titre à ceux qui, ayant manifesté une sainte vie et une parfaite orthodoxie, ont éclairé l'Église par leur science et leur érudition au service d'une meilleure intelligence de la foi. C'est cet enseignement qui constitue la note caractéristique de leur mission au service du peuple de Dieu46.
Cette présentation des mystères de la foi peut être plus ou moins explicite, comme l'explique Jean-Paul II à propos de sainte Thérèse de Lisieux :
Son enseignement n'est pas seulement conforme à l'Écriture et à la foi catholique, il excelle par /a profondeur et la sagesse synthétique où il est parvenu. Sa doctrine est à la fois une confession de la foi de l'Église, une expérience du mystère chrétien et une voie vers la sainteté [...] elle unit la théologie et la vie spirituelle, elle s'exprime avec vigueur et autorité, avec une grande capacité de persuasion et de communication [...]. L'enseignement de Thérèse exprime avec cohérence et intègre dans un ensemble harmonieux les dogmes de la foi chrétienne considérés comme doctrine de vie et expérience de vie [...]. Même si Thérèse n'a pas un corps de doctrine proprement dit, de véritables éclairs de doctrine se dégagent de ses écrits qui, comme par un charisme de l'Esprit-Saint, touchent au centre même du message de la Révélation dans une vision originale et inédite, présentant un enseignement de qualité éminente47.
Cette connaissance éminente jaillit de la fréquentation de l'Écriture Sainte et des maîtres spirituels du Carmel. Qu'en est-il de Charles Péguy ? Dans sa polémique avec Fernand Laudet, le directeur des Cahiers énumère les sources de son travail théologique :
Premièrement le catéchisme (celui des petits enfants, Monsieur Laudet) dans le catéchisme les sacrements ; Deuxièmement la messe et les vêpres le salut ; les offices ; la liturgie ; Troisièmement les évangiles ;Quatrièmement les Procès ; Cinquièmement seulement et au dernier plan une connaissance historique de la chrétienté française aux onzième, douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles ; Plongeant naturellement dans sixièmement une connaissance plus générale du christianisme français et du christianisme en général. Ou, pour parler exactement, de la chrétienté française et de la chrétienté en général48.
Dans ce même texte, Péguy affirme : « Nous tenons depuis vingt ans, depuis notre jeunesse la même voie droite, la même voie d'approfondis-sement49 ». À partir de ce qui lui a été inculqué durant ses années de catéchisme et de l'observation du monde, à partir de ces combats et de son engagement politique au service de la Cité des hommes, le directeur des Cahiers offre à ses lecteurs la chronique du génie du christianisme. Nous pouvons deviner la profondeur de l'expérience de la grâce qu'il fit. Elle a la source de sa réflexion. Parlant de lui à la troisième personne, Péguy en fait la confidence l'année même de sa mort :
On peut dire de nouveau en ce sens que dans cette Ève comme dans ses mystères Péguy a réussi à descendre jusqu'à cet être profond de spiritualité d'où tout remonte ensuite, et selon les modes, se manifeste pour ainsi dire à volonté en liturgie, en théologie, en histoire50.
Cet étonnant mélange des genres littéraires traduit la fécondité de l'expérience de la foi, qui ne peut être rendue formellement d'une seule manière. Même si la plupart des sources de Péguy sont classiques, sa synthèse ne peut s'enfermer dans aucun modèle, dans aucun style : « Péguy serait-il notre dernier grand baroque51 ? »
Péguy connaît la logique intérieure de la théologie52 et son œuvre en est une illustration. De son expérience de croyant et de combattant, il tire les éléments d'une présentation complète des mystères de la foi. Gabriel Marcel va jusqu'à parler d'« une théologie infuse de Péguy53 ».
Voilà pourquoi l'Église peut être fière d'avoir eu un fils comme Charles Péguy. Son dernier écrit s'achève par un long dialogue avec un prêtre (Mgr Batiffol ?) où ensemble ils évoquent la joie qui est au bout du chemin. Une phrase résume toute la physionomie spirituelle du directeur des Cahiers :
Le prêtre [...] resta longtemps silencieux, comme si lui aussi suivait des pensées mélancoliques et graves. Et déjà lointaines. Puis il sourit, car il aimait ce grand fils demi-rebelle entièrement docile, et d'une fidélité sans nombre et d'une solidité à toute épreuve54.
La solidité de la doctrine de Péguy, sa docilité à l'égard de la grande Tradition ecclésiale, dont il est l'écho fidèle et l'interprète original, sa fidélité au donné révélé, la cohérence de sa pensée théologique font de lui un témoin insigne de la vérité évangélique qui s'adresse à tous les hommes de bonne volonté. Héritier de la grâce, il prend sa place parmi ceux qui ont reçu mission d'ouvrir les richesses de l'Église aux pauvres et aux petits, à ce peuple immense dont il est lui-même issu55.
Au service de la foi des fidèles du Christ, il manifeste par toute son œuvre de la grandeur de la vocation de l'homme.
Péguy travaille pour la génération qui doit venir : « elle est trop vivante pour ne pas se réintégrer, au bout d'une génération, dans l'organique56 ». C'est une race libre qui a la liberté chevillée au cœur57. C'est un peuple jeune qui a besoin de chefs jeunes, que le monde moderne est incapable de lui donner :
C'est aller au-devant de la défaite, c'est vouloir délibérément la défaite et la capitulation que de mettre ou de laisser aux plus hauts postes de commandement, aux plus hautes situations de gouvernement des hommes qui ont dans la moelle même le goût et l'instinct et l'habitude invétérée de la défaite et de la capitulation58.
C'est au service de cette jeunesse d'espérance que Péguy met toutes les ressources de son style, de son intelligence et de sa mystique. Il n'en demeure pas moins que sa connaissance du christianisme, ou, pour mieux dire, son intelligence du fait chrétien, défient les explications enfermées dans l'horizon étriqué du rationalisme historique. Son œuvre prise en son entier, pour qui la considère avec honnêteté et patience, est une illustration impressionnante de ses propres analyses sur le génie et la grâce.
Fils de la modernité, Péguy a offert au jeu de la grâce toutes les ressources de sa personnalité intellectuelle et spirituelle. Cet engagement total est la dernière réponse, la réponse définitive, à la fois implacable et magnanime, au parti intellectuel, au monde moderne.

Laurent-Marie Pocquet du Haut-Jussé
in Charles Péguy et la modernité (Artège)
Le Père Laurent-Marie est membre de la communauté
des Serviteurs de Jésus et de Marie à Ourscamp, Oise

1. Henri BERGSON, Œuvres, Édition du centenaire, textes annotés par. André Robinet, introduction par Henri Gouhier, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 465.
2. Jean-Paul II, lettre encyclique Redemptor hominis, 4 mars 1979, n° 13.
3. Cf. ibid., n° 10.
4. Cf. Concile Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum sur la Révélation (18 novembre 1965), n° 2.
5. Eugenio BASTIANON, « Péguy témoin d'une nouvelle sensibilité théologique », L'Amitié Charles Péguy, 16* année, n° 61, janvier-mars 1993, P. 2-12, ici p. 3.
6. Cf. Ecclesiam suam, n°66.
7. Cf. ibid., n° 72.
8. Cf. idem.
9. L'expression revient cinq fois dans les numéros 74 à 79.
10. Ibid., n° 94.
11. Cf. ibid., n° 83 et 84.
12. Cf. ibid., d 90
13. Cf. Ibid., n° 91.
14. Cf. ibid., n° 104.
15. Cf. ibid., n° 105
16. 7 décembre 1965.
17. Gaudium et Spes, n° 2, § 1.
18. Cf. ibid., n° 4, § 2. 533.
19. Cf. ibid., §§ 2-4.
20. Cf. ibid., n° 5 et 6.
21. Ibid., n° 10, § 1.
22. Cf. première partie, chapitre premier, « La dignité de la personne humaine », n° 12-22, spécialement les numéros 19 et 20.
23. Numéros 23 à 32.
24. Numéros 33 à 39.
25. Ibid., n° 41, § 1.
26. Cf. ibid., n° 42, § 2.
27. Cf. ibid., n° 44, n° 2.
28. Jean-Marie R. TILLARD, Je crois en dépit de tout. Entretiens d'hiver avec Francesco Strazzari, Paris, Cerf, 2001, p. 14.
29. Émile POULAT, L'ère postchrétienne. Un monde sorti de Dieu, Paris, Flammarion, 1994, p. 88-89.
30. Joseph THOMAS, Le Concile Vatican II, collection « Bref », Paris, Cerf, 1989, p. 115-116.
31. Émile POULAT, L'ère postchrétienne, op. cit., p. 171.
32. Jean-Pierre COMETTI, « Quelle rationalité ? Quelle modernité ? », dans La modernité en question. De Richard Rote à Jürgen Habermas, Actes de la décade de Cérisy-la-Salle, 2-11 juillet 1993, sous la direction de Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Shusterman, « Passages », Paris, Cerf, 1998, P. 47-69, P. 48.
33. Cf. Émile POULAT, L'ère postchrétienne, op. cit., p. 172-177, et l'on pourrait multiplier les références...
34. III, 1388.
35. Cf. Mt 10, 34-36. 550.
36. III, 312.
37. Péguy avait parfaitement prévu ces deux attitudes dans un passage que nous avons déjà cité : « Et en même temps, par une contradiction singulière, qui prouve combien au fond ils se sentent coupables, à quel point ils n'ont pas la conscience tranquille, en même temps qu'ils déclarent officiellement 'et formellement, superficiellement et pompeusement, que ça va bien, que tout va (très). bien, en même temps ils ne cessent point de se plaindre et de déblatérer. Se plaindre et déblatérer est leur fort. Geindre, se plaindre, ils geignent, ils se plaignent, ils maudissent, ils calomnient, ils se recroquevillent, ils bougonnent, ils maronnent, ils ronchonnent, ils sont insupportables, ils sont désagréables, ils sont disgraciés, disgracieux, ils sont de mauvaise humeur, et, ce qui est pire, ils ont l'humeur mauvaise, ils incriminent le siècle, un peu par habitude ». III, 699. C'est bien entendu un texte polémique, à prendre cum grano salis. Un participant laïc au synode sur l'Europe définissait ainsi l'ensemble des interventions : « beaucoup de critiques et de plaintes, très peu d'analyses ».
38. Forum de La Croix-L'événement, « Le rapport de l'Église et du monde », 14 août 1993.
39. Près de deux décennies avant, le philosophe Maurice Clavel, récemment converti, faisait le même constat et dénonçait l'optimisme d'un certain discours ecclésiastique. Un de ses amis lui avait fait lire le texte de deux prélats se réjouissant de l'ouverture de l'Église au monde moderne, c'est-à-dire aux Lumières : « Le prêtre guettait mon impression. Il me fallut la lui confier. Je pris un biais :
Heureusement, lui dis-je, que l'Église n'est ni une faculté de philosophie ni une armée en guerre !
— Pourquoi ? dit-il.
Philo :
zéro. Armée : douze balles dans la peau.
Nous parlions familièrement, on le voit. Je repris, après un silence :
— Je crois bien que je n'ai jamais vu un tel concentré de nullité intellectuelle et de défaitisme. Oui,  c'est cela, rien de plus lâche, aux deux sens du mot. Lâche, comme les mailles d'un tricot épuisé. Lâche, comme tous ceux que le Salut Public colle au poteau ».
Dieu est Dieu, nom de Dieu !
Paris, Grasset, 1976, p. 167.
40. Émile POULAT, L'ère postchrétienne, op. cit., p. 217-218.
41. Cf. I, 678.
42. Georges BERNANOS, Essais et écrits de combat, tome 2, op. cit., p. 1262.
43. Pie DUPLOYE, La religion de Péguy, Paris, Éditions Klincksieck, 1965, p. 602.
44. Georges BERNANOS, La liberté pour quoi faire ? dans Essais et écrits de combat, tome 2, op. cit., p. 1262.
45. Hans-Urs von BALTHASAR, Le chrétien Bernanos, traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Le Seuil, 1956, p. 70.
46. Cf. E. VALTON, article « docteur de l'Église », dans A. Vacant et E. Mangenot, Dictionnaire de théologie catholique, tome quatrième, Paris, Letouzey et Ané éditeurs, 1911, col. 1509-1510.
47. Jean-Paul II, Lettre apostolique Divini amoris scientia pour la proclamation de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face docteur de l'Église universelle, 19 octobre 1997, n° 7 et 8.
48. III, 399.
49. III, 549-550.
50. III, 1221.
51. La question est posée par Jean-François DURAND, dans Péguy-Pascal. Un dialogue métaphysique, mémoire de maîtrise sous la direction de M. J. Plainemaison, Faculté des Lettres d'Avignon, p. 6
52. Cf. III, 416.
53. Nouvelle Revue française, 1er mai 1931, cité par Jean DELAPORTE, Connaissance de Péguy, op. cit., p. 82.
54. III, 1475.
55. Cf. ce qu'il disait à son ami Joseph Lotte, le 1" mai 1912 : « Il importe extrêmement de ne pas m'affubler en Père de l'Église ; c'est déjà beaucoup d'en être le fils... Les maçons et les vitriers de Notre-Dame qui sont mes grands-pères directs n'étaient point Docteurs et Pères de l'Église ». Cf. Joseph LOEB, Charles Péguy. Lettres et entretiens, Cahiers de la Quinzaine, premier Cahier de la dix-huitième série, Paris, L'Artisan du livre, 1927, p. 87.
56. III, 12.
57. Cf. III, 488. 572.
58. III, 964-965.