jeudi 20 décembre 2012

En annonçant... François Rahim, Vita et Dolat, la nuit de Noël

L'ANNONCIATEUR. — La seconde partie de la nuit commence. Or la lune brille et le ciel vient de se revêtir de ses étoiles. Il y a sur toutes choses, autour de soi, un reflet merveilleux d'argent, de vieil argent incrusté de diamants.
Cependant au milieu de ce décor féerique, je n'aperçois ni Dolat, ni Vita.
Vous non plus sans doute ! Vous ne pouvez me dire en effet ni si leurs cheveux sont blonds ou noirs, ni si leurs yeux sont verts ou bleus, ni si leurs robes sont claires ou sombres, ni si leurs mains et leurs jambes sont fines et longues, ni même enfin si elles sont grandes ou petites. Pourtant, il fait clair, presque comme en plein jour, le jour de la nuit. Mais, je vous l'ai déjà dit, Dolat et Vita sont deux âmes. Le combat qu'elles livrent est sans armes ; j'ose à peine dire qu'il est en paroles ; et si l'on me comprenait bien, je dirais plutôt qu'il est en musique. Ce qui est étrange pourtant, c'est qu'à ce moment où nous ne voyons pas Dolat et Vita, nous les connaissons véritablement. Par exemple, moi, je sais que Dolat est petite, qu'elle a des yeux aux reflets d'acier, des mains un peu grasses qui s'abandonnent facilement ; sa tête porte des cheveux noirs. Sa robe, quand je l'ai vue, était sombre. Elle était belle cependant, dans son indéfinissable tristesse, et si confiante, lorsque j'étais près d'elle ! Vita au contraire était grande, dès que je l'ai aperçue. Elle avait les traits fins, le regard noir aussi ; dans sa tenue, il y avait quelque chose de dégagé, de vif, de conquis et de conquérant aussi. Elle portait légèrement une robe claire. C'est à peine si je lui ai parlé ; mais son souvenir en moi est ineffaçable.
Il est probable que vous, vous ne les avez pas vues ainsi. Mais qu'importe !
Vous les avez bien vues et moi aussi ; car ce que je sais, c'est que dans votre existence vous n'avez pas rencontré des âmes, mais des corps animés ; et c'est ainsi que Vita et Dolat, vous les connaissez. Peut-être vous ne me comprenez pas ! Que celui donc qui a des yeux voie, et des oreilles entende.
LE TÉMOIN. — Pour moi, si j'étais femme, je dirais que Vita et Dolat, je les ai vues en hommes ; mais comme je suis un homme, je n'ai gardé d'elles que la vision de deux femmes, presque de deux âmes, dont j'aurais à peu près oublié l'incarnation ou plutôt la carnation, pour ne me souvenir que de leur humanité.
VITA. — Je le sais pourtant, il n'y a pas de défaut dans l'armure qui me défend.
Il n'y a pas de paille dans le fer qui me protège.
Il n'y a pas de brèche dans le ciel où j'espère.
Je le sais : l'Enfer ne peut monter jusqu'à l'atteindre.
Il y a la Joie ici-bas !
DOLAT. — Il y a la Joie ?
Ô vérités cependant que j'ai dites mystérieusement vraies, mystérieusement inattaquables !
Ô vérités de chaque moment, de chaque nuit, quand l'esprit sommeille et que la chair prend sa revanche !
Ô vérités douloureusement terrestres, douloureusement humaines !
Il y a la Joie ?
Mais où est-elle, à travers l'homme, à travers sa mission, à travers le Christ, dont la vie finit, comme celle de tout homme, par la mort, et la mort horrible de la croix ?
VITA. — Et c'est pourtant lui qui nous dit : « Je suis venu pour que vous ayez en vous la Joie abondante et plus abondante, débordante ».
DOLAT. — Il entend nous parler du ciel que par nos efforts et nos pleurs, avec lui, après la mort, il nous permet d'ouvrir.
VITA. — Et pour la terre il n'apporte donc rien ? Ou plutôt si, un renouveau de tristesse !
Ah ! Il vaudrait mieux alors ici-bas, si on pouvait encore sans la foi se sauver, n'être pas croyant ; ignorer que le Christ est venu, qu'il a souffert, qu'il est mort pour nous racheter, puisque pour nous entraîner derrière lui il a rendu notre misère immuable, puisqu'il a fait que nous n'espérions même plus avec lui nous réjouir sur cette terre, puisqu'il a appuyé de sa tristesse notre tristesse pour l'empêcher parfois de s'évanouir !
Oh ! alors, oui, oui, il vaut mieux ici-bas ignorer que savoir, et peut-être n'être pas que d'être !
DOLAT. — Non, Vita ! Par ce que nous sommes, nous pouvons gagner le Ciel.
VITA. — Il vaudrait mieux toutefois ignorer que savoir, et nous sauver quand même ?
DOLAT. — C'est ce que je me demande parfois.
VITA. — Mais c'est un blasphème à l'éternelle vérité !
Qu'il soit préférable de ne pas connaître le Christ à le connaître !
DOLAT. - Non, Vita ! Ce n'est pas ce que je veux dire ; mais il est parfois préférable de ne pas savoir tout ce que demande le Christ, afin de ne pas pécher davantage. Comme il est parfois préférable de ne pas être averti de l'effort dangereux, pour se sauver en l'ignorant.
VITA.  Il est préférable parfois de ne pas connaître le Christ ?
Oh, que nous sommes donc mauvais et pervers !
DOLAT. — Hélas !
Il est préférable ainsi pour ceux qui n'ont pas la force de porter le poids de la tristesse qu'il donne, d'ignorer qu'il la donne.
LE TÉMOIN. — Au ciel de gros nuages passent sur la lune ; et c'est tout un carré d'ombre qui tombe sur la terre.
VITA. — Non ! Non ! C'est un blasphème. Le Christ ne donne pas la tristesse !
DOLAT. — C'est-à-dire qu'il l'assure, qu'il la montre en lui et y invite ses disciples : celui qui m'aime me suit, jusqu'à mon agonie. Dit-il.
VITA. — Non ! Non ! Ce n'est pas pour cela qu'il a été si longtemps attendu.
Ce n'est pas pour cela que l'humanité tout entière s'est levée et a salué longtemps avant l'heure celui qui naîtrait un jour au milieu d'elle.
Ou bien l'humanité tout entière s'est trompée, et ce peuple particulier s'est trompé quand il a chanté l'aurore qu'il voyait. Il a pris au bord de la nuit les clairs rayons qui y filtraient pour les rayons d'une aurore prochaine, quand c'était un crépuscule qui s'attardait !
Il a pris pour un berceau un tombeau, pour une naissance une mort, pour une allégresse une tristesse !
Il s'est trompé de sens. Et ces hommes qui ont vu l'Astre, promesse d'un jour de clarté, se sont eux aussi trompés. Ce n'est pas la lumière et la vie, ô mages, que ce roi vous apporte, c'est la Nuit et la mort, ici-bas !
DOLAT. — En vue de l'éternité, pour vous éprouver ici-bas.
VITA. — « Et sur la terre paix aux hommes bonne volonté ». Nous aussi enfin nous nous sommes trompés à interpréter cette parole ! Cette paix ? C'est l'inquiétude dans les ténèbres.
Nous nous sommes tous trompés ! Dans la forêt il n'y a que le chant du hibou qui soit vrai !
DOLAT. — Pourquoi ne prends-tu que ces paroles qui te plaisent ?
VITA. — Sont-elles vraies, oui ou non ?
DOLAT. — Et celles-ci : « J'ai parlé pour que vous n'entendiez pas ni ne compreniez. Je suis venu apporter le glaive... »
VITA. — J'ai parlé pour que ceux qui n'ont jamais voulu entendre, désormais deviennent sourds au bruit formidable que je fais.
J'ai descendu le glaive pour me tailler une place en vous, et vous tailler une place à la Joie.
« Et sur la terre paix aux hommes de bonne volonté ! »
« Je suis venu pour que vous ayez la Joie abondamment et plus abondamment ! »
Qu'est-ce que tout cela veut dire ?
Que veut dire cette chaleur au cœur que nous ressentons à l'approche de Noël ! Que veulent dire ces chants d'allégresse : il va venir, il est proche ;
La rosée fraîche va humecter nos lèvres sèches, rafraîchir notre front brûlant. Il vient ! Le voici !
Pourquoi ce cri d'espérance ?
Nous nous sommes trompés, petits et grands, à le pousser ? Nous nous sommes trompés à le pousser, humanité, peuple, bergers, mages, et nous avec vous ?
Nous nous sommes trompés, quand nous étions des enfants ? Il faut renier notre jeunesse, sa pureté, sa simplicité ?
Pourtant cette immensité de rêves qu'elle seule nous a découverte ! Pourtant cette grandeur, ce relèvement, cette force qu'elle seule nous a donnés !
Il faut renier ?
Ah ! La tristesse est uniquement vraie alors ! car ce n'est pas sans un déchirement de cœur inguérissable que l'homme d'un trait raye tout un moment de sa vie, de sa vie la plus belle, la plus féconde, semble-t-il.
Mais nous nous sommes trompés : le dernier mot a été dit ; ce n'était pas la Joie qui nous était annoncée ici, c'était la tristesse !
Il faut sur notre vie passée mettre donc un sourire glacé.
Pourtant, pourtant nous ne pouvons nous résoudre à ce geste qui est de nous défaire, qui est presque de nous détruire. Que nous reste-t-il en effet de tant d'agitations dans notre vie, sinon ce souvenir d'un soir ?
D'un soir d'hiver froid, avec mille étoiles dans le ciel.
Ce souvenir d'enfant, d'un soir d'hiver où pour une fois enfin nous avons connu la Joie.
Que nous reste-t-il quand nous vieillissons, sinon ce souvenir d'un soir où tout enfant nous sommes demeurés après dîner autour de la table à rire et bavarder, sans parler de nous coucher ? C'était le soir de Noël !
Noël !
Que fois en ces autres soirs d'hiver j'ai fermé les yeux pour mieux revoir son image !
Je m'en souviens encore comme si c'était hier.
Noël ! Oui, ce soir-là, nous étions allés chercher nos souliers, pas ceux que nous avions déjà aux pieds, mais d'autres que nous avons déposés au bord de la cheminée. Je crois même me rappeler que cette cheminée, c'était une fausse cheminée, ou bien plutôt une cheminée qu'on avait bouchée pour éviter les courants d'air. Mais vraie ou fausse, ouverte ou fermée, que nous importait puisque c'était par là qu'il devait passer, le Père Noël !
Vous riez ? Nous avons trouvé sur nos jouets parfois un peu de suie pour l'attester.
Noël ! La maman avait dit que dans les souliers mal cirés il n'y aurait rien sans doute. C'était bien plutôt cela qui nous importait, et non de savoir comment le bonhomme s'y prendrait pour trouver et reconnaître la paire du petit garçon ou de la petite fille, la paire aux cuirs noirs qui brillaient.
Noël ! La maman avait dit aussi qu'on attendrait en faisant la veillée la messe de minuit. Dehors, il faisait froid ; mais sur le feu il y avait de grands bols qui chauffaient. Du lait ? Du chocolat ? Je ne sais plus. On les prendrait tout à l'heure, juste au moment de partir. En attendant, on pouvait jouer, sans trop crier cependant ; car c'était la nuit. Et l'on jouait tous ensemble !
Noël ! Il était temps à onze heures de la nuit de faire sa toilette. Pensez donc : faire sa toilette à onze heures ; c'était quelque chose par cela même extraordinaire, qui n'arrivait que cette fois. C'était quasi quelque chose de mystérieux, quelque chose donc auquel on s'appliquait malgré le froid, quelque chose que la grande sœur venait aider à achever, quelque chose que la maman venait toujours vérifier, le cache-col bien mis ; les gants de laine dans la poche.
Noël ! Les cloches sonnaient en pleine nuit ! Elles sonnaient à toute volée ! Elles n'avaient peur de réveiller personne. Il n'y avait que cette fois aussi qu'elles sonnaient comme elles sonnaient cette nuit-là. Elles emplissaient de leurs notes la maison, quand la porte enfin était ouverte ; elles emplissaient la rue, quand nous y étions descendus. Elles nous appelaient. Nous partions. Non pas encore ! La maman tardait, tardait ! Nous l'appelions. J'ai su depuis lors qu'elle faisait à ce moment précis l'office du bon père Noël. Oh ! Je ne le savais pas alors. Jamais cette vilaine pensée ne me serait venue à l'idée ; elle y a surgi seulement quand j'ai commencé d'être un petit bonhomme ; et ç'a été, pour l'avoir vérifiée, le premier désenchantement de ma vie. J'ai toujours cru que j'avais commis là un péché impardonnable, un vrai péché de curiosité. Et je le crois encore.
Noël ! Dans la nuit, tous ensemble nous allions à la messe, nous près de nos parents ; car il faisait grand noir, et les ténèbres ce n'était pas notre affaire. On marchait vite ; et on arrivait à l'église.
Oh ! cette église de minuit ! Je m'en souviens comme d'un grand soleil, toute illuminée, pleine de choses mystérieuses et ravissantes ; c'était les fleurs d'or, c'était la lumière au sortir des ténèbres, c'était les chants, c'était la messe : « Puer na-tus est... » Je ne comprenais pas encore le latin, mais je savais que c'était l'Enfant-Jésus qui naissait, qui était né, qui était là, lorsque la petite cloche sonnait à la consécration. Tout à l'heure dans mon cœur j'allais le recevoir ; tout à l'heure devant son image, à la crèche, j'allais le prier ; tout à l'heure — et j'y pensais déjà — j'allais le remercier pour le bon père Noël qui avait porté des jouets dans mes souliers, au bord de la cheminée.
Ah ! Je ne sais plus si les enfants connaissent ces joies-là ! Ils sont si vite des hommes maintenant !
Noël ! Au plus froid de l'année, au plus noir, c'était notre jour. Il n'y a qu'un jour de Noël par an. Pour rien au monde, nous n'aurions voulu le manquer !
Noël ! Il y avait une belle étoile pour l'indiquer.
Sans doute d'astres au ciel, il y en avait des milliers qui brillaient. Mais il y en avait une qui n'était pas pareille aux autres. Elle était comme celles que nous voyons glisser parfois du ciel.
Elle était comme toutes celles qui sont au ciel, et pourtant elle n'était pas pareille à elles.
Elle était leur petite sœur ; elle était belle comme elles, mais elle marchait.
Je ne l'ai pas vue, celle-là ; et pourtant je l'ai vue ; car j'ai vu ses sœurs.
Peut-être d'ailleurs qu'elle est restée parmi elles !
Salut donc à vous petites étoiles, mes mies, que j'avais jusqu'ici dédaigné de regarder.
Salut petites étoiles, promesses vivantes de clarté !
Je vous salue ! Salut étoiles brillantes,
Qui éclairez la route aux voyageurs.
Je vous salue ! Salut étoiles chantantes,
Qui annoncez ainsi notre Sauveur.
Et toutes, vous êtes pures, de lumière.
Et c'est toi, te voici que je nomme polaire.
Tu montres sur la mer le vrai chemin.
Priez pour nous, Reine des pèlerins !
Tu es l'ultime Étoile du Matin.
Et la voici, celle première qui se lève.
La voici, c'est elle qui commence les beaux rêves.
Au ciel elle a une place de choix.
Priez pour nous, Reine de notre Roi !
Tu es l'Étoile-Guide de la Foi.
Voici l'autre, comme de l'argent, scintillante.
Au plus haut, comme une couronne, éclatante.
Tu sembles lancer des éclats de feu.
Priez pour nous, douce Reine des cieux.
Tu es l'Étoile, gage aux malheureux.
Te voici, ô Belle, qu'on nomme à la prière.
L'enfant rapidement répond de sa voix claire
À sa mère qui supplie à genoux :
Étoile du Matin, priez pour nous.
Et tu leur souris à ce nom si doux.
Je vous salue, ô Vous, Étoile Brillante
Sur la terre pour donner le Bonheur.
Je vous salue, ô Vous, Étoile Chantante
Ô Reine, je vous aime de tout cœur !
Salut ! Salut ! Sœurs de lumière !
Salut ! Salut ! Sœurs de prières !
Et salut à vous aussi, qui fûtes la Mère de notre Dieu,
Le Jésus de la Noël ; nous aimons tant le prier quand nous sommes petits.
Mais quand nous avons grandi, avons-nous pour lui des pensées plus fortes, plus nobles, plus généreuses ?
Quand nous avons grandi, hélas ! nous ne savons plus lui sourire.
Noël ! Donc. Nous ne le connaîtrons plus comme nous l'avons connu.
Mais nous est-il demandé encore de ne plus le reconnaître pour ce qu'il a été ? De déchirer la page sur laquelle nous l'avons écrit ? Et ce ne serait rien, mais encore, jusque dans notre cœur d'en bannir le souvenir ?
Non ! Non ! ce n'est pas possible qu'une Joie si vraie, une émotion si simple, et dans son fondement si vraie encore soient effacées d'un trait de plume, parce que nous sommes devenus des hommes ; qu'il faille sourire et hausser les épaules.
Parce que nous sommes devenus des hommes. Mais quand avons-nous donc eu des émotions plus pures, plus saintes dirais-je même, que celles que nous avons connues tout petits ? Quand ? Quand avons-nous eu dans notre vie des Joies plus durables que celles-là ?
Pour apprécier, qui est-ce qui se trompe à vingt ans de distance, l'enfant ou l'homme ?
Aujourd'hui, nous ne jugeons plus comme nous jugions alors.
Noël ! C'est la fête des enfants ; mais c'est encore la fête des hommes. Ce n'est pas la même fête cependant. Nous étions enfants, et nous trouvions l'Enfant-Jésus à notre porte. Nous sommes des hommes, et nous ne trouvons plus l'enfant à notre porte. Mais nous avons maintenant la force de le chercher ; et nous partons comme les Mages, après qu'il est né.
Cette fête verse dans nos cœurs une liqueur moins douce, mais plus forte, plus rude, et combien réchauffante encore !
Notre Joie est celle des Mages après avoir été celle des bergers. Notre Joie est celle des Mages avec celle des bergers, la Joie de la Foi récompensée, de l'Espérance réalisée, de l'Amour prouvé,
La vraie Joie ici-bas.
VITA. — Oh ! souviens-toi, Dolat, de cette nuit de Noël, où les Mages ont attendu le Messie. Souviens-toi, après tant de marches pénibles de cette dernière nuit, à Jérusalem, où l'étoile s'est enfuie.
Souviens-toi, ils étaient partis pleins de courage ; ils arrivaient pleins de fatigue ; et soudain, à la dernière étape tout semblait leur manquer.
Surtout l'étoile au ciel cachée.
LE TÉMOIN. — Vita se tait ; mais elle guide le regard méditatif de Dolat.
Noël, c'est la marche à la lumière de ces rois qu'on ne connaît pas.
Noël, c'est cette dernière nuit de ténèbres, pendant laquelle méditèrent les grands mystères de vie qu'un enfant leur apportait, ces sages de la terre.
Noël, c'est leur désir avivé, leur Foi manifestée, leur récompense donnée.
Noël !
François Rahim, in Le jeu de la vie, ou la montée vers la joie.

dimanche 16 décembre 2012

En acrimoniant... Don Carlo Cecchin, Divagations mi-douces mi-amères sur les Fêtes de Noël

Ce dimanche, même si je porte une chasuble rose, demi teinte de la joie, mon humeur prend toutes les couleurs liturgiques : vert, rouge et… noir ! Pourquoi ? Je vais vous l’expliquer. Plus on approche de Noël, plus l’agressivité des gens semble augmenter (et la mienne ?). Avec ce matérialisme, cette  frénésie des achats, la publicité, et la peur d’avoir oublié quelque chose, en effet, on oublie toujours quelqu’Un, le seul objet de cette fête : Notre Seigneur Jésus Christ ! Alors que reste-il de Noël ? Une consommation effrénée. Pensez-vous qu’on dépensera moins à cause de la crise ? Que nenni ! Cette année les Français dépenseront davantage ! Que des banalités comme le rire grotesque du père Noël avec sa parodie idiote du « Petit Papa Noël », « fameuse » chanson qui fait pleurer dans les chaumières, le tout assaisonné de quelques bons sentiments à la sauce humanitaire. De Jésus Christ, pas un mot ! Noël est devenu une coquille vide, comme celle d’une huître après un morne réveillon ; la ville est parée pour la fête, certes, mais elle est plutôt plongée dans une triste nuit, éclairée par des réverbères blafards : il manque la vraie lumière de la Foi ! Oui, tout comme il y a deux mille ans, il n’y a plus de place pour le Fils de Dieu fait homme. Sans Jésus, Noël n’a plus aucun sens ! Dans une de ses homélies, le grand saint Jean Chrysostome parlait des ténèbres où étaient plongés ses contemporains : « Dans les ténèbres on ne sait plus discerner l’or du plomb, nos amis de nos ennemis. Dans le péché, on ne sait plus reconnaître la véritable nature des choses : ni les vertus, ni la beauté de la sagesse. Le péché est une démence, une démence inconsciente, car accompagnée de cet assoupissement que les ténèbres portent en elles ». Aujourd’hui, nous constatons en effet une déstructuration, une dénaturation du bien, du vrai et du beau, et nous replongeons dans les ténèbres de la mort. Voilà pourquoi saint Paul dit de nous réveiller de notre sommeil ! (Rm 13,11). Saint Jean-Baptiste qui, dans la liturgie de l’Avent, annonce le Messie, semble crier dans un monde devenu un désert spirituel effroyable. Alors, je voudrais faire comme saint Jérôme : fuir ! Jérôme, qui était aussi acrimonieux que moi, disparut de la circulation. Ses gais compagnons le cherchèrent aux thermes, au cirque, partout, mais en vain. Un beau jour, Vigilance, l’un de ses amis, le trouve dans une grotte de Bethléem que nous connaissons bien, macéré par les pénitences et les veilles. « Jérôme, pourquoi te terres-tu comme un ours ? Que crains-tu ? », lui dit-il. Le saint se redresse sur ses genoux et le fixant lui répond : « Vigilance, je crains les dangers parmi lesquels tu vis ». « Ceci est une fuite honteuse et non pas une victoire glorieuse ! » répond Vigilance. « Cela suffit, reprend Jérôme agacé, si telle est ma faiblesse, j’aime être faible ; je préfère fuir pour vaincre, plutôt que rester pour perdre ». Sans doute, ne pouvons nous pas tous devenir ermites, et encore moins à Bethléem… Pourtant Jésus nous y attend, du moins spirituellement. Alors pourquoi, dans la morosité ambiante, ne ressentons-nous pas la vraie joie qui monte en notre cœur ? Cette lumière du Christ est toujours là, visible, aveuglante même, mais le monde saura-t-il la discerner ? Dans ses Élévations sur les Mystères, le grand Bossuet écrit « Je ne sais ce qui luit au-dedans de vous ; vous êtes dans les ténèbres et dans les amusements, ou peut-être dans la corruption du monde ; tournez vous vers l’Orient, où se lèvent les astres ; tournez-vous vers Jésus Christ qui est l’Orient ; Il se lève comme un bel astre d’amour de vérité et de vertu » (17 sem., 2 élév.). Alors comme des fils de lumière, attendons avec impatience cette nuit bénie qui a vu naître le Fils de Dieu fait homme ; préparons-nous dans l’humilité, avec d’ardents désirs, un cœur pur, une Foi sans faille, une Charité sans feinte et une grande Espérance : Jésus est déjà là, il nous attend ! C’est à genoux, à côté de la Vierge Marie que nous déposerons aux pieds de l’Enfant-Jésus nos angoisses, nos tristesses, nos problèmes, tout notre amour… pour recevoir cette paix chantée par les anges. Un poète médiéval, Angelus Silesius, dans Le Pèlerin Chérubinique, dit ceci : « Que le Christ naisse mille fois à Bethléem et non en toi, tu restes perdu à jamais… La Croix du Golgotha ne peut te délivrer du mal, si elle n’est pas dressée en toi ». Venez Seigneur, ne tardez plus !
Don Carlo Cecchin

mardi 11 décembre 2012

En shakespearant... Lear, de la verte ire à la vieille imbécilité


[ndvi : voici le texte fondateur de mon pseudonyme. En 23 scènes, le roi Lear passe du statut de vert imbécile inconscient empli de bonne conscience à celui de vieil imbécile abattu empli de belle contrition. Chemin que j'aimerais bien sûr emprunter, mais on ne se dépouille pas facilement... du vieil homme]

Scène I
La grande salle du palais des Rois de Grande-Bretagne.

Entrent KENT, GLOUCESTER et EDMOND.
KENT
Je croyais le roi plus favorable au duc d’Albany qu’au duc de Cornouailles.
GLOUCESTER
C’est ce qui nous avait toujours semblé ; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n’indique lequel des ducs il apprécie le plus, car les portions se balancent si également que le scrupule même ne saurait faire un choix entre l’une et l’autre.
KENT, montrant Edmond
N’est-ce pas là votre fils, milord ?
GLOUCESTER
Son éducation, messire, a été à ma charge. J’ai si souvent rougi de le reconnaître que maintenant j’y suis bronzé.
KENT
Je ne puis concevoir…
GLOUCESTER
C’est ce que put, messire, la mère de ce jeune gaillard : si bien qu’elle vit son ventre s’arrondir, et que, ma foi ! messire, elle eut un fils en son berceau avant d’avoir un mari dans son lit… Flairez-vous la faute ?
KENT
Je ne puis regretter une faute dont le fruit est si beau.
GLOUCESTER
Mais j’ai aussi, messire, de l’aveu de la loi, un fils quelque peu plus âgé que celui-ci, qui pourtant ne m’est pas plus cher. Bien que ce chenapan soit venu au monde, un peu impudemment, avant d’être appelé, sa mère n’en était pas moins belle : il y eut grande liesse à le faire, et il faut bien reconnaître ce fils de putain… Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme ?
EDMOND
Non, milord.
GLOUCESTER
Milord de Kent. Saluez-le désormais comme mon honorable ami.
EDMOND, s’inclinant
Mes services à Votre Seigneurie !
KENT
Je suis tenu de vous aimer, et je demande à vous connaître plus particulièrement.
EDMOND
Messire, je m’étudierai à mériter cette distinction.
GLOUCESTER
Il a été neuf ans hors du pays, et il va en partir de nouveau… Le roi vient. (Fanfares).
Entrent Lear, Cornouailles, Albany, Goneril, Régane, Cordélia et les gens du roi.
LEAR
Gloucester, veuillez accompagner les seigneurs de France et de Bourgogne.
GLOUCESTER
J’obéis, mon suzerain. (Sortent Gloucester et Edmond).
LEAR
Nous, cependant, nous allons révéler nos plus mystérieuses intentions… Qu’on me donne la carte ! (On déploie une carte devant le roi). Sachez que nous avons divisé en trois parts notre royaume, et que c’est notre intention formelle de soustraire notre vieillesse aux soins et aux affaires pour en charger de plus jeunes forces, tandis que nous nous traînerons sans encombre vers la mort… Cornouailles, notre fils, et vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la ferme volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir dès à présent tout débat futur. Quant aux princes de France et de Bourgogne, ces grands rivaux qui, pour obtenir l’amour de notre plus jeune fille, ont prolongé à notre cour leur séjour galant, ils obtiendront réponse ici même… Parlez, mes filles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, aux revenus du territoire comme aux soins de l’État, faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus, afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où le mérite l’aura le mieux provoquée… Goneril, notre aînée, parle la première.
GONERIL
Moi, sire, je vous aime plus que les mots n’en peuvent donner une idée, plus chèrement que la vue, l’espace et la liberté, de préférence à tout ce qui est précieux, riche ou rare, non moins que la vie avec la grâce, la santé, la beauté et l’honneur, du plus grand amour qu’enfant ait jamais ressenti ou père inspiré, d’un amour qui rend le souffle misérable et la voix impuissante ; je vous aime au-delà de toute mesure.
CORDÉLIA, à part
Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire.
LEAR, le doigt sur la carte
Tu vois, de cette ligne à celle-ci, tout ce domaine, couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, de rivières plantureuses et de vastes prairies : nous t’en faisons la dame. Que tes enfants et les enfants d’Albany le possèdent à perpétuité ! … Que dit notre seconde fille, notre chère Régane, la femme de Cornouailles ? … Parle.
RÉGANE
Je suis faite du même métal que ma sœur, et je m’estime à sa valeur. En toute sincérité je reconnais qu’elle exprime les sentiments mêmes de mon amour ; seulement, elle ne va pas assez loin : car je me déclare l’ennemie de toutes les joies contenues dans la sphère la plus exquise de la sensation, et je ne trouve de félicité que dans l’amour de Votre Chère Altesse.
CORDÉLIA, à part
C’est le cas de dire : Pauvre Cordélia ! Et pourtant non, car, j’en suis bien sûre, je suis plus riche d’amour que de paroles.
LEAR, à Régane
À toi et aux tiens, en apanage héréditaire, revient cet ample tiers de notre beau royaume égal en étendue, en valeur et en agrément à la portion de Goneril. (À Cordélia). À votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moindre ! Vous dont le vin de France et le lait de Bourgogne se disputent la jeune prédilection, parlez : que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que celle de vos sœurs ?
CORDÉLIA
Rien, monseigneur.
LEAR
Rien ?
CORDÉLIA
Rien.
LEAR
De rien, rien ne peut venir : parlez encore.
CORDÉLIA
Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.
LEAR
Allons, allons, Cordélia ! Réformez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne nuise à votre fortune.
CORDÉLIA
Mon bon seigneur, vous m’avez mise au monde, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée ; moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous vénère. Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, elles n’aiment que vous ? Peut-être, au jour de mes noces, l’époux dont la main recevra ma foi emportera-t-il avec lui une moitié de mon amour, de ma sollicitude et de mon dévouement ; assurément je ne me marierai pas comme mes sœurs, pour n’aimer que mon père.
LEAR
Mais parles-tu du fond du cœur ?
CORDÉLIA
Oui, mon bon seigneur.
LEAR
Si jeune, et si peu tendre !
CORDÉLIA
Si jeune, monseigneur, et si sincère !
LEAR
Soit ! … Eh bien, que ta sincérité soit ta dot ! Car, par le rayonnement sacré du soleil, par les mystères d’Hécate et de la nuit, par toutes les influences des astres qui nous font exister et cesser d’être, j’abjure à ton égard toute ma sollicitude paternelle, toutes les relations et tous les droits du sang : je te déclare étrangère à mon cœur et à moi dès ce moment, pour toujours. Le Scythe barbare, l’homme qui dévore ses enfants pour assouvir son appétit, trouvera dans mon cœur autant de charité, de pitié et de sympathie que toi, ma ci-devant fille !
KENT
Mon bon suzerain ! …
LEAR
Silence, Kent ! Ne vous mettez pas entre le dragon et sa fureur. C’est elle que j’aimais le plus, et je pensais confier mon repos à la tutelle de sa tendresse… Arrière ! hors de ma vue ! … Puisse la tombe me refuser sa paix, si je ne lui retire ici le cœur de son père ! … Appelez le Français ! … M’obéit-on ? … Appelez le Bourguignon ! … Cornouailles, Albany, grossissez de ce tiers la dot de mes deux filles. Que l’orgueil, qu’elle appelle franchise, suffise à la marier ! Je vous investis en commun de mon pouvoir, de ma prééminence et des vastes attributs qui escortent La Majesté. Nous-même, avec cent chevaliers que nous nous réservons et qui seront entretenus à vos frais, nous ferons alternativement chez chacun de vous un séjour mensuel. Nous ne voulons garder que le nom et les titres d’un roi. L’autorité, le revenu, le gouvernement des affaires, je vous abandonne tout cela, fils bien-aimés. Pour gage, voici la couronne : partagez-vous-la ! (Il se démet de la couronne).
KENT
Royal Lear, que j’ai toujours honoré comme mon roi, comme mon père, suivi comme mon maître, et nommé dans mes prières comme mon patron sacré…
LEAR
L’arc est bandé et ajusté : évite la flèche.
KENT
Que plutôt elle tombe sur moi, dût son fer envahir la région de mon cœur ! Que Kent soit discourtois quand Lear est insensé ! Que prétends-tu, vieillard ? Crois-tu donc que le devoir ait peur de parler, quand la puissance cède à la flatterie ? L’honneur est obligé à la franchise, quand La Majesté succombe à la folie. Révoque ton arrêt, et, par une mûre réflexion, réprime cette hideuse vivacité. Que ma vie réponde de mon jugement ! la plus jeune de tes filles n’est pas celle qui t’aime le moins : elle n’annonce pas un cœur vide, la voix grave qui ne retentit pas en un creux accent.
LEAR
Kent, sur ta vie, assez !
KENT
Ma vie, je ne l’ai jamais tenue que pour un enjeu à risquer contre tes ennemis, et je ne crains pas de la perdre, quand ton salut l’exige.
LEAR
Hors de ma vue !
KENT
Sois plus clairvoyant, Lear, et laisse-moi rester le point de mire constant de ton regard.
LEAR
Ah ! par Apollon ! …
KENT
Ah ! par Apollon ! roi, tu adjures tes dieux en vain.
LEAR, mettant la main sur son épée
Ô vassal ! mécréant ! …
ALBANY et CORNOUAILLES
Cher sire, arrêtez.
KENT
Va ! tue ton médecin, et nourris de son salaire le mal qui te ronge ! … Révoque ta donation, ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, je te dirai que tu as mal fait.
LEAR
Écoute-moi, félon ! Sur ton allégeance, écoute-moi ! Puisque tu as tenté de nous faire rompre un vœu, ce que jamais nous n’osâmes ; puisque, dans ton orgueil outrecuidant, tu as voulu t’interposer entre notre sentence et notre autorité, ce que notre caractère et notre rang ne sauraient tolérer, fais pour ta récompense l’épreuve de notre pouvoir. Nous t’accordons cinq jours pour réunir les ressources destinées à te prémunir contre les détresses de ce monde. Le sixième, tu tourneras ton dos maudit à notre royaume ; et si, le dixième, ta carcasse bannie est découverte dans nos domaines, ce moment sera ta mort. Arrière ! … Par Jupiter ! cet arrêt ne sera pas révoqué.
KENT
Adieu, roi ! Puisque c’est ainsi que tu veux apparaître, ailleurs est la liberté, et l’exil est ici ! (À Cordélia). Que les dieux te prennent sous leur tendre tutelle, ô vierge, qui penses si juste et qui as si bien dit ! (À Régane et à Goneril). Et puissent vos actes confirmer vos beaux discours, et de bons effets sortir de paroles si tendres ! (Aux ducs d’Albany et de Cornouailles). Ainsi, ô princes, Kent vous fait ses adieux. Il va acclimater ses vieilles habitudes dans une région nouvelle. (Il sort).
Rentre Gloucester, accompagné du roi de France, du duc de Bourgogne et de leur suite.
GLOUCESTER, à Lear
Voici les princes de France et de Bourgogne, mon noble seigneur.
LEAR
Messire de Bourgogne, nous nous adressons d’abord à vous qui, en rivalité avec ce roi, recherchez notre fille. Que doit-elle au moins vous apporter en dot, pour que vous donniez suite à votre requête amoureuse ?
LE DUC DE BOURGOGNE
Très Royale Majesté, je ne réclame rien de plus que ce qu’a offert Votre Altesse ; et vous n’accorderez pas moins.
LEAR
Très noble Bourguignon, tant qu’elle nous a été chère, nous l’avons estimée à ce prix ; mais maintenant sa valeur est tombée. La voilà devant vous, messire ; si quelque trait de sa mince et spécieuse personne, si son ensemble, auquel s’ajoute notre défaveur et rien de plus, suffit à charmer Votre Grâce, la voilà : elle est à vous.
LE DUC DE BOURGOGNE
Je ne sais que répondre.
LEAR
Telle qu’elle est, messire, avec les infirmités qu’elle possède, orpheline nouvellement adoptée par notre haine, dotée de notre malédiction et reniée par notre serment, voulez-vous la prendre, ou la laisser ?
LE DUC DE BOURGOGNE
Pardonnez-moi, royal sire : un choix ne se fixe pas dans de telles conditions.
LEAR
Laissez-la donc, seigneur : car, par la puissance qui m’a donné l’être ! je vous ai dit toute sa fortune. ( Au roi de France). Quant à vous, grand roi, je ne voudrais pas faire à notre amitié l’outrage de vous unir à ce que je hais : je vous conjure donc de reporter votre sympathie sur un plus digne objet qu’une misérable que la nature a presque honte de reconnaître.
LE ROI DE FRANCE
Chose étrange ! que celle qui tout à l’heure était votre plus chère affection, le thème de vos éloges, le baume de votre vieillesse, votre incomparable, votre préférée, ait en un clin d’œil commis une action assez monstrueuse pour détacher d’elle une faveur qui la couvrait de tant de replis ! Assurément, sa faute doit être bien contre nature et bien atroce, ou votre primitive affection pour elle était bien blâmable. Pour croire chose pareille, il faudrait une foi que la raison ne saurait m’inculquer sans un miracle.
CORDÉLIA, à Lear
J’implore une grâce de Votre Majesté. Si mon tort est de ne pas posséder le talent disert et onctueux de dire ce que je ne pense pas, et de n’avoir que la bonne volonté qui agit avant de parler, veuillez déclarer la vérité, sire : ce n’est pas un crime dégradant, ni quelque autre félonie, ce n’est pas une action impure ni une démarche déshonorante, qui m’a privée de votre faveur ; j’ai été disgraciée parce qu’il me manque (et c’est là ma richesse) un regard qui sollicite toujours, une langue que je suis bien aise de ne pas avoir bien qu’il m’en ait coûté la perte de votre affection.
LEAR
Mieux vaudrait pour toi n’être pas née que de m’avoir à ce point déplu.
LE ROI DE FRANCE
N’est-ce que cela ? La timidité d’une nature qui souvent ne trouve pas de mots pour raconter ce qu’elle entend faire ? … Monseigneur de Bourgogne, que dites-vous de madame ? … L’amour n’est pas l’amour, quand il s’y mêle des considérations étrangères à son objet suprême. Voulez-vous d’elle ? Elle est elle-même une dot.
LE DUC DE BOURGOGNE
Royal Lear, donnez seulement la dot que vous-même aviez offerte, et à l’instant je prends par la main Cordélia, duchesse de Bourgogne !
LEAR
Rien ! … J’ai juré ; je suis inébranlable.
LE DUC DE BOURGOGNE, à Cordélia
Je suis fâché que, pour avoir ainsi perdu un père, vous deviez perdre un mari.
CORDÉLIA
La paix soit avec messire de Bourgogne ! Puisque des considérations de fortune font tout son amour, je ne serai pas sa femme.
LE ROI DE FRANCE
Charmante Cordélia, toi que la misère rend plus riche, le délaissement plus auguste, l’outrage plus adorable, toi, et tes vertus, vous êtes à moi. Qu’il me soit permis de recueillir ce qu’on proscrit ! … Dieux ! dieux ! N’est-ce pas étrange que leur froid dédain ait échauffé mon amour jusqu’à la passion ardente ? (À Lear). Roi, ta fille sans dot, jetée au hasard de mon choix, régnera sur nous, sur les nôtres et sur notre belle France. Et tous les ducs de l’humide Bourgogne ne rachèteraient pas de moi cette fille précieuse et dépréciée ! Dis-leur adieu, Cordélia, si injustes qu’ils soient. Tu retrouveras mieux que tu n’as perdu.
LEAR
Elle est à toi, Français : prends-la ; une pareille fille ne nous est rien, et jamais nous ne reverrons son visage. (À Cordélia). Pars donc, sans nos bonnes grâces, sans notre amour, sans notre bénédiction… Venez, noble Bourguignon. (Fanfares. Sortent Lear, les ducs de Bourgogne, de Cornouailles et d’Albany, Gloucester et leur suite).
LE ROI DE FRANCE, à Cordélia
Dites adieu à vos sœurs.
CORDÉLIA
Bijoux de notre père, c’est avec des larmes dans les yeux que Cordélia vous quitte. Je sais ce que vous êtes ; et j’ai, comme sœur, une vive répugnance à appeler vos défauts par leurs noms. Aimez bien notre père : je le confie aux cœurs si bien vantés par vous. Mais, hélas ! si j’étais encore dans ses grâces, je lui offrirais un trône en meilleur lieu. Sur ce, adieu à toutes les deux !
GONERIL
Ne nous prescris pas nos devoirs.
RÉGANE
Étudiez-vous à contenter votre mari, qui vous a jeté, en vous recueillant, l’aumône de la fortune. Vous avez marchandé l’obéissance ; et vous avez mérité de perdre ce que vous avez perdu.
CORDÉLIA
Le temps dévoilera ce que l’astuce cache en ses replis. La honte finira par confondre ceux qui dissimulent leurs vices. Puissiez-vous prospérer !
LE ROI DE FRANCE
Viens, ma belle Cordélia ! (Il sort avec Cordélia).
GONERIL
Sœur, j’ai beaucoup à vous dire sur un sujet qui nous intéresse toutes deux très vivement. Je pense que notre père partira d’ici ce soir.
RÉGANE
Bien sûr, et avec vous ; le mois prochain, ce sera notre tour.
GONERIL
Vous voyez combien sa vieillesse est sujette au caprice. L’épreuve que nous en avons faite n’est pas insignifiante : il avait toujours préféré notre sœur, et la déraison avec laquelle il vient de la chasser est trop grossièrement manifeste.
RÉGANE
C’est une infirmité de sa vieillesse ; cependant il ne s’est jamais qu’imparfaitement possédé.
GONERIL
Dans la force et dans la plénitude de l’âge, il a toujours eu de ces emportements. Nous devons donc nous attendre à subir, dans sa vieillesse, outre les défauts enracinés de sa nature, tous les accès d’impatience qu’amène avec elle une sénilité infirme et colère.
RÉGANE
Nous aurons sans doute à supporter de lui maintes boutades imprévues, comme celle qui lui a fait bannir Kent.
GONERIL
La cérémonie des adieux doit se prolonger encore entre le Français et lui. Entendons-nous donc, je vous prie ! Si, avec les dispositions qu’il a, notre père garde aucune autorité, la dernière concession qu’il nous a faite deviendra dérisoire.
RÉGANE
Nous aviserons.
GONERIL
Il nous faut faire quelque chose, et dans la chaleur de la crise. (Elles sortent).

[…]

Scène XXIII
Une tente dans le camp français.
Au fond de la scène, LEAR est sur un lit, endormi ;
UN MÉDECIN, UN GENTILHOMME et des serviteurs sont auprès de lui.
Musique.
Entrent CORDÉLIA et KENT.

CORDÉLIA
Ô mon Kent, comment pourrais-je vivre et faire assez pour être à la hauteur de ton dévouement ? Ma vie sera trop courte, et toute ma gratitude impuissante.
KENT
Un service ainsi reconnu, madame, est déjà trop payé. Tous mes récits sont conformes à la modeste vérité : je n’ai rien ajouté, rien retranché, j’ai tout dit.
CORDÉLIA
Prends un costume plus digne de toi. Ces vêtements rappellent des heures trop tristes : je t’en prie, quitte-les.
KENT
Pardonnez-moi, chère madame. Révéler déjà qui je suis, ce serait gêner mon projet. Faites-moi la grâce de ne pas me connaître, avant le moment fixé par les circonstances et par moi.
CORDÉLIA
Soit, mon bon seigneur ! (Au médecin). Comment va le roi ?
LE MÉDECIN
Madame, il dort toujours.
CORDÉLIA
Ô dieux propices ! réparez la vaste brèche faite à sa nature accablée ! Oh ! remettez en ordre les idées faussées et discordantes de ce père redevenu enfant !
LE MÉDECIN
Plaît-il à Votre Majesté que nous éveillions le roi ? Il a dormi longtemps.
CORDÉLIA
N’obéissez qu’à votre art, et procédez selon les prescriptions de votre propre volonté. Est-il habillé ?
UN GENTILHOMME
Oui, madame ; grâce à la pesanteur de son sommeil, nous avons pu lui mettre de nouveaux vêtements.
LE MÉDECIN
Soyez près de lui, bonne madame, quand nous l’éveillerons ; je ne doute pas qu’il ne soit calme.
CORDÉLIA
Fort bien.
LE MÉDECIN
Je vous en prie, approchez. (Cordélia s’approche du lit). Plus haut, la musique !
CORDÉLIA, penchée sur son père
Ô mon père chéri ! … Puisse la guérison suspendre son baume à mes lèvres, et ce baiser réparer les lésions violentes que mes deux sœurs ont faites à ta Majesté !
KENT
Bonne et chère princesse !
CORDÉLIA
Quand vous n’auriez pas été leur père, ces boucles blanches auraient dû provoquer leur pitié. Cette tête était-elle faite pour être exposée aux vents ameutés, pour lutter contre le tonnerre redoutable et profond en dépit du terrible feu croisé des rapides éclairs, pour veiller, pauvre sentinelle perdue, sous ce mince cimier ? (Elle montre les cheveux blancs de son père). Le chien de mon ennemie, quand il m’aurait mordue, serait cette nuit-là resté au coin de mon feu ! Et tu as été forcé pauvre père, de te loger avec les pourceaux et les misérables sans asile sur un fumier infect ! Hélas ! hélas ! … C’est merveille que la vie et la raison ne t’aient pas été enlevées du même coup ! … Il s’éveille. (Au médecin). Parlez-lui.
LE MÉDECIN
Parlez-lui vous-même, madame : cela vaut mieux.
CORDÉLIA
Comment va mon royal seigneur ? Comment se trouve Votre Majesté ?
LEAR, s’éveillant
Vous avez tort de me retirer ainsi de la tombe… (À Cordélia). Tu es une âme bienheureuse ; mais moi je suis lié sur une roue de feu, en sorte que mes propres larmes me brûlent comme du plomb fondu.
CORDÉLIA
Sire, me reconnaissez-vous ?
LEAR
Vous êtes un esprit, je le sais : quand êtes-vous morte ?
CORDÉLIA, au médecin
Toujours, toujours égaré !
LE MÉDECIN
Il est à peine éveillé ; laissons-le seul un moment. (Ils s’écartent du lit).
LEAR
Où ai-je été ? où suis-je ? Le beau jour ! … je suis étrangement abusé… Moi, je mourrais de pitié à voir un autre ainsi… Je ne sais que dire… je ne jurerais pas que ce soient là mes mains… Voyons ! Je sens cette épingle me piquer. Que je voudrais être sûr de mon état !
CORDÉLIA
Oh ! regardez-moi, sire, et étendez vos mains sur moi pour me bénir… (Lear veut se mettre à genoux devant elle. Elle le retient). Non, sire, ce n’est pas à vous de vous agenouiller.
LEAR
De grâce ! ne vous moquez pas de moi ! Je suis un pauvre vieux radoteur de quatre-vingt ans et au-delà… pas une heure de plus ni de moins. Et, à parler franchement, je crains de n’être pas dans ma parfaite raison… Il me semble que je dois vous connaître, et connaître cet homme. Pourtant, je suis dans le doute ; car j’ignore absolument quel est ce lieu ; et tous mes efforts de mémoire ne peuvent me rappeler ce costume ; je ne sais même pas où j’ai logé la nuit dernière… Ne riez pas de moi ; car, aussi vrai que je suis homme, je crois que cette dame est mon enfant Cordélia.
CORDÉLIA
Oui, je la suis, je la suis.
LEAR
Vos larmes mouillent-elles ? Oui, ma foi ! Je vous en prie, ne pleurez pas. Si vous avez du poison pour moi, je le boirai. Je sais que vous ne m’aimez pas ; car vos sœurs, autant que je me rappelle, m’ont fait bien du mal. Vous, vous avez quelque motif ; elles, n’en avaient pas.
CORDÉLIA
Nul motif ! nul motif !
LEAR
Est-ce que je suis en France ?
KENT
Dans votre propre royaume, sire.
LEAR
Ne m’abusez pas.
LE MÉDECIN
Rassurez-vous, bonne madame : la crise de frénésie, vous le voyez, est guérie chez lui ; mais il y aurait encore danger à ramener sa pensée sur le temps qu’il a perdu. Engagez-le à rentrer ; ne le troublez plus jusqu’à ce que le calme soit affermi.
CORDÉLIA
Plairait-il à Votre Altesse de marcher ?
LEAR
Il faut que vous ayez de l’indulgence pour moi. Je vous en prie, oubliez et pardonnez : je suis vieux et imbécile. (Lear, soutenu par Cordélia, le médecin et les serviteurs sortent).
LE GENTILHOMME
Est-il bien vrai, monsieur, que le duc de Cornouailles ait été tué ainsi ?
KENT
C’est très certain, monsieur.
LE GENTILHOMME
Et qui commande ses gens ?
KENT
C’est, dit-on, le fils bâtard de Gloucester.
LE GENTILHOMME
On dit qu’Edgar, son fils banni, est avec le comte de Kent en Germanie.
KENT
Les rapports varient. Il est temps de se mettre en garde : les armées du royaume approchent en hâte.
LE GENTILHOMME
La contestation semble devoir être sanglante. Adieu, monsieur ! (Il sort).
KENT
Mon plan et mes efforts vont avoir leur résultat, bon ou mauvais, selon le succès de cette bataille. (Il sort).

William Shakespeare, in Le Roi Lear
Trad. François-Victor Hugo