dimanche 24 mai 2020

En s'émerveillant... Père Pie Régamey, Qui est Marie ?

On rencontre des chrétiens qui boudent un peu la Sainte Vierge. Ils se demandent toujours si la dévotion qu'on a pour elle n'est pas exagérée. Ils s'inquiètent de la disproportion énorme qu'ils croient apercevoir entre le peu qu'on dit d'elle dans l'Évangile et la place qu'elle tient aujourd'hui dans l’Église.

Ils manquent par trop d'imagination.

Je ne parle pas de cette espèce d'imagination qui donne l'envol aux chimères, mais de la puissance qui fait les grands réalistes. Grâce à elle, on se représente telles qu'elles sont les choses qu'on n'a pas sous les yeux. Par exemple, on dépasse les simples impressions pour reconnaître en profondeur dans l'époque où l'on vit les données qui commandent l'avenir, et telle est la qualité maîtresse de l'homme d'État. Ou bien, on sait apercevoir dans l'air, dans la lumière et dans l'âme des hommes un monument qui n'est encore qu'une abstraite épure, et l'on remplit la condition sans laquelle on n'est pas un architecte. Avouons-le, quelque domaine de l'activité humaine que nous considérions, l'imagination, qui n'est pas la folle du logis mais l'intuition vraie, devient une qualité extrêmement rare. Quel travail d'analogies à partir de notre expérience, de recoupements, de reconstitutions, quelle docilité, quelle insistance, quels désistements de nos partis pris, il nous faut pour pénétrer dans l'intime des êtres !

Nous voici maintenant devant une femme dont le fils est Dieu. C'est stupéfiant ! Son fils est DIEU. Essayons de peser ces mots. Ou, plutôt, de nous laisser enlever par eux. Dans quels abîmes ? On parle ordinairement à la légère, mais du jour où l'on s'aperçoit de ce que l'Évangile montre avec tant de simplicité, on ne peut plus rester indifférent. Si l'on croit à l'Incarnation, si l'on croit que Dieu fut vraiment homme, cette femme apparaît comme vraiment sa mère. Il y a entre elle et Dieu la communication et correspondance, qui existe entre une mère et son fils. Ou nous croyons des fables, ou voilà une femme que Dieu a suscitée, Créateur Tout-Puissant, pour la faire à sa convenance. S'il nous faut la voir maintenant selon ce rapport de mère à fils, quelles trop étonnantes réalités n'allons-nous pas découvrir en elle ? Elle a un tel Fils que le rapport se retourne ; il va falloir juger d'elle d'après son Fils qui, étant son Dieu, l'a voulue telle qu'elle fut. Ô le seul fils qui jamais put choisir parfaitement sa mère ! De quelles perfections le Parfait ne l'a-t-il pas ornée ?

Oui, quelle est donc cette Femme ? Je ne m'exclame pas, j'interroge. Je vois que, laissés à nous-mêmes, nous risquerions de concevoir d'elle les idées les plus extravagantes. « Rien n'est impossible à Dieu », lui dit l'ange ; et elle-même s'écrie : « Celui qui est puissant a fait en moi de grandes choses ». Lesquelles ? Jusqu'à quel point ? Il faut que Dieu dirige nos intuitions, limite nos excès. Nous sommes si étonnés que rien ne nous étonnera de ce que nous découvrirons. Marie est un monde inattendu. Nous ne nous y reconnaîtrons pas au premier coup d'œil. La chrétienté en son ensemble a mis des siècles à prendre une conscience progressive de son mystère. Écoutons avec le cœur ce qu'elle a entendu. « Écoutons, dit saint Paulin de Nole, la respiration de tous les fidèles, car dans les fidèles l'Esprit-Saint respire ».

Au seuil de nos investigations, tels de nos contemporains nous arrêtent. Nous ne pouvons, disent-ils, nous émerveiller comme vous d'avance ! Nous n'avons rien d'extraordinaire à imaginer en Marie, car nous devons nous la représenter très humainement. À supposer que son Fils soit Dieu incarné, elle n'est jamais la mère que de son humanité. Dieu est tellement au-dessus des êtres créés que tous sont comme rien devant Lui, et peu lui importe celui qu'Il choisit. A-t-il besoin d'une femme pour revêtir une nature humaine, aucune ne sera jamais digne d'être sa mère. Cette correspondance que vous requérez entre un fils et une mère ne vaut pas ici : elle exigerait l'impossible ; elle vous ferait faire de Marie une déesse, et, sous prétexte d'honorer ainsi Dieu Son Fils, vous commettriez le plus horrible sacrilège. Il s'incarne par le ministère de n'importe qui !

Telle est, exprimée en tome sa force, l'objection dont, sans toujours se la formuler clairement, beaucoup de personnes sont gênées dans leur élan vers la Sainte Vierge. Tant qu'on ne l'a pas surmontée, on ne peut avoir le moindre sens du mystère de Marie.

Cette difficulté vient de ce que l'on conçoit les rapports de Dieu avec l'humanité d'une manière violente, qui est anti-chrétienne. Comme il arrive le plus souvent lorsqu'on croit se faire de Dieu des idées sublimes, en réalité on le rabaisse. Ce Dieu, si transcendant que tout est également indigne devant Lui, est une création humaine ; le Dieu de l’Évangile respecte les valeurs relatives des êtres qu'Il a créés, Il en a grand souci. Il vêt plus que royalement le liseron et nourrit les corbeaux, mais s'intéresse combien plus encore à Ses enfants, jusqu'à les racheter par Son sacrifice ! Un être qui aperçoit comme nivelé indistinctement ce qui se trouve sous lui, comme sa grandeur est grossièrement relative, à notre mode ! Dieu n'est pas sur une si haute montagne que du sommet tout ce qui est au-dessous Lui paraisse s'aplanir ! Sa grandeur infinie lui permet de se rendre intime aux moindres êtres et d'en respecter les différences. Il se plaît à la diversité de Ses créatures. Toute l'économie rédemptrice est une alliance nuptiale, en vertu de laquelle Il vient épouser la nature humaine en ses multiples formes. Chaque homme a sa vocation particulière, il est irremplaçable, Dieu a envers lui une conduite originale, Il l'équipe de moyens naturels, de grâces, de vertus, proportionnés à cette vocation. S'il s'empare d'un de Ses élus pour en faire un prophète, Il purifie avec un charbon ardent la bouche qui doit émettre Ses oracles ; s'Il se suscite un précurseur, Il le sanctifie dès le sein de sa mère ; s'Il fonde Son Église, Il l'établit sur une pierre à laquelle il donne assez de consistance pour communiquer sa fermeté à toutes les autres qui prendront appui sur elle. Que ces trois exemples d'Isaïe, de Jean-Baptiste et de Simon-Pierre nous suffisent à manifester cette grande loi des mœurs divines envers nous ; il n'est pas un cas que nous présente l'Écriture, qui ne la vérifie en détail : Dieu ne prend pas n'importe quel instrument pour Ses œuvres ; Il le prépare et l'adapte.

Sa Mère ferait-elle exception ? Je dis Sa Mère, la Mère de Dieu, car le Christ n'est pas un homme comme les autres, né de façon naturelle, présentant seulement une exceptionnelle élévation morale – le Jésus de Renan –; Il n'est pas un homme qui ait reçu lors de son baptême une certaine union spirituelle avec Dieu, union du reste mal définie – le Jésus de certains protestants modernes –; il n'est pas un homme en qui la divinité subsiste de telle sorte qu'il y ait en lui deux personnes, la divine et l'humaine – erreur formulée d'une manière plus subtile aux IVe et Ve siècles par un Théodore de Mopsueste, un Nestorius – : l'Évangile candidement entendu nous le présente comme une personne parfaitement une, et qui est celle du Verbe divin.

Il n'est pas un homme en qui est Dieu : Il est Dieu. Le Verbe existant avant tous les siècles est venu parmi nous, en personne, ayant pris une nature humaine dans le sein de la Vierge Marie. On ne peut donc pas dire : Marie est, en lui, la Mère de l'homme, et le Père céleste, par l'opération du Saint-Esprit, y est le Père du Dieu. Ce serait séparer Sa nature humaine de Sa nature divine, alors qu'elles apparaissent comme indissolublement unies en une seule personne.

Ce qui se passe dans les générations humaines va nous aider à pénétrer ce mystère. Des parents ne donnent à leur enfant que son corps ; son âme immortelle est immédiatement créée par Dieu ; mais l'âme et le corps font une seule personne d'une façon tellement indivisible que le père est père de tout ce qu'est son enfant, la mère est mère de tout ce qu'il est. Ce serait une abstraction impie et ridicule – à laquelle, il est vrai, bien des gens s'entendent – de distinguer dans un enfant ce dont il est redevable à son père ou à sa mère et ce qu'il ne leur doit pas. Un vrai fils leur rapporte tout. Bien sûr, il a des dons innés que les caractères de ses parents n'expliquent pas ; il a reçu de toutes parts : de ses maîtres, de ses amis, de ses lectures, de ses multiples milieux ; surtout, il y a en lui quelque chose d'irréductible qui réagit, organise, qui a les initiatives par lesquelles il est lui-même ; il ne doit cela à personne qu'à Dieu ; et néanmoins on ne peut, en lui, attribuer de parts distinctes aux diverses causes qui ont concouru à réaliser son être, tout a été assimilé ; il est indivisiblement un : c'est tout entier qu'il est fils.

Voyons cela maintenant dans le Christ. Le Verbe divin est la simplicité infinie. Il met dans le Christ une unité infiniment plus parfaite que n'en réalise l'âme spirituelle dans un homme ordinaire. Je ne parle pas seulement de cette unité psychologique que l'âme assure entre les tendances plus ou moins divergentes du petit univers intérieur. Il y a plus profond que ce qui s'éprouve et se constate. Il y a le mystère de l'union entre la divinité et l'humanité, qui est dans le Christ bien plus étroite que celle de notre âme et de notre corps, lesquels se séparent provisoirement à la mort, plus étroite que l'union de son âme et de son corps : ils ont été effectivement séparés entre Sa mort sur la croix et Sa résurrection, mais la divinité leur est demeurée unie à tous deux. Songeons que ce qui fait la personnalité de cet homme, ce principe d'autonomie, de constance, de consistance, d'originalité irréductible grâce auquel on est soi et non un autre en ses moindres actes, c'est le Verbe divin lui-même ! Tellement que la vraie difficulté est de comprendre – la foi nous y oblige, et nous le voyons évidemment dans l’Évangile – comment l'homme, dans le Christ, envahi par Dieu en personne, a pu garder sa constitution propre, n'a pas été absorbé, résorbé par Dieu, à qui il était indissolublement uni. C'est ce Christ, plus un que nous ne pourrons jamais nous le figurer, qui est le fils de Marie. Aussi Marie est-elle Mère de tout ce qu'Il est, plus réellement encore que nos mères ne sont mères de tout ce que nous sommes. Elle est bien LA MÈRE DE DIEU.

Vous sentez, j'espère, que nous ne nous livrons pas à un jeu purement logique de concepts : nous fixons sur les réalités en cause un regard aussi pénétrant que possible. C'est cela : nous tâchons de fixer ce regard. Nous y éprouvons de la difficulté, comme quand on passe des ténèbres à trop de lumière ou inversement. Pardonnez-moi d'insister. On va trop vite en tout, et l'on jette un coup d'œil, qui fait conclure : il n'y a rien à voir. Prenez bien garde : nous n'ajoutons pas à l'Évangile. Nous le scrutons. Il nous montre Marie réellement Mère de l'homme qui est Dieu. Nous sentons que l'accommodation de notre regard spirituel à ce mystère va requérir un assouplissement et un dépassement de tout notre être. Appliquons-nous avec le sérieux des enfants ; ouvrons nos cœurs, car les réalités évangéliques sont des mystères d'amour ; délivrons, au plus secret de nos âmes, les aspirations éternelles, car l'Évangile est un message du paradis. L'Église n'y ajoute rien : elle y lit en profondeur. Son doigt nous fait suivre les linéaments où notre foi seule s'embrouillerait.

Toute maternité est un drame. Le principe vital d'unité, grâce auquel l'enfant est fils en tout ce qu'il est, c'est précisément ce qu'il ne tient pas de sa mère ! La mère et l'enfant sont unis par leurs âmes, mais ce sont aussi leurs âmes qui les séparent : leurs âmes les unissent en leur donnant l'intelligence qu'ils ont l'un de l'autre, et l'affection qu'ils éprouvent l'un pour l'autre ; mais leurs âmes les séparent, parce que des âmes sont incommunicables irréductiblement. La mère qui veille sur le berceau médite : que sera mon enfant ? Elle épie les signes. Elle désire (elle redoute) cette personnalité inconnue, qui s'affirmera tellement autre qu'elle et qui va lui échapper à mesure qu'elle l'éveillera. Avant de concevoir corporellement, elle a conçu en son cœur, et c'est une âme qu'elle a voulu faire apparaître en ce monde. Mais une âme n'est pas de ce monde, n'est pas d'elle, n'est pas à elle. Dans les maternités ordinaires, ce drame prend une forme désolante, du fait de toutes les tares qui affectent et la mère et l'enfant. Chacun a ses défauts, qui souvent les opposent d'autant plus cruellement qu'ils sont plus semblables. Indignes divisions par en bas, qui viennent corrompre la très pure irréductibilité des deux personnes immortelles.

De Marie à Jésus, la séparation est, en un certain sens, incommensurable : l'abîme même qu'il y a de la créature au Créateur, de celle qui n'est pas à Celui qui Est. Pour que cette femme mystérieuse soit dans le vrai, elle doit identifier en un unique mouvement de son cœur la tendresse de la maman pour son petit et l'adoration de la créature pour son Dieu. Son enfant qu'elle enveloppe de pauvres langes, qu'elle allaite, qu'elle initie à la condition humaine, c'est en personne Celui qui l'a tirée du néant ! Une telle maternité est déchirante, de sa nature même, au-delà de tout ce qu'on peut comprendre. Mais ce grand Dieu, Fils du Père éternel, est aussi au plus intime d'elle-même. Elle a en Lui la vie, le mouvement et l'être. Il est le Verbe divin qui illumine sa conscience, la Sagesse qui l'a conçue de toute éternité, la Vie de sa vie. L'affection qu'elle Lui donne en Son petit corps comme à la chair de sa chair et l'adoration qui l'anéantit devant Lui comme devant son Seigneur Tout-Puissant la recueillent au plus secret de son âme ; son être s'accomplit dans celui de son Fils, puisque son Fils est le principe actif de tout ce qu'elle est.

Puisque c'est bien vrai qu'Il est son Dieu, puisque c'est bien vrai qu'elle est Sa Mère, nous ne pouvons pas concevoir qu'Il ne la purifie de ce qui trouble par en bas, en ce monde déchu, l'union de compréhension et d'amour des mères et des fils. Les heurts qui viennent des défauts et des fautes sont contre l'essence de toute maternité, qui doit être communion de la mère et du fils, l'un en l'autre. Le Tout Pur, le Parfait ne les souffre pas en Son union à sa Mère. Certes, il serait contradictoire de dire, comme on l'objectait tout à l'heure, que la maternité divine requerrait de la Mère de Dieu qu'elle fût déesse. Ne nous laissons pas distraire par de tels enfantillages. Il est bien entendu qu'elle n'est pas Mère de la divinité ! Elle l'est de l'homme qui est Dieu, elle l'est selon l'humanité. Mais cela requiert une pureté parfaite.

Ici encore, combien de nos contemporains s'arrêtent.

— Pureté ! Une créature peut-elle être pure ?

Ne nous laissons pas toucher par ce manichéisme inconscient ou par je ne sais quel nihilisme, selon lequel on juge impur l'être créé. Dieu lui-même a dit de sa création qu'elle est bonne et très bonne. Ne voyons l'impureté que là où elle est, dans le péché et dans ce qu'affecte le péché, nullement dans les êtres tels qu'ils sortent des mains de Dieu. Ils le réjouissent Lui-même, ils chantent Sa gloire. Dieu n'aura pas horreur du sein d'une Vierge, mais il faut que, pour le Parfaitement Pur, ce sein retrouve la pureté du premier matin. La Sagesse éternelle, qui se joue avec délices parmi les enfants des hommes, se plaira dans Sa communion filiale avec l'âme d'une femme qui sera Sa Mère, mais il faut que cette âme lui soit tout à fait transparente. Le Purifiant vient refaire une humanité sainte ; Il commence par préserver de toute tache celle qu'Il élit pour sa Mère.

C'est dire qu'il n'y a pas en elle la moindre trace de la malice qui, nous séparant de Dieu, nous enclôt en nous-mêmes et nous fait rapporter à nous les êtres. Elle est en toute candeur donnée à Dieu, oublieuse de soi. Elle n'a rien non plus de cette hébétude qui nous affecte à l'égard des réalités surnaturelles ; le sens de l'invisible est en elle intact. Toutes sortes de troubles : contradiction, négligence, erreur, oubli, se sont introduits dans nos facultés de connaissance, à partir du désordre fondamental qui a détaché de Dieu notre vouloir foncier ; Marie en est indemne ; ses pensées, plus justes que le son des cordes bien tendues, ont toutes leurs harmoniques d'images, de suggestions, de souvenirs. Enfin elle ne ressent pas le moindre attrait pour ce qui est indigne d'elle, ni la moindre faiblesse dans l'accomplissement du bien ; elle ne peut pas dire comme nous : « Je ne fais pas le bien que j'aime, et je fais le mal que je n'aime pas ». Elle est tout simplement à niveau du devoir.

Mais cette exemption de toute malice, ignorance, convoitise et infirmité ne fait que manifester dans le champ de la conscience une pureté radicale qui est dans l'essence même de l'âme. Marie est préservée de toute tache. C'est cela qui importe le plus pour qu'elle soit une digne Mère de Dieu. Pas un instant elle ne fut tributaire du péché. Elle apparut en l'intégrité fraîche et ravissante d'Ève avant sa faute. Un tel enchantement passe ce que nous pouvons concevoir. « La dignité de Mère de Dieu, écrit un spirituel entre les spirituels, le Père Lallemant, est quelque chose de si grand que la Sainte Vierge ne la comprend pas elle-même ».

Continuons à déchiffrer Marie d'après son divin Fils. Pourquoi se l'est-Il associée ? Pourquoi l'élève-t-Il au-dessus des créatures ? Pour notre salut, car c'est pour cela qu'Il prend chair. Dans l'économie rédemptrice, elle a ce rôle évident de donner à Dieu la nature humaine qui lui permet de goûter la passion et la mort. Peut-on supposer un instant que ce rôle se borne au don initial, qu'ayant rempli son office dans l'Incarnation, elle n'en ait aucun dans la Rédemption, pour laquelle précisément l'Incarnation s'accomplit ? Elle ne serait pas vraiment Mère du Christ.

N'objectez pas que les meilleurs fils éloignent leurs mères de leurs tâches essentielles. Pourquoi les écartent-ils ? Analysons bien les cas auxquels nous pensons. Dans l'un, les secrets dont le fils est le dépositaire lui commandent cette réserve. Dans l'autre, son métier exige une compétence spéciale. Ou bien il a des responsabilités qu'il peut seul assumer. Ou enfin, quelle que soit la communion de sentiments et de pensées qu'il ait avec sa mère, quelque délicate et réservée que soit cette femme, il doit craindre une action qu'il aurait peine à limiter.

Quelqu'une de ces difficultés empêche-t-elle Marie de participer à l'œuvre rédemptrice ? Il semble que oui. Disons-le avec force, il y a là une question de compétence et en quelque sorte de responsabilité professionnelle. L'Homme-Dieu est seul à pouvoir racheter l'humanité, en stricte justice. Il est l'unique Rédempteur. Pourquoi ? Parce que l'Homme‑Dieu est le seul homme qui puisse témoigner à Dieu un amour réellement divin. La stricte justice dont il s'agit est une justice d'amour. Ne nous laissons pas aller à des représentations grossières qui sont de l'ordre des opérations commerciales. L'Écriture, et l'Église après elle, est bien obligée d'employer des mots comme rachat, réparation, satisfaction, pour manifester l'aspect de justice qui est essentiel à la rédemption. Elle ne peut tout dire à la fois. Elle suppose toujours ce qu'elle répète de tant de manières, que la Rédemption est un mystère d'amour. Dieu est Amour ; le péché qu'il faut effacer est une offense à l'amour infini ; la réparation qui le compense est un témoignage infini d'amour. Elle ne consiste pas dans l'offrande telle quelle au Père d'une chose, dont Dieu, faisant ses comptes, voit qu'elle remplace avantageusement on ne sait quelle autre chose dont on l'avait frustré. Si l'Homme-Dieu est seul à pouvoir nous racheter, c'est parce qu'Il est seul à non seulement offrir une vie d'une dignité infinie, mais à pouvoir aimer infiniment, et donner ainsi valeur infinie à Son sacrifice. Aucune créature, si haute qu'elle soit, pas même la Très Sainte Vierge, n'en est capable.

Mais, du même coup, nous voyons Marie associée au mystère. Car l'amour est unissant. Le sacrifice du Christ éveille dans les cœurs humains un amour qui Lui amalgame tous leurs sacrifices. Sa croix fait la synthèse de toutes leurs croix, en vertu de l'amour identique dont elles témoignent comme la Sienne. Amour unique en son fond, allumé au Sien. Cette communication assure des influences réciproques. Nul ne brûle pour soi seul. À l'intérieur de l'unique incendie, dont le principe est en Celui-là seulement qui pouvait apporter le feu sur la terre, il y a des rayonnements et des jets innombrables d'étincelles qui, selon tontes sortes d'actions particulières, propagent l'embrasement. Chacun achève en se consumant ce qui manquerait à la flamme commune.

Or, personne ne peut participer d'une façon ni aussi étroite ni aussi ample à l'œuvre rédemptrice que Marie, puisqu'elle est associée aux actes par lesquels le Christ accomplit la rédemption universelle, et qu'elle l'est en vertu d'un amour tel que pas une âme humaine n'en pourra concevoir un semblable. Elle a pour son Fils-Dieu une âme de mère. Son amour maternel s'épanche et se précipite dans les lignes précises où elle voit aller son Fils. Elle se passionne pour ce qui est la raison d'être de son Bien-Aimé, et c'est la tâche rédemptrice. Il faut dire qu'elle se passionne, car elle ressent toute la passion de sort Fils. Elle lui a donné sa chair afin qu'Il pût être flagellé, couronné d'épines, cloué à la croix. Sa croix n'est pas, comme la nôtre, un complexe de peines personnelles qu'il nous faut unir à la croix de Jésus : sa croix à elle est la croix même de son Fils, et le même amour de compassion, en vertu duquel elle se sent déchirée des clous qui percent le fruit de sa chair, est l'amour surnaturel qui l'unit à son Dieu. Comment Jésus ne lui accorderait-il point à l'œuvre rédemptrice une part tout à fait exceptionnelle, une part active d'intercession et de mérite, et qui s'étende aussi loin que cette œuvre universelle ? Nous avons bien droit nous-mêmes, pour notre petite part, au titre de coopérateurs de Dieu, adjutores Dei, que nous donne saint Paul assisté de l'Esprit-Saint. Marie est éminemment la Corédemptrice de l'unique Rédempteur.

Du moment qu'elle est appelée à être la Mère du principe de toute grâce, elle reçoit sa vocation de Mère des graciés. L'éducation qu'elle donne à l'Enfant divin l'initie peu à peu à sa tâche à elle. Lorsque son Fils célèbre solennellement sur la croix la Nouvelle Alliance qui nous réconcilie avec Dieu en son Sang, elle est tout à fait prête, elle est là, elle entre en charge. Son Fils proclame que la maternité mariale s'étend jusqu'à nous, dans l'acte de son sacrifice où il nous incorpore à Lui comme une humanité de surcroît. Mère du Christ, elle l'est de tout le Christ, tête et membres. Elle l'est d'une manière générale, car le Christ est un mystère d'unité, mais elle ne l'est pas en gros et indistinctement, car le Christ total se réalise en s'accroissant et par la croissance des âmes particulières. Aussi lui faut-il être mère de chacune. « Mes petits enfants, s'écriait saint Paul, pour qui je souffre les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que le Christ Jésus soit formé en vous ». Combien plus peut-elle le dire ! Nés à la croix de son Fils, nous sommes enfants de ses douleurs, et comme elle est notre mère, elle ressent les douleurs que nous endurons et dont notre amour doit faire des croix rédemptrices. Mère douloureuse, notre mère est toute à nos misères, elle est la mère de miséricorde. Dans le grand travail mystérieux, qui renouvelle l'agonie et le calvaire autant qu'il y a de chrétiens, elle est toujours debout à intercéder pour nous, à moins qu'elle ne se penche tendrement, essuie notre sueur, panse nos plaies et nous relève. Il y a dans la tradition un mot bien fort qui témoigne des intuitions de l'âme chrétienne : devant la Toute-Puissance efficace, elle est comme « une toute-puissance de supplication : Omnipotentia supplex ».

Notre contemplation de Marie demeure confuse et pleine d'énigmes. Je la maintiens exprès à ce degré de pénombre où les yeux illuminés du cœur ont encore beaucoup à faire pour préciser leur vision. Certains traits se dessineront mieux au cours de ce livre. Non pas tous, car il ne prétend être qu'une anthologie. Nous voulons mener à Marie. Il faut que l'on commence par prendre une certaine idée de sa grandeur et c'est ce que nous venons de tenter. Il faut qu'on s'y délecte et c'est pourquoi nous allons laisser la parole à ses amis, à ses enfants ; unis à eux nous allons écouter ce que l'Esprit-Saint en dit par les évangélistes et les principales choses que nous enseigne sur elle l'Église, préservée de toute erreur par cet Esprit. Sur quantité de points une réflexion plus élaborée sera possible ; nous renverrons à des ouvrages pour lesquels assurément tout cela mettra en goût.

Dans la vue globale que nous avons déjà prise, nous ne sommes tributaires d'aucun système philosophique. La foi ne fait encore appel qu'aux données communes, aux plus spirituelles. La conscience de chacun peut s'y reconnaître en sa fraîcheur. Elle garde une pure équivalence de l'Évangile. C'est au point qu'une certaine gêne peut en résulter pour des esprits peu accoutumés à faire travailler leur foi. Ils se demandent où se fait le glissement hors du donné évangélique. Plus ils écarquilleront leurs yeux, mieux ils verront qu'il n'y a pas de glissement. Nous ne disons pas autre chose que l'Évangile, et si l'on ne dit pas cela, c'est qu'on ne voit pas ce que dit l'Évangile.

La foi, il est vrai, n'arrive pas dès le premier instant à cette vue déjà pénétrante, déjà assez explicite. Je n'ai pas montré ses tâtonnements, ses échecs, ses reprises, la mise au point de ses trouvailles les unes par les autres. Ils varient selon les personnes. Chacun a son itinéraire, affecté d'erreurs. Mais chacun doit chercher. La foi veut lire à l'intérieur de ce qu'elle croit. Elle s'étiole et meurt, si elle reste dans l'ignorance des choses auxquelles en principe elle adhère. Ces choses nous sont dites par Dieu pour qu'elles nous transforment. Elles doivent devenir vives et prenantes.

Le meilleur itinéraire est encore celui qu'a fait la chrétienté. Nous allons le parcourir en ce qu'il a de plus ravissant. Nous allons voir la piété chrétienne, à force de contempler son cher objet, en découvrir les traits. Le retour, pour ainsi dire périodique, d'âge en âge, de textes relatifs au même épisode évangélique ou à un même caractère de Marie ne donnera pas l'impression de redites, mais d'une intelligence de plus en plus heureuse. Aucun apport étranger à l'objet. C'est bien l'objet lui-même qui se manifeste de mieux en mieux. Marie se lève, s'avance, dans une clarté progressive. Elle vient à nous comme l'aube du jour. Nous devinons que les siècles futurs la connaîtront mieux encore que nous. Ils l'apercevront en meilleure lumière, puisque nous arrivons à la contempler mieux que tant de ses privilégiés d'autrefois, par une attention de sa miséricorde, dont le sourire nous fait reprendre cœur. Mais elle-même, à découvert, en sa beauté, la verrons-nous ? Pourrons-nous, comme soupirait un de ses amis, « parler non plus d'elle, mais à elle » ? Certes oui, notre désir et le succès de ce désir sont les gages d'une pleine réussite.

J'aime ceux qui m'aiment, dit-elle, ceux qui m'élucident trouvent la vie...

Père Pie Régamey, op, in Les plus beaux textes sur la Vierge Marie

dimanche 17 mai 2020

En homéliant... Cardinal Suhard, Au service de l’homme ou pour sa perte ?


Mes frères,

Vous voici dans l’église-mère du diocèse qui vous a ouvert ses portes, en cette nuit divine, pour vous associer au mystère de la Nativité. Vous étiez venus chercher l’intimité de la crèche, vous trouvez des lumières ! Vous savez de plus que cette messe solennelle est propagée dans toutes les directions de l’espace par la radio et la télévision. Alors vous vous posez peut-être une question : est-ce bien l’esprit de Noël ? Et vous vous prenez à regretter ces messes de minuit d’autrefois, avec une tradition millénaire, auxquelles semble porter atteinte cette dernière invention. Je me dois, à l’occasion de cette première messe télévisée – au terme de quelles recherches et au prix de quel travail ! – de répondre à votre interrogation.

Depuis vingt ans, l’homme a pris l’habitude de parler à l’homme et de l’écouter à distance. Plus récemment, il a découvert le moyen de percer l’horizon et de voir sans limite. La télévision l’a doté d’un nouveau sens. Surtout, elle est pour le genre humain un nouvel instrument d’unité. L’histoire, comme la vie, ne revient pas en arrière. Il faut prendre cette nouvelle invention comme un fait qui ne fera que croître. Dans quelle direction ? au service de l’homme ou pour sa perte ?

Comme tout progrès de la technique, celui-ci peut aller vers le mal. Sans parler des spectacles coupables qu’elle peut propager à un degré inouï, la télévision risque d’être pour nous-mêmes une tentation constante à ne plus penser, à fuir notre âme. Plus on voit, plus on veut voir. Engrenage fatal, faillite de la culture et de la pensée ! Surtout, quelle présence indiscrète au sein même des foyers ! La télévision serait la pire des dictatures si elle devenait une sorte de censure implacable au service d’une autorité sans scrupule ; ce serait une violation indigne des intimités, l’étouffement de la personne, la profanation de son mystère.

Ce n’est pas trahir la télévision, c’est la servir que de la mettre en garde contre un détournement sacrilège : oui, la tentation est terrible pour l’homme, avec des yeux qui percent les murailles, de substituer sa toute-puissance à celle de Dieu. Échange tragique : en perdant le Maître, les fils d’Adam trouveraient un tyran ! Toute technique se retourne contre l'homme quand il en fait une magie. Mes frères, nous n’accepterons jamais ni ce blasphème, ni cet asservissement : il dépend de nous que ce prolongement de l’homme aille à sa rédemption.

Rédemption ? Le mot n’est pas trop fort : ce qui se passe à cette heure en est déjà la preuve. Les ondes, loin de trahir Noël, portent plus loin son message. Il y a plus, on peut dire sans excès que cette découverte géniale vient à son heure dans le plan du salut du monde. Tout ce qui permet de « prêcher l’Évangile à toute créature » doit être cher aux chrétiens. De même, tout ce qui les prépare à l'unité du Corps mystique, d’après le testament du Christ : « Qu’ils soient un ! »

Tout ce qui rassemble les individus et les peuples pour en faire une seule famille humaine concourt à la Rédemption. C’est ce que fait la télévision : en étendant le champ de notre regard, elle élargit le champ de notre conscience et dilate notre cœur. Sensibles, nous avons besoin de nous voir pour nous comprendre et nous entraider. En nous rendant toujours plus présents les uns aux autres, elle nous met en mesure, selon nos dispositions, ou de nous haïr davantage ou de mieux nous aimer. Elle peut devenir, pour sa part, l’un des bons artisans de la paix. Mes frères, en face d’un tel enjeu, allons-nous rester inertes ou sceptiques ? En le faisant, nous trahirions notre mission de chrétien et d’apôtre. On nous demandera un jour ce que nous avons fait de cette invention naissante. Malheur à nous si nous l’avions laissée passivement aux mains des semeurs de discorde ou de découragement ! Quelle joie au contraire si nous savons l’utiliser comme une extension providentielle de l’Église et du règne de Dieu !

En faisant pénétrer dans les maisons la liturgie, la télévision la rend accessible à tous ceux qu’un cas de force majeure empêche d’y prendre part. Je pense à vous, chers malades, qui verrez désormais la solitude de votre chambre se peupler des images les plus saintes et les plus aimées. Je pense à vous, mères de famille, qui ne pouvez assister à cette messe de minuit pour garder la maison ou rester au chevet d’un enfant souffrant. Je pense à vous, hommes au cœur droit, mais à la foi hésitante, que des préjugés tenaces séparent encore de la vie chrétienne. À vous aussi, pauvres pécheurs, qui avez soif de l’état de grâce. Vous n’osez venir, osez du moins entendre et voir ! Du fond de vos timidités et de vos remords, et peut-être à travers vos larmes, seuls en face de ce poste qui vous transmet comme du fond des âges l’appel discret et bouleversant du Christ, regardez ! Regardez sur cet écran les mains consacrées du prêtre élever, pour votre salut et le salut du monde, cette hostie sainte que votre vie quotidienne a peut-être méconnue ou profanée. Regardez-les monter vers le ciel, ces mains suppliantes de l’offertoire. Reconnaissez ces rites de votre enfance. Revoyez cette église où vous avez été baptisé et où, quoi qu’on ait fait, on n’est jamais un étranger. Les voies de Dieu sont insondables ! Vous tous qui cherchez dans le secret, incroyants qui n'avez jamais connu la lumière, elle vient à vous par cette voie nouvelle et mystérieuse, pour la première fois. On a dit naguère les conversions opérées grâce à la radio, par « l’Évangile par-dessus les toits ». Désormais il y aura aussi les miracles de « l’Église à travers les murailles ».

Voilà pourquoi, en cette nuit sacrée, nous vous rendons grâces, ô Seigneur, d’avoir suscité pour le salut de nos frères cette façon nouvelle de répandre l’Évangile de votre Fils ! Voilà pourquoi nous vous bénissons de nous avoir donné un nouveau moyen de porter le message de joie que lançaient les anges dans le ciel de Bethléem « à tous les hommes de bonne volonté ». Puissent-ils l’entendre ! Puissions-nous être pour eux les mages qui leur apprendront à découvrir votre étoile au firmament qu’ils interrogent ! Puissions-nous être aussi les bergers qu’ils se décideront à suivre jusqu'au berceau de l’Enfant-Dieu !

Emmanuel,  cardinal Suhard
Noël 1948 à Notre-Dame de Paris
Messe télévisée

 

lundi 11 mai 2020

En cherchant... Jacques Philippe, Paix et combat spirituel


La vie chrétienne est un combat, une guerre sans merci. Saint Paul dans la lettre aux Éphésiens nous invite à revêtir « l'armure de Dieu pour lutter non contre des adversaires de sang, mais contre les Principautés, les Puissances, les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes » (Éphésiens 6, 10-17) et il détaille toutes les pièces de cette armure qu'il nous faut endosser.

Chaque chrétien doit être bien convaincu que sa vie spirituelle ne peut en aucun cas être le déroulement tranquille d'une petite vie sans histoire, mais qu'elle doit être le lieu d'une lutte constante, et parfois douloureuse, qui ne finira qu'à notre mort : lutte contre le mal, les tentations, le péché qui est en soi. Ce combat est inévitable, mais il est à comprendre comme une réalité extrêmement positive. Car « sans guerre il n'y a pas de paix » (sainte Catherine de Sienne) : sans combat, pas de victoire. Et ce combat est proprement le lieu de notre purification, de notre croissance spirituelle, où nous apprenons à nous connaître nous-mêmes dans notre faiblesse et à connaître Dieu dans son infinie miséricorde ; ce combat est en définitive le lieu de notre transfiguration et de notre glorification.

Mais le combat spirituel du chrétien, s'il est rude parfois, n'est en aucun cas la lutte désespérée de quelqu'un qui se bat dans la solitude et à l'aveuglette sans aucune certitude quant à l'issue de cet affrontement. Il est le combat de celui qui lutte avec la certitude absolue que la victoire est déjà acquise, car le Seigneur est ressuscité : « Ne pleure pas, il a vaincu le Lion de la tribu de Juda » (Apocalypse 5, 1). Il ne combat pas avec sa force à lui, mais avec celle du Seigneur qui lui dit : « Ma grâce te suffit, car ma puissance se manifeste dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12, 9), et son arme principale n'est pas la fermeté naturelle du caractère ou l'habileté humaine, mais la foi, cette adhésion totale au Christ, qui lui permet même dans les pires moments de s'abandonner avec une confiance aveugle à Celui qui ne peut l'abandonner.

Je puis tout en Celui qui me rend fort.

Philippiens 4, 13

Le Seigneur est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte ?

Psaume 27, 1

Le chrétien combat donc avec violence parfois, appelé comme il l'est à « résister jusqu'au sang dans la lutte contre le péché » (Hébreux 12, 4), mais il combat avec un cœur paisible, et son combat est d'autant plus efficace que son cœur est plus paisible. Car, comme nous l'avons dit, c'est justement cette paix intérieure qui lui permet de lutter non avec ses propres forces qui seraient vite épuisées, mais avec celles de Dieu.

Le croyant, dans toute bataille, quelle qu'en soit la violence, s'efforcera de garder la paix de son cœur pour laisser le Dieu des Armées combattre en lui. Mais il faut de plus qu'il soit bien averti de ceci : la paix intérieure est non seulement une condition du combat spirituel, mais elle en est bien souvent l'enjeu même. Très fréquemment le combat spirituel consiste en cela précisément : défendre la paix du cœur contre l'ennemi qui s'efforce de nous la ravir.

En effet, une des stratégies les plus habituelles du démon pour éloigner une âme de Dieu, retarder son progrès spirituel, est de tenter de lui faire perdre la paix intérieure. Voici ce que dit Lorenzo Scupoli, un des grands maîtres spirituels du XVIe siècle, très estimé par saint François de Sales :

Le démon fait tous ses efforts pour bannir la paix de notre cœur, parce qu'il sait que Dieu demeure dans la paix, et c'est dans la paix qu'Il opère de grandes choses.

Il est fort utile de nous en souvenir, car bien souvent, dans le déroulement quotidien de notre vie chrétienne, il arrive que nous nous trompions de combat si l'on peut dire, que nous orientions mal nos efforts. Nous combattons sur le terrain où le démon nous entraîne subtilement et où il peut nous vaincre, au lieu de combattre sur le véritable champ de bataille où en revanche, avec la grâce de Dieu, nous sommes toujours sûrs de vaincre. Et c'est cela un des grands secrets du combat spirituel : de ne pas nous tromper de combat, savoir discerner malgré les ruses de l'adversaire quel est le véritable champ de bataille, contre quoi nous avons véritablement à lutter, où nous devons porter nos efforts.

Nous croyons par exemple que remporter le combat spirituel signifie vaincre tous nos défauts, ne jamais succomber à la tentation, n'avoir plus de faiblesses et de défaillances. Mais sur ce terrain-là nous sommes immanquablement vaincus ! Car qui de nous peut prétendre ne jamais tomber ? Et ce n'est certainement pas ce que Dieu exige de nous car « il sait de quoi nous sommes faits, et il se souvient que nous ne sommes que poussière » (Psaume 102, 14).

Le véritable combat spirituel au contraire, plutôt que la poursuite d'une invincibilité ou d'une infaillibilité absolument hors de notre portée, consiste principalement à apprendre à accepter, sans nous décourager pour autant, de tomber parfois, à ne pas perdre la paix de notre cœur quand il nous arrive de chuter lamentablement, à ne pas nous attrister excessivement de nos défaites, et à savoir profiter de nos chutes pour rebondir plus haut... Ce qui est toujours possible, mais à condition de ne pas nous affoler et de rester en paix.

On pourrait donc avec raison énoncer ce principe : le premier but du combat spirituel, ce vers quoi doivent tendre d'abord nos efforts, ce n'est pas d'obtenir toujours la victoire (sur nos tentations, nos faiblesses) mais c'est plutôt d'apprendre à garder son cœur en paix en toutes circonstances, même en cas de défaite. C'est seulement comme cela que nous pourrons rejoindre l'autre but qui est l'élimination de nos chutes, défauts, imperfections, péchés. Car cette victoire-là, nous devons la vouloir et la désirer, mais en sachant bien que ce ne sont pas nos forces qui nous l'obtiendront ; et donc ne pas prétendre l'obtenir immédiatement. C'est uniquement la grâce de Dieu qui nous obtiendra la victoire, grâce dont l'action sera d'autant plus puissante et rapide que nous saurons maintenir notre intérieur dans la paix et dans l'abandon confiant entre les mains de notre Père du Ciel.

Les raisons pour lesquelles nous perdons la paix sont toujours de mauvaises raisons

Un des aspects dominants du combat spirituel est la lutte au plan des pensées. Lutter signifie souvent opposer à des pensées qui proviennent de notre propre esprit ou bien de la mentalité qui nous entoure, ou bien encore parfois de l'Ennemi (peu importe leur origine...) et qui nous portent au trouble, à la crainte, au découragement, des pensées qui peuvent nous réconforter et nous rétablir dans la paix. En vue de ce combat, « heureux l'homme qui a su remplir son carquois » (Psaume 127, 5) de ces flèches que sont les bonnes pensées, c'est-à-dire ces convictions solides basées sur la foi, qui nourrissent l'intelligence et fortifient le cœur dans le moment de l'épreuve.

Parmi « ces flèches en la main du héros » (Psaume 127, 4), une des affirmations de foi qui doit nous habiter en permanence est que toutes les raisons que nous avons de perdre la paix sont de mauvaises raisons.

Cette conviction certes ne peut pas se fonder sur des considérations humaines. Ce ne peut être qu'une certitude de foi, fondée sur la Parole de Dieu. Qu'elle ne repose pas sur les raisons du monde, Jésus nous l'a dit clairement :

Je vous laisse la paix, c'est ma paix que je vous donne ;
Je ne vous la donne pas comme le monde la donne.
Que votre cœur ne se trouble ni ne s'effraie.

Jean 14, 27

Si nous cherchons la paix « comme le monde la donne », si nous attendons notre paix des raisons du monde, des motivations pour lesquelles selon la mentalité courante qui nous entoure on peut être en paix (parce que tout va bien, que nous n'avons pas de contrariétés, que nos désirs sont pleinement satisfaits, etc.), il est sûr que nous ne serons jamais en paix, ou que notre paix sera extrêmement fragile et de courte durée.

Pour nous croyants, la raison essentielle en vertu de laquelle nous pouvons toujours être en paix ne vient pas du monde. « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jean 18, 36). Elle vient de la confiance en la Parole de Jésus.

Quand le Seigneur affirme qu'il nous « laisse la paix, qu'il nous donne sa paix », cette parole est parole divine, parole qui a la même force créatrice que la parole qui a fait surgir du néant le ciel et la terre, même poids que la parole qui a calmé la tempête, la parole qui a guéri les malades et ressuscité les morts. Puisque Jésus nous déclare, et par deux fois, qu'il nous donne sa paix, nous croyons que cette paix n'est jamais retirée. « Les dons de Dieu sont sans repentance ». (Romains 11, 29) C'est nous qui ne savons pas toujours les accueillir ou les conserver. Parce que bien souvent nous manquons de foi...

Je vous ai dit cela pour qu'en moi vous ayez la paix.
Dans le monde, vous aurez à souffrir, mais courage !
Moi j'ai vaincu le monde
.

Jean 16, 33

En Jésus, nous pouvons toujours demeurer en paix parce qu'il a vaincu le monde, parce qu'il est ressuscité d'entre les morts. Par sa mort il a vaincu la mort, il a annulé la sentence de condamnation qui pesait sur nous. Il a manifesté la bienveillance de Dieu à notre égard. Et « si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?... Qui pourra bien nous séparer de l'amour du Christ ? » (Romains 8, 31).

À partir de ce fondement inébranlable de la foi, nous allons maintenant examiner certaines situations dans lesquelles il nous arrive fréquemment de perdre peu ou prou la paix de notre cœur. Nous chercherons à mettre en évidence à la lumière de la foi combien il est vain de nous troubler ainsi.

Mais auparavant il sera utile de faire certaines remarques, pour préciser à qui s'adressent et pour qui sont valables les considérations que nous allons faire sur ce thème.

La bonne volonté, condition nécessaire de la paix

La paix intérieure dont il est question ne peut bien entendu pas être le partage de tous les hommes indépendamment de leur attitude vis-à-vis de Dieu.

L'homme qui s'oppose à Dieu, qui plus ou moins consciemment le fuit, ou fuit certains de ses appels ou de ses exigences, ne pourra pas être en paix. Quand un homme est proche de Dieu, aime et désire servir le Seigneur, la stratégie habituelle du démon est de lui faire perdre la paix de son cœur, tandis que Dieu au contraire vient à son aide pour la lui rendre. Mais cette loi est renversée pour une personne dont le cœur est loin de Dieu, qui vit dans l'indifférence et le mal : le démon cherche à la tranquilliser, à la maintenir dans une fausse quiétude, tandis que le Seigneur qui désire son salut et sa conversion troublera et inquiétera sa conscience pour essayer de le porter au repentir.

Un homme ne peut pas être dans une paix profonde et durable s'il est loin de Dieu, si sa volonté intime n'est pas entièrement orientée vers lui :

Tu nous as faits pour toi Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu'il ne repose en Toi.

Saint Augustin

Une condition nécessaire de la paix intérieure est donc ce que nous pourrions appeler la bonne volonté. On pourrait la dénommer aussi pureté du cœur. C'est cette disposition stable et constante de l'homme qui est décidé à aimer Dieu plus que tout, qui désire sincèrement préférer en toutes circonstances la volonté de Dieu à la sienne. Qui ne veut rien refuser consciemment à Dieu. Peut-être (et même certainement...) dans la vie de tous les jours son comportement ne sera pas en harmonie parfaite avec ce désir, cette intention. Il aura bien des imperfections dans l'accomplissement de ce désir. Mais il en souffrira, en demandera pardon au Seigneur, cherchera à s'en corriger. Après des moments de défaillance éventuels, il s'efforcera de revenir à cette disposition habituelle de vouloir dire oui à Dieu en toute chose sans exception. Voilà ce qu'est la bonne volonté. Ce n'est pas la perfection, la sainteté achevée, car elle peut très bien coexister avec des hésitations, des imperfections, des fautes même. Mais c'en est le chemin, car c'est justement cette disposition habituelle du cœur (dont le fondement se trouve dans les vertus de foi, d'espérance et d'amour) qui permet à la grâce de Dieu de nous porter peu à peu vers la perfection.

Cette bonne volonté, cette détermination habituelle à toujours dire oui à Dieu dans les grandes choses comme dans les petites est une condition sine qua non de la paix intérieure. Tant que nous n'avons pas acquis cette détermination, une certaine inquiétude et une certaine tristesse ne cesseront pas de nous habiter : l'inquiétude de ne pas aimer Dieu autant que lui nous invite à l'aimer. La tristesse de ne pas encore avoir tout donné à Dieu. Car l'homme qui a donné sa volonté à Dieu lui a, d'une certaine manière, déjà tout donné. Nous ne pouvons pas être vraiment en paix tant que notre cœur n'a pas trouvé ainsi son unité ; et le cœur n'est unifié que lorsque tous nos désirs sont subordonnés au désir d'aimer Dieu, de lui plaire et de faire sa volonté. Cela implique bien entendu aussi une détermination habituelle à nous détacher de tout ce qui serait contraire à Dieu. Voilà en quoi consiste la bonne volonté, condition nécessaire de la paix de l'âme.

La bonne volonté, condition suffisante de la paix

Mais réciproquement nous pouvons affirmer que cette bonne volonté suffit pour qu'on ait le droit de garder son cœur dans la paix. Même si malgré cela on a encore beaucoup de défauts et de défaillances : « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté » comme disait le texte latin de la Vulgate.

En effet que Dieu nous demande-t-il, sinon cette bonne volonté ? Que pourrait-il exiger de plus de nous, lui qui est un Père bon et compatissant, que de voir son enfant désirer l'aimer par-dessus tout, souffrir de ne pas l'aimer suffisamment et être disposé, même s'il s'en sait incapable, à se détacher de ce qui lui serait contraire ? N'est-ce pas à Dieu lui-même d'intervenir maintenant et de porter à leur terme ces désirs que l'homme par ses propres forces est bien impuissant à réaliser complètement ?

À l'appui de ce que nous venons de dire, à savoir que la bonne volonté est suffisante pour nous rendre agréables à Dieu, et donc pour que nous soyons dans la paix, voici un épisode de la vie de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus rapporté par sa sœur Céline :

En une circonstance où sœur Thérèse m'avait montré tous mes défauts, j'étais triste et un peu désemparée. Moi qui désire tant posséder la vertu, pensai-je, m'en voilà bien loin, je voudrais tant être douce, patiente, humble, charitable, ah ! je n'y arriverai jamais !... Cependant, le soir à l'oraison, je lus que sainte Gertrude exprimant ce même désir, Notre-Seigneur lui avait répondu : « En toute chose et par-dessus tout, aie bonne volonté, cette seule disposition donnera à ton âme l'éclat et le mérite spécial de toutes les vertus. Quiconque a bonne volonté, désir sincère de procurer ma gloire, de me rendre grâces, de compatir à mes souffrances, de m'aimer et de me servir autant que toutes les créatures ensemble, celui-là recevra indubitablement des récompenses dignes de ma libéralité et son désir lui sera quelquefois plus profitable que ne le sont à d'autres leurs bonnes œuvres ».

Très contente de cette bonne parole, toute à mon avantage, j'en fis part à notre chère petite Maîtresse (Thérèse) qui surenchérit et ajouta : « Avez-vous lu ce qui est rapporté dans la vie du Père Surin ? Il faisait un exorcisme et les démons lui dirent : 'Nous venons à bout de tout, il n'y a que cette chienne de bonne volonté à laquelle nous ne pouvons jamais résister !' Eh bien, si vous n'avez pas de vertu, vous avez une petite chienne qui vous sauvera de tous les périls ; consolez-vous, elle vous mènera au Paradis ! - Ah ! Quelle est l'âme qui ne désire pas posséder la vertu ! C'est la voie commune ! Mais que peu nombreuses sont celles qui acceptent de tomber, d'être faibles, qui sont contentes de se voir par terre et que les autres les y surprennent ! »

Conseils et Souvenirs de sœur Geneviève

Comme nous le voyons dans ce texte, la conception que Thérèse (la plus grande sainte des temps modernes au témoignage du Pape Pie XI) avait de la perfection n'est pas tout-à-fait celle que nous avons spontanément !

Jacques Philippe, in Recherche la paix, et poursuis-la