lundi 30 avril 2018

En écrivant... Paul Claudel, L'obscurité de l'œuvre



Lettre à M. l'Abbé D.
Tokiô, le 10 mai 1922.
Cher monsieur l’abbé,
Votre lettre m'est parvenue hier et m'a beaucoup plu par sa simplicité et son ton de grave et affectueuse franchise. Pourquoi ne pas avouer qu'en même temps elle m'a fait de la peine ? Les poètes et les écrivains n'appartiennent pas tous à la même catégorie. Il y a des fabricants parfaitement maîtres de la matière qu'ils tiennent entre leurs mains et qui en font à leur gré toute espèce d'objets utiles et plaisants. Et il y a les créateurs qui enfantent dans la nuit et dans la peine une chose que dans une large mesure ils ignorent (genitum non factum) et qu'ils ne sont guère plus en état de corriger qu'un cerisier ses fruits et Christophe Colomb l'Amérique. Et alors, quand ils se tournent vers le monde pour lui montrer cette chose nouvelle qui vient de naître par eux et malgré eux, quelle tristesse, quelle humiliation de ne rencontrer le plus souvent que l'incompréhension, la moquerie, et souvent une hostilité qui va jusqu'à la fureur. De la part des croyants, des frères en J.-C., cette incompréhension est encore plus douloureuse, quand on sait que l’œuvre produite est issue des régions les plus profondes de la foi et de l'amour, et que pourtant, loin d'aider à la connaissance et à la reconnaissance de Dieu, elle ne sert qu'à provoquer le scandale et en tout cas l'étonnement. Raison de plus pour nous attacher à des âmes fraternelles, comme la vôtre, qui, par-dessus toutes les difficultés nous font la charité de croire en nous et de nous tendre la main. Car il y a aussi une charité intellectuelle et le travailleur altéré a besoin quelquefois d'un verre d'eau.
Cela répond déjà à cette partie de votre lettre où vous me dites : « Pourquoi n'écrivez-vous pas comme Racine ? » Parce que je ne suis pas Racine et que je n’ai pas les mêmes choses à dire. Et la grande différence, c'est que Racine avait mis Dieu d’un côté et le monde de l'autre. On pourrait dire que la plupart de ses pièces auraient pu être écrites par un païen, si l'on n'y trouvait cette noblesse, cette délicatesse du cœur, cette élévation des sentiments, cette finesse infaillible du jugement, qu'il n'a pu trouver que dans la méditation et dans la pratique de sa foi.
Et ceci m’amène aux explications que j'ai à vous donner de mon obscurité, qui n'est pas volontaire, croyez-le bien. On ne s'exprime que pour se montrer.
Je pourrais dire d'abord qu'une grande partie de mes œuvres est parfaitement claire. Il me semble que l'Annonce, l'Otage même, le Pain Dur, la Corona, Protée, Connaissance de l'Est, sont accessibles à tous. Mais j'aime mieux être franc et j'avoue que même mes ouvrages les plus clairs doivent laisser dans l'esprit du lecteur une sourde inquiétude, le sentiment qu'il n'a pas épuisé le livre, que l’auteur ne s'est pas laissé parfaitement posséder, que ce qui est dit n'est pas égal à tout ce qui est suggéré.
Serrons de plus près les raisons de cette obscurité.
Il y a tout d'abord les raisons purement extérieures, superficielles, verbales. Je passe sur la forme du vers qui ne peut choquer que les pions. Il y a, en outre, les sautes brusques d'idées, les changements soudains d'atmosphère, provoqués par des images juxtaposées, sublimes et triviales. Mais pour moi, tout est bon qui sert à m'exprimer. Enfin, il y a une rhétorique spéciale.
Les idées rapprochées, non par une suite logique, mais par les accords de tons, les idées qui, au lieu de se suivre sur une ligne, s'entrecroisent par deux et par trois, un peu comme les mots dans une phrase latine. — Tout cela n'est absolument nouveau que par le large emploi que j'en ai fait. Si j'avais des livres sous la main, je vous prouverais que mes professeurs de style ont été, non pas les pauvres décadents, mais Virgile, Horace, Juvénal, et tous les auteurs grecs et latins 1. Tout cela est une chose dont on prend l'habitude, avec plus ou moins d'agacement ou de plaisir. Et le fait est qu'au théâtre, et avec la parole humaine, tout devient parfaitement clair et que le public a suivi, sans aucune espèce de difficulté, des pièces comme l'Annonce, l'Otage, et même Partage de Midi. Tout cela, en somme, est un peu à l'image de la vie et du verbe parlé. La plupart des conversations sont des torrents confus, spécialement quand elles deviennent passionnées. Il y a un courant d'idées principales et une quantité de remous. Les idées ne sont pas servies toutes faites. On assiste à l'agitation d'où elles naissent. Je n'insiste pas, non plus, sur le côté fantaisie, danse sacrée, qui est si désagréable à beaucoup de lecteurs français. Et cependant, un peu d'ivresse est permise à un poète lyrique. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Platon et le sévère Boileau.
La véritable raison de l'obscurité de mes œuvres est autre. Nous disons qu'une chose est claire quand elle est pleinement accessible à notre intelligence, c'est-à-dire quand nous en avons volontairement éliminé tous les éléments qui ne sont pas accessibles à notre intelligence, quand, par conséquent, nous avons substitué un objet artificiel à un objet réel. (Au lieu d'intelligence, peut-être vaudrait-il mieux, d'ailleurs, le plus souvent, écrire habitude). Nous n'avons qu'à regarder un objet quelconque, disons un fruit, et nous nous apercevons aisément que notre définition n'arrive jamais à épouser l'objet, que notre perception est plus riche que les moyens que nous avons de l'exprimer. Toutes les définitions ne sont qu'un jeu d'approximation autour d'une réalité substantielle, qui nous échappe. Au fond, nous ne connaissons que les choses dont nous sommes nous-mêmes la cause, le poète dans le sens grec du mot. Nous ne regardons pas réellement les choses, si nous n'en regardons pas la cause 2, qui est Dieu. Nous ne pouvons être nous-mêmes la cause des choses, mais par l'amour nous pouvons l'épouser. Mais ce n'est qu'au ciel que nous épouserons Dieu dans la lumière, face à Face. Ici-bas, depuis le jour du Péché Originel, où l'homme s'est séparé, s'est voilé en tant que cause génératrice, nous épouserons Dieu dans le tâtonnement, dans l'humiliation, dans la nuit, dans l'aveuglement (comme la Pensée du Père Humilié, comme la fiancée du Cantique post parietem), en tant que Notre Père et en tant que cause de tout.
En ce sens, connaître les choses, c'est épouser leur cause obscure. Les exprimer, c'est les exprimer reliés à cette cause, par le même lien dont nous-mêmes lui sommes reliés.
Mais, direz-vous, le domaine de l'expression n'est pas l'obscurité. Mieux vaut une expression partielle des choses que pas d'expression du tout. Mieux vaut un langage artificiel que pas de langage du tout ou un langage que notre entendement ne reçoit pas.
Je réponds que cette obscurité ne provient pas d'un manque, mais au contraire, d'une adjonction et d'une adjonction prodigieuse, puisqu'elle est celle de l'Infini. Je dis que logiquement, un poète chrétien pour qui Dieu, réellement et véritablement existe, est présent, ne peut concevoir et peindre toute chose qu'en fonction de Dieu, sans lequel elle devient mesquine et fausse. Pendant les deux siècles derniers il n'y a eu que deux attitudes du chrétien à l'égard du monde. — La première est de le regarder comme mauvais, comme sordide et ne méritant pas nos regards, comme une source de tentations ou en tout cas de dissipation. Cette attitude m’étonne et ne me paraît pas loin d'être hérétique. Car, après tout, le monde est l'œuvre de Dieu, il nous parle de son Auteur, c'est un langage que nous devons épeler avec infiniment de respect, de joie et d'intérêt, il est composé de choses que Dieu lui-même a solennellement déclarées bonnes et très bonnes. — La seconde est une attitude de tranquillité filiale. On croit en Dieu et on reçoit tranquillement ses bienfaits, en les prenant bonnement, tels quels, en tant qu'utiles au salut de notre corps et sans rechercher si par hasard ils ne seraient pas utiles au salut de notre âme. C'est un peu une attitude de rentier.
La véritable pensée chrétienne est que toute œuvre de Dieu est non seulement bonne, mais très bonne, non seulement par rapport à nous, qu'elle recrée, mais par rapport à Dieu, qu'elle signifie, et de même que son utilité matérielle résulte du travail de notre corps, sa signification salutaire résulte de l'inquisition de notre esprit. C'est en ce sens qu'on peut dire que nous ne sommes pas dans un monde réel tant que nous sommes dans un monde privé de signification. « Nous ne sommes pas au monde », dit Rimbaud. Et saint Jacques nous dit que nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont, mais dans un miroir, in œnigmate. Non pas la créature complète, mais initium aliquid creaturæ ejus, même en quoi elle est commencement est incertain, aliquid. Et saint Paul, je crois, ajoute un élément tragique, sur lequel je reviendrai tout à l'heure, omnis creatura parturit et ingemiscit usque adhuc expectans revelationem filiorum Dei 3.C'est ainsi que Notre Seigneur a pris dans ses mains saintes et vénérables, un certain nombre de ces éléments naturels et les a élevés à la dignité de sacrements, par quoi ils deviennent réellement ce qu'ils signifient : C'est ainsi que l'eau, enfin ! purifie réellement et désaltère, que le pain nourrit et que le vin enivre. La Bible n'est qu'un vaste vocabulaire, qui nous apprend à employer les choses dans leur signification divine (J'ai fait ce travail de recensement pour l'eau). Mais cette signification n'est pas claire, pour les raisons que j'ai dites tout à l'heure, c'est une indication, une allusion, toujours un attrait, parfois un jeu (v. l'Epître de l'Immaculée Conception). Mais malgré tout combien pacifiants et nourrissants pour l'esprit, puisque enfin les choses ne sont plus le mobilier de notre bagne, mais celui de notre temple, qu'elles nous parlent d'une manière si riche, si diverse, si consolante, si inépuisable, de ce Père qui est le leur comme le nôtre.
S'il en est ainsi du décor de cette scène où la naissance nous fait apparaître, il en est de même du drame qui s'y joue. Le monde n'a qu'un sens qui est de nous parler de son Créateur, non pas d'une façon vague et oratoire, mais avec cette précision et cette richesse que les grandes œuvres essaient d'imiter. Et le drame cosmique et humain, toute l'histoire humaine et l'histoire de chacun de nous en particulier, ne prend son sens qu'en fonction et à l'imitation du grand Drame de la Rédemption. C'est ce que la Bible qui est le livre des livres et l'exemplaire de toutes choses nous montre par ses parties historiques et par ses paraboles. Ruth, Bethsabée, Judith, l'Enfant Prodigue, la Samaritaine, le Marchand de perles, le maître de la Vigne, l'Intendant infidèle, le Pêcheur, une prodigieuse variété de déguisements. Il n'est pas une action de notre vie quotidienne et banale qui ne soit en imitation et en participation du grand drame de notre salut. Quand nous ouvrons une porte, quand nous allumons une lampe, quand nous donnons de l'argent à un pauvre, quand nous vengeons une injure, et spécialement toutes ces actions poignantes et mystérieuses auxquelles donnent lieu nos relations avec les femmes. La femme dans la Bible est toujours le symbole de l'âme, et l'amour des époux est le plus haut symbole de celui qui nous unit au Christ, notre chef. C'est pourquoi la morale chrétienne attache à ces relations tant de dignité et tant d'importance et dit qu'elles sont entre toutes un grand sacrement, un grand mystère (magnum sacramentum). Tout le péché originel, tout le mystère de la création de la Rédemption, de la grâce, de l'union hypostatique, s'y trouve renfermé.
... Eh quoi, monsieur l'abbé ! Voici que nous retrouvons le mot de mystère dans le sujet même qui depuis des siècles fournit le thème de la plus grande partie de la poésie lyrique et dramatique. Qui osera dire que l'amour est clair ? Mais s'il était vraiment clair, il perdrait pour nous son attrait. C'est le mystère là comme ailleurs qui est l'aiguillon de toutes les recherches, de toutes les grandes entreprises, de tous les héroïsmes. Même dans le ciel, il y aura toujours quelque chose de Dieu qui se dérobera à sa créature créée, il y aura toujours matière à ce désir dévorant, insatiable qui est au fond de notre nature, et si nous devions le perdre, comme j'ai osé le dire dans la Cantate, ah, nous l'envierions à l'Enfer !
Et ceci m'amène pour conclure à essayer de vous donner une explication de cette œuvre que vous trouvez si décevante et si mystérieuse et qui, en effet, je dois le reconnaître, est pas mal élusive. Elle est le drame de l'Absence. Trois femmes qui représentent trois attitudes de l'âme à l'égard de trois absences. L'absence du fiancé qui demain revient, l'absence de l'époux que de son propre gré elle tient éloigné pour ne pas nuire aux grandes œuvres qu'elle et lui doivent accomplir, l'absence du mort, l'éloignement total qui permet la foi et l'union dans la fidélité complète, non plus avec ce que la personne présente avait de mortel et de transitoire, mais avec l'âme toute nue soustraite au temps, et à tout ce qui n'est plus le sacrement. Pour décor, l'univers entier avec tous ses étages, la plénitude totale, le moment où l'année s'arrête, où le temps même paraît suspendu (la nuit), afin que l'absence s'avive mieux de la pression de toutes les choses inutiles, que désignent des phrases entrecoupées pareilles à des trilles de rossignol. L'une des femmes est Latine (le désir naïf, la joie), l'autre Polonaise (les affaires de la patrie à réussir), la troisième est Égyptienne (Misraïm, les ténèbres, le domaine de la Mort, la vallée de la Mort, Isis). Au moment où le jour paraît, où les choses se mettent à se colorer et à bouger, le chant s'arrête.
Je vous envoie mes affectueux et respectueux hommages.
P. C.

1. Ainsi tout le détail pittoresque et significatif employé à la place du terme général et vague. Comme quand Horace dit : « Demain nous réitérerons le sel », au lieu de demain nous reprendrons la mer. La première version de La Ville a été écrite sous l'influence de Virgile et des poètes latins.
2. Cause et chose sont étymologiquement le même mot.
3. Je ne suis pas sûr de mon texte, ne disposant pas d'un Index. Autre texte : Omnis creatura subjecta est vanitati nun volens. Vanité l'usage frivole, matériel, profane, la méconnaissance de sa qualité créature de Dieu.
[NDVI : Romains 8, 22 :
Scimus enim quod omnis creatura ingemescit et parturit usque adhuc (Nous le savons bien, la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore). Romains 8, 19 : Nam expectatio creaturae revelationem filiorum Dei expectat (En effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu)].

vendredi 27 avril 2018

En écrivant... Paul Claudel, Lettre sur saint Joseph



Prague, le 24 mars 1941.
À Sylvain Pitt
Mon cher ami,
Vous me demandez de causer avec vous de temps en temps et de vous dire ce dont j'ai l'esprit rempli. Eh bien, ce qui l'occupe eu ce moment est cette grande et un peu mystérieuse figure de saint Joseph dont le nom seul fait sourire les gens supérieurs. C'était à la fois un ouvrier et un gentilhomme. Il était hilare et silencieux, avec un grand nez noble, des bras musculeux et des mains dont un doigt était souvent enveloppé d'un linge comme il arrive à ceux qui travaillent le bois. Il n'était pas aimé des gens de Nazareth, comme ne le sont guère ceux qui suivent une vocation singulière. Et quelle plus singulière que la virginité pour un homme, à cette époque surtout ? Pourquoi l'avait-il adoptée ? Qu'il devait être patient et fort contre l'ennui, comme le soleil qui chaque matin recommence sans s'ennuyer la même route. Je le vois, revenant de Caïffa par un jour d'automne, où il est allé chercher son bois dans une mauvaise charrette ! Je le vois qui passe le Sizon, à cet endroit où l'on découvre devant soi toute la plaine d'Esdrelon jusqu'aux montagnes du Transjourdain, le territoire d'un seul coup de six tribus. La charrette enfonce dans la boue jusqu'aux essieux. Puis je le vois dans sa boutique un matin de soleil, j'entends la scie et le bruit sonore des morceaux de bois, j'entends un enfant qui vient le chercher et qui crie : Joseph ! Joseph ! (Peut-être cela se rattache-t-il d'une manière ou de l'autre à son départ pour Jérusalem). Sa boutique devait être chérie des enfants comme le sont toujours celles des menuisiers. Puis je le vois qui revient de Jérusalem à l'étonnement de tout le monde avec sa fiancée si jeune et si douce (pas très aimée du monde, elle non plus). Je les vois quand ils arrivent et la voisine complaisante qui avait préparé le ménage. Que de commentaires sur tout cela le soir à la fontaine ! Joseph est le patron de la vie cachée. L'Écriture ne rapporte pas de lui un seul mot. C'est le silence qui est père du Verbe. Que de contrastes chez lui ! Il est le patron des célibataires et celui des pères de famille, celui des laïcs et celui des contemplatifs ! celui des prêtres et celui des hommes d'affaires. Car Joseph était charpentier. Il était obligé de discuter avec les clients et de signer de petits contrats, de poursuivre les débiteurs récalcitrants, de plaider, de compromettre, d'acheter ses fournitures au meilleur compte en réfléchissant sur les occasions, etc. Que ses derniers jours de faiblesse durent être touchants entre Jésus et Marie quand déjà il ne pouvait plus travailler ! Je vois le cocher d'une de ces belles dames qui allaient aux eaux de Tibériade s'arrêtant chez le charpentier malade pour faire réparer la voiture. C'est Jésus lui-même qui s'en charge et qui lui prend l'outil des mains. Tout cela se passe sans un mot au plus profond de cet Empire Romain plein d'orgueil et de crimes, comme notre civilisation actuelle. Ce n'est ni César, ni Platon. Il n'y a ici que trois pauvres gens qui s'aiment et c'est eux qui vont changer la face du monde. Cela se passe au pied d'une montagne toute ronde qui est le Thabor et au loin on voit le long faîte du Carmel. Les villages voisins s'appellent Cana, Nahum, Endor, Mageddo. En trois heures, on arrive à ce brillant pays du lac de Génésareth, qui était alors ce qu'est aujourd'hui Aix-les-Bains, aujourd'hui désert et inhabité 1.
Je vous serre affectueusement la main.
P.C.
1. Sur ce qu'on fabriquait dans l'atelier de Nazareth, le P. Schwelm a donné des précisions très vraisemblables : « Les commandes s'imaginent conformément aux travaux connus de menuisier-charpentier chez les Juifs ; des poutres à équarrir pour le soutien des terrasses qui couronnaient les maisons ; des jougs, des flèches d'attelage et d'aiguillon pour les cultivateurs ; des lits, des coffres, des sièges, des huches ; des pétrins pour les ménagères, des coffrets garde-notes pour les scribes, les commerçants, les rabbins. Ce sont là en effet les ouvrages divers que la Mischna nous révèle exécutés par les charpentiers » in Science Sociale, mars 1909, p.30.

mardi 24 avril 2018

En préfaçant... Paul Claudel, Il a fallu que quelque chose se passât



Lettre à M. l'abbé Totsuka
C'est la question à laquelle dans tous les pays du monde, au Japon comme ailleurs, à une étape quelconque de la route assignée, et spécialement quand il y fait en pleine conscience ses premiers pas, tout homme instruit est appelé à répondre. Tout à coup, Jésus-Christ s'interpose, et ceux-là mêmes, le plus grand nombre, qui ont passé outre avec un geste d'ignorance, de découragement, d'impatience, de blasphème ou de refus, se demandent parfois dans un obscur frisson si à la question fondamentale qui leur était posée – personnellement posée – il n'y avait pas une autre réponse à faire, celle-là précisément que le Saint Esprit a mise dans la bouche de Simon-Pierre sur le chemin de Césarée de Philippes quand il résolut de rester pour toujours avec Celui qui ne passe pas ! « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »
C'est pour aider vos compatriotes, mon cher abbé Totsuka, à faire cette heureuse réponse que vous avez traduit ces pages si lumineuses et si convaincantes de notre beau manuel Christus. Vous me faites l'honneur de me demander une préface. Je ne puis que vous donner un témoignage, non plus une de ces joyeuses acclamations de la jeunesse, mais les réflexions d'une tête blanchissante qui s'appesantit sur une sécurité éternelle. Je transcris pour vous ces quelques pages d'une Méditation de la Semaine Sainte. J'ai essayé de regarder le Christ par le dehors, d'une manière aussi rationnelle et objective que possible, en faisant usage beaucoup moins des documents écrits que de la logique et des faits, si je puis dire, monumentaux, que l'histoire, en les dégageant par une sorte de travail géologique, a élevés à une signification permanente, aussi incontestables que la pierre.
En ne regardant du tableau fourni par les Évangiles que l'image la plus simple et de tous incontestée, qu'est-ce que Jésus-Christ ? Un illuminé Juif, dont il ne nous reste aucun écrit, prêchant quelques années et finalement crucifié par les Romains sur l'initiative et après la condamnation des autorités doctrinales juives. À cette personnalité obscure se rattache le plus grand mouvement religieux qui ait jamais travaillé l'Humanité.
Partons de ces seules données.
La première chose à remarquer, c'est que l'agitation intellectuelle et morale puissante dont Jésus a été l'origine ne s'est pas traduite de son vivant par un mouvement matériel et politique.
Il n'y a pas trace d'une émeute, d'une rébellion, comme furent plus tard celles de Judas le Gaulonite ou de Barkoceba. Le fait qui a motivé la condamnation de Jésus a donc eu une cause purement doctrinale et cette cause a dû être extrêmement grave, vu la sévérité de la condamnation et son exécution par les Romains à la veille de la plus grande Fête de l'année et bien que l'ordre public ne fût pas intéressé.
Un autre témoignage de cette gravité est la haine vouée par les Juifs à la mémoire de Jésus (v. Talmud), de même que la vertu, ou, si l'on veut, la virulence de sa doctrine, est confirmée par la conversion, un an après le Calvaire, de saint Paul, un pharisien entre les pharisiens.
Ne s'étant traduite par aucun mouvement politique, il faut conclure que la doctrine du Christ avait uniquement rapport au monde des idées, de la conscience. C'était quelque chose de séparé du temporel. Elle faisait une distinction radicale entre le monde du fait matériel et le monde moral.
D'autre part, elle ne s'est jamais posée comme la destruction de l'ancienne religion, mais comme son explication et son développement. Le Christ prêche partout dans les Synagogues, du haut des chaires officielles.
Cependant la prédication de Jésus cause un scandale énorme parmi les autorités chargées officiellement de l'interprétation et de l'administration de l'ancienne religion. Elles se sont senties menacées à la fois dans leurs croyances et dans leur position officielle, atteintes à la base. On sent que les pharisiens défendent leur peau. Il y a donc de la part de Jésus non seulement prédication morale, comme celle de Jean-Baptiste, mais doctrine : doctrine indiquée par lui comme la suite et le développement de l'ancienne révélation, et cependant scandaleusement nouvelle aux yeux des détenteurs de la Loi. Jésus a donc dû dire quelque chose d'énorme.
Il n'y a rien de plus énorme qu'un blasphème. Et précisément nous voyons que le fait reproché au Christ est un Blasphème, c'est-à-dire un attentat contre la Divinité elle-même, l'attribution à la Divinité d'un caractère qui en avilissait la majesté. Quel était ce blasphème ? Nous avons à ce sujet le témoignage contemporain de saint Paul. Dès qu'il y a une trace historique d'un chrétien, dès la première conversion authentiquement constatée, ce chrétien croyait que le Christ était le Fils de Dieu. Et s'il a cru que Jésus était le Fils de Dieu, c'est que Jésus avait dit lui-même qu'il l'était (contre Renan).
Cette affirmation était bien en effet aux yeux des Juifs un scandale inouï, eux qui à cette époque n'osaient même plus prononcer le nom incommunicable. Dans toute l'histoire humaine, jamais un révolutionnaire religieux n'a osé se proclamer le Fils de Dieu (Dieu dans la plénitude du sens que lui donnaient les Juifs), et cela pour des raisons bien simples : car il manquait trop évidemment et de la perfection morale et de la puissance matérielle pour justifier un pareil titre. Une pareille affirmation au milieu du monde juif, c'était quelque chose d'inouï, d'effroyable ! Il a donc fallu absolument que cette prétention, Jésus la justifiât, qu'il donnât des marques frappantes à la fois de sa sagesse et de son pouvoir, qu'il portât témoignage de lui-même à la fois par la sainteté et par ses miracles. Cette nécessité était d'autant plus grande que tout en engageant ses disciples dans une voie nouvelle qui mettait contre eux toute l'autorité officielle et traditionnelle du Judaïsme, il ne leur promettait cependant aucun avantage matériel, mais, au contraire, la persécution.
Or, cet homme qui, le seul entre tous les êtres créés, a jamais osé se dire le Fils de Dieu, nous le voyons périr dans les conditions les plus basses, les plus cruelles, le plus humiliantes, dans l'abandon le plus complet. N'est-il pas manifeste que sa doctrine ne pouvait rester sous le coup d'une si pénible défaite de son auteur, d'un démenti aussi complet à ses affirmations ? Car à la différence des autres religions, elle consistait moins dans un corps d'affirmations s'imposant par elles-mêmes que dans la personne de l'homme qui était venu les apporter. Il fallait donc une revanche. Il a dû y avoir une preuve quelconque que cet homme qui se disait le Fils de Dieu n'avait pas été vaincu. En effet, nous ne voyons pas que la mort du Christ ait été suivie d'aucune dépression parmi ses disciples. Il n'y a pas eu d'interprétation, d'explications tirées par les cheveux, de consolations sophistiquées. Il n'y a pas eu de ces désaccords, de ces conflits, de ces schismes qui auraient été la conséquence inévitable d'un mensonge. La mort du Christ, au contraire, apparaît tout de suite comme une confirmation éclatante et triomphante de son enseignement. Il règne parmi ses disciples un esprit tout nouveau, et absolument unanime d'exhilaration, de joie débordante, de confiance indomptable, d'entreprise dans toutes les directions. Quel a été ce fait nouveau, cette revanche qui a immédiatement suivi la catastrophe du Calvaire ? Saint Paul nous apprend que ç'a été la Résurrection, miracle formidable auquel est suspendu tout le christianisme.
Pour résumer cette exposition :
1° La doctrine de Jésus-Christ engage ses disciples dans une lutte terrible contre l'ancienne religion qui la déclare hérétique et blasphématoire et de même à l'égard de toutes les religions païennes, dont elle s'est posée immédiatement comme la remplaçante et comme l'exclusion. Un chrétien n'avait pas à s'attendre à être mieux traité que son chef.
2° Dans cette lutte, ils seront désarmés temporellement, sans promesse d'un triomphe temporel. Les moyens violents leur sont interdits. On les envoie à la conquête désarmés. Un avenir de dénuement, de sacrifices, de persécutions, et de supplices leur est présenté et promis.
3° Le fondateur de la religion qui s'était dit le Fils de Dieu meurt crucifié et renié de tous.
Voilà les conditions dans lesquelles le christianisme s'est fondé ! Le bon sens n'indique-t-il pas qu'il a dû y avoir quelque chose dans l'autre plateau de la balance ? Non pas seulement des promesses, mais des faits. Comment expliquer autrement l'explosion folle (Actes des Apôtres) de confiance, d'énergie et d'activité qui suit la Crucifixion ? D'un seul coup, en quelques années, l'activité apostolique remplit le monde. Engager des gens qu'on nous dépeint comme lâches, inertes et grossiers dans une entreprise qu'on nous représente comme paradoxale, blasphématoire, dénuée de toute espérance humaine, cela ne devait pourtant pas être chose facile. Il a fallu que quelque chose se passât...
Que celui qui a des oreilles pour entendre entende !
Tôkyô, le 5 janvier 1927.

mercredi 11 avril 2018

En acclamant... Suger, Comment fut construit Saint-Denis



La puissance admirable d'une singulière et suprême raison harmonise et fait s'accorder l'inégalité des choses divines et humaines : les choses qui semblent s'opposer les unes aux autres par l'infériorité de leur origine et la contrariété de leur nature, elle seule les réunit par la douce convenance d'une mesure et d'une harmonie supérieure. Ceux qui se glorifient d'avoir part à cette suprême et éternelle raison, comme si leur esprit pénétrant siégeait en une sorte de tribunal, s'efforcent d'accorder sans cesse les choses semblables avec les choses dissemblables, de rendre la justice entre des choses contraires, et, avec l'aide de la charité, ils puisent à la source de l'éternelle raison et de l'éternelle sagesse le moyen de remédier à leur guerre intestine et à leur révolte intérieure : aux choses du corps, ils préfèrent celles de l'esprit, à celles qui passent celles qui demeurent ; ils rejettent la tyrannie et tous les embarras de la sensualité corporelle des sens extérieurs ; ils s'affranchissent de leur oppression, élèvent le regard vigoureux de leur esprit, le fixent sur l'espoir de la récompense éternelle et ne sont plus soucieux que de l'éternité : ils oublient les désirs charnels pour ne plus admirer que le spectacle des réalités éternelles, et ils se réjouissent d'être unis un jour, par le mérite d'une conscience glorieuse, dans la béatitude éternelle, à la suprême raison, selon la promesse du Fils unique de Dieu : Dans la patience, vous posséderez vos âmes ! 1
Mais cet effort, l'humanité, déprimée par la corruption de sa condition première et gravement blessée, ne le soutiendrait pas longtemps, embrassant le présent au lieu d'attendre l'avenir, si la largesse abondante de la suprême et divine charité ne se chargeait avec miséricorde d'aider l'intelligence humaine à y parvenir. Aussi est-il écrit : La miséricorde de Dieu est sur toutes ses œuvres 2. C'est pourquoi, avec tous les autres, nous osons confesser en toute vérité que sa seule miséricorde nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation du Saint Esprit ; nous nous efforçons d'autant plus, selon tout notre vouloir et tout notre pouvoir, de lui offrir, avec une dévotion suppliante, selon qu'il nous en fera la grâce, l'holocauste agréable d'un esprit purifié ; afin que lui qui le peut comme Dieu, qui le doit comme créateur, si nous ne lui résistons pas, aplanisse en nous cette inégalité dangereuse, dissolve les inimitiés de cette contrariété intérieure que nous avons encourue en perdant son amitié lors de la prévarication originelle ; qu'il nous accorde ce bienfait par l'ineffable charité qui le fit unir d'une manière inséparable sa divinité à notre humanité captive ; qu'il calme les mouvements de notre chair pesante, qu'il apaise le tumulte de nos vices, qu'il pacifie les éléments contraires de notre habitacle intérieur ; que, libres de corps et d'esprit, nous puissions lui offrir un service agréable, que nous puissions prêcher et proclamer la noble église à laquelle Il nous a préposé et ses immenses bienfaits à notre égard : de crainte que si nous restions muets dans sa louange nous ne voyions, à cause de cela, cesser ses bienfaits, et que nous n'entendions cette parole terrible : Il ne s'est trouvé personne pour revenir et rendre gloire à Dieu 3.
Justifiés par la foi, ayant la paix intérieure, selon l'Apôtre, parce que nous avons la paix avec Dieu, proclamons donc ici, à la manière de ceux qui, pour les remercier, rapportent à leurs donateurs les biens qu'ils ont reçus d'eux, un seul des bienfaits — mais il est singulier entre tous — de la divine largesse : à savoir la consécration glorieuse et digne de Dieu de cette sainte église et la translation de nos très précieux maîtres et apôtres Denis, Rustique, Éleuthère et des autres saints sur le patronage desquels nous nous appuyons. Nous avons donc entrepris de consigner par écrit, pour le porter à la connaissance de nos successeurs, pour quelle cause, selon quel ordre, avec quelle solennité et avec quelles personnes tout cela s'est accompli, afin de rendre à la divine propitiation, selon notre pouvoir, de dignes actions de grâces pour un si grand bienfait, et d'obtenir auprès de Dieu l'intercession opportune de nos saints protecteurs, tant à cause de tout le soin dépensé au service d'un tel ouvrage qu'en raison du souvenir d'une si grande solennité.
Le glorieux et fameux roi des Francs, Dagobert, était célèbre dans l'administration de son royaume pour sa magnanimité vraiment royale. Il était également dévoué à l'Église de Dieu. Fuyant un jour la colère intolérable de son père Clothaire le Grand, il s'aperçut que les images des Saints Martyrs qui reposent ici, comme des hommes vénérables, très beaux et ornés de vêtements blancs, lui demandaient son service, mais lui promettaient en retour de lui accorder aussitôt leur aide en paroles et en actions ; il ordonna donc, dans un sentiment admirable, de construire la basilique des Saints avec une munificence royale. Il y plaça une variété étonnante de colonnes de marbre, il l'enrichit de trésors abondants d'or et d'argent très pur d'un prix inestimable ; il fit suspendre aux parois, aux colonnes et aux arcs, des tentures recouvertes d'or et ornées de pierres précieuses multiples et variées, au point que cette église semblât l'emporter sur la décoration des autres : elle resplendissait de toutes manières d'une splendeur incomparable, elle était ornée de toutes les beautés terrestres, elle brillait d'un éclat inappréciable ; une seule chose lui manquait, c'était d'être aussi vaste qu'il l'eût fallu ; non qu'il eût manqué quelque chose à la dévotion ou à la volonté de Dagobert, mais sans doute parce qu'en ce temps-là, dans la primitive Église, aucune église n'était ou plus grande ou égale ; c'était peut-être aussi pour que, l'église étant plus petite, l'éclat de l'or et la splendeur souriante des pierres précieuses fussent plus proches des yeux et répandissent dans les regards un bien-être plus vif et plus agréable que s'ils avaient brillé de loin. Mais à cause de cette remarquable exiguïté, la basilique eut ensuite à subir bien des inconvénients, à mesure que croissait le nombre des fidèles qui venaient fréquemment implorer le suffrage des Saints : il arriva souvent, aux jours de solennité, que l'église débordait par toutes ses portes du trop-plein des foules accourues ; non seulement ceux qui arrivaient ne pouvaient pas entrer, mais ceux qui avaient pu entrer se voyaient expulsés par la poussée des arrivants. On put voir quelquefois, chose étonnante, que ceux qui s'efforçaient d'entrer pour vénérer et baiser les saintes reliques du Clou et de la Couronne du Seigneur provoquaient l'opposition de la foule déjà entassée dans l'église ; parmi tant de milliers de gens, personne ne pouvait plus remuer même les pieds, et chacun, immobilisé par cette pression et comme transformé en statue de marbre, ne pouvait plus que crier sa stupeur et que vociférer. L'embarras des femmes était si grand et si intolérable que, dans cette mêlée d'hommes vigoureux, elles étaient écrasées comme sous une presse, leurs faces exsangues exprimaient l'image de la mort, elles poussaient des cris terribles comme si elles enfantaient, et plusieurs d'entre elles, lamentablement pâles, étaient, avec le secours de quelques hommes charitables, élevées au-dessus des têtes des hommes, ne pouvant avancer en marchant sur le pavé ; il arrivait aussi que beaucoup d'entre elles rendent leur dernier soupir dans le pré des frères, au désespoir de tous. Les frères eux-mêmes, qui présentaient les insignes de la Passion du Seigneur à ceux qui arrivaient, succombaient à leur cohue et à leurs disputes et, ne pouvant s'échapper autrement, s'enfuirent bien des fois avec les reliques par les fenêtres. Lorsque, dans mon enfance, je recevais à l'école du monastère l'éducation des frères, j'entendais raconter tout cela : j'en souffris étant jeune, alors que je n'appartenais pas encore au monastère ; aussi, parvenu à maturité, je désirai avec ardeur y remédier. Et lorsqu'il plut à Celui qui m'a choisi dès le sein de ma mère d'appeler par sa grâce ma petitesse, même contre mes mérites, à diriger l'administration de cette sainte église, ravi à la pensée de remédier, par la seule et ineffable miséricorde du Dieu tout puissant, aux inconvénients susdits et aidé du suffrage des Martyrs nos maîtres, nous nous sommes proposé de toute l'affection de notre esprit de hâter l'agrandissement de ce lieu : nous ne pouvions ni penser ni nous employer à une opportunité aussi grande, aussi nécessaire, aussi utile, aussi honnête.
Sur la façade antérieure, du côté de l'Aquilon, le porche étroit de l'entrée principale était de part et d'autre rétréci par des tours jumelles qui n'étaient ni élevées ni très utiles, mais qui menaçaient ruine. Nous commençâmes donc à travailler énergiquement dans cette partie du bâtiment : il importait de donner à ces tours jumelées un très robuste fondement matériel et ce fondement spirituel plus solide encore dont il est dit : Personne ne peut poser un autre fondement que celui qui a été posé, à savoir le Christ Jésus 4. Muni du conseil inestimable du Christ et de son irréfragable secours, nous avons progressé dans cet œuvre si grand et si coûteux au point que, dépensant d'abord peu, puis beaucoup et de plus en plus, rien ne nous fit jamais défaut ; au contraire, dans l'abondance, nous étions contraints d'avouer : Toute notre suffisance vient de Dieu 5. Une nouvelle carrière de matériau très solide, et telle que personne n'en avait jamais découvert de semblable en ces régions, nous servit beaucoup, par la grâce de Dieu. Cimentiers, tailleurs de pierres, sculpteurs et autres ouvriers habiles se succédaient en grand nombre ; grâce aux uns et aux autres, la divinité achevait ce que nous craignions de ne pouvoir mener à bien, elle nous manifestait sa volonté en nous réconfortant et en nous procurant d'une façon inattendue tout ce qui était nécessaire. Je m'assurai que dans les grandes choses comme dans les détails les ressources de Salomon n'auraient pas plus suffi à son temple que nos ressources au nôtre, si le même auteur du même œuvre n'avait préparé à ses serviteurs tout ce qu'il leur fallait. L'identité de l'auteur et de l'œuvre fait la suffisance de l'ouvrier.
Dans les travaux de ce genre, il faut d'abord avoir souci de la convenance et de la cohérence de l'ancien et du nouvel œuvre. Où trouverais-je des colonnes de marbre ou équivalentes à du marbre ? J'y pensais, j'y réfléchissais, je cherchais dans les régions les plus diverses et les plus éloignées, et je ne trouvais rien. Il ne se présentait à mon esprit anxieux qu'une seule solution : aller à Rome ; dans le palais de Dioclétien, en effet, et dans les autres thermes, nous avions souvent admiré des colonnes de marbre : les faire venir par une flotte sûre à travers la mer Méditerranée, puis à travers la mer d'Angleterre, et de là par le cours sinueux de la Seine, les obtenir ainsi à grands frais de nos amis et même de nos ennemis les Sarrasins, à proximité desquels il faudrait bien passer : telle était la solution que, pendant de nombreuses années et à force de vaines recherches, nous envisagions avec angoisse, lorsque soudain la large munificence du Tout-Puissant condescendit à nos travaux et, à l'étonnement de tous, nous révéla, par le mérite des Saints Martyrs, des blocs de marbres si convenables et si excellents que nous n'en pouvions rêver de meilleurs. Aussi avons-nous jugé important de rendre, pour un si grand remède à nos travaux, des actions de grâces d'autant plus ferventes que la miséricorde divine avait daigné nous apporter, contre tout espoir humain, un secours aussi opportun dans un endroit aussi commode. En effet, le lieu de cette carrière admirable, situé près du château de Pontoise, était à la limite de nos terres et tout proche d'une vallée profonde creusée non par la nature, mais par l'industrie humaine ; depuis toujours, elle offrait à ceux qui y travaillaient le prix des masses de pierre qu'on en tirait, mais on n'en avait encore rien sorti de beau ; nous aimions à penser qu'elle réservait le début d'une si grande utilité pour un édifice si grand et si divin, comme des prémices pour Dieu et pour ses Saints Martyrs. À chaque fois que de la déclivité profonde on retirait des colonnes nouées par des cordes, nos gens et ceux des lieux voisins, tous dévoués, nobles et manants, les tiraient, attachés par des cordes aux bras, à la poitrine et aux épaules, faisant l'office d'animaux de trait ; à travers la pente du milieu du camp, les divers officiers, ayant abandonné les instruments de leurs propres fonctions, offrant leurs forces à la difficulté de la route, venaient au secours, apportant au service de Dieu et de ses Saints toute l'aide qu'ils pouvaient. Aussi arriva-t-il un noble miracle, digne d'être rapporté, que nous avons appris de ceux qui en furent les témoins et que nous avons décidé de consigner par la plume et l'encre à la louange du Tout-Puissant et de ses Saints.
Un jour que la pluie abondante avait laissé le ciel couvert d'une épaisse couche de ténèbres, les chariots arrivèrent à la carrière ; mais, à cause de la pluie, ceux qui avaient coutume d'aider au travail s'étaient absentés ce jour-là. Les bouviers les cherchaient et se plaignaient d'être réduits à l'oisiveté et de ce que les ouvriers, par leur retard, suspendaient les travaux ; ils crièrent tant et si bien que quelques personnes sans force, auxquelles se joignirent des enfants – en tout dix-sept personnes dont un prêtre, si je ne me trompe –, vinrent en hâte à la carrière. Ils prirent l'une des cordes qui étaient là et l'attachèrent à la colonne, mais laissèrent par terre une autre corde attachée à un pieu. Aussi personne ne pouvait-il tirer la colonne. Alors, animé d'un zèle pieux, le petit troupeau s'écria : « Saint Denis, aidez-nous, s'il vous plaît, et chargez-vous vous-même du pieu qui nous manque. Si nous ne pouvons rien, vous ne pourrez pas nous l'imputer ». Et aussitôt, d'une poussée vigoureuse, non par eux-mêmes, ce qui eût été impossible, mais par la volonté de Dieu et le suffrage des Saints qu’ils invoquaient, ils retirèrent des profondeurs de la vallée cette colonne que cent quarante ou au moins cent personnes avaient coutume d'en retirer avec peine, et ils la conduisirent en chariot jusque sur le chantier. Le bruit se répandit dans tout le voisinage que cette construction était agréable à Dieu puisque, pour la louange et la gloire de son nom, il daignait aider les ouvriers par des secours extraordinaires comme celui-là.
Un autre noble fait, digne de mémoire, mérite d 'être rapporté et prêché avec autorité. L'œuvre était achevé en grande partie et le plancher de l'ancien et celui du nouvel édifice étaient réunis ; nous étions délivrés de la crainte que nous avions eue longtemps à cause des vastes lézardes qu'il y avait dans les anciens murs ; nous voulions, dans la joie, niveler la brisure des chapiteaux et des bases qui portaient les colonnes. Pour trouver des poutres, nous avions consulté les ouvriers en bois tant chez nous qu'à Paris, et ils nous avaient répondu qu'à leur avis dans ces régions, à cause du manque de forêts, on n'en pourrait trouver, et qu'il faudrait en faire venir de la région d'Auxerre. Ils étaient tous d'accord en cela ; mais nous, nous étions accablé à la pensée d'un si grand travail et du long retard qu'il ferait subir à l'œuvre ; une nuit, au retour des matines, je me mis à penser dans mon lit que je devrais aller moi-même parcourir les bois des environs, regarder partout et abréger ces délais et ces travaux si je pouvais trouver des poutres. Aussitôt, laissant de côté tous les autres soucis, je partis de grand matin avec des charpentiers et la dimension des poutres, et je me dirigeai rapidement vers la forêt de Rambouillet. Traversant notre terre de la vallée de Chevreuse, je fis appeler nos sergents et ceux qui gardaient nos terres, et tous ceux qui connaissaient bien les forêts, et, les adjurant sous la foi du serment, je leur demandai si nous aurions des chances de trouver par là des poutres de ces dimensions. Ils se mirent à sourire, et s'ils avaient pu, certes, ils auraient éclaté de rire, s'étonnant de ce que nous ignorions que dans toute cette terre il n'y avait rien de tel à trouver, surtout depuis que le châtelain de Chevreuse, Milon, qui était notre homme et qui tenait de nous, avec un autre, la moitié de la forêt, et qui avait longtemps soutenu des guerres avec le roi et avec Amaury de Montfort, n'avait rien laissé intact ou en bon état, ayant lui-même construit des tours de défense à trois étages. Quant à nous, nous rejetions tout ce que ces gens nous disaient et, avec une confiance audacieuse, nous commençâmes à parcourir toute la forêt ; vers la première heure, nous trouvâmes une poutre de dimension suffisante. Que fallait-il de plus ? Jusqu'à none ou un peu plus tôt, à travers la futaie, à travers l'épaisseur des forêts, à travers les buissons d'épines, à l'étonnement de tous ceux qui étaient présents et qui nous entouraient, nous désignâmes douze poutres : c'était le nombre qu'il nous fallait ; nous les fîmes porter avec joie à la sainte basilique et placer sur la couverture du nouvel œuvre, à la louange et à la gloire du Seigneur Jésus qui se les était réservées, ainsi qu'à ses martyrs, ayant voulu les protéger de la main des voleurs. Car la largesse divine, qui a décidé de tout ménager, de tout donner « selon le poids et la mesure », ne fut ni plus ni moins généreuse qu'il ne fallait, et il ne fut plus possible de trouver désormais d'autres poutres.
Constamment animé par de si grands et de si manifestes prodiges, nous nous sommes employés avec instance à l'achèvement de l'édifice, nous demandant comment, par quelles personnes et avec quelle solennité il serait consacré au Dieu tout-puissant. Nous finies appel à Hugues, archevêque de Rouen et homme remarquable, et à d'autres vénérables évêques, Eudes de Beauvais, Pierre de Senlis, pour s'en acquitter ; et nous chantions une louange abondante au milieu d'un très grand concours de peuple et de diverses personnes du clergé. Les évêques procédèrent d'abord à la bénédiction de l'eau au milieu du nouveau bâtiment ; ils sortirent avec la procession par l'oratoire Saint-Eustache à travers la place que de toute antiquité on appelle Pannetière, parce qu'on y trouvait de tout à vendre et à acheter ; ils revinrent d'un autre côté, par la porte d'airain qui ouvre sur le cimetière sacré, et ils achevèrent en répandant sur le saint lieu l'onction de l'éternelle bénédiction et du saint chrême, en consacrant et en montrant le vrai corps et le sang du souverain pontife Jésus-Christ et en accomplissant très dévotement tout ce qui convient au sanctuaire. Ils dédièrent aussi l'oratoire supérieur, qui est très beau et digne d'être la demeure des anges, qui s'élève en l'honneur de la Sainte Mère de Dieu, Marie toujours vierge, de saint Michel archange et de tous les anges, ainsi qu'en souvenir de saint Romain, qui repose là, et en souvenir de nombreux saints dont les noms s'y trouvent inscrits ; ils dédièrent l'oratoire inférieur qui, du côté droit, s'élève en l'honneur de saint Barthélemy et de beaucoup d'autres saints, ainsi que l'oratoire de gauche, où repose saint Hippolyte, et qui s'élève en l'honneur de ce saint, des saints Laurent, Sixte, Félicissimus, Agapit et de beaucoup d'autres. Quant à nous, désirant de tout notre cœur participer à l'abondante bénédiction que Dieu accordait aux efforts que nous avions dépensés, nous offrîmes par manière de dot, comme on a coutume de le faire, pour les dépenses des luminaires restaurés, une place voisine du cimetière, près de l'église Saint-Michel, que nous avions achetée quatre-vingts livres à Guillaume de Cormeilles, et nous l'attribuâmes à ces oratoires afin qu'ils en aient le revenu à perpétuité. Cette date sera attestée fermement et en toute vérité tant que l'or n'aura pas été obscurci sur lequel nous avons fait graver cette épitaphe au dessus de la porte, à l'honneur de Dieu et de ses Saints :
L'année mille cent quarante
Était l'année du Verbe quand ce lieu fut sacré.
Donc, après cette consécration qui fut célébrée par la bienveillance de Dieu sur la partie antérieure de l'oratoire Saint-Romain, notre dévotion s'animait à la pensée que ses desseins prospéraient ; en même temps, le spectacle de l'exiguïté qui, depuis si longtemps, opprimait les pèlerins des Saints d'une façon si intolérable fit aboutir nos vœux : tandis que nous nous occupions de l'œuvre ci-dessus raconté, différant les travaux des tours de la partie supérieure, nous nous efforcions aussi d'agrandir l'église mère, au prix de tous les travaux et de toutes les dépenses qui étaient en notre pouvoir ; nous le faisions en action de grâces de ce que la bonté divine avait réservé cet ouvrage au si modeste successeur de tant de rois et de nobles abbés, et nous voulions le faire de la façon la plus convenable et la plus glorieuse qu'on pût raisonnablement souhaiter. Ayant donc pris conseil de nos frères dévoués dont le cœur était ardent alors que Jésus leur parlait en chemin, sur l'inspiration de Dieu, nous décidâmes, après mûre délibération, de nous employer à ennoblir ce lieu par la beauté de la longueur et de la largeur, en souvenir de cette vénérable consécration de l'église dont les écrits font foi, lors de laquelle le Christ y appliquant ses propres mains fit lui-même la dédicace ; nous devions aux pierres elles-mêmes, comme à autant de reliques de ce miracle, de commencer cette restauration que la nécessité exigeait de son côté. Il fut donc décidé de déplacer la voûte qui était inférieure à celle, plus élevée, qui couvrait l'abside où sont conservés les corps de nos saints Maîtres, et de l'élever jusqu'au niveau de la crypte qu'elle prolongeait : de la sorte, la même crypte offrirait son niveau supérieur comme pavé à ceux qui y arriveraient de part et d'autre, et, à sa partie la plus élevée, les reliquaires ornés d'or et de pierres précieuses s'imposeraient aux regards des arrivants. On s'efforça aussi avec sagacité d'égaliser, à l'aide d'instruments géométriques et arithmétiques, le niveau de l'ancienne église et celui de la nouvelle en superposant des colonnes supérieures et des arcs médians à ceux qui servaient de fondements à la crypte ; il fallait également adapter les proportions des ailes nouvelles à celles de ce qui existait déjà, à l'exception de cette avancée qui fait le tour des oratoires et qui brillerait tout entière de la lumière des verrières sacrées qui répandaient dans l'intérieur une lumière admirable et continue.
Selon un sage conseil dicté par le Saint Esprit dont l'onction nous apprend tout, on précisa avec ordre ce que nous nous proposions de réaliser ; on convoqua à cet effet une assemblée d'hommes illustres, évêques et abbés ; on s'assura aussi de la présence du sérénissime seigneur et roi de France, Louis, et la veille des ides de juillet, un dimanche, on ordonna une procession rehaussée par la beauté des ornements et par la célébrité des personnes. Bien plus, les évêques et les abbés portaient en leurs mains les insignes de la passion du Seigneur, à savoir le clou et la couronne du Seigneur, et le bras du saint vieillard Siméon et les autres reliques de nos patrons, et tous nous descendîmes dévotement et humblement dans les lieux creusés pour recevoir les fondations. Puis ayant invoqué la consolation du Saint-Esprit Paraclet afin qu'un heureux achèvement terminât l'heureux commencement de la maison de Dieu, les évêques eux-mêmes confectionnèrent du ciment avec de l'eau qu'ils avaient bénite pour la récente dédicace qui avait eu lieu le V des ides de juin ; ils imposèrent les premières pierres et, offrant un hymne à Dieu, chantèrent le psaume Fundamenta ejus 7 jusqu'à la fin. Le sérénissime roi lui-même daigna descendre jusqu'en ces profondeurs et imposa une pierre de ses propres mains, ainsi que nous et beaucoup d'autres abbés et d'autres personnes religieuses ; certains même déposèrent des pierres précieuses pour l'amour et la révérence de Jésus-Christ, en chantant : Tous ses murs sont de pierre précieuse 8. Quant à nous, réjouis par la pose aussi solennelle d'un si saint fondement, nous étions soucieux de mener l'œuvre à bien à travers les vicissitudes du temps ; craignant la diminution des personnes et que mes propres forces ne vinssent à défaillir, persuadé par le conseil unanime de nos frères et avec l'assentiment du seigneur roi, nous assignâmes à ces travaux un revenu annuel de cent cinquante livres prélevées sur le tronc, c'est-à-dire provenant des oblations de l'autel et des reliques, à savoir cent livres au moment de la foire du Lendit et cinquante en la fête de saint Denis ; outre cela, cinquante livres du revenu de notre propriété située en Beauce, qui s'appelle Villaine, qui était autrefois inculte, mais qui, avec l'aide de Dieu, fut mise en culture par nos soins et qui rapporte chaque année quatre-vingts ou cent livres ; et si ces revenus, par suite de quelque infortune, venaient à manquer, une autre propriété de Beauce, dont nous avons doublé ou triplé le revenu, y suppléerait. Ces deux cents livres, outre ce qui sera apporté au tronc du sanctuaire par la dévotion des fidèles et tout ce qui sera offert à cet effet, nous avons décidé que tout cela continuerait d'être appliqué à cet ouvrage jusqu'à ce que tous les édifices antérieurs et supérieurs avec leurs tours soient totalement et honorablement achevés.
Nous nous sommes donc attaché pendant trois ans, hiver comme été, à achever cet œuvre à grands frais et à grands renforts d'ouvriers, afin de ne pas mériter ce reproche :
Tes yeux ont vu mon ouvrage inachevé. 9
Avec la coopération de Dieu, le travail progressait ; à l'instar des choses divines, « la montagne de Sion, du côté de l'Aquilon, la cité du grand roi au milieu de laquelle Dieu réside inébranlable, était fondée pour la joie de toute la terre »10 ; ému de l'aiguillon de nos péchés nous offrions l'holocauste odoriférant de la pénitence, priant Dieu de daigner apaiser sa juste colère et nous être propice. Au milieu, douze colonnes représentaient le nombre des Apôtres ; douze autres colonnes secondaires leur correspondaient, figurant les douze Prophètes : toutes ces colonnes soutenaient l'édifice à une hauteur considérable, selon que le veut l'Apôtre lorsqu'il nous édifie spirituellement en disant :
Vous n'êtes plus des hôtes et des étrangers, mais vous êtes les concitoyens des saints et vous êtes de la maison de Dieu ; vous êtes édifiés sur le fondement des Apôtres et des Prophètes, et la suprême pierre angulaire, c'est le Christ Jésus qui a réuni les deux murs en qui tout édifice, spirituel ou matériel, grandit pour devenir un temple saint au Seigneur. 11
En qui aussi, nous autres, nous apprenons à nous édifier spirituellement pour devenir les habitacles du Seigneur, et ceci d'autant plus que nous voulons lui construire une demeure matérielle plus élevée et plus digne.
Entre temps, nous nous préoccupions beaucoup de la translation de nos saints maîtres les Martyrs et de tous les Saints qui étaient dispersés dans l'Église et à qui on rendait honneur en divers oratoires ; nous voulions faire orner, par manière de vœu, leurs sacrés reliquaires, et spécialement ceux des maîtres, et les faire transférer en un endroit d'où ils s'offriraient le mieux possible aux regards des arrivants. Nous entreprîmes donc de réaliser ce dessein, avec la coopération de Dieu, en faisant appel à l'art délicat des orfèvres et en rassemblant une provision d'or et de pierres précieuses. À l'extérieur, il fallait étaler une noble ornementation ; à l'intérieur, il fallait veiller à ce que les parois fussent solides ; pour l'extérieur, nous préparâmes donc de minces plaques de cuivre doré qui devaient recevoir les pierres ; mais cela n'était pas encore assez digne. La magnificence de tels Pères, dont nous éprouvons les bienfaits, exige en effet que nous entourions de matières de grand prix les cendres sacrées de ceux dont les esprits brillent comme le soleil en présence de Dieu et dont nous autres, misérables, implorons et ressentons le patronage : il y faut de l'or fin, des hyacinthes, des smaragdes et d'autres gemmes. Nous décidâmes d'abord de faire ériger un autel devant les corps des Saints, où il n'y en avait pas ; ainsi les souverains pontifes et les autres grands personnages qui voudraient, pour obtenir leurs suffrages, s'offrir eux-mêmes en holocauste d'agréable odeur pourraient offrir à Dieu des sacrifices acceptables et qui nous soient profitables. Il fallait pour cela une table dorée, et nous n'en possédions qu'une trop petite ; mais une telle profusion d'or et de pierres précieuses, comme on n'en trouve à peine chez les rois eux-mêmes, nous arriva d'une manière si inattendue que les Martyrs eux-mêmes, certainement, nous la procurèrent, comme s'ils nous disaient en personne : « Que vous le vouliez ou non, nous, nous voulons cette table parfaite ». De nous-mêmes, nous n'aurions jamais pu ni oser réaliser un autel aussi admirable et aussi précieux tant par la valeur des matières que par celle du travail. Il n'est pas jusqu'aux pontifes, qui portent des anneaux pontificaux en signe de leur dignité, qui n'aient tenu à se défaire des pierres précieuses qui ornaient leurs anneaux pour les déposer sur cet autel ; beaucoup de prélats éloignés ou absents, incités par l'amour des saints Martyrs, envoyèrent leurs anneaux d'au-delà des mers. L'illustre roi en nous donnant des smaragdes lumineux et taillés à facettes, le comte Théobaldien en nous donnant des hyacinthes, des rubis, les princes et les grands des lieux environnants en nous offrant des pierres précieuses en abondance, tous nous invitaient à achever cet œuvre à la gloire de Dieu. En outre, de toutes les régions de la terre, ou peu s'en fallait, on nous proposait des gemmes à acheter, et comme, Dieu aidant, on nous offrait aussi l'argent nécessaire pour les acquérir, nous n'aurions pas osé nous y refuser sans une grande honte et sans offense pour les Saints. En cette occasion comme en tant d'autres, nous avons pu expérimenter cette loi : quand la volonté entreprend une bonne œuvre, le secours de Dieu donne de l'accomplir. Quant à cet ornement offert par la dévotion de tant de si grands protecteurs, si quel qu'un osait jamais soit l'emporter avec une audace téméraire, soit le détériorer sciemment, il mériterait certainement la colère de saint Denis et le glaive du Saint-Esprit.
Voici un incident que nous estimons ne pas devoir passer sous silence. Au moment où l'on poursuivait l'agrandissement de la nouvelle église en y posant les chapiteaux et les arcs supérieurs, on était parvenu au sommet de l'édifice ; mais les arcs principaux ne s'accordaient pas encore assez exactement à la hauteur des voûtes ; or il s'éleva soudain une tempête terrible et presque intolérable : les nuages s'accumulaient, une pluie torrentielle se répandait à flots, un vent violent s'élevait de toutes parts, tant et si bien que furent ébranlées non seulement de solides maisons, mais même des tours de pierre et des tours à étages en bois. Au cours de cette tempête, un jour que, pour l'anniversaire du glorieux roi Dagobert, le vénérable évêque de Chartres, Geoffroy, célébrait solennellement à l'autel principal, en présence du convent, une messe d'action de grâces pour le repos de l'âme de Dagobert, le souffle des vents contraires poussait en sens divers les arcs qui n'étaient encore soutenus par aucun échafaudage et que rien ne pouvait retenir ; les arcs tremblaient d'une façon misérable et, portés par le vent de côté et d'autre, ils menaçaient de tomber soudainement en ruine, ce qui eût été grave comme la peste. Voyant la poussée qui s'exerçait ainsi sur eux, l'évêque en était effrayé ; plus d'une fois il étendit la main de ce côté pour bénir ; il brandissait aussi dans cette direction la main du saint vieillard Siméon ; il apparut ainsi que ce n'était nullement à cause de sa propre stabilité, mais à cause de la bonté divine et par le mérite des Saints que l'édifice avait évité de s'écrouler : alors que les menaces de ruine avaient été graves même pour les parties les plus solides du bâtiment, les arcs nouveaux et inachevés titubèrent sous la tempête sans aucun dommage.
Il arriva aussi peu de temps après un autre fait digne de mémoire, et ce ne fut pas un effet du hasard comme le croient ceux qui pensent que
Le sort erre sans but et livre tout à ses caprices ;
Les choses mortelles sont le jouet du hasard.
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Mais ce fut par l'effet de cette largesse divine qui pourvoit de tout abondamment, dans les grandes comme dans les petites choses, en faveur de ceux qui espèrent en elle et qui procure tout ce qu'elle sait devoir nous être utile. Un jour, nous nous entretenions avec nos amis, nos serviteurs et nos fermiers, du festin qu'il faudrait préparer bientôt pour le jour de la dédicace solennelle ; malgré la difficulté des temps – c'était au mois de juin et presque toutes les victuailles coûtaient cher – nous étions approvisionnés en tout ; une seule chose nous peinait : à cause d'une épidémie qui, cette année-là, avait gravement atteint tous les troupeaux, il nous fallait aller chercher de la viande de mouton dans la région d'Orléans et jusqu'en Bourgogne. J'avais prescrit de donner sur-le-champ mille sous ou ce qui serait nécessaire à ceux qui devaient y partir pour qu'ils revinssent sans tarder, puisqu'ils se mettaient en route en retard ; or le lendemain matin, au moment où, comme de coutume, nous sortions en hâte de notre cellule pour aller célébrer le Saint-Sacrifice, voici qu'un moine qui faisait partie de nos frères blancs me ramena malgré moi dans ma chambre : « Nous avons appris, mon Père, me dit-il, que pour le jour prochain de la dédicace solennelle vous manquez de viande de mouton ; voici que j'amène à votre paternité un nombreux troupeau de moutons envoyé par nos frères : retenez-en ce qu'il vous plaira et renvoyez-nous le reste ». En entendant cet homme, nous lui donnâmes l'ordre de nous attendre après la messe, et en sa présence, la messe finie, nous annonçâmes à nos frères ce qu'il nous offrait : et tous attribuaient à la largesse divine le fait que justement ce qui nous manquait nous était ainsi procuré inopinément, juste à temps pour éviter encore à nos frères un déplacement long et fatigant.
Il était urgent, désormais, de procéder à la consécration de la nouvelle église : l'achèvement laborieux de l’œuvre y incitait autant que notre dévotion si longtemps tenue en attente et soupirant après ce jour. Nous tenions beaucoup à rendre très solennelle, en même temps que la dédicace ; la translation des reliques de nos maîtres les Saints : cette cérémonie serait pour nous une occasion de rendre grâces, et ce serait le fruit et le couronnement de tous nos labeurs. Avec la faveur bienveillante de la majesté royale du sérénissime roi des Francs, Louis, lequel désirait ardemment voir les saints Martyrs ses protecteurs, la date fut fixée au deuxième dimanche de juin c'est-à-dire le troisième jour des ides, en la fête de l'apôtre Barnabé.
Des lettres d'invitation furent portées par des courriers et des envoyés spéciaux à travers presque toutes les régions de la Gaule ; de la part des Saints et en souvenir de leur apostolat auprès de nos ancêtres, nous sollicitions les archevêques et les évêques d'assister à la solennité. Nous les aurions reçus tous, si cela avait été possible. Le roi Louis en personne, son épouse la reine Aanor, sa mère et les grands du royaume arrivèrent l'avant-veille. Les chefs, les nobles, les gens de troupe ne se pouvaient compter. Quant aux archevêques et évêques assistants, voici leurs noms : Samson, archevêque de Reims ; Hugues, archevêque de Rouen ; Hugues, archevêque de Sens ; Théobald, archevêque de Cantorbéry ; Geoffroy, évêque de Chartres ; Joscelin, évêque de Soissons ; Simon, évêque de Noyon ; Élie, évêque d'Orléans ; Eudes, évêque de Beauvais ; Hugues, évêque d'Auxerre ; Alvise, évêque d'Arras ; Gui, évêque de Châlons ; Alger, évêque de Coutances ; Rotrou, évêque d'Évreux ; Milon, évêque de Thérouanne ; Manasses, évêque de Meaux ; Pierre, évêque de Senlis. Tous ceux-là étaient venus à un spectacle aussi noble pour y représenter leurs églises en leurs personnes éminentes ; leur tenue extérieure exprima leur dévotion intérieure. La veille, c'est-à-dire le samedi, nous fîmes monter les saintes reliques à l'extérieur, nous avions ordonné de les exhiber sans réserve ; et les ayant fait enlever de leurs oratoires respectifs, nous les fîmes placer à la sortie du chœur sur des chars et de riches tentures, comme c'était la coutume. Dans l'attente d'une si grande joie, nous avions préparé les instruments de la consécration en tel nombre qu'une aussi nombreuse procession pût rapidement asperger d'eau lustrale les parois intérieures et extérieures. Nous avions demandé au glorieux et très humble roi de France, Louis, de faire écarter, par les soins des grands et des nobles, la foule qui, en se pressant autour d'elle, retarderait la procession : il répondit qu'il le ferait volontiers tant par lui-même que par ses gens.
Nous passâmes donc toute la nuit en prières : aux vêpres succédèrent les matines qui furent célébrées à la louange de Dieu ; nous implorions Notre-Seigneur Jésus-Christ qui s'était fait propitiation pour nos péchés, afin que pour son honneur et pour l'amour de ses Saints il daignât dans sa miséricorde, visiter le saint lieu et assister aux fonctions sacrées non seulement par sa puissance, mais par sa présence personnelle. De grand matin, les archevêques et les évêques arrivèrent de leurs logis respectifs, ainsi que les archidiacres, les abbés et les autres personnalités, et se dirigèrent vers l'église en ordre épiscopal ; ils vinrent se placer près du tonneau des eaux lustrales qui étaient préparées pour la consécration entre le tombeau des saints Martyrs et l'autel du Saint-Sauveur ; tout cela s'accomplissait dans le plus grand recueillement et avec beaucoup d'ordre. On eût pu voir – et ceux qui étaient là purent voir, non sans dévotion – cette belle théorie de nombreux pontifes vêtus de blanc, ornés de mitres pontificales en orfroi cerclées de franges d'or, tenant en mains leurs crosses, entourer le tonneau, invoquer le Seigneur pour les exorcismes ; ces hommes illustres et admirables célébraient les noces de l'éternel Époux avec tant de piété qu'on eût dit un chœur céleste plutôt qu'une assemblée terrestre ; ils accomplissaient une fonction plus divine qu'humaine, c'est ce qui dut paraître au roi comme à son entourage. Le peuple s'agitait au dehors avec une impétuosité intolérable, tant il était nombreux ; et lorsque le chœur des évêques projetait vigoureusement avec de l'hysope de l'eau bénite sur les parois extérieures de l'église, le roi lui-même et ses gardes contenaient la poussée tumultueuse de la foule et protégeaient à coups de verges et de bâtons les prélats qui rentraient par les portes.
Quand les mystères de la sainte consécration eurent été accomplis comme de coutume, on en vint à la déposition des saintes reliques : on se dirigea donc vers les anciens et vénérables tombeaux de nos maîtres les Saints, qui n'avaient pas encore été déplacés. Les pontifes et le roi se prosternèrent ainsi que nous tous, dans la mesure où l'exiguïté du lieu le permettait ; par la porte ouverte, on contempla les vénérables reliquaires fabriqués par le roi Dagobert et dans lesquels étaient contenus les corps très saints et chers à Dieu ; tous pleuraient et psalmodiaient avec une joie inestimable, tous contemplaient un roi aussi dévot et aussi humble : « Va, semblaient-ils lui dire, et de tes propres mains aide-nous à porter notre maître et apôtre et notre protecteur, afin que nous vénérions ses cendres sacrées, que nous embrassions les saintes urnes et que toute notre vie nous puissions nous féliciter de les avoir reçues entre nos mains, de les avoir tenues. Car ces hommes sont les saints qui, pour rendre témoignage à Dieu, ont livré leurs corps ; qui pour notre salut, brûlant du feu de la charité, ont quitté leur pays, leurs familles ; qui, avec une autorité apostolique, ont prêché à travers toute la Gaule la foi de Jésus-Christ ; qui pour lui ont combattu vigoureusement ; qui, nus, ont maté les verges ; qui, liés, ont dompté les bêtes féroces et affamées ; qui ont supporté sains et saufs l'écartèlement, le supplice du feu, et qui enfin ont supporté heureusement d'être décapités à coups de haches insensées. Roi très chrétien, accueillons celui qui nous a accueillis, saint Denis, et demandons-lui en suppliant qu'il prie Celui dont les promesses sont fidèles : la dévotion et la bonté que vous avez sont sûres d'obtenir tout ce que vous demanderez ». Aussitôt, les épaules se meuvent, les bras se lèvent et tant de mains se tendent que la main royale elle-même n'aurait pas pu atteindre les reliquaires. Aussi le roi se jetant dans la mêlée, prenant lui-même la litière d'argent du patron principal de la main des évêques et, semble-t-il, de la main de l'archevêque de Reims, des évêques de Sens, de Chartres et d'autres encore, sortit en tête du cortège en la portant avec autant de dévotion que de dignité. Spectacle admirable ! Jamais personne ne put voir une procession comparable, si ce n'est celle de l'armée céleste qui était venue lors de l'antique dédicace ; sur des tentures et des chapes, portés sur les épaules et le cou des évêques, des comtes, des barons, les corps des saints martyrs et confesseurs venaient au devant de saint Denis et de ses compagnons à la porte d'airain ; ils passèrent par le cloître avec des candélabres, des croix et d'autres ornements de fête, au chant des cantiques et des hymnes ; ces prélats et ces nobles portaient leurs maîtres avec une grande familiarité, et ils pleuraient de joie. Jamais plus ils n'ont pu se sentir soulevés par une telle joie.
Revenant donc à l'église et accédant par les degrés à l'autel supérieur qui était destiné au repos des saints, on déposa les reliques sur l'antique autel ; il s'agissait maintenant de consacrer le nouvel autel principal de leur nouveau tombeau ; nous en avions chargé l'archevêque de Reims, Samson. Il s'agissait aussi de consacrer dignement et solennellement d'autres autels au nombre de vingt : celui du milieu, dédié au Sauveur, au chœur des Anges et à la sainte Croix, fut consacré par l'archevêque de Cantorbéry, Théobald ; celui de la bienheureuse et toujours vierge Marie par Monseigneur Hugues, archevêque de Rouen ; celui de saint Pérégrin par Monseigneur l'évêque d'Auxerre, Hugues ; celui de saint Eustache par Monseigneur Werdon, évêque de Châlons ; celui de saint Osmanne par Monseigneur l'évêque de Senlis, Pierre ; celui de saint Innocent par Monseigneur Simon, évêque de Noyon ; celui de saint Cucuphat par Monseigneur Alvise, évêque d'Arras ; celui de saint Eugène par Monseigneur Alger, évêque de Coutances ; celui de saint Hilaire par Monseigneur Rotrou, évêque d'Évreux ; celui de saint Jean-Baptiste et de saint Jean l'évangéliste par Monseigneur Nicolas, évêque de Cambrai. Dans la crypte inférieure, l'autel majeur dédié à l'honneur de la sainte mère de Dieu toujours Vierge, Marie, fut consacré par Monseigneur Geoffroy, archevêque de Bordeaux. À droite, l'autel de saint Christophe, martyr, fut consacré par Monseigneur Élie, évêque d’Orléans ; celui de saint Étienne, premier martyr, par Monseigneur Geoffroy, évêque de Chartres ; celui de saint Edmond, roi, par Monseigneur Werdon, archevêque de Sens ; celui de saint Bella, par Monseigneur Joscelin, évêque de Soissons. À gauche, celui des saints Sixte, Felicissimus et Agapil par Monseigneur Milon, évêque de Thérouanne ; celui de saint Barnabé, apôtre, par Monseigneur Manasses, évêque de Meaux, de même que celui de saint Georges, martyr, et celui de sainte Gauburge, vierge ; celui de Luc, évangéliste, fut, consacré par Monseigneur Eudes, évêque de Beauvais. Tous ces prélats, si proches les uns des autres et cependant si divers, accomplissaient le rite de la consécration et la célébration de la messe avec tant de festivité, de solennité, de concorde et de joie, dans l'église supérieure et dans la crypte, que leur accord et l'agréable mélodie de leur cohérente harmonie faisaient penser à un chœur angélique, non humain. Tous, par le cœur et la voix, y joignaient leurs acclamations :
Bénie soit la gloire du Seigneur en son temple ! Béni, loué et glorifié soit votre nom, Seigneur Jésus-Christ, vous que Dieu le Père a oint d'une huile d'exultation de préférence à tous ! Par la sacramentelle onction du très saint chrême, par la réception de la très sainte eucharistie, vous unissez les choses matérielles aux immatérielles, les choses corporelles aux spirituelles, les choses humaines à celles qui sont divines : réformez-les toutes par vos saints sacrements, purifiez-les et ramenez-les à leur principe. Par toutes ces bénédictions visibles, vous opérez une restauration invisible, et vous transformez même d'une façon admirable le royaume d'ici-bas en un royaume céleste ; quand vous remettrez à Dieu le Père votre royaume, que votre toute-puissance et votre miséricorde fassent de nous et des créatures angéliques, du ciel et de la terre, une seule cité, vous qui, étant Dieu, vivez et régnez dans tous les siècles des siècles.
Amen.
Suger, Comment fut construit Saint-Denis

1. Luc XXI, 19.
2. Psaume CXLIV, 9.
3. Luc XVII, 18.
4. I Corinthiens III, 11.
5. II Corinthiens III, 5.
6. Sagesse XI, 21.
7. Psaume LXXXVI.
8. Antienne des Laudes de l'Office de la Dédicace des églises.
9. Psaume CXXXVIII, 16.
10. Cf. Psaume XLVII, 3.
11. Éphésiens II, 19.
12. Lucain, Pharsale, II, 12-13.