mardi 29 janvier 2013

En nommant... Timothy Radcliffe, la vie du baptisé est une vocation

La cérémonie du baptême commence par des questions, dont la première concerne le nom du candidat. On demande aux adultes : « Quel est votre nom ? » Au début du carême, les noms de ceux qui se préparent au baptême sont inscrits sur un registre, car désormais ils sont membres de « la maisonnée du Christ ». Ils ont commencé à en faire partie. Dans les toutes premières descriptions de la demande de baptême, pour exprimer en quoi cela consistait, on disait que quelqu'un « donnait son nom »1. La première question posée aux parents d'un enfant au baptême est : « Quel nom avez-vous choisi pour votre enfant ? »
L'une des premières tâches d'Adam dans la Genèse est de nommer. Dieu amène tous les animaux à Adam pour voir quels noms il leur donnerait. C'étaient des êtres vivants, et l'homme donna un nom à chacun (Gn 2, 19). Nommer, ce n'est pas seulement coller des étiquettes sur des choses pour nous rappeler ce que c'est. Nous prenons part à l'action de Dieu dans la création d'un monde ordonné et lourd de sens.
Toute chose existe parce que Dieu la convoque à être en la nommant. Au commencement Dieu dit : « Que la lumière soit », et la lumière fut ; qu'il y ait le soleil et lune ; qu'il y ait des arbres et des plantes, des oiseaux et des poissons. Dieu appelle à l'existence ce qui n'existait pas (Rm 4, 17). Ce n'est pas là une explication de l'univers qui entrerait en concurrence avec les théories du big-bang ou de l'évolution darwinienne. C'est la reconnaissance de l'étonnante gratuité de tout ce qui existe, c'est le miracle qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Chaque chose qui existe dit « oui » à Dieu par le seul fait d'être elle-même : Les étoiles brillent, joyeuses, à leur poste de veille ; il les appelle, et elles répondent « nous voici ! », elles brillent avec joie pour celui qui les a faites (Ba 3, 34). Les étoiles disent joyeusement oui à Dieu par leur éclat. Ce n'est pas la négation d'une quelconque explication scientifique de la naissance des étoiles, des géantes rouges ou des naines bleues. En fait la compréhension scientifique peut nous aider à parvenir à l'émerveillement, minuscule étincelle de l'étonnante gratuité de l'existence.
Nous collaborons avec Dieu en donnant des noms qui mettent en lumière ce que sont les choses. L'invention des langues parlées, les sept mille langues différentes de l'humanité, les noms donnés aux plantes et aux montagnes, les fines nuances du vocabulaire musical, les langages médicaux, le langage poétique, le tendre langage de l'amour, les langages juridiques, les langages philosophiques, les langages scientifiques, les mots obscurs du cybermonde, le jargon, les dialectes, tout cela prend part au perpétuel combat de l'être humain pour donner du sens à notre monde. Dieu n'a pas créé la terre comme un désert, il l'a formée pour qu'elle soit habitée (Is 45, 18). Quand nous nommons quelque chose, nous prenons part à l'action de Dieu qui crée un monde plein de sens dans lequel nous pouvons nous épanouir.
Mais Adam a besoin de plus que les seuls animaux. Il nomme Ève, qui à son tour l'appelle par son nom. Les êtres humains s'épanouissent quand ils se nomment les uns les autres. La création de bébés est plus que la simple pénétration de l'œuf par le sperme, conduisant à la grossesse et à la naissance. Le bébé est nommé pour qu'on puisse s'adresser à lui et qu'il parvienne à répondre. Ses parents et sa famille vont tourner autour de son berceau en faisant de drôles de têtes, en pinçant ses grosses joues et en l'appelant par son nom. On devient vivant en étant nommé dans l'amour. Votre nom ne court pas de risques dans la bouche de ceux qui vous aiment. Quand on aime quelqu'un, il est impossible que son nom ne vienne pas dans la conversation. On n'a que son nom à la bouche ; on le savoure. C'est une manière de dévoiler le secret de notre affection grandissante pour une personne : « Marie aime bien ce film elle aussi ; Marie va aller en vacances à Barcelone l'an prochain ; Marie aussi aime le curry ».
Le père Gregory Boyle, un jésuite qui s'occupe des jeunes embarqués dans la guerre des gangs de Los Angeles, a rapidement appris que la première chose à faire était de découvrir leur nom. Ils sont souvent surpris qu'il veuille les connaître ; et souvent leur réaction est celle-ci : « Qui ? Moi ? » Il lui faut doucement les persuader de dévoiler leur nom, au-delà de leur surnom, de leur nom de famille, de leur nom officiel, en allant jusqu'au nom que leur donne leur mère quand elle n'est pas en colère. Boyle décrit un tel moment avec un enfant surnommé Sniper : « Je le regarde partir vers un endroit un peu éloigné, où il n'était pas allé depuis pas mal de temps. Sa voix, son corps, sa façon de parler, tout son être prend une nouvelle apparence, là, devant mes yeux. Parfois — sa voix est très douce, je le souligne — parfois... quand maman n'est pas fâchée contre moi... elle m'appelle... Napito »2. Pas étonnant que les murs de nos villes soient couverts de noms gribouillés. Ce sont des gamins qui ont besoin de se rappeler à eux-mêmes qu'ils ont un nom. Peut-être « défigurent-ils » nos villes ; mais chaque graffiti rappelle quelqu'un dont le visage attend d'être reconnu.
Les parents choisissent des prénoms pour toutes sortes de raisons : à cause de l'endroit où l'enfant a été conçu — Paris Hilton, Brooklyn Beckham — ou bien parce que le nom est celui d'un membre de la famille ou d'un ami, celui d'une célébrité, d'un membre de la famille royale (William est un prénom de garçon très en vogue en Grande-Bretagne), d'un footballeur, d'une vedette de cinéma ou d'un chanteur pop. Les noms manifestent comment nous sommes le fruit du passé, comment nous appartenons au présent et quels sont les rêves de nos parents pour notre avenir.
Mais les noms peuvent aussi servir à exprimer du mépris ou à dénigrer des gens. Aux États-Unis, les patrons d'esclaves refusaient que ceux-ci utilisent leurs noms africains. Ils leur imposaient de nouveaux noms : Billy, Tom, Beth. Joseph Bruchac, un Indien d'Amérique de descendance abenaki, exprime dans un poème intitulé Baptême comment les noms peuvent nous ouvrir à la vie, ou bien nous opprimer :
Croyant que les gens
Étaient ou devenaient
Ce que désignait leur nom,
Ils se levaient avec le soleil,
Se nommaient eux-mêmes Aigle
Renard, Loutre, Faucon,
Ours sauvage et Cerf.
Puis de nouveaux venus arrivèrent ;
Depuis des temps immémoriaux,
Puisque leurs arrière-grands-pères avaient cherché
À soumettre rocs et torrents,
À posséder forêts et plaines,
Ils s'étaient donné
Les noms de Farmer (Paysan),
Smith (Forgeron) et Weaver (Tisserand),
Joiner (Menuisier), Carpenter (Charpentier),
Stoner (Casseur de pierres), Wright (Charron).
Puis ils donnèrent
Au peuple premier de nouveaux noms ;
Les hommes du gouvernement et les prédicateurs riaient
Quand ils baptisaient des Washington,
Wilson, Garcia, Smith,
Et ils s'attendaient à les voir changer.
Aujourd'hui encore,
Quand les noms dernier cri,
Citoyen, Band, Surgénérateur,
Portée de missile, Mine à ciel ouvert et Pipeline
Ont commencé à faire leur apparition,
Et à s'installer là où on avait auparavant Abri à barque,
Wigwam et Tipi (tentes), Wickiup et Hogan (huttes),
Les choses ne se sont pas terminées comme elles auraient dû.
Quelque part, se dit-on à l'oreille,
Sur les bords déchirés
D'un pays inachevé
Le soleil se lève et murmure de nouveau
Des noms que nous n'avons pas encore entendus,
Des noms qui ne tarderont pas à être prononcés.3
Quand les nazis sont arrivés au pouvoir en Allemagne et en Autriche, ils ont estampillé les cartes d'identité des juifs avec de nouveaux prénoms. Tous les hommes étaient appelés « Israël » et toutes les femmes « Sara ». Ces deux noms les identifiaient comme juifs, tout en effaçant leur individualité. C'était un avant-goût de ce qui allait se passer à Auschwitz, une parodie de la véritable attribution d'un nom, une déconstruction de la création de Dieu.
Les noms de la plupart des gens sont oubliés quelques années après leur mort. Ils disparaissent sans laisser de traces. Dans History Boys d'Alan Benett, Hector, le professeur, explique le poème « Le Tambour Hodge » de Thomas Hardy à l'un de ses élèves :
Ce qui est important c'est qu'il a un nom. Vous voyez, Hardy écrit sur les guerres zoulous ou plus tard, peut-être sur celle des Boers ; ce furent les premières campagnes où les soldats... les soldats ordinaires.., furent commémorés, les noms des morts consignés par écrit et inscrits sur un mémorial de guerre. Auparavant, les soldats... les simples soldats en tout cas, étaient tous des soldats inconnus et n'étaient pas honorés, bien au contraire : au XIXe siècle, il y avait une entreprise, dans le Yorkshire bien entendu, qui ramassait leurs os sur les champs de bataille pour les broyer et en faire de l'engrais.
Quand nous sommes baptisés, nos noms sont consignés sur un registre. C'est plus qu'un simple enregistrement de notre appartenance à l'Église, comme lorsque quelqu'un s'inscrit à un club ou reçoit la citoyenneté. C'est un signe que nos noms sont précieux aux yeux de Dieu. Nous sommes enrôlés comme membres de la maisonnée du Christ et nous appartenons ainsi à celui qui n'oublie jamais personne : Une femme peut-elle oublier son petit enfant, ne pas chérir le fils de ses entrailles ? Même si elle pouvait l'oublier, moi, je ne t'oublierai pas. Vois, que je t'ai gravé sur les paumes de mes mains (Is 49, 15-16).
Herbert McCabe écrivait : « Nous ne sommes pas seulement des "êtres humains" mais des "devenirs humains"… car, pour nous, être c'est avoir un temps de vie, un développement... notre temps de vie est une histoire de vie »4. Ce qui nous modifie, c'est d'entrer dans des conversations qui nous maintiennent ouverts. Nos noms ne font pas que nous identifier ; quand ils sont prononcés, c'est pour nous un appel à réagir, à nous joindre à la conversation et à devenir ainsi ceux que Dieu a créés pour les faire être. Sainte Catherine de Sienne disait à Stefano Di Corrada Maconi : « Si vous êtes ce que vous devez être, vous mettrez le feu dans toute l'Italie »5. Dans la Bible, Dieu appelle des personnages par de nouveaux noms pour signifier qu'ils ont une vocation nouvelle à créer son peuple. Abram devient Abraham (Gn 17, 5) et Saraï devient Sara (Gn 17, 15), parce qu'ils deviendront les ancêtres d'une grande nation, plus nombreuse que les étoiles. Jacob devient Israël (Gn 32, 29) comme le père des douze tribus. Et Simon devient Pierre, le Roc, celui sur lequel Jésus va bâtir son Église.
Selon toutes les manières dont notre nom est prononcé, nous sommes appelés à nous épanouir ou bien nous sommes dénigrés et opprimés. Nos noms sont prononcés avec amour ou avec mépris. Quand on s'adresse à nous avec affection — comme nos parents, nos amis, nos conjoints —, c'est un écho de la façon dont Dieu s'adresse à nous. Augustin se demandait pourquoi Dieu était silencieux pendant son enfance, puis il s'est rendu compte ensuite que Dieu s'était sans cesse adressé à lui à travers sa mère : « De qui étaient-elles, ces paroles, que tu as proférées à mes oreilles par l'intermédiaire de ma mère, ta fidèle servante, sinon de toi ? »6 C'est là Dieu qui commence à nous appeler à l'amitié et à la liberté.
Nos noms personnels peuvent suggérer ce que nous avons à devenir, notre vocation. L'évangile de Luc commence dans le Temple avec Zacharie, à qui est dévoilé le nom qu'il donnera à son fils bientôt à naître : Tu le nommeras Jean (Le 1, 13). Jean n'était pas un nom de sa famille. Le nom « Jean » implique qu'il quittera sa famille pour une vocation que ses parents ne peuvent encore ni comprendre ni imaginer. Son père devra le laisser partir pour l'œuvre du Seigneur :
Le huitième jour, ils vinrent pour la circoncision de l'enfant. Ils voulaient le nommer Zacharie comme son père. Mais sa mère déclara : « Non, il s'appellera Jean ». On lui répondit : « Personne dans ta famille ne porte ce nom-là ! » On demandait par signes au père comment il voulait l'appeler. Il se fit donner une tablette sur laquelle il écrivit : « Son nom est Jean ». Et tout le monde en fut étonné. À l'instant même, sa bouche s'ouvrit, sa langue se délia : il parlait et il bénissait Dieu [Le 1, 59-64].
Jean était un nom courant. Il signifie : « Le Seigneur a fait grâce ». Habituellement, la grâce, la miséricorde consistait dans le don qu'était l'enfant lui-même ; mais il exprime ici la vocation du bébé à être celui qui proclame que, dans son cousin Jésus, la grâce de Dieu fait irruption dans nos vies. Les noms peuvent donc être des signes de notre destinée.
Gregory David Roberts est un Australien qui connut une vie de violence et de crime avant d'être envoyé en prison. Il s'évada et partit pour l'Inde. Dans une biographie légèrement romancée, il décrit comment il découvrit progressivement qui il était appelé à être ; un tournant décisif dans sa vie fut un séjour dans un village hindou. Les femmes du village lui donnèrent un nouveau nom, Shantaram, qui signifie « l'homme de paix » ou « l'homme de la paix de Dieu ».
Il était arrivé dans ce village comme criminel endurci. Son visage et son corps disaient : « Ne me cherchez pas ». Mais les villageois ne pouvaient pas lire ce langage corporel australien. Et chaque fois qu'il essayait d'avoir un regard de brute, ils riaient et lui donnaient une petite tape sur l'épaule. Puis ils lui donnèrent son nouveau nom, qu'il reçut comme sa vocation, alors qu'il se tenait près d'une rivière sous la pluie :
Je ne sais pas s'ils ont trouvé ce nom dans le cœur de l'homme que j'étais à leurs yeux, ou bien s'ils l'y ont planté, comme une baguette magique, avec laquelle on fait des vœux, pour qu'il grandisse et fleurisse. Quoi qu'il en soit, qu'ils aient découvert cette paix ou qu'ils l'aient créée, la vérité est que l'homme que je suis est né dans ces moments-là, alors que je me tenais près des eaux gonflées, le visage levé vers la pluie chrismale. Shantaram. L'homme meilleur que, lentement, et beaucoup trop tard, j'ai commencé à être.
Mes parents ont nommé leurs enfants d'après les saints fêtés le jour de notre naissance, pour autant que ce ne fût pas trop affreux. Je suis né à la fête des saints Timothy, Hippolytus et Symphorianus. Je m'en suis tiré à bon compte, même si le grand-oncle qui m'avait baptisé utilisait, pour m'écrire à l'école, le titre de Maître Timothy Hippolytus Symphorianus Radcliffe, ce qui suscitait beaucoup de railleries à mon égard. Timothée signifie « celui qui honore Dieu ». Cela ne me décrit pas fidèlement ; mais mon nom est une invitation à devenir cette personne. Tous les noms n'évoquent pas un parcours à suivre. Un de mes amis s'appelle Graham, nom qui, m'a-t-on dit, signifie « carrière de gravier », ce qui n'est pas, je l'espère, sa glorieuse destinée. La comédie d'Oscar Wilde L'Importance d'être constant joue sur la façon dont un nom peut ou ne peut pas promettre un avenir. La bien-aimée ne voulait se marier qu'avec quelqu'un portant un nom honorable comme Ernest. Les membres des ordres religieux prennent souvent un nouveau nom quand ils s'engagent dans un nouveau mode de vie. Le maître des novices me menaça de me donner le nom de Cuckoofat (« gros coucou »). Ce Cuckoofat avait dû être un magnifique saint espagnol ; mais je n'aurais pas survécu une semaine avec le nom de Cuckoofat Radcliffe !
Ainsi, quand on nomme un enfant lors du baptême, on fait plus que lui accoler une étiquette commode. On le prépare à prendre part à la conversation de ceux qui l'aiment. Le fait de nommer l'enfant dans l'amour est la nourriture qui l'aidera à grandir pour devenir un être humain capable lui aussi d'en appeler d'autres dans l'amour. Mais cette conversation est le signe sacramentel de notre entrée en dialogue avec Dieu, qui nous transforme selon des modes que nous ne pouvons prévoir. Y a-t-il alors un risque à entrer en relation avec Dieu ? Ne sachant ce qu'il adviendra de nous, nous pourrions en avoir peur : il est dangereux de perdre le contrôle de notre identité. Peut-être ne serons-nous plus nous-mêmes, ou peut-être deviendrons-nous des gens à la piété inhumaine, des saints de pacotille ? Augustin s'écriait : « Ô Seigneur, fais que je reste Augustin ! »7 Mais la grâce de Dieu nous transforme seulement pour que nous puissions vraiment devenir pleinement nous-mêmes, à la fin du voyage, quand nous partagerons l'éternelle conversation d'amour qu'est la Trinité.
À son baptême Jésus fut nommé par son Père : C'est toi mon Fils bien-aimé. En toi j'ai mis tout mon amour (Mc 1, 11). Au baptême nous sommes nous aussi aspirés dans l'amour du Père pour le Fils. Nous faisons les délices de Dieu. Maître Eckart a écrit : « Dieu est totalement épris d'amour pour nous. C'est comme s'il avait oublié le ciel et la terre, comme s'il avait oublié toute sa sainteté et sa divinité et qu'il n'avait rien d'autre à faire que de s'occuper que de moi seul, pour me donner tout ce qui peut me réconforter »8. Nous n'entendons pas expressément Dieu nous parler. Quand nous nous adressons à Dieu, on dit que nous prions. Mais si nous disons que nous entendons Dieu s'adresser à nous, nous allons probablement avoir des problèmes ! Et pourtant, nous commençons à entendre le plaisir de Dieu dans la voix de nos parents et amis, et nous apprenons à y répondre.
C'est pourquoi la vie du baptisé est une vocation ; il doit être quelqu'un qui dit oui à Dieu et qui est embarqué pour un périple. Nous ne sommes pas appelés par notre nom une seule fois, aux fonts baptismaux ; mais nous continuons d'être appelés par Dieu jusqu'à temps de le voir face à face. À la confirmation, nous sommes appelés par un nom que nous avons choisi nous-mêmes : c'est le signe de notre maturité, comme quelqu'un qui doit façonner sa propre destinée. Notre nom est prononcé quand nous déclarons notre amour pour une personne au mariage ou dans des moments d'intimité. Notre nom est formulé quand nous assumons une nouvelle responsabilité, ou quand nous sommes ordonnés prêtres, et finalement il est écrit sur notre tombe, alors que nous attendons la voix qui nous appelle à la vie éternelle. Jésus appelle son ami : Lazare, viens dehors (Jn 11, 43). Je voulais utiliser cette citation comme titre d'une conférence à Los Angeles ; mais on m'en dissuada pour la raison qu'un tel titre, « Lazarus, come out », pouvait suggérer que Lazare était homosexuel.
Et, pour finir, le livre de l'Apocalypse écrit : Au vainqueur [...] je donnerai une pierre blanche et, gravé sur la pierre, un nom nouveau que personne ne connaît sinon celui qui le reçoit (Ap 2, 17). C'est l'un des passages les plus mystérieux d'un livre mystérieux 9, mais le sens général est clair : au bout du compte, c'est en Dieu que nous découvrirons qui nous sommes. Notre identité est à découvrir en Christ. Quand on est nommé au baptême, ce n'est pas pour recevoir une identité fixée une fois pour toutes, mais pour être invité à entrer en conversation avec Dieu et avec tous ses amis, un dialogue dans lequel, en fin de compte, sera dévoilé qui on est appelé à être. Tout comme on devient plus proche de Dieu en s'affranchissant de fausses idées sur Dieu, ainsi les baptisés deviennent ce qu'ils sont vraiment en se débarrassant de fausses images d'eux-mêmes, en se libérant d'identités qui les dévalorisent, qui les définissent par opposition aux autres, ou qui sont trop étroites. « Car seule la personne qui vit sa vie comme un mystère est authentiquement vivante »10.
Timothy Radcliffe, in Faites le plongeon (cerf)

1. E. YARNOLD, The Awe-Inspiring Rites of Initiation : Baptismal Homilies of the Fourth Century, Slough, 1971, p. 7.
2. G. BOYLE, Tattoos on the Heart : The Power of Boundless Compassion, New York - Londres - Toronto - Sydney, 2010, p. 54.
3. Avec l'autorisation de l'auteur.
4. H. McCABE, o.p., God Still Matters, Londres, 2002, p. 189.
5. Cité au cours du mariage du duc et de la duchesse de Cambridge, avec, pour des raisons bien compréhensibles, le remplacement de « l'Italie » par « le monde » (Lettres de sainte Catherine de Sienne, lettre 168, traduction française Marilène Raiola, Paris, Cerf, 2012).
6. AUGUSTIN, Confessions, II, 7, traduction française J.-Cl. Fraisse, dans AUGUSTIN, Confessions (I-III), Paris, Hatier, coll. « Profil - Textes philosophiques », 2008, p. 58.
7. Cité par A. GESCHÉ, La Destinée, Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 109.
8. Maître ECKART, Sermon 79, dans M. O'C. WALSHE, Meister Eckart : Sermons and Treatises, Londres - Shaftesbury, vol. 2, 1981, p. 307.
9. Voir R. H. WORTH Jr., The Seven Cities of the Apocalypse and Greco-Asian Culture, Mahwah, 1999, p. 143-153.
10. Stefan ZWEIG, cité par A. SMITH, There but for The, Londres, 2011.

lundi 21 janvier 2013

En actant... Jean Dubois, Libre arbitre et liberté

1. Liberté de choix et indétermination.
Dans l'indétermination du vouloir, l'homme prend conscience de sa liberté. Avant que j'ouvre ce livre l'emploi de mon temps était indéterminé. J'aurais pu indifféremment écouter la radio, aller au cinéma, rendre service, et je continue librement ma lecture parce qu'il m'est toujours possible de changer d'occupation. En cela j'ai conscience d'être libre. N'être pas nécessité à vouloir ceci plutôt que cela, tel est pour la plupart des hommes le sens de la liberté.
À vrai dire, ce n'est là qu'une première approche toute superficielle et provisoire du mystère de l'être libre. L'indétermination ne suffit pas à définir la liberté, ce serait l'identifier à une pure contingence. Être libre le dimanche ce n'est pas être indifférent à tous les loisirs possibles. Bien dérisoire serait cette liberté qui me trouverait le soir aussi indéterminé que le matin. L'indétermination n'est que le champ d'exercice de la liberté, l'occasion de sa manifestation. Ma liberté ne consiste pas dans une radicale indifférence vis-à-vis de tous les biens qui m'entourent. S'il en était ainsi, je serais livré au hasard, plus misérable que les êtres dépourvus de connaissance. La liberté de choix est une réalité positive, liée à la condition spirituelle. Chez les êtres matériels, la nature a en quelque sorte fixé par un jugement pré-établi le terme du mouvement. Homme, je juge moi-même du terme de mon désir, j'apprécie et je mesure la bonté des choses. Le libre arbitre est précisément le pouvoir de comparer tel bien au bien absolu, n'y aurait-il qu'un parti à prendre. Être libre c'est donc pouvoir juger du bien actuellement et immédiatement désirable. Par le libre arbitre, j'échappe à l'indifférence : plusieurs biens s'offraient tout à l'heure à mon opinion, j'ai élu celui de lire, je me suis déterminé.
Dire que la volonté n'est pas nécessitée à suivre le bien ainsi proposé serait encore faire équivaloir liberté et indifférence. Ce serait prétendre que l'appétit ne désire pas le bien jugé tel, et donc contredire la notion même d'appétit. Je ne puis vouloir le contraire de ce que j'ai ultimement jugé préférable, ce serait un non-sens : l'appétit suit le jugement.
2. Liberté de choix et déterminisme psychologique.
Le vrai problème est donc de se demander quelle force anime le jugement libre pour qu'il puisse exercer sur le vouloir une pesée déterminante. L'illusion de l'indifférence repose sur une expérience, courante hélas, qui semble nier cette pensée : « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas ». Que de fois il m'arrive de choisir un parti en sachant que le bien est ailleurs. Le médecin m'interdit de fumer. Je sais que cela me fait tort. J'en ai parfaitement conscience au moment où un ami me tend son étui à cigarettes. Néanmoins j'accepte. Il en va de même de tous les cas où, connaissant quelle est la loi ou quel serait le bien, je me dérobe. Le langage courant exprime cette duplicité si humaine : « il a agi contre sa conscience ».
Agir contre sa conscience, c'est aller contre le jugement serein et réfléchi, celui que je pose dans le calme, celui du moraliste. Cependant, même quand j'agis contre ma conscience, j'agis selon un jugement. Tout choix comporte, plus ou moins perceptibles, une délibération et un jugement. L'action humaine peut s'analyser sous la forme d'un syllogisme pratique dont le schéma le plus général serait : le bien est à vouloir, or tel acte est le bien, donc tel acte est à vouloir. La majeure est nécessaire, elle exprime la nature même de la volonté définie comme le désir du bien. La conclusion est la décision ultime qui ordonne immédiatement mon acte. L'option libre réside donc dans la mineure ; elle s'effectue dans le jugement où j'affirme : ceci est mon bien.
J'opte donc toujours pour ce qui me semble être le meilleur, pour ce que je juge être le bien. N'est-ce pas admettre, à l'opposé d'une liberté d'indifférence, un déterminisme du meilleur ? C'était la position de Leibniz : la liberté n'était pour lui qu'un déterminisme psychologique. L'homme ne serait-il qu'un automate spirituel sous le coup d'une nécessité morale ?
Cette illusion vient de ce que l'on juxtapose, comme des personnes distinctes, une intelligence abstraite et une volonté agissante pure. Oui, j'agis selon un jugement, mais celui-ci n'est pas la résultante d'un ensemble de raisons idéales. Affirmer : ceci est mon bien, c'est attribuer à un être limité la valeur déterminante du bien en soi. Or, nous l'avons vu, Dieu seul épuise la plénitude du bien. Il y a entre le Bien et les biens une marge irréductible où le jeu de la raison est indéterminé. Si mon jugement se fixe sur un bien ce ne sera donc pas en vertu des seules ressources de la pure raison. Je choisis le meilleur, mais le meilleur choisi n'est pas nécessairement le meilleur selon la raison. Mon choix ne peut être mis en équation rigoureuse, il y entre une part de non-rationnel. Ce non-rationnel n'est autre que l'élan même de l'affectivité. L'ultime jugement pratique est déjà imbibé de vouloir.
3. Raison et volonté dans l'acte libre.
Il n'est donc pas suffisant de dire que la volonté agit conformément au jugement qui lui propose le bien. Elle concourt d'elle-même à l'efficacité de ce jugement. Le libre arbitre est la maîtrise de la volonté sur le jugement qui la détermine.
L'intelligence est déterminée en regard de biens particuliers. L'élan de l'affectivité vient combler l'écart entre l'abstrait et le concret, entre la conclusion universelle de la morale ou de la conscience, et la réalité du présent que je vis. La volonté donne au jugement sa valeur d'efficacité existentielle.
Entre tous les biens qui se proposaient tout à l'heure à mon libre choix, je pouvais examiner celui qui était préférable. J'ai estimé que la lecture d'un austère traité de théologie était le moyen le plus convenable à l'obtention de la fin supérieure que je poursuis. Mais cette conclusion, tout idéale et raisonnable, n'avait en soi aucun mordant sur mon action. Elle n'était justement que raisonnable, elle n'avait pas seule la vertu de me faire agir. Ma volonté a dû intervenir.
Le jugement qui me fait agir n'est plus une simple conclusion spéculative : ceci est à faire, il est préférable de lire ; c'est un ordre : fais ceci, il faut te mettre à l'étude. Le mouvement affectif qui m'emporte vers l'agir donne à ma raison une prise sur la réalité concrète dé l'action. La proposition morale n'est plus universelle et abstraite, elle me détermine efficacement, maintenant : le jugement qui m'a déterminé c'est celui que j'ai vécu en ouvrant mon livre et en me mettant à lire.
Ainsi le jugement ne devient ultime qu'en vertu du vouloir lui-même. La présence de ce dynamisme affectif apparaît nettement dans tous les cas où il gauchit la décision raisonnable. La raison me dit bien qu'il ne faut pas fumer, mais, dans les circonstances où je me trouve, la tentation est si forte, cela me semble désirable. Fumer me fait tort, je le sais, mais dans le cas présent j'apprécie ce plaisir comme un bien. Cela nuit à ma santé, trouble mes habitudes, bouleverse même mes principes moraux. L'ultime jugement pratique me détermine néanmoins dans ce sens.
On comprend que le meilleur choisi concrètement n'est plus nécessairement le meilleur en soi. Je suis enclin à envisager dans les biens particuliers le seul aspect qui m'agrée, refusant d'en considérer l'autre face. Le faux bien peut ainsi avoir raison de bien. On voit tout le trouble que peut apporter dans le jugement moral l'affectivité inférieure. Le délectable le plus vil peut prendre raison de désirable, la concupiscence qui augmente le volontaire en dévie également l'élan.
Il est donc vrai de dire que le motif le plus puissant l'emporte, mais ce n'est pas le plus puissant en raison pure, abstraitement. C'est celui auquel mon dynamisme affectif a donné d'être plus puissant.
4. L'acte libre, acte de la personne.
La causalité du motif abstrait n'est donc que relative. Pour passer de la conclusion rationnelle à l'absolu de l'acte, il faut invoquer le vouloir lui-même. Le jugement détermine le vouloir, le vouloir conditionne le jugement. Selon toute apparence nous voici au rouet !
Non, car dans l'intime relation de l'intelligence et de la volonté gît précisément le mystère de l'acte libre. Nous avons dégagé plus haut le rôle respectif des deux puissances dans l'activité volontaire. L'intelligence meut la volonté en lui présentant son objet. La volonté, ayant l'initiative de son exercice, meut l'intelligence et la pousse à sa décision ultime. Motion objective, motion d'exercice, il importe de manier cette analyse avec délicatesse ; voyons quelle en est la portée.
Il ne s'agit évidemment pas de séparer les deux puissances de l'âme comme deux individus antagonistes. L'esprit humain incline à de tels durcissements. Intelligence et volonté sont puissances de la même âme et elles s'enveloppent mutuellement dans cette unité essentielle. L'âme agit par elles. Comme dans la mystérieuse interaction de l'âme et du corps, il y a entre intelligence et volonté réciprocité vivante, cercle vital et non cercle vicieux. L'analyse de leurs rôles respectifs permet de dégager les composantes d'un acte unique, l'acte de la personne qui est le tout agissant. C'est sous le bénéfice de cette analyse qu'on a situé l'acte libre par rapport aux extrêmes : il n'est ni l'indifférence radicale d'un vouloir aveugle, ni le déterminisme d'un jugement rigoureux.
Entre ces deux extrêmes, le mystère subsiste. On ne rend pas plus raison du secret de l'acte libre que de la connaissance ou de l'amour. L'analyse a eu pour but, non d'évacuer le mystère, mais de le cerner d'aussi près que possible. Fruit de l'action réciproque des deux pouvoirs spirituels de l'homme, l'acte libre est un jugement voulu ou un vouloir jugé.
Jugement voulu, vouloir jugé, Aristote préférait déjà cette seconde appellation. Des deux composantes de l'acte volontaire, lumière de la raison, dynamisme de la volonté, celle-ci semble jouer le rôle majeur. Le libre arbitre est un dynamisme éclairé, c'est pourquoi on l'a défini comme la maîtrise de la volonté sur le jugement qui la détermine.
Je choisis selon ce que je suis. Il y a au fond de moi-même une secrète complicité avec certains biens dans lesquels je me retrouve. Cette tendance me définit, elle révèle mon être intime, elle crée en moi une affinité qui conditionne mon jugement. Le secret de l'acte libre est celui du moi désirant et voulant. La liberté révèle et mesure ma personne.
5. Libre arbitre et liberté.
Le choix révèle le moi, mais si mon acte libre trahit ce que je suis, c'est aussi mon acte libre qui me construit. L'expérience de ce fait est une des perceptions initiales de la pensée existentialiste. C'est ce qu'exprime un J.-P. Sartre en disant que l'homme est liberté. Mais son système l'oblige à interpréter l'acte libre comme un choix imprévisible qui définit celui qui le pose, donnant le sens de la situation présente, et un sens nouveau à son passé, instituant son être, créant sa règle morale et son univers tout entier. L'homme n'est ainsi « rien d'autre que son projet » 1, il s'identifie à l'option présentement vécue. C'est retrouver sous une forme plus subtile la liberté d'indifférence poussée jusqu'à la plus radicale des contingences, celle de l'absurde.
Outre un mépris des valeurs transcendantes, il y a dans une telle philosophie une méconnaissance du caractère durable de nos actes. Ceux-ci laissent en nous leurs traces, ils nous modèlent. Notre personnalité s'édifie dans le devenir, c'est par les actes du libre arbitre que nous la construisons.
Par leur intensité ou leur répétition en effet, les actes libres créent en nous des aptitudes nouvelles à l'action, ils laissent en notre âme des inclinations à désirer la fin librement choisie. Il ne s'agit pas de l'automatisme des habitudes corporelles, mais d'un empressement de l'âme qui devient de plus en plus allègre. Par le seul jeu de notre libre arbitre nous pouvons nous établir dans un état de liberté. Cette liberté voulue et construite peut sans cesse être refusée ou détruite, mais ma liberté d'hier pèse sur ma liberté d'aujourd'hui. Il reste vrai que j'agis selon ce que je suis, mais je me fais en agissant.
Le vertueux qui a intensément choisi le bien et qui persévère dans son option bénéficie d'une facilité croissante, il va vers la parfaite liberté de celui qui, dégagé de la servitude des passions, tend sans obstacle et sans résistance vers le bien raisonnable. Le libre arbitre est l'instrument de cette libération, il est au service de la liberté spirituelle.
Cette dernière affirmation demande une explication où l'on récapitulera d'ailleurs toute notre théorie du volontaire. Le libre arbitre peut être appelé la liberté de choix. Cette liberté de choix n'épuise pas toute la richesse de liberté, on peut pousser plus loin la réflexion et faire droit aux philosophies qui lient intimement la liberté à la personne.
Au delà de la liberté de choix, à la source même, il y a une liberté métaphysique, nous l'appellerons volontiers liberté de spontanéité 2. Celle-là était absence de nécessité, celle-ci est absence de contrainte : c'est la liberté de l'être qui suit sans violence son mouvement naturel. La pierre tombe librement, l'oiseau construit librement son nid, quand rien ne vient s'opposer au mouvement spontané et nécessaire de leur nature. La liberté de spontanéité n'est donc pas autre chose que la possibilité pour un être de tendre librement vers sa fin. Elle est identique à la nécessité qui vient du dedans.
La liberté est une nécessité ! Quel paradoxe ! En remontant les degrés de l'être nous observons un épanouissement croissant et parallèle de l'intériorité et de la spontanéité. Au niveau des êtres conscients, l'intériorité devient immanence, la spontanéité devient initiative, indépendance, maîtrise de soi. La liberté de spontanéité est, dans les natures spirituelles, le jaillissement nécessaire et naturel du vouloir. Elle atteint en Dieu sa perfection souveraine : l'amour nécessaire que Dieu se porte est un élan de parfaite liberté. En l'homme, la liberté de spontanéité est le désir nécessaire du bien.
Nous dissolvons trop souvent hélas notre liberté de spontanéité dans notre liberté de choix. Nous croyons à tort que l'homme peut choisir sa fin essentielle comme il choisit son métier, ses distractions, ses amours, ses moyens d'action. En réalité, il y a dans le cœur de l'homme un irrécusable désir d'imiter le modèle divin, d'atteindre la parfaite indépendance de la liberté divine. L'homme est fait pour une liberté de spontanéité.
Que sera cette spontanéité sinon le désir même de Dieu, car il n'y a qu'une fin ultime, objet non de notre choix mais de notre élan naturel et nécessaire. L'homme parfaitement libre est donc celui qui a découvert quel est le souverain bien, celui dont la volonté se coule dans le vouloir même de Dieu. La parfaite liberté est donc un acquiescement à l'Autre, une remise de soi à Dieu.
Cette liberté est pour nous le terme d'une libération progressive. Nous avons à nous dégager librement de l'esclavage de la chair et du péché. Chacun de nos choix implique un consentement et un détachement. Le libre arbitre, liberté de choix, est l'instrument de cette libération. Lorsque le choix sera résorbé dans la spontanéité, alors régnera la véritable liberté, le déterminisme de la Fin ultime.
Livrés à nos seules forces d'homme nous aurions la tragique certitude de tendre vers un achèvement impossible, une libération jamais atteinte. Le chrétien sait que cette libération est acquise et qu'il ne la réalise pas seul. Il possède en la grâce le germe d'une liberté sublime, la liberté des enfants de Dieu, et il va vers son accomplissement. L'Esprit-Saint est en lui, lumière et force, lucidité de l'intelligence, maîtrise du vouloir, spontanéité divine de l'Amour qui crie vers le Père. La Jérusalem céleste enfante des fils libres de la véritable liberté : « Là où est l'Esprit de Dieu, là est la liberté ».
Jean Dubois, op, in Initiation théologique, tome III, Les actes humains (1953)

1. J.-P. SARTRE, L'existentialisme est-il un humanisme ?, Nagel, Paris, 1946, pp. 22-23.
2. L'expression est de Jacques Maritain, dans son article sur L'idée thomiste de la liberté, paru dans la Revue thomiste de juillet-septembre 1939 et publié depuis dans le volume d'essais De Bergson à saint Thomas d'Aquin, Paris, Hartmann, 1947.

mardi 8 janvier 2013

En prêchant... Saint Antoine de Padoue, aux poissons


XL. DU MIRACLE QUE DIEU FIT QUAND SAINT ANTOINE, A RIMINI, PRÊCHA AUX POISSONS DE LA MER.
VOULANT le Christ béni démontrer la grande sainteté de son très fidèle serviteur saint Antoine, et combien dévotement se devait ouïr sa prédication et sa doctrine sainte ; par les animaux non raisonnables, une fois entre autres, c'est à savoir par les poissons, reprit la sottise des infidèles hérétiques, de la façon dont anciennement, dans le vieux Testament, par la bouche de l'ânesse, il avait repris l'ignorance de Balaam. Dont étant une fois saint Antoine à Rimini, où y avait grande multitude d'hérétiques, les voulant réduire à la lumière de la vraie foi et à la voie de la vérité, pendant moult jours leur prêcha et disputa de la foi du Christ et de la sainte Écriture ; mais eux non seulement ne consentant pas à ses saints parlers, mais même comme endurcis et obstinés ne le voulant ouïr, saint Antoine un jour par divine inspiration s'en alla à la bouche du fleuve auprès de la mer ; et demeurant ainsi à la rive entre la mer et le fleuve, commença de dire en manière de prêche de la part de Dieu aux poissons : Oyez la parole de Dieu, vous poissons de la mer et du fleuve, puisque les infidèles hérétiques esquivent de l'ouïr. Et sitôt qu'il eut dit ainsi, soudainement vint vers lui à la rive, telle multitude de poissons grands, petits et moyens, que jamais en toute cette mer ni en ce fleuve n'en fut vue si grande multitude ; et tenaient tous le chef hors de l'eau, et demeuraient tous attentifs vers la face de saint Antoine, et tous en grandissime paix et mansuétude et ordre : pour ce que devant et plus près de la rive se tenaient les poissons plus petits, et après eux se tenaient les poissons moyens ; puis derrière, où était l'eau plus profonde, se tenaient les poissons plus grands. Étant donc en tel ordre et disposition arrangés les poissons, saint Antoine commença de prêcher solennellement, et dire ainsi : Mes frères poissons, moult êtes-vous tenus, selon qu'il vous est possible de remercier votre Créateur, qui vous a donné un si noble élément pour votre habitation ; d'autant que, comme vous plaît, vous avez les eaux douces et salées, et vous a donné moult refuges à esquiver les tempêtes ; vous a encore donné un élément clair et transparent, et une nourriture par laquelle vous puissiez vivre. Dieu, votre Créateur courtois et bénin, quand il vous créa, vous donna commandement de croître et multiplier, et vous donna sa bénédiction ; puis quand fut le déluge général, mourant tous les autres animaux, Dieu vous réserva seuls sans dommage. Ensuite, vous a donné les nageoires pour pouvoir courir partout où vous plaît. À vous fut concédé, par commandement de Dieu, de conserver Jonas le prophète, et après le tiers jour le rejeter à terre sain et sauf. Vous offrîtes le cens à notre Seigneur Jésus Christ, lequel, comme un pauvre homme, il n'avait de quoi payer. Vous fûtes aliment de l'éternel roi Jésus Christ avant la Résurrection et depuis, par singulier mystère. Pour toutes lesquelles choses moult êtes tenus de louer et de bénir Dieu qui vous a donné tant et tels bienfaits plus qu'aux autres créatures. À ces et autres semblables paroles et enseignements de saint Antoine, commencèrent les poissons d'ouvrir la bouche et incliner le chef, et avec ces et autres signes de révérence, selon les moyens qu'ils pouvaient, louaient Dieu. Alors saint Antoine, voyant telle révérence envers Dieu leur Créateur, se réjouissant en esprit, à haute voix dit : Béni soit Dieu éternel, pour ce que plus l'honorent les poissons aquatiques que ne font les hommes hérétiques ; et mieux oyent sa parole les animaux non raisonnables que les hommes infidèles. Et tant plus saint Antoine prêchait, tant plus croissait la multitude des poissons, et pas un ne se partait de la place qu'il avait prise. À ce miracle commencèrent de courir les gens de la cité, parmi lesquels y vinrent même les hérétiques susdits, lesquels, voyant le miracle si merveilleux et manifeste, touchés de componction dans leurs cœurs, tous se jetèrent aux pieds de saint Antoine pour ouïr sa parole.
Alors saint Antoine commença de prêcher de la foi catholique, et si noblement en prêcha, qu'il convertit tous ces hérétiques, et les fit retourner à la vraie foi du Christ, et tous les fidèles en restèrent avec grandissime allégresse confortés et fortifiés dans la foi. Et fait cela, saint Antoine licencia les poissons avec la bénédiction de Dieu, et tous se partirent avec merveilleux actes d'allégresse, et semblablement le peuple. Et puis saint Antoine demeura en Rimini moult jours, prêchant et faisant moult fruit spirituel d'âmes. À la louange du Christ. Amen.

Les Petites Fleurs de François d'Assise
Traduites par André Pératé
Illustrées par Maurice Denis
Librairie de l'art catholique, 1926

En prêchant... Saint François d'Assise, nu


XXX. DU BEAU PRÊCHE QUE FIRENT EN ASSISE SAINT FRANÇOIS ET FRÈRE RUFIN, QUAND ILS PRÊCHÈRENT NUS.
LEDIT frère Rufin, par la continuelle contemplation, était si absorbé en Dieu, qu'il était devenu presque insensible et muet, et de très rares fois parlait et encore il n'avait la grâce ni la hardiesse ni la faconde du prêcher. Néanmoins saint François une fois lui commanda qu'il allât à Assise, et prêchât au peuple ce que Dieu lui inspirerait. Dont frère Rufin répondit : Révérend père, je te prie que tu me pardonnes et ne me mandes là ; pour ce que, comme tu sais, je n'ai la grâce du prêcher, et suis simple et idiot. Alors dit saint François : Pour ce que tu n'as obéi promptement, je te commande par sainte obéissance que nu comme tu naquis, avec les seules braies, tu ailles à Assise et entres en une église et ainsi nu prêches au peuple. À ce commandement, ledit frère Rufin se dépouille, et s'en va nu à Assise, et entre en une église ; et faite la révérence à l'autel, monte dessus la chaire et commence de prêcher ; de laquelle chose les enfants et les hommes commencèrent de rire, et disaient : Or voici que ceux-là font telle pénitence qu'ils deviennent stupides et hors d'eux-mêmes. Entre temps, saint François, repensant à la prompte obéissance de frère Rufin, lequel était des plus gentilshommes d'Assise, et au dur commandement qu'il lui avait fait, commença de se reprendre soi-même, disant : Dont te vient telle présomption, fils de Pierre Bernardone, vil petit homme, de commander à frère Rufin, lequel est des plus gentilshommes d'Assise, qu'il aille nu prêcher au peuple comme un fol ? par Dieu, tu éprouveras en toi ce que tu commandes aux autres. Et tout soudain en ferveur d'esprit il se dépouille nu semblablement, et s'en va à Assise, et mène avec soi frère Léon pour porter son habit et celui de frère Rufin. Et le voyant semblablement les Assisains, se gaussaient de lui, réputant que lui et frère Rufin fussent devenus fous par le trop de pénitence. Entre saint François dans l'église où frère Rufin prêchait ces paroles : Ô très chers, fuyez le monde, laissez le péché, rendez le bien d'autrui, si vous voulez esquiver l'Enfer ; observez les commandements de Dieu, aimant Dieu et le prochain, si vous voulez aller au ciel ; et faites pénitence, si vous voulez posséder le Royaume du Ciel. Et alors saint François monte nu dessus la chaire, et il commence de prêcher si merveilleusement du mépris du monde, de la sainte pénitence, de la pauvreté volontaire, du désir du royaume céleste, et de la nudité et opprobre de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ, que tous ceux qui étaient au prêche, hommes et femmes en grande multitude, commencèrent de pleurer très fortement avec incroyable dévotion et componction de cœur ; et non seulement là, mais par tout Assise fut en ce jour un tel pleur de la Passion du Christ, que jamais n'y en avait eu de semblable. Et ainsi édifié et consolé le peuple de l'acte de saint François et de frère Rufin, saint François rhabilla frère Rufin et soi-même ; et ainsi rhabillés s'en retournèrent au couvent de la Portioncule, louant et glorifiant Dieu, qui leur avait donné grâce de se vaincre eux-mêmes, par mépris de soi, et d'édifier les ouailles du Christ avec bon exemple, et démontrer combien est à mépriser le monde. Et en ce jour crût tellement la dévotion du peuple envers eux, que bienheureux se réputait qui pouvait toucher l'ourlet de leur habit. À la louange du Christ béni. Amen.


Les Petites Fleurs de François d'Assise
Traduites par André Pératé
Illustrées par Maurice Denis
Librairie de l'art catholique, 1926

lundi 7 janvier 2013

En approchant... Michael de La Bédoyère, Le cœur du christianisme

J'aimerais évoquer, dans un dernier chapitre, le point de vue de ceux qui sont en dehors de l'Église visible cela me permettra de souligner certains traits qui nous intéressent aussi, nous qui vivons à l'intérieur.
Il fut un temps où je trouvais particulièrement difficile d'accepter ou de comprendre comment l'Église catholique pouvait être la seule et vraie Église. Il me semblait bien plus raisonnable de dire qu'elle était le centre, le foyer ou la couronne de la vérité religieuse, dont on découvrait une part dans les autres communions chrétiennes, et même dans les religions non-chrétiennes, et païennes. La raison en était simple : lorsqu'on m'enseignait les énoncés de doctrine, je n'en avais jamais saisi le fondement, ni la signification réelle. Si l'Église catholique est, comme nous l'avons vu, le Christ visiblement continué dans le temps d'une manière mystique, il serait aussi déraisonnable de nier qu'elle est la seule vraie Église que de nier que le Christ est la Voie, la Vérité et la Vie. Mais cela ne veut pas dire que l'Église possède un monopole de vérité spirituelle, en ce sens qu'en dehors d'elle, aucune religion, aucune personne n'en puisse posséder une parcelle. Parce que le soleil nous réchauffe, nous n'affirmerons pas que la chaleur n'appartient qu'à lui. Le Christ, de toute éternité, est le Médiateur entre Dieu et l'homme, permettant ainsi à l'homme de participer à l'amitié de Dieu ; de même l'Église, le Corps Mystique du Christ, prolonge la Médiation du Christ jusqu'au dernier jour, dans notre univers spatial et temporel. « L’Église, fidèle au mandat reçu de son Fondateur, continue la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, principalement par la sainte liturgie »1. Mais les fruits, les grâces, la connaissance et la proximité de Dieu, sont d'une manière plus normale, plus pleine et plus claire, mis à la disposition des membres de l'Église, à condition toutefois qu'ils prennent avantage de ce qui leur a été offert ; ils n'en sont pas pour autant réservés à eux seuls. Seulement, tout ce qu'un homme connaît ou a connu de Dieu, et reçoit ou a reçu de Dieu, il l'a connu et reçu par l'intermédiaire du Christ, et par conséquent par l'intermédiaire de son Corps Mystique. Le Christ nous l'a dit. Le Saint-Esprit l'inspire de cette manière. Dieu l'a ainsi voulu. Par ce moyen, l'humanité a reçu une garantie de la vérité divine stable et visible, dans tout le détail de ce qu'elle requiert ; elle a reçu en même temps le moyen précis et concret pour être remplie de Dieu, et changée dans son être de l'ordre de la nature dans celui du surnaturel.
Maintenant, ici, un catholique risque aisément de se méprendre. Il peut être tenté de croire que puisque l'Église est la vérité, il n'existe aucune possession d'aucune vérité, aucune possibilité de salut, sauf si l'on appartient à l'Église d'une manière actuelle et visible. Ou bien, s'il est d'esprit large et accommodant, il admettra que le salut est automatique et universel, bien qu'il s'effectue par l'Église sans qu'on puisse parler de monopole. Nous ne savons strictement rien sur le nombre de ceux qui aboutiront à contempler Dieu face à face. Mais nous savons que le Christ est venu pour sauver tous les hommes : aucun ne se perdra, sinon par sa propre faute. D'où le simple bon sens déduira que la vérité du Christ rejoint ceux qui ne la rejettent pas de façon délibérée, qu'elle leur soit offerte sous la forme de la grâce de la vraie foi, ou selon la manière particulière dont Dieu parlera à ces cœurs en qui il réside aussi. L'histoire des religions et des civilisations est pleine de signes et de symboles, pleine d'hommes choisis et inspirés, et l'on peut interpréter ces faits comme s'ils exprimaient un certain rayonnement de l'Incarnation. On y retrouve pourtant un élément qui doit mourir, et un autre qui doit survivre, parce que la révélation de Dieu n'a pas accompagné le rayonnement, la grâce. Cependant le Christ lui-même a dit qu'il ne venait pas seulement pour les brebis perdues de la maison d'Israël, mais pour tous les hommes, même si les circonstances temporelles de la Révélation ont empêché qu'il les atteignît tous.
Il s'ensuit que du point de vue catholique, la manifeste invitation du Christ à enseigner toutes les nations nous impose, s'il en était besoin, une obligation de répandre la vraie foi ; et du point de vue des non-catholiques, celle de rechercher la vérité dans la charité, qui est Dieu. L'élan joyeux des catholiques, pour user encore une fois du mot de von Hügel, à diffuser la bonne nouvelle, ne doit pas entraîner chez les autres une gêne en face de leurs prétentions ; mais provoquer un effort pour trouver Dieu, et le réaliser dans son amour et dans celui du prochain, laissant à Dieu le soin d'inspirer et de guider sur la vraie route, s'il le désire. La pleine vérité est une grâce qui relève de Dieu seul. Elle nous oblige d'une manière spéciale à ne pas juger ceux qui sont en dehors de l'Église ; mais à prier pour que la volonté de Dieu sur eux s'accomplisse ; efforçons-nous de vivre de notre mieux la foi visible, et d'approcher de ce qu'elle est dans le royaume éternel et invisible de Dieu. À coup sûr, notre effort apostolique pour répandre la bonne nouvelle sera d'autant plus efficace que nous y réussirons davantage. Car une grande partie de ce qu'on a appelé à tort le christianisme : la civilisation chrétienne, les agressions et les exploitations commises en son nom, ont été un scandale, non un objet d'édification.
L'essence de la religion, pour celui qui n'est ni catholique, ni même chrétien, ne diffère aucunement de ce qu'elle est pour le croyant. Tous sont appelés, aussi pleinement que lui, à trouver leur fin, qui est connaître, aimer, servir Dieu, en réalisant plus étroitement Dieu dans cette vie, sur le plan individuel et social, afin d'être dans l'autre unis à lui. La différence entre ces deux cas réside dans les moyens visibles de salut. Tous ceux qui sont sauvés le sont par le Christ et par son Église ; mais pour certains, ce salut leur vient par les moyens visibles que le Christ a révélés, et par la vérité doctrinale qui est la richesse spirituelle de l'Église ; mais les autres, sans faute de leur part, ne peuvent voir qu'il en est ainsi, et qu'il doit en être ainsi, parce qu'ils n'ont peut-être jamais connu l'Église catholique : Dieu trouvera une manière à lui de les incorporer au royaume, pour la venue duquel nous prions tous. « Sans faute de leur part », mais souvent par notre faute : nous négligeons d'employer les moyens que nous comprenons, ou devrions comprendre, et qui permettent de témoigner par le genre de vie, la valeur, l'attitude d'esprit, de ce qu'est un vrai chrétien, et pas seulement le « bon catholique » conformiste 2.
Nous comprenons fort mal l'esprit de l'homme moderne, et je crois bien que nous sommes coupables de cette incompréhension. Nos habitudes de controverse dérivent encore de cette époque où l'occidental acceptait en général le christianisme, et certainement le théisme, mais on le basait alors sur les prétentions de l'Église à en être la seule forme authentique. Ce genre de controverse à l'intérieur du christianisme a provoqué un intérêt particulier pour des détails d'écriture et d'histoire, de succession apostolique et d'ordinations valides, de prédestination et de libre arbitre, de foi et des œuvres. Sur de tels sujets, il est facile de s'embourber dans les détails, d'accorder à la forme une importance usurpée, et de réduire la religion à une rubrique, à un mot, même à une lettre. Je ne veux pas dire que tout cela n'avait pas une immense importance, mais le résultat en a été qu'on a considéré comme allant de soi le cœur de la religion, et qu'on s'est concentré sur des aspects extérieurs et historiques, aussi sérieux qu'on voudra. Mais l'homme d'aujourd'hui ne s'intéresse ni peu ni prou à de telles questions. Son attitude est bien plus simple, et plus fondamentale. Il désire savoir si la vie a un sens, s'il existe un Dieu, et dans ce cas, ce qu'est Dieu ; si la religion offre une valeur quelconque pour aider les pénibles efforts de l'homme qui veut décider et bâtir un monde paisible et civilisé ; si elle n'est pas ce qu'elle paraît trop souvent égoïsme déguisé, recherche de la puissance, nationalisme ; si ce n'est pas cette perte de la vraie religion qui explique peut-être la ruine contemporaine de tant de nobles espoirs.
Cette question fondamentale a au moins le mérite de ramener le chrétien ou le catholique à la nature essentielle, au but de la religion, à Dieu lui-même, et à montrer comment, à partir de là, les grandes vérités du catholicisme trouvent leur place dans tout le drame de Dieu et de l'homme, de Dieu et de l'humanité, de Dieu et de l'individu que je suis. Tel fut du moins mon cas : au milieu de ma vie, j'ai dû me rééduquer dans cette foi que j'avais reçue dans mon enfance, et dans laquelle j'avais laborieusement grandi. Mais cela me paraît le point de vue d'une minorité. La plupart des chrétiens semblent encore disposés à n'avoir en vue, que les hérésies et les schismes, les problèmes moraux de mariage et de sexualité, l'observance rituelle et l'enseignement du catéchisme, tout en tolérant et supportant bien des choses qui sont incompatibles avec la charité dans le monde. Le résultat est chaque année un petit nombre de convertis, bien moins grand, semble-t-il, que le total de ceux qui s'éloignent. Mais le vaste monde n'est nullement transformé, parce qu'il ne comprend pas ce dont il s'agit. Son cœur a été fait pour Dieu, qu'il le sache ou non, et il ne trouve pas Dieu dans le christianisme, ni dans le catholicisme, tels qu'il les connaît. Il ne le découvre pas dans ce qu'il peut voir de l'Église, ou dans le membre individuel de l'Église ou dans les nations « chrétiennes ». S'il apercevait pourtant Dieu dans le catholique, il éprouverait peu de difficultés à discerner la gloire, la richesse et l'amour de Dieu dans la doctrine et la liturgie de l'Église de Dieu.
Nous pouvons, nous aussi, beaucoup apprendre en creusant le fondement et le sens de tant de choses que nous en sommes venus à accepter comme allant de soi, et comme autant d'habitudes. Trop facilement nous aboutissons à une sorte d'automatisme religieux, comme si la liturgie, le rituel, les prières, les dévotions, étaient quelque chose de mécanique, comme ces appareils automatiques où il suffit de glisser une pièce de monnaie pour retirer des cigarettes. D'autres tombent aussi aisément dans l'erreur opposée, et pensent que tout cela est sans intérêt réel. Mais la liturgie, la messe, les sacrements, les grandes dévotions, ont une importance immense. D'abord, parce qu'ils nous permettent, si nous les utilisons comme il convient, d'accomplir d'étonnantes œuvres spirituelles où Dieu joue le rôle qu'il y a décidé, et nous a révélé, pour rendre le spirituel dans nos vies aussi aisé que possible ; mais aussi parce que tout ce qui appartient au Corps Mystique du Christ conspire à maintenir notre perspective religieuse correcte, saine et équilibrée. On y trouve un parfait équilibre de religion individuelle et sociale. Nous nous appartenons tous l'un à l'autre dans le Christ, pour que l'on puisse, à travers tout le monde et l'humanité entière, contempler le Christ visible. Et à travers le Christ et l'entité sociale mystique de l'Église, chacun de nous peut lire sa destinée éternelle : se réaliser en Dieu et s'unir à lui, Réalité des réalités, Vérité de la vérité, Bonté de la bonté, Beauté de la beauté, en qui toutes ses créatures qui acceptent leur destinée seront comblées au royaume des cieux, dans la communion des saints.
Mésestimer tout cela, l'imaginer de peu d'importance, c'est avouer ne rien comprendre au sens de l'Incarnation. Mais c'est faire de Dieu un despote arbitraire, et non un Père à l'éternel amour, que de le croire lié par sa propre révélation et par ses dons à laisser dans des ténèbres extérieures, privés de spirituel, ceux qui ne peuvent obtenir l'accès total à cette révélation. Ce n'est pas connaître Dieu, ni comprendre la nature de ses dons.
En plus des non-catholiques, il y a des millions de catholiques à qui leurs conditions d'existence rendent impossible une vie liturgique complète. Beaucoup n'entendent la messe que rarement. Si nous jugeons l'Église, la liturgie et la messe comme des distributeurs automatiques d'ordre spirituel, et en parlons de cette manière, il n'est pas surprenant que des catholiques ainsi formés s'éloignent de l'Église, et oublient peu à peu tout ce qui concerne le spirituel, sauf peut-être au lit de la mort. Mais s'ils savaient que Dieu peut s'avancer vers eux, s'ils perdaient l'opportunité de la pratique régulière, ils auraient une bien meilleure chance de maintenir la plénitude de leur foi. Pour beaucoup, ce ne sera jamais facile, et plus ils comprendront ce que sont réellement la messe et les sacrements, et plus leur sacrifice leur coûtera. Tous les catholiques savent quelle consolation, quel réconfort spirituel leur sont offerts dans une bonne confession, dans la messe et la sainte communion. C'est une très lourde perte que d'en être privé, peut-être pendant de longues périodes. Mais c'est une perte qui peut être compensée, si nous en avons la volonté, et si on nous a enseigné le moyen de le faire, en d'autres termes, si nous avons appris le sens réel de la religion.
C'est là que prend tant de valeur l'approche mystique de la religion que l'on a si souvent négligée. Si nous réalisons que le royaume de Dieu est au-dedans de nous, que Dieu est toujours au plus intime de notre être, tout proche du « fond » de notre âme, et que notre pèlerinage spirituel est à l'intérieur, non vers l'extérieur, à travers les profondeurs du moi jusqu'à la présence intime de Dieu ; si nous comprenons que le Christ Incarné n'est pas un Christ limité, lié par le temps et par l'espace, mais le Christ éternel, de qui le don surnaturel de l'être nouveau dans l'amitié de Dieu ne connaît pas de limites, sauf celles que peut lui imposer notre volonté rebelle ; si nous saisissons que les dons et les fruits de l'esprit de Dieu nous concernent tous, et n'attendent, semble-t-il, que notre signal, pour s'accorder à nous, quand nous cherchons à réaliser ce Dieu qui réside en nous, et à accomplir sa volonté plutôt que la nôtre, comme le Christ en a donné l'exemple au cours de sa vie terrestre ; si nous comprenons que, dans ce monde, tout ce qui n'est pas péché est un moyen choisi et donné par Dieu pour nous sanctifier dans la joie, parce que c'est la réflexion et l'expression de Dieu lui-même— alors nous ne devons éprouver ni crainte, ni scrupule, ni dépression spirituelle — quelles que soient notre situation ou notre condition. Là réside l'essence, le cœur de la religion ; là, l'essence, le cœur du christianisme. C'est là que conduit tout le reste, tout le reste n'est que moyen pour y parvenir. L'acte sublime d'amour de Dieu, qui a pris notre chair humaine et nous a ainsi donné un être nouveau, sa propre qualité surnaturelle d'être, qui nous permet de nous unir à lui autant que peut le faire une créature, n'est pas un acte que puisse limiter notre horizon obscurci. Lui-même, venu visiblement parmi nous, et demeurant avec nous dans son Corps Mystique, son Église qui le continue, et sa présence sacramentelle dans l'Eucharistie, nous a révélé les moyens d'union avec lui et de salut pour ceux qui le connaissent ainsi, et l'accueillent du mieux que leur permettent leur capacité et les circonstances. Mais il est venu pour « éclairer tout homme qui naît en ce monde »3, il est venu pour sauver tous les hommes.
Jésus l'a dit, dans sa prière, au Père éternel :
« Père, l'heure est venue, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie. Vous lui avez donné pouvoir sur toute créature, pour donner la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez confiés. La vie éternelle, c'est de vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ [...] J'ai manifesté votre nom aux hommes que vous m'avez donnés du milieu du monde [...] Ce n'est pas seulement pour eux que je prie, mais encore pour tous ceux qui croiront en moi, en ajoutant foi à leur parole, afin que tous soient un, comme vous, Père, vous êtes en moi et moi en vous ; afin qu'eux aussi soient en nous, et que le monde croie que c'est vous qui m'avez envoyé. Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un : moi en eux, et vous en moi, afin qu'ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que c'est vous qui m'avez envoyé, et que vous les avez aimés, comme vous m'avez aimé. Père, je veux que là où je suis, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi, afin qu'ils contemplent ma gloire, la gloire que vous m'avez donnée, parce que vous m'avez aimé avant la création du monde ».
Michael de La Bédoyère, in Christianisme de vie (1955)
Traduit de l’anglais par J. Boulanger, sj et A. de La Croix-Laval, sj


1. Mediator Dei, p. 4.
2. Il faut se rappeler qu'en dehors de l'Église catholique, des millions d'hommes sont validement baptisés, et le sont par conséquent dans l'Église du Christ, qui est l'Église catholique. Ils possèdent par là un caractère ineffaçable, même s'ils renoncent ensuite aux droits de leur baptême.
3. Jean, x, 9,
4. Jean, 17, 1-3, 6, 20-24. Trad. Maredsous.