lundi 27 février 2017

En traitant... Jean-François Thomas sj, L'amour de la vérité

Toute fidélité est liée à la vérité. Point besoin d'être un philosophe en quête de la vérité éternelle, — si cette race existe encore... —, pour s'attacher à elle au travers des petites et grandes fidélités de l'existence. La plupart des hommes n'a pas besoin de se questionner sans cesse sur ce qu'est la vérité. Une lumière naturelle est envoyée dans les cœurs et guide les intelligences. Alors, bien sûr, la liberté de chacun peut ensuite repousser ce qui est donné gratuitement. Cela se produit souvent puisque nous préférons vivre dans l'obscurcissement. Malgré tout, la plupart du temps, même si notre pratique ne correspond pas forcément à l'idéal que nous reconnaissons, nous préférons la vérité au mensonge. Ce qui est faux peut être un choix conscient de notre part, mais nous l'accueillons comme tel et nous ne le grimons en nouvelle vérité que dans un second temps, en connaissance de cause. Il n'empêche que nous continuons à savoir où se trouve le vrai. Notre regard manque certainement à la lumière avec, cependant, une étrange capacité à en repérer les rayons les plus ténus.
Ce que Dieu fait est vérité pour l'homme de foi. Le mensonge est en revanche une production négative de nos propres incapacités. Nous sommes des as pour le créer par nous-mêmes.
Vivre pour le mensonge n'a aucun sens, chacun en est convaincu. Il n'empêche que nous penchons volontiers vers ce qui n'est pas. Il faut être pétri par l'humilité pour ne pas se considérer comme l'origine de ce que l'on connaît et pour s'incliner devant un absolu immuable. Les esprits forts du XVIIIe siècle nous ont appris à secouer les chaînes de la servitude en exigeant que notre raison vagabonde librement. Il en résulte une vacuité totale et un affadissement de notre intelligence qui, livrée à elle-même et édifiant ses propres repères, n'est semblable qu'à une chèvre sauvage déracinant tout sur son passage.
L'homme contemporain n'aime pas manquer. Or, tout amour est un manque, toute fidélité est la reconnaissance de ce manque. Être face à la vérité conduit à s'incliner et non point à prendre possession. La familiarité avec la vérité est le voisinage avec un hôte illustre qui, le temps d'une vie humaine si courte, a décidé de descendre dans notre foyer pour s'y reposer un moment. Avec délicatesse, nous pouvons l'accueillir mais jamais la cueillir pour la conserver égoïstement et la regarder se dessécher.
Lorsque Philippe Jaccottet essaie d'exprimer quelque chose de la démarche poétique, il lève un peu le voile sur cette relation avec la vérité qui ne fait que se prêter. Dans L'Ignorant, Le travail de poète, il note :
L'ouvrage d'un regard d'heure en heure affaibli
n'est pas plus de rêver que de former des pleurs,
mais de veiller comme un berger et d'appeler
tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort. [...]
Dans l'ombre et l'heure d'aujourd'hui se tient cachée,
ne disant mot, cette ombre d'hier. Tel est le monde.
Nous ne le voyons pas très longtemps juste assez
pour en garder ce qui scintille et va s'éteindre,
pour appeler encore et encore, et trembler
de ne plus voir. Ainsi s'applique l'appauvri,
comme un homme à genoux qu'on verrait s’efforcer
contre le vent de rassembler son maigre feu.
La vérité, elle aussi, est accueillie à genoux et il faut l'extirper, plus que jamais, des cendres accumulées par le Catoblépas 1, lui qui la cache faute de pouvoir la détruire. Elle est épaisse cette vérité, comme une tranche de pain noir coupée nette par la lame du couteau de paysan sur la table familiale d'une ferme disparue. Elle ne laisse point tomber de miettes, elle a besoin d'être mâchée tout entière et elle satisfait l'appétit. Point d'apprêt maniéré pour cette vérité au goût franc et fort.
L'éveil de l'amour de la vérité est lorsque l'âme regarde honnêtement ses illusions abandonnées, lorsqu'elle se secoue d'un sommeil abrutissant et non point réparateur sous les sortilèges du Catoblépas. Il faut d'abord accepter son manque et ses limites pour s'ouvrir à ce qui est transcendant. Simone Weil écrivait dans ses Cahiers qu'aimer la vérité signifie supporter le vide et par suite, accepter la mort car cet amour ne se scelle pas sans arrachement. Dans L’Attente de Dieu, elle livre comment, adolescente, elle avait traversé une crise intellectuelle crucifiante en constatant qu'elle ne pouvait pas atteindre le royaume transcendant de la vérité contemplé par un Platon ou un Aristote. Et puis, soudain, elle reçut une révélation intérieure de la certitude que n'importe quel homme peut y accéder à condition de la désirer et d'appliquer son attention à cette quête. Elle ne découvrirait que plus tard l’Évangile et lierait alors indéfectiblement l'un avec l'autre le malheur et la vérité à cause de la figure du Christ. Dans La Connaissance surnaturelle, elle parle de cette similitude :
Par l'effet d'une disposition providentielle, la vérité et le malheur sont l'une et l'autre muets. Par ce mutisme la vérité est malheureuse. Car l'éloquence seule est heureuse ici-bas. Par ce mutisme, le malheur est vrai. Il ne ment pas. [...] Par l’effet d'une autre disposition providentielle, la vérité et le malheur ont l'un et l'autre de la beauté. [...] Le silence du Christ frappé et bafoué, c'est le double silence ici-bas de la vérité et du malheur.
Il ne fait aucun doute que le Catoblépas est passé maître dans l'art oratoire. Il est bavard. Le monde est atteint de logorrhée verbale depuis la naissance des temps. Il l'est plus encore depuis que l'opinion relative supplante la vérité absolue dans les préférences de notre liberté.
Celui qui a décidé d'aimer la vérité est entraîné en des lieux qu'il n'aurait pas choisis et connaît des tribulations qui mettront son âme à l'épreuve. Édith Stein, — sainte Thérèse Bénédicte de la Croix —, écrivait dans son ouvrage Être fini et être éternel que le philosophe :
doit approfondir les raisons elles-mêmes et les comprendre, c'est-à-dire être saisi par elles au point d'être acculé à se décider pour elles, à les partager personnellement jusqu'en leurs conséquences...
Tout homme peut être saisi de façon identique et être conduit au même dépouillement, à la même ascèse exigeant un total don de sa personne.
Aimer la vérité, c'est être fidèle dans la forme et dans le fond, être fidèle aux règles du jeu, pour reprendre une expression de Charles Péguy. Ces règles du jeu refusent toute confusion, genre pourtant dont notre époque est friande, mélangeant tout volontairement, ne respectant pas la différence, la diversité, le raffinement des mots, des idées, détruisant les frontières entre les choses et les êtres, s'apitoyant plus sur un chat maltraité que sur un enfant avorté. Le poète écrit dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, texte posthume :
Il faut que toute réalité soit pure ; et séparée. Il faut que ce soit bien le blé qui aille à la meule, et la grappe qui aille au pressoir. Il faut que ces fruits de la terre ne soient pas contaminés. Il faut qu'il soient rapportés loyalement et séparément aux pieds du Créateur.
Telle est la piété profonde et l'inébranlable fidélité du génie. Lui aussi il est un fruit de la terre. Que me dites-vous alors, qu'il y aurait un moissonneur qui aurait vaincu un vendangeur. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire. Et qu'est-ce que c'est qu'une moisson qui aurait vaincu une vendange. Quelle est cette confusion. Quelle est cette impiété. Que chacun fasse sa récolte, ceux qui en sont chargés. Il n'y en a pas tant, qui en sont chargés. Que chacun rapporte ce qu'il est chargé de rapporter. Je ne veux même pas savoir ce que c'est qu'un moissonneur qui vainc un autre moissonneur, un vendangeur qui vainc un autre vendangeur.
Respect des différents ordres, respect aussi de la tâche de chacun, ceci afin de correspondre pleinement à la vocation de sa propre nature. Ce qui appartient de façon éminente au génie, et encore plus à la sainteté, doit être aussi partie intégrante de l'être de tout homme de bonne volonté. Le Catoblépas est talentueux dans l'art de semer la confusion, comme son Maître le fut, dans le Jardin d'Éden, lorsqu'il fit croire à Adam et Ève que l'arbre de la connaissance du bien et du mal ne faisait qu'un avec l'arbre de vie. La vérité est toujours plus simple que toutes les arguties qui se tissent autour d'elle pour la renier ou pour la blesser. Elle consiste à respecter notre nature, à ne pas en violer les limites et à procéder de même pour la nature des autres êtres. Elle se refuse à tordre ce qui est, à le défigurer, à le soumettre par la force.
Elle n'intéresse que l'homme, pas l'animal ou la machine. Ces derniers ne mentent pas. Ils ne peuvent pas dire la vérité non plus et ne sont pas attirés par sa quête. Ceci est un privilège humain dont nous usons bien mal car nous sommes faits pour la vérité et nous sommes peu fiables lorsqu'il s'agit de la dire, de l'aimer. La vérité se donne pourtant à nous sans réserve, en pleine lumière. Elle est sans fond et inépuisable, certes, mais elle ne se cache pas à plaisir puisqu'elle est pour la lumière, essence de la lumière. Le mensonge, en revanche, nous enrobe de farine en réussissant à nous convaincre que tout est hors de notre portée, que nous ne supporterions pas la vision de ce qui est vrai.
Le savoureux Père Brown, mis en scène par Chesterton dans ses enquêtes, affirme dans La Perruque pourpre :
Je connais le Dieu inconnu, dit le petit prêtre avec une certitude aussi inébranlable qu'une tour de granit. Je connais son nom : c'est Satan. Le véritable Dieu est devenu chair et est descendu parmi nous. Et je vous le dis, tout homme gouverné par le mystère l'est par le mystère d'iniquité. Si le diable vous dit que quelque chose est trop horrible pour être contemplé, contemplez-le. S'il vous parle d'une chose trop terrible à entendre, entendez-là, si vous croyez une vérité insupportable, supportez-là.
Le Malin, avec son aide le Catoblépas, ne manque pas une occasion pour nous convaincre que la vérité, sa vérité, morcelée, changeante comme un caméléon, est la bouée de sauvetage, le phare à ne pas perdre du regard. Il redoute que l'homme ne s'aventure hors des sentiers battus par lui et ses sbires. Il sait que l'amour du vrai ne va jamais sans hardiesse, aussi cultive-t-il une race de pleutres, de médiocres timorés et peureux, de dénonciateurs jaloux et ambitieux. À tel point que nous haïssons le vrai réclamant de notre part un tel courage, une telle témérité. Contrairement à ce qu'affirmait Renan, la vérité n'est pas triste, elle ne blesse pas. Saint Augustin, dans un de ses Sermons disait au contraire : « Aeterna est dulcedo veritatis ». Malgré cette suavité, elle ne semble pas aiguiser notre appétit. Saint Paul, déjà, s'en étonnait, lorsqu'il écrivait aux Galates :
Je serais donc devenu votre ennemi, parce que je vous ai dit la vérité ?
La vérité fait peur car nous savons qu'elle transforme, contrairement au mensonge qui pétrifie et nous permet de ne rien remettre en cause dans notre manière d'être et d'agir. Nous choisissons souvent contre elle une de nos favorites, la sincérité recherchée comme un but en soi. Évidemment, nous dérapons car la sincérité nous renferme sur nous-mêmes, sur notre moi égoïste, tandis que la vérité ouvre les portes et nous délivre. Nous préférons demeurer dans la cage. En cultivant la sincérité au lieu d'aimer la vérité, nous justifions l'indéfendable, allant jusqu'à considérer que le mensonge peut être une grande vertu quand il fait du bien. Nous savons que le meilleur se corrompt toujours et qu'il ne suffit pas d'idéaliser par une sincérité utopique un exercice de la raison qui est souvent cahotant.
L'amour de la vérité n'est jamais satisfait contrairement au jeu de la sincérité qui se contente de maigres consolations. L'homme qui aime le vrai sait que le règne de la vérité ne se produit jamais en ce monde, qu'il est en attente et que la croix est lourde à porter durant ce pèlerinage. Il faut être Talleyrand, en 1792, pour oser proclamer :
Depuis que le règne de la vérité est arrivé…
Le règne de la vérité est à implorer car il est à venir, non pas construit par nos propres forces mais descendant vers nous, adveniat regnum tuum disons-nous dans le Pater. Cela conduisait le tourmenté Kierkegaard à s'écrier :
Ô mensonge, mensonge où qu'on se trouve ! 
En effet l'abîme est colossal entre notre désir réel de vérité et l'application avec laquelle nous poursuivons effectivement ce but. Le désir s'éteint et se lasse, aussi fugace qu'une fusée brillante de feu d'artifice, et l'hypocrisie, la facilité et le mensonge prennent le relais, nous rendent la vie plus facile, plus supportable, croyons-nous...
L'amour et la vérité sont un ogre qui dévore toutes les énergies, qui mobilise tous les sens et qui ne laisse point en repos car il s'applique à ce qui est sans limite. Le cardinal Henri de Lubac rappelle, dans Nouveaux Paradoxes, ce qu'est la profondeur de la vérité :
On croit aisément, sans trop y réfléchir, que la vérité consiste uniquement dans l'affirmation correcte de certains rapports ; qu'elle s'acquiert toute par questions et réponses ; que sa possession n'est que la possession d'une somme de renseignements exacts ; qu'elle peut être possédée tout entière, du moment que l'intelligence est faite pour elle : bref qu'elle n'a point de profondeur. On croit qu'elle s'oppose simplement à l'erreur, et l'on ne voit pas qu'elle s'oppose encore à la « vanité ». Il semble que soit oubliée la thèse si limpide placée au seuil de la philosophie traditionnelle : ens et verum convertuntur. Car ce corollaire en découle aussitôt, que la possession du vrai ne saurait être parfaite que dans la possession de l'être. Or, l'être déborde infiniment la capacité de nos esprits dans leur état terrestre ; il est atteint par eux, mais non véritablement possédé. La vérité, vaste et profonde comme l'être, doit donc également déborder nos intelligences, — pour que celles-ci ne cessent de s'en nourrir. Mais qu'un raisonnement si simple a de peine à porter ses fruits !
La vérité déborde de toutes parts dès que nous tentons de la saisir pour l'emprisonner. Sans doute est-ce inhérent à la faiblesse de notre nature blessée que de ne pouvoir saisir que des brises de vérité. Ceci étant, malgré cette limitation, l'homme est invisible lorsqu'il dit la vérité, comme le rappelle saint Thomas d'Aquin dans son Commentaire sur Job. Cette force rapproche alors l'homme de Dieu, origine de la vérité. Ceci dit, il faut reconnaître honnêtement que la voix de la vérité dans l'histoire, — sans parler des humbles inconnus qui lui sont restés aussi fidèles —, est esseulée, comme saint Jean Baptiste dans le désert, même lorsqu'elle est écoutée avec intérêt ou avec passion. Celui qui aime la vérité est condamné au désert, y compris s'il vit dans la foule. Il est nécessairement un étranger parmi ses semblables. Il est envié et détesté, craint aussi, comme le Baptiste respecté par Hérode malgré sa parole de feu et ses condamnations.
Il faut dire que le mot même de vrai possède une puissance incomparable puisqu'il peut s'appliquer à toute chose. Il est un transcendantal comme l'être et l'un. Y compris le mensonge peut ainsi être vrai ! Il existe un abîme entre le Vrai Dieu et un vrai pain de campagne, et pourtant, le même mot essaie, dans les deux cas, d'exprimer quelque chose de la réalité de Dieu et du pain de campagne.
Ce sont, comme toujours, les Grecs qui ont réfléchi les premiers à ce que recouvrait ce mystère, justement en enlevant le voile. Aléthés signifie non voilé, non oublié, ceci en opposition avec le Léthé, fleuve de l'oubli. Si une chose n'est plus cachée, elle se donne à l'intelligence et peut être connue. Ainsi, lorsque nous affirmons qu'une chose est vraie, nous la mettons en relation avec la connaissance. Sera dans le vrai celui qui, par l'exercice de son intelligence, essaiera de connaître l'être des choses. Intus, intérieur, et legere, lire, lire l'intérieur des choses et des êtres, cueillir ce que chaque chose donne à connaître. Lorsque nous connaissons, lorsque nous dévoilons, ce qui apparaît est vrai. Et nous ne connaissons qu'en posant la question de savoir ce que c'est. Éternelle question de l'enfant qui cherche, au temps de l'initiation, à comprendre en perçant le secret des choses. Éternelle question aussi de l'homme mûr qui recherche l'essence et l'existence. Et par notre jugement, nous sommes capables d'affirmer que cette chose est vraiment dans la réalité. En reconnaissant des essences en dehors de nous, nous reconnaissons aussi leur existence en disant qu'elles sont : ceci est un livre, par exemple. Le est tient l'essence du livre au-dessus du néant. Je sais qu'il s'agit d'un vrai livre.
Voilà pourquoi saint Thomas d'Aquin a pu définir, dans la Somme théologique Ia,16, la vérité comme La conformité de l'intelligence et de la chose. L'intelligence pose une question à l'objet auquel elle se rapporte. La vérité établit une correspondance entre les deux. L'être dévoile sa vérité lorsque l'intelligence correspond avec lui. Cette harmonie ne date pas du Moyen Âge et elle n'a que faire des doutes de l'époque moderne et contemporaine. Elle avait déjà été soulignée, bien avant Platon et Aristote, par Parménide qui avait ainsi rédigé l'acte de naissance de la métaphysique en proclamant l'indissoluble relation de l'être et de la pensée :
L'acte de la pensée et l'objet de la pensée se confondent.
Sans l'Être, en qui il se prononce, tu ne peux savoir ce qu'est l'acte de penser.
Même après la tempête de l'idéalisme et des nihilismes, Heidegger ne peut que comparer cette affirmation du philosophe présocratique à une cariatide semblable à celles de l'Érechthéion sur l'Acropole d'Athènes, défiant les siècles et les destructions, soutenant de sa force et de son immobilité le narthex du Temple de la sagesse millénaire.
C'est à l'intelligence et à elle seule que l'être se révèle comme lumière ; sans elle, l'être serait muet et son message ne serait reçu nulle part. Sans elle, la vérité ne pourrait pas être aimée. Si l'on tient, comme Jean-Paul Sartre et ses disciples, que l'existence ne tient aucune essence au-dessus du néant, l'intelligence serait impuissante à rien connaître. Pour le philosophe de l'absurde, l'être est de trop pour l'éternité. L'intelligence questionne donc à vide, tout est néant, rien n'a de sens et, bien entendu, aucune vérité n'existe pour créer une quelconque correspondance entre l'intelligence et un être qui n'existe pas.
Or, notre expérience d'amoureux de la vérité, expérience ordinaire, est bien que l'intelligence questionne et que l'être répond. L'être, à chaque instant, se dévoile à nous tel qu'il est, à condition que nous ouvrions les yeux, et la marque de cette apparition est la vérité. Sans pour autant que nous soyons ceux qui créent les essences. Ces dernières existent indépendamment de nous, posées et maintenues au-dessus du néant par l'Intelligence Première qui donne à chaque chose une forme la conservant dans l'être. Notre intelligence ne crée pas la vérité, façonnée par la Cause Première, mais elle est là pour la recevoir et la comprendre car elle est la seule, dans la création, à pouvoir le faire. L'amour de la vérité, fruit d'un exercice de l'intelligence, est alors contemplation.
Toutes les joies que nous pouvons connaître ne naissent pas du rapport entre ce que nous sommes et ce que nous avons, mais entre ce que nous sommes et ce qui est. L'acte de contemplation et, à son sommet, l'acte d'adoration, est le point à atteindre. Nous nous y hissons rarement, par paresse, par mépris, par dégoût, par peur, mais il n'empêche que tout notre être ne cesse, malgré nous et les barrages que nous lui opposons, de se sentir appelé à ce qu'il est. Un obstacle majeur demeure évidemment l'attachement à l'avoir et aux possessions matérielles qui convainquent l'intelligence, au ralenti, qu'elle n'a besoin de rien d'autre. L'intelligence se flétrit, au milieu des dorures, emportée, grisée par la vitesse et la facilité. Les pauvres sont généralement plus enclins à regarder la vérité car ils sont moins alourdis par les richesses.
Les esprits pauvres et simples concèdent plus facilement à leur jugement la capacité de saisir l'être des choses sans en être pour autant l'origine car ils perçoivent bien que leur être propre ne tient qu'à un fil mais que ce fil est d'or et qu'il est tissé par un Autre. Gabriel Marcel, commentant l'identification de l'être et de l'existence par Étienne Gilson reprenant la formule de saint Thomas d'Aquin : « Ens dicitur quasi esse habens » : l'être est ce qui a l'existence, note dans Foi et réalité :
Le jugement seul, qui dit ce qui est et ce qui n'est pas, atteint finalement la vérité des choses. Il atteint leur vérité parce que, dans et par les essences, il atteint les actes d'existence.
Certes, les pauvres et les simples n'exprimeraient pas de cette façon, métaphysique, ce qu'ils expérimentent journellement. En revanche, ils sont tout à fait capables de saisir cet amour de la vérité des choses et des êtres quand il les habite.
Pour les autres, dont nous faisons généralement partie, il est moins aisé d'aimer la vérité car nous sommes persuadés que nous sommes les maîtres de notre existence et que les choses et les êtres n'existent que par notre munificence. Nous sommes les honnêtes gens dont parle magnifiquement et tragiquement Péguy dans sa Note conjointe sur M Descartes et la philosophie cartésienne :
Les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu'on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n'ont point de défauts eux-mêmes dans l'armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invisible arrière anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent point cette entrée à la grâce qu'est essentiellement le péché. Parce qu'ils ne sont pas blessés, ils ne sont plus vulnérables. Parce qu'ils ne manquent de rien, on ne leur apporte rien. Parce qu'ils ne manquent de rien on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui na pas de plaies. C'est parce qu'un homme était par terre que le Samaritain le ramassa. C'est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l'essuya d'un mouchoir. Or celui qui n'est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n'est pas sale ne sera pas essuyé. Les honnêtes gens ne mouillent pas à la grâce.
Pour aimer la vérité, il faut être perméable à cette grâce et ne pas craindre les blessures, ne pas avoir honte des échecs.
Peut-être un des obstacles majeurs à l'émergence de la vérité dans notre paysage familier est-il la conviction contemporaine que ce qui importe davantage est la sincérité. Cette dernière est présentée comme une valeur éminente, permanente, alors qu'il s'agit d'un mythe et que celui qui s'engage sur cette voie risque fort de s'enliser dans des sables mouvants. La sincérité semble avoir remplacé tout le reste et servir de succédané : faute de grives, on mange des merles. C'est une vérité à la petite semaine, changeante, subjective, sujette aux situations et aux émotions. Elle est le pain blanc de l'âme morte, le joyau de la bible journalistique et la couronne des politiciens ambitieux. Par la sincérité, tout est absout, tout est béni et sanctifié. Il suffit qu'un écrivain soit sincère pour qu'il puisse publier en toute impunité ses pires crasses intimes. Or, cette sincérité constamment affichée et exhibée peut être la pire des convenances et des hypocrisies. On peut faire semblant de ne pas être menteur et la sincérité feinte est un maquillage particulièrement efficace. Si l'on se penche avec plus d'attention sur le sens du mot sincérité, on se rend compte qu'il signifie la capacité d'exprimer avec vérité ce que l'on sent et ce que l'on pense.
Voilà un exercice bien périlleux et quasiment impossible car tout extérioriser, absolument tout ce que l'on pense et ce que l'on sent, conduit à rendre la vie infernale. Serait-on insincère et menteur lorsqu'on contrôle des émotions qui seraient néfastes pour nous-mêmes et pour les autres ? Est-on insincère lorsqu'on force notre nature à réagir contre ses inclinations premières, ceci pour remplir notre devoir d'état ou pour briser notre égoïsme ? Est-on insincère lorsque nous transcendons nos antipathies, nos agacements et que nous réussissons à maintenir avec les autres une relation somme toute harmonieuse ?
André Gide, grand spécialiste de la sincérité, disait que quand il voulait savoir ce qu'elle est, il regardait un chien ronger un os. En effet, un animal est totalement et continuellement sincère : il suit sans vergogne ses impulsions du moment et exhibe sans problème tous ses instincts. Le petit enfant, avant l'âge de raison, a tendance à procéder de même, puis il apprend peu à peu à passer du stade de la sincérité sans frein à l'accueil de la vérité.
La sincérité n'est que la porte ouverte à ce qui est le plus élémentaire dans notre nature. Elle ne peut pas avoir la prétention d'être un reflet de l'âme. S'abandonner à ses humeurs par sincérité ne reviendra jamais au même que d'obéir à sa volonté par devoir. En suivant la vérité nous montrons moins ce que nous sommes, nous sommes moins sincères peut-être, mais nous nous rapprochons davantage de ce que nous devons être.
Gustave Thibon note dans L'Équilibre et l'harmonie :
Si l'on fait de la sincérité, à n'importe quel niveau et à n'importe quel prix, une valeur absolue, on sape du même coup toutes les vertus sur lesquelles repose l'édifice individuel et social : domination de soi, discipline intérieure et extérieure, pudeur, politesse, etc. Et la seule vérité qui demeure est celle du chaos...
Ce délitement est particulièrement contemporain puisque la rengaine à chacun sa vérité, devenue d'ailleurs à chacun ses vérités, révèle une mise au pinacle de toutes les chimères de la sincérité, couronnement de l'opinion.
Les frères Goncourt écrivaient dans leur Journal en 1864 :
Ce qui fait la grande tristesse de ce temps-ci et des hommes de ce temps-ci, c'est qu'il cherche en tout la vérité et la trouve.
Pourtant très relativistes, ils touchaient cependant du doigt le travers de leur époque qui ne ferait qu'empirer : considérer que l'opinion personnelle, envers toutes les choses et tous les êtres, mérite d'être baptisée vérité. Dans un siècle où la blague, comme ils aiment à le répéter, semble être la règle commune, ce qui prime est le moi volage, à la traîne de toutes les nouveautés lancées en l'air par le Catoblépas, et certainement pas le règne de l'équilibre et de la mesure. Gustave Thibon parle, pour le XXe siècle, d'« idéal de décomposition », victoire d'une sincérité qui exige la mise à nu de toutes les émotions. Tout le monde expose tout en public, sans vergogne, sans pudeur, sans respect de soi et d'autrui, tandis que d'autres se complaisent à renifler et à fouiller les placards de leurs voisins, persuadés de faire œuvre pie. Il s'agit de la sincérité de la maison qui s'écroule à force de vouloir montrer dans le détail tous les matériaux qui la composent. Entre l'hypocrisie et l'exhibitionnisme se dessine pourtant une troisième voie qui évite les pièges de l'une et de l'autre en invitant à la fidélité à ce qu'il y a de meilleur en nous et non pas de plus instinctif. Effort qui semble être surhumain et inutile à l'homme du XXIe siècle qui confond la profondeur et les bas-fonds.
Il ne peut être nié que bien des êtres humains recherchent ce qu'ils regardent encore comme le vrai, — par ailleurs ensemble très hétéroclite dans le contexte actuel —, mais cela ne mène à rien puisque les prémices sont faussés par cette prééminence du moi et de l'opinion. D'où des divagations incessantes, des idéologies fumeuses, des affirmations médiocres qui finissent toutes en eau de boudin. Il ne suffit pas de ressentir un vide, un manque pour être aussitôt comblé. Bien souvent, cette faim et cette soif se contentent de satisfaction médiocre et instantanée.
Certains esprits s'accommodent fort bien du trouble naissant parfois lors d'une recherche erronée de la vérité, croyant la trouver là où elle ne gît pas car elle n'est pas un trésor caché par l'homme mais une lumière qui surgit. De tels êtres passent à côté de la vérité, même lorsqu'ils pourraient la contempler face à face. Marguerite Yourcenar prête à l'empereur vieillissant, dans les Mémoires d'Hadrien, ces paroles teintées de cynisme :
L'homme passionné de vérité, ou du moins d'exactitude, est le plus souvent capable de s'apercevoir, comme Pilate, que la vérité n'est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes, des hésitations, des replis, des détours qu'un esprit plus conventionnel n’aurait pas. À certains moments, d'ailleurs peu nombreux, il m'est même arrivé de sentir que l'empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous.
L'empereur mentait-il par pitié ? Ou bien parce qu'il n'estimait pas la vérité à sa juste valeur, c'est-à-dire bien au-dessus de sa tête couronnée de lauriers ? Souvent le mensonge manié avec adresse et sous prétexte d'humanité est un poison qui tue sans douleur, une sorte de narcotique qui endort peu à peu la méfiance et finit par transformer le regard. Le Catoblépas apparaît alors nimbé de divinité. Bien des mensonges flattent. Notre époque, plus encore que les précédentes, en sait quelque chose. Ils sont peut-être pires que ceux qui dénigrent car encore plus faux, pas seulement poison mais encens empoisonné. C'est le mensonge de l'hypocrisie qui défigure le plus profondément la vérité. Voilà pourquoi le Christ n'a jamais cessé de combattre ce mensonge dans sa prédication terrestre. Il est plus dommageable que les vices et la débauche. Peut-être le péché contre l'Esprit, dont parle le Messie comme étant impardonnable, réside-t-il dans cette prostitution de la lumière... L'auréole de l'hypocrite est un crachat à la face de la vérité, plus que le péché de la Madeleine voluptueuse. La sainteté elle-même risque de sombrer dans une vanité qui a besoin de purification.
Gustave Thibon écrit dans L'ignorance étoilée :
Fausses auréoles. Le visage du saint disparaît deus la lumière de l'auréole comme celui de l'hypocrite se cache sous la nuit du masque. Mais le pire des pharisaïsmes — celui que je ne peux pas m'empêcher de pressentir aujourd'hui chez les héros dont la grandeur m'éblouissait autrefois — c'est de se faire un masque de lumière elle-même. Car la sainteté, aussi longtemps qu'elle n'a pas fait l'unité totale de l'homme, implique toujours une sorte de dédoublement — une lutte entre le centre divin de l'âme et les passions de la chair et du moi. Mais si ce dédoublement s'opère mal, si —comme dans l'opération d'un cancer— quelques cellules impures (orgueil ressentiment, mépris des hommes) restent mêlées au noyau divin, le dualisme du saint devient celui d'un acteur qui joue un rôle héroïque et le culte de la perfection dégénère en représentation théâtrale. « Le faux Hector est un vrai comédien », disait saint Augustin. Et combien de comédiens, même parmi les vrais Hectors ! Rien n’a plus besoin de purification que ce qu'on appelle la pureté Et d'autant plus que les souffrances et les sacrifices des héros confèrent, à l'intérieur même de l'âme, une espèce de passeport divin à l'orgueil et au mensonge. Où est le saint qui n'aurait jamais besoin de prier ainsi : Seigneur, sanctifie cette ébauche impure qu'on prend pour ma sainteté ? Et combien d'auréoles ne sont-elles pas en partie des masques ?
Entre les opinions jetées à tout vent, s'exhibant sans pudeur et sans souci de la vérité, et les dissimulations hypocrites et mensongères, il est bien ardu de se frayer un chemin débouchant sur la lumière... Notre époque aime les maquillages et prétend s'exposer dans une liberté totale, sans souci du transcendant qui est nié, sans respect de ce qui est en amont et sans prêter attention aux conséquences dans le présent. Tout semble être dangereusement enflé, alourdi de suffisance et de médiocrité. Il suffit qu'une voix proclame, de temps en temps, telle bribe de vérité oubliée, — autrefois reconnue par presque tous —, pour que des cris outragés retentissent aussitôt, dénonçant l'intolérance, la réaction, l'intégrisme, le fondamentalisme et l'inévitable et inénarrable racisme. Alors la plupart des téméraires d'un moment choisissent de se taire, de battre retraite, de s'enfermer dans quelque tour d'ivoire ou de s'exiler dans le château de l'âme.
D'ailleurs, il arrive que ce qui est véritablement profond et vrai se cache sous des apparences futiles. Les grandeurs d'établissement sont utiles aux grandeurs réelles. Chacune mérite respect selon son ordre propre. Encore faut-il ne pas s'arrêter en chemin et ne pas attacher trop longtemps son regard à ce qui ne brille que d'un feu fugace et en partie trompeur. La passion de la vérité ne peut jamais passer par le mépris des choses les plus ordinaires et les plus simples qui proviennent de la créativité humaine. Le premier mouvement devrait être le silence de la contemplation afin de discerner ce qui est bien et bon. Et puis, dans un second temps, elle doit manier avec précaution le trésor précieux qu'elle aura rassemblé. Sinon, c'est l'émergence de la folie, tare congénitale des pires rationalismes de l'histoire. Pensons par exemple au Siècle des lumières, dont nous proclamons être les fiers héritiers par l'explosion meurtrière de la Révolution de 1789 : loin d'être le creuset de la vérité qu'il prétendait maîtriser, il est avant tout le triomphe d'une double mutilation, celle de la nature de l'homme, — en éradiquant la sagesse millénaire —, et celle du surnaturel, — en écrasant l’infâme, en tuant Dieu.
À ces pièges usés jusqu'à la corde, — car le Catoblépas ne possède malgré tout qu'une imagination limitée —, doit répondre la nouveauté éternelle de ce qui a toujours été. La vérité exige la sainteté.
Comme l'écrit Simone Weil dans L'Attente de Dieu :
Un type nouveau de sainteté, c'est un jaillissement, une invention. Toutes proportions gardées, en maintenant chaque chose à son rang, c'est presque l'analogue d'une révélation nouvelle de l'univers et de la destinée humaine. C'est la mise à nu d'une large portion de vérité et de beauté jusque-là dissimulées par une couche épaisse de poussière. Il y faut plus de génie qu'il n'en a fallu à Archimède pour inventer la mécanique et la physique. Une sainteté nouvelle est une invention plus prodigieuse.
Quelle sainteté pour la vérité immuable ? Quelle sainteté pour contrer l'opinion et l'hypocrisie ? La vérité ne souffre pas de division, elle ne peut être qu'une. La sainteté, quant à elle, peut revêtir différents visages car elle n'est que le vêtement qui permet d'entrer dans la contemplation parfaite de l'Amour. Charles Péguy parle de deux sortes de saints dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu :
Il y a un double recrutement des saints qui sont dans le ciel.
Il y a ceux qui viennent, il y a ceux qui sortent des justes.
Et il y a ceux qui sortent des pécheurs.
Et c'est une entreprise difficile.
C'est une entreprise impossible à l'homme.
Que de savoir quels sont les plus grands saints.
Ils sont tellement grands les uns et les autres.
Il y a deux extractions (et tous pourtant, ensemble, également ils sont des saints dans le ciel. Sur le même pied) (Des saints de Dieu).
Il y a deux extractions, ceux qui viennent des justes et ceux qui viennent des pécheurs.
Ceux qui n'ont jamais inspiré d'inquiétudes sérieuses
Et ceux qui ont
inspiré une inquiétude
Mortelle.
Ceux qui n'ont pas fait jouer l'espérance et ceux qui ont fait jouer l'espérance.
Ceux dont on n’a jamais rien craint, rien redouté de sérieux, et ceux dont on a failli désespérer, Dieu nous en garde.
Quel grand combat.
Ceux dont on n'a jamais rien entendu dire.
Et ceux dont on a entendu dire
La
parole
Mortelle.
La vérité saisie par ces saints, ceux venus des justes et ceux venus des pécheurs, Antigone ou Marie Madeleine, est que le bonheur offert par le monde est un carcan. Il faut en être délivré comme il faut être délivré de la routine de l'argent, de l'impasse du succès, du contentement de soi, des charmes de la facilité. Ils se rejoignent dans cette commune découverte. Nous ne donnons jamais aux mots que nous employons, comme eux les emploient aussi, la même signification. Nous croyons parler d'une réalité identique, comme le bonheur, et soudain, en chemin, nous nous rendons compte que nous sommes étrangers l'un à l'autre car nos attentes sont opposées.
Celui qui aime vraiment la vérité ne dissout pas ses pensées et ses sentiments dans le marécage du monde. Il va toujours jusqu'au bout une fois qu'il a décidé de marcher. Il a le désir d'atteindre les limites et, une fois en présence de celle-ci, il s'arrête un instant afin de trouver un autre passage, comme l'alpiniste suspend son geste pour trouver la meilleure prise dans la cheminée et se hisser plus haut. Ce n'est qu'en essayant d'aller jusqu'au bout que l'homme a alors le droit de constater et d'affirmer que ce qu'il a accompli n'est que de la paille, ut palea, comme le considéra saint Thomas d'Aquin face à la prodigieuse architecture de sa Somme théologique.
Point de scepticisme dans un tel aveu, contrairement au découragement ou au dégoût qui nous saisissent lorsque notre peu d'effort n'est pas couronné par la récompense que nous espérions. Notre époque est savante pour cultiver un scepticisme de décomposition, simplement parce qu'elle se venge ainsi de son impuissance à se hausser jusqu'aux vérités relatives, elle qui nie l'existence de la vérité absolue. Scepticisme du ressentiment qui possède les médiocres, les paresseux, les idéologues, les mondains, les envieux. Produit de la Révolution française ayant germé dans le libertinage qui la précéda, il est personnifié dans la figure d'un Talleyrand, comme celui de la Grèce décadente est résumé dans le dilettantisme de Lucien de Samosate. Par-dessus les siècles, un même dérapage fait surface. Le pire est qu'il se prétend toujours aristocratie de l’intelligence.
Accepter de ne pas avoir prise sur tout ne remet pas en cause l'amour de la vérité et ne conduit pas au scepticisme rancunier. Le renoncement permet au contraire de ne pas vivre dans l'imaginaire en ambitionnant ce qui ne peut pas être. Il se garde de la vanité, sans pour autant éteindre le désir d'avancer encore davantage. Et puis, s'il est arrachement en quelque sorte, il n'arrache pas que du vide puisqu'il a d'abord planté des racines. La quête amoureuse de la vérité n'est pas une drogue de qualité supérieure chargée d'assurer l'équilibre, de protéger de la désespérance. Elle ne conduit pas dans des paradis artificiels où l'âme serait miraculeusement à l'abri de toute blessure. Les amours trop grandes ou trop pures pour la terre condamnent au contraire les amants à être conduits au tombeau par un monde qui ne peut que les haïr, qu'il s'agisse de Prométhée, d'Antigone, de Socrate et bien sûr, à un niveau suprême, du Christ. Ce qui est crucifié par le monde sur le Golgotha est cet extrême de l'amour que le Catoblépas poursuit irrémédiablement de son ressentiment. L'amoureux de la vérité est un explorateur. Parcourir ainsi les mondes inconnus comporte plus de danger que la promenade quotidienne et à heure fixe d'Emmanuel Kant dans une bourgade endormie d'Allemagne. Il n'est pas étonnant que ceux qui s'y risquent s'entendent dire par le roi Créon : « Va donc aimer chez les morts », et par le procurateur Pilate : « Qu'est-ce que la vérité ? »
En effet, notre monde porte aux nues ceux qui, souvent à grand renfort de publicité et d'argent, risquent leur vie et celle des autres pour atteindre des prouesses dont l'utilité reste à démontrer, mais en revanche, il méprise ou ignore celui qui risque tout, dans le silence et l'humilité, pour partir à la découverte de ce qui est invisible. La vérité mérite que l'on s'y donne avec folie et qu'on jette par-dessus bord toute frilosité. Les mystiques sont ceux qui n'ont pas hésité à affronter les pôles, l'équateur et les tropiques hostiles de cette vérité qui peut blesser, qui gèle et qui brûle. Si le terme n'avait pas été tellement édulcoré et revêtu d'une façade de carton-pâte, nous pourrions parler d'un amour fou à propos de l'amour de la vérité.
Marguerite Yourcenar, sans être d'abord métaphysicienne, mais réagissant en poète du verbe, ne se trompe pas en décelant en tout amour une marque ou une annonce de l'amour du plus haut. Dans Feux, elle note :
Ce qui semble évident, c'est que cette notion de l'amour fou, scandaleux parfois, mais imbu néanmoins d'une sorte de vertu mystique, ne peut guère subsister qu'associée à une forme quelconque de foi en la transcendance, ne fût-ce qu'au sein de la personne humaine, et qu'une fois privé du support de valeurs métaphysiques et morales aujourd'hui dédaignées, peut-être parce que nos prédécesseurs ont abusé d'elles, l'amour fou cesse vite d'être autre chose qu'un vain jeu de miroirs ou qu'une manie triste.
L'enchevêtrement du bien et du mal en ce monde peut briser l'élan de cet amour fou pour la vérité et conduire celui qui aime à démissionner ou à battre en retraite. Si le regard se veut pur, il se heurtera à ce qui défigure les visages créés pour le baiser de la vérité. Faut-il pour autant accepter les masques et faire son deuil du mensonge qui tente de rogner toute réalité ? Une telle démission serait se condamner à pourrir sur pied dans le verger du Catoblépas. Réagir et poursuivre sans peur l'exigence choisie pour atteindre la vérité, c'est risquer d'être brisé. Ce dilemme ne mérite pas d'hésitation. Mieux vaut plonger tête baissée dans ces remous plutôt que de végéter, de se languir et de dépérir sous des apparences de prospérité.
Combien d'âmes contemporaines sont-elles prêtes à se jeter ainsi à l'aventure ? Une poignée sans doute. Nous sommes tellement éloignés de ces foules de moines attirés par le désert d'Égypte aux premiers siècles de l’ère chrétienne ou de ces disciples de la pauvreté suivant en masse saint François d'Assise... Dans une société où le loisir, le plaisir ont remplacé l'effort, tout ce qui exige un dépassement de soi est regardé comme un sacrifice inacceptable et la vérité s'effrite faute de désir, de constance, de patience, d'amants pour la courtiser et pour la servir.
La vérité non aimée est une plaie qui ne cessera de grandir au XXIe siècle et qui conduira à signer définitivement l'apostasie en train de se réaliser depuis deux siècles, nous précipitant sous la double domination de la finance et de l'islam. Nous atteignons des sommets dans l'art de cette blague déjà dénoncée par les auteurs lucides du XIXe siècle, canular universel prenant le pas sur l'amour de la vérité. Nous évoluons dans la farce. Non point au sens où l'entend Karl Marx lorsqu'il définit l'histoire d'abord comme un événement authentique se transformant ensuite en farce, mais au sens où la modernité, par son commerce et sa technique, nous a entraînés dans une double dégradation de nous-mêmes et du monde. Tout est devenu simulacre, jeu, carnaval.
Jean Baudrillard, dans son petit essai incisif Carnaval et cannibale, décrit ainsi notre potlatch occidental :
Nous [l'Occident], c'est tout ce par quoi un être humain garde quelque valeur à ses propres yeux dont nous faisons le sacrifice délibéré. Notre potlatch à nous, c'est celui de l'indignité, de l'impudence, de l'obscénité, de l'avilissement, de l'abjection. C'est tout le mouvement de notre culture — c'est là où nous faisons monter les enchères. Notre vérité est toujours du côté du dévoilement, de la désublimation, de l'analyse réductrice — c'est la vérité du refoulé, de l'exhibition, de l'aveu, de la mise à nu — rien n'est vrai s'il n'est désacralisé, objectivé, dépouillé de son aura, traîné sur scène. Notre potlatch, c'est celui de l'indifférence — indifférenciation des valeurs, mais aussi indifférence à nous-mêmes. Si nous ne pouvons pas mettre en jeu notre propre mort, c'est que nous sommes déjà morts. Et c'est cette indifférence et cette abjection que nous lançons aux autres comme un défi : le défi de s'avilir en retour, de nier leurs propres valeurs, de se mettre à nu, de se confesser, d'avouer — bref, de répondre par un nihilisme égal au nôtre.
Ainsi, par notre mépris de la vérité, entraînons-nous, à notre suite, le monde entier. Le Catoblépas ne néglige aucun peuple, aucune culture. L'ombre s'étend et dévore peu à peu les quelques clairières encore baignées de lumière. Non contents de nous vautrer dans le néant, nous n'avons de cesse de convaincre les autres de nous y rejoindre, de trouver par eux-mêmes les voies de leur propre abjection.
Depuis des décennies, nous n'avons pas faibli dans notre agression contre toutes les cultures de vie alors que nous élaborions notre anti-culture de mort. Qu'exportons-nous aujourd'hui avec le plus d'acharnement, sinon nos antivaleurs, ceci d'autant plus facilement que nous possédons, pour ce faire, l'argent, le pouvoir, les moyens techniques, les institutions mondialistes ? L'obscénité, la pornographie, le féminisme, la théorie du genre, l'avortement, la contraception, l'eugénisme, l'euthanasie, la libéralisation des drogues, le relativisme généralisé... toutes données de notre Occident flageolant, fruits avariés de notre rejet de la vérité, arrivant de force sur la table des petits et des pauvres aux quatre coins de la planète...
Nous dépensons tant d'énergie à planifier ce que Musil énonce en ces termes dans L’Homme sans qualités :
— Que feriez-vous si vous aviez pour un jour le gouvernement du monde ?
— Sans doute ne me resterait-il plus qu'à abolir la réalité !
— J'aimerais bien savoir comment vous vous y prendriez ! »
Et encore :
Sans doute certaines personnes s'imaginent-elles encore avoir une vie personnelle et avoir une volonté propre. Mais cette sorte de gens paraît ce absurde aux autres, sans qu'on sache encore bien pourquoi.
Exagéré ? Sans doute pas car nous avons souvent le sentiment diffus que nous ne sommes plus enracinés dans la réalité et qu'il ne dépend plus de notre volonté, de notre liberté de réagir. Alors nous nous raccrochons à nos pauvres branches, sans toujours réaliser qu'elles nous sont tendues par le Catoblépas. Il nous faudrait regarder sans crainte nos ténèbres pour pénétrer de nouveau dans la lumière. Or nous n'en prenons pas la direction. Mais rien n'est perdu cependant. Si l'on voit vraiment, réellement, les êtres et les choses tels qu'ils sont, nous n'aurons plus la fâcheuse habitude de désespérer, de nous décourager, de nous révolter ou de critiquer. Nous serons conduits plutôt à l'émerveillement, à l'admiration, parfois à la vénération, sans pour autant encenser les défauts découverts en cours de route. Nous y sommes souvent empêchés par notre tendance à vouloir à tout prix évacuer le mal en le remplaçant par un bien à notre mesure et selon nos valeurs. Nous comparons, nous soupesons, nous confrontons et, pour finir, plus rien ne trouve grâce à nos yeux. De là la célèbre et humoristique formule de Chesterton à propos de George Bernard Shaw qu'il aimerait voir admirer ses pieds avec une stupeur religieuse, comme il l'écrit dans Hérétiques :
Je l'imagine murmurant à lui-même : « Quels sont ces deux êtres splendides et industrieux que je vois partout me servir sans que je sache pourquoi ? Quelle fée marraine les fit trotter du pays des elfes jusqu'à moi le jour de ma naissance ? Quel dieu des confins, quel dieu barbare des jambes dois-je me concilier avec du feu et du vin de peur qu'ils ne me quittent ? »
Notre époque est celle de l'insatisfaction permanente de tous ceux qui sont nantis, alors que les pauvres ne vivent pas dans la frustration puisqu'ils embrassent la réalité beaucoup plus volontiers.
Chesterton souligne admirablement :
La vérité, c'est que toute appréciation véritable repose sur un certain mystère d'humilité et presque d'obscurité. L'homme qui déclara : « Bienheureux celui qui ne s'attend à rien car il ne sera pas déçu »fit un éloge bien insuffisant, mensonger même. La vérité est la suivante : « Bienheureux celui qui ne s'attend à rien, car il sera glorieusement surpris ». L'homme qui ne s'attend à rien voit les roses plus rouges que ne les voit le commun des mortels, l'herbe plus verte et le soleil plus éblouissant. Bienheureux celui qui ne s'attend à rien, car il possédera les villes et les montagnes ; bienheureux celui qui est doux, car il recevra la terre en partage. Tant que nous ne comprenons pas que les choses pourraient ne pas exister, nous ne pouvons comprendre qu'elles existent. Tant que nous ne voyons pas l'arrière-plan des ténèbres, nous ne pouvons admirer la lumière comme une chose unique et créée. Dès que nous avons vu ces ténèbres, toute lumière devient claire, soudaine, aveuglante et divine. Tant que nous ne nous représentons pas le néant, nous sous-estimons la victoire de Dieu et ne pouvons concevoir aucun des trophées de Son ancien combat. La vérité se manifeste par un million de mystifications extravagantes, dont celle que nous ne savons rien tant que nous ne nous rendons pas compte de ne rien savoir.
L'étonnement socratique face à la vérité débouche non pas sur une possession maladive et brutale de cette vérité mais sur un couronnement par cette vérité. Voilà pourquoi celui qui ne s'attend à rien d'extraordinaire, parce qu'il est ordinaire et humble, se retrouve prince d'un monde qui dépasse celui dans lequel il souffre en silence. Le Catoblépas essaie toujours de nous convaincre qu'il faut savoir ce que l'on veut, qu'il faut poursuivre avec acharnement les objets de nos désirs car nous sommes maîtres de notre univers. Et qu'il faut aussi constamment passer d'un objet à l'autre car le désir est mouvant, que tout est relatif. Il n'aime pas Platon ce monstre avachi. Il lui reproche de ne pas tenir que tout change. Oh ! certes, les choses matérielles et visibles changent ! Mais les qualités abstraites, les idées générales et invisibles, elles, ne changent pas. Notre connaissance de ces dernières est peut-être limitée, mais elles sont aussi invariables que la position de l'équateur et des tropiques.
Comme l'écrit le poète Philippe Jaccottet dans Paysages avec figures absentes :
Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai.
Tous les mystiques, parce qu'ils ont fait l'expérience du néant, sont capables de contempler la permanence sous-jacente à l'apparent éparpillement. Nous, nous sommes surtout attachés à la vitesse, pensant y trouver la clef du coffre de nos insatisfactions. Nous, nous parcourons des distances, pensant y découvrir de nouveaux mondes. Or, même si le monde est une sphère que l'on peut sillonner très rapidement, ce qui se livre se situe plus à nos pieds et sous nos yeux qu'au centre de l'Antarctique ou dans les abysses des océans. Le jardinier qui bêche son potager a plus de chance de découvrir quelques bribes de vérité que le touriste en mal de dépaysement. Notre cœur continue de battre, mais il ne se dilate guère pour simplement accepter la vie et en tirer profit avec humilité.
Notre époque a considérablement renversé sens dessus-dessous nos esprits très compliqués. Elle a perdu le sens des réjouissances humaines les plus ordinaires, essayant de nous convaincre, — et elle y réussit assez bien —, qu'il vaut mieux les abandonner au profit des constructions tarabiscotées de notre imagination et de nos prouesses techniques. Feuilleter un des nombreux magazines proposant à tout un chacun de multiples loisirs, voyages, activités, est révélateur : tout doit sortir de l'ordinaire. C'est à celui qui renchérira le plus sur l'attrait de ce qui est présenté comme rare, cher, sortant des normes. Or tout a trait à ce qui, normalement, compte le moins dans l'existence : l'alimentation, le vêtement, le sport, les amusements, la vie économique... Cette recherche constante de ce qui étonne, choque, surprend, est une fausse simplicité bien qu'elle se présente généralement comme un retour vers le naturel : faire une cure à base d'herbes amères plutôt que de s'attabler joyeusement en bonne compagnie autour d'une chère savoureuse. Incroyable cette fringale qui nous saisit lorsqu'il s'agit de changer ses habitudes, de les remplacer par d'autres qui sont plus pesantes et moins attrayantes, simplement parce que nous avons en horreur la vérité des choses simples.
Nous avons ainsi abaissé notre vie. Au lieu de prendre soin des choses d'en haut en recevant avec enthousiasme les choses simples d'en bas, nous avons délaissé les choses d'en haut et nous triturons les choses d'en bas avec des moues d'enfants difficiles et capricieux, jamais satisfaits, jamais heureux. Faudra-t-il récupérer dans les larmes et la douleur ce magnifique héritage que nous délaissons ?
Ce qui rend aujourd'hui la vérité plus distante, ce n'est pas le progrès technique ou les désirs idéologiques. C'est la fermeture de notre cœur qui est devenu encore plus mécanique que les métropoles dans lesquelles nous vivons pour la plupart sur cette terre. Nous ne cessons de penser à des réformes pour améliorer nos conditions de vie, sans voir que le changement nécessaire est celui de notre cœur. Tant que ce dernier ne se retournera pas vers les idées générales, vers le sage et le religieux, tout effort demeurera vain et stérile. Tant que nous n'aurons pas fait brûler de nouveau le désir en nous, et la simple joie, le bonheur des jours ordinaires, sachant que tout cela nous est donné d'en haut, nous piétinerons avec le dégoût et l'ennui au cœur. Tant que nous ne penserons pas à autre chose qu'à tout ce dont nous avons besoin, nous manquerons de tout et nous laisserons passer la grâce.
Le Sauveur ne prêche-t-Il pas à la foule de Galilée, dans l'Évangile selon saint Matthieu :
C'est pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez ou boirez ; ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel. ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne voulez-vous pas beaucoup plus qu'eux ? Qui de vous, à force de soucis, pourrait ajouter une coudée à sa taille ? Et pourquoi vous inquiétez-vous pour le vêtement ? Considérez les lys des champs comme ils croissent : ils ne travaillent, ni ne filent. Et cependant, je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, na pas été vêtu comme l'un d'eux. Que si Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui est aujourd'hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ? Ne vous mettez donc point en peine, disant : que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ? Car ce sont les Gentils qui recherchent toutes ces choses, et votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus. N'ayez donc point de souci du lendemain. Le lendemain aura souci de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.
Une telle invitation devrait suffire à l'âme du croyant. Pourtant ce dernier se laisse prendre tout autant que le païen ou l'incroyant aux pièges des sirènes du Catoblépas. Ce qui nous empêche d'adhérer pleinement à l'appel de la vérité est la peur de manquer. Plus cette crainte se creuse, plus le désir d'accumuler, de thésauriser augmente, plus la réalité nous échappe. En voulant combler le vide, nous laissons passer le moment présent qui est l'image du futur. Nous n'embrassons pas la vie car nous nous inquiétons toujours de ce qu'elle sera demain, si demain il y a. Et cette angoisse nous pousse aussi à consommer le plus possible en remplissant ses poches, comme un enfant goulu perché dans un cerisier la bouche pleine, les mains occupées et des cerises écrasées barbouillant ses culottes courtes. Nous voulons double et triple ration de tout, maintenant et demain au lieu de s'incliner sur ce qui est délicatement offert, goutte à goutte.
Très souvent, nous déclarons, avec découragement et impatience, ne plus rien comprendre à ce qui nous arrive, à la façon dont notre vie poursuit sa route, ceci malgré tous nos efforts volontaristes pour modeler les choses à notre gré. Tout simplement parce que nous compliquons ce qui est clair et nous simplifions à l'extrême ce qui est complexe. Le résultat est un beau chaos idéologique et spirituel où toutes les références, tous les repères, toutes les valeurs, tout ce qui est permanent s'est évanoui, nous laissant benêts et désemparés, ou bien orgueilleux et sûrs de nous. Ne devrions-nous pas plutôt considérer cet admirable principe d'égalité qu'est le péché originel, et donc la folie des hommes, pour découvrir que nous avons tous la possibilité de devenir des héros et des saints ? L'humilité qui y conduit se heurte à l'inaltérable orgueil nous envahissant à chaque fois que nous n'avons aucune raison de nous enorgueillir ! Et pire que cela, lorsqu'elle se casse le nez sur l'hypocrisie pharisaïque qui a, elle, bien des raisons légitimes de s'enorgueillir.
La vérité se dévoile lorsque le moi est réduit à rien, c'est-à-dire lorsque la vie est accueillie dans sa totalité, dans sa simplicité. Sinon, nous remplissons tous les vides de notre personne envahissante et nous risquons de nous asphyxier faute d'oxygène pour vivifier l'âme. Pour l'homme qui se décharge de toutes les prétentions, qui refuse de s'autodétruire en se prenant pour le maître blasé de l'univers, tout se revêt d'une coloration unique. Il n'exige rien. Il ne rêve pas d'un ciel différent de celui qui est. Il s'émerveille devant celui qui est car il connaît trop bien la morsure des ténèbres. Il ne fuit pas l'hiver qui loin d'être la saison de l'agression du froid et de la mort est la saison de la paix, de la sérénité, du dépouillement, de l'abandon. Il ne craint pas l'hiver qui est faiblesse et abaissement car il y trouve un chemin d'humilité.
Philippe Jaccottet, dans ses Paysages avec figures absentes, décrit ainsi cette saison, description qui s'applique tout autant à la vie spirituelle :
La force qu'ici l'hiver célèbre, ce n'est donc pas celle qui triomphe par le fracas et la rapidité des armes, celle qui, survenue d'en haut, fauche et piétine, avec des étendards, des trompes, des panaches, des trophées ; c'est la force qui dure et supporte, celle qui est en bas, patiente, immobile, recueillie, portant couleurs de bure et de buis, d'humilité et de silence ; c'est le passé épais, c'est le sombre, l'immémorial ; c'est comme un monument de pierre qui, au lieu de s'élever pour imposer, se réduirait à une immense et profonde assise qu'il faudrait se pencher pour honorer (et le lierre qui ne monte pas, qui reste attaché au sol, est nommé ‘couronne de terre’) : au-dessus de quoi l'espace s'est fait d'autant plus vaste, d'autant plus ouvert, parce qu'y passent plus librement les brillants véhicules du jour, lavés des allusions et des fautes de couleur.
Pour accéder à la vérité, il faut avancer dans l'hiver, avec l'hiver, avec cette force dans la faiblesse, avec cette découverte que nous ne sommes pas des surhommes, que nous sentons et souffrons davantage, que nous vivons et nous réjouissons davantage aussi. Pour découvrir la vérité, il faut d'abord écrire l'éloge du faible et mépriser la force selon ce monde. Le Catoblépas est tout bardé de fer. L'amoureux de la vérité est comme le jeune David prêt à affronter Goliath, en tunique, avec quelques pierres dans sa besace et une misérable fronde à la main.
Point n'est besoin d'écrire une nouvelle Somme théologique pour se faire le héraut de la vérité. La proclamer revêt des formes très diverses qui n'importent pas plus que la langue que l'on emploie pour dire à l'être aimé comme il est précieux à notre cœur. Et à chaque fois que l'on dit quelque chose sur la vérité, quelque chose de vrai, il ne s'agit point là d'un aspect accidentel et partiel. La vérité n'est pas une sorte de puzzle que nous pourrions reconstituer à partir de tel ou tel morceau épars. Dire de quelque chose que c'est un morceau de la vérité reviendrait à soutenir que nous connaissons déjà l'image intégrale et que nous savons exactement à quelle place nous devons déposer le fragment pour obtenir peu à peu la figure entière. Connaître la vérité intégrale serait comme un face à face avec Dieu, ou même comme une identification parfaite avec Lui, ce qui est impossible pour l'être créé, pour ce qui est mortel. Parler de morceaux de vérité, même si ce sont des pépites, fait plus penser à un cadavre dépecé qu'à un organisme resplendissant de santé. Il nous est à tous arrivé, au cours de promenades enfantines en forêt, de découvrir soudain le fragment d'un animal ou de ramasser une feuille, une branche perdue, sans pour autant être capable de reconstituer l'ensemble, sans pouvoir donner un nom à l'être ou à l'espèce. L'imagination comblait alors le vide et notre cœur battait sans doute à l'idée que nous étions en possession d'une dent de dragon, d'un talisman précieux ou de la baguette de Merlin l'Enchanteur. Seule l'enfance possède ce pouvoir, perdu rapidement par la suite.
Nous ne sommes pas capables d'embrasser la vérité à partir d'un détail. Avec elle, nous devons être comme un peintre. Pour construire sa toile, il dessine une ébauche générale et non pas simplement un trait en quelques coups de crayon, ajoutant à l'adresse de celui qui regarde son œuvre inachevée :
— Voilà un aspect, à vous de compléter. De toute façon, la toile n'existe pas.
Un tel peintre ne pourrait pas être pris au sérieux. La vérité est toujours tout d'un bloc, présente intégralement lorsqu'elle se livre sans pour autant nous anéantir. Le sceptique aura beau jeu de maintenir mordicus qu'elle est irrémédiablement absente. Le philosophe pourra toujours argumenter qu'elle est présente pourtant comme hypothèse mais qu'elle n'existe pas. Le peintre sage sait qu'il y a une toile dont il a tracé précisément le dessin pour le tout et ses parties.
Il est clair que plus nous sommes certains de ce qu'est le bien, plus nous le verrons en toutes choses.
Ce n'est pas la multiplication des expériences qui nous conduit à une découverte plus pointue de la vérité car on accède à ce qui est vaste non pas en s'échappant, en s'éclatant comme un feu d'artifice, mais en contemplant simplement ce qui est à nos pieds. La dite quête de la vérité à travers le monde comme globe trotter n'aboutit qu'à la confusion, à l'éparpillement, à la superficialité et au relativisme. Effleurer en passant les diverses sagesses humaines n'enrichit pas mais appauvrit car l'habitude est prise d'en rester à ce qui est visible, à ce qui peut être atteint sans trop d'effort. Ce n'est que dans l'enracinement que la vérité peut devenir familière. Cela peut être les racines d'un monastère ou bien les racines de sa famille naturelle, celle de sa patrie, de sa culture, de sa rue et de son toit.
L'infinitude de l'univers est enclose dans une cour de ferme ou dans l'âtre paternel. Nous trouvons toujours des occasions pour fuir cette réalité et, du même coup, nous tournons le dos à la vérité. Les safaris en Afrique et les trekkings au Tibet rétrécissent notre horizon et notre esprit. Nous serions prêts à revenir à dos d'éléphant pour épater notre quartier alors que nous ne sommes plus capables de regarder nos voisins. Nous préférons à l'humanité de notre village, de notre cité, à ses habitudes, l'anonymat de peuples et de tribus qui ne sont en rien astreignants pour nous et qui demeureront à jamais étrangers. Tout ce qui est ailleurs semble être la vérité, à condition de ne pas la connaître, de ne pas s'y arrêter. Tout apparaît comme lumineux alors que nos racines nous accablent.
Cette contemporaine tendance à se disperser au bout de la planète pour y trouver le vrai est fâcheuse car elle est lâcheté vis-à-vis de ce qui est proche et de ce qui remet constamment en question nos choix et ce que nous sommes, qui met en péril nos opinions. L'aventure se trouve dans notre rue, pas dans la jungle d'Amazonie. Il suffit de se baisser pour ramasser la vérité. Se projeter en avant et dans l'espace ne fait pas davantage briller les étoiles et nous risquons bien de les ignorer à force de ne plus contempler le ciel à partir du pas de notre porte ancestrale. Nous sommes persuadés que la vérité se situe ailleurs et très loin de notre jardin où ne poussent ni orchidée, ni cocotier. Il est tellement plus facile et gratifiant de s'envoler « au-delà des Pyrénées », là où les hommes ne sont pas gênants, grossiers et insolents comme nos voisins de palier avec leur marmaille. Nous extrayons avec délice ces vérités contenues dans le monde animal sauvage, les cultures tribales, les mégapoles lointaines, les îles sous le vent... Ce sont des vérités bien agréables à tenir dans la paume de sa main car elles ne se rebiffent point, elles sont soumises à nos caprices de touristes philosophes. Elles s'inclinent devant nos majestés passagères et ricanent derrière notre dos.
Et nous finissons par être certains que toutes ces tromperies, tous ces mensonges que nous nous assenons à nous-mêmes afin de nous convaincre que nous sommes vraiment dans la bonne direction, sont la vérité. Nous y croyons sincèrement, c'est-à-dire sans volonté foncièrement perverse et vicieuse, mais simplement par habitude de la facilité et tout pleins de suffisance et d'orgueil. Sans doute dérapons-nous faute d'ambition, c'est-à-dire qu'en fait nous ne sommes pas assez gourmands et nous nous contentons de petites vérités alors qu'il faudrait désirer les vérités extraordinaires, celles qui dépassent toute raison, celles qui appartiennent aux contes de fées. À force de vouloir être en avance sur tout, nous sommes en retard. À force de rechercher la vérité aux confins de la terre, nous nous traînons avec de faux airs de joie et de plaisir. À force de rejeter la vérité héritée de nos pères, de vouloir construire quelque chose de neuf, d'original, de rien qu'à nous, nous nous retrouvons les bras ballants, badauds, benêts, tellement pitoyables dans notre avant-garde qui se reflète médiocrement dans vingt siècles de Révélation...
Chacun croit toujours être le premier à découvrir les Indes, pour se rendre compte par la suite, l'âge et l'expérience aidant, que tout ce remue-ménage et cette prétention n'ont pas fait quitter le port et que l'île mystérieuse sur laquelle nous pensons aborder en explorateurs est identique en tous points à celle que nous venons de quitter. Nous sommes de piètres Christophe Colomb dans le domaine spirituel. Lorsque nous proclamons nos vérités en les opposant, — comme une remise en cause radicale —, à la vérité, nous forçons notre voix, nous haussons le ton, en une désespérée révolte juvénile, même si nous sommes déjà des vieillards. Ceux qui se signalent ainsi par une telle assurance sont en fait de pâles imitateurs de ce qui existait avant eux mais dont ils n'ont cure. Ils affichent des airs solitaires et incompris de précurseurs persécutés, satisfaits d'attirer un instant l'attention lorsqu'ils relatent leurs expériences mystiques au retour du Machu Pichu ou de Lhassa, et puis se dégonflent dès qu'il faut reprendre contact avec la réalité du monde où ils ont été appelés. Ce qu'ils prenaient pour des vérités uniques, parce que leurs propres opinions, s'avèrent être des vérités fort anciennes, en partie défigurées par la vanité humaine.
Trop de confiance en soi est à la fois un péché et une faiblesse. Elle est le signe de l'échec. Or la tendance contemporaine est d'être assuré pour tout, au propre et au figuré. La vérité ne peut plus percer cette carapace. Seul l'homme humble est capable de voir ce qui est dans sa plénitude et sa simplicité, de goûter les choses pour ce qu'elles sont vraiment, indépendamment de lui. Son imagination est nourrie par cette réalité. Elle ne connaît alors point de limites, non pas pour édifier des opinions prétendant être des vérités, mais pour enrichir sans cesse le paysage de la tradition. Notre monde s'est rétréci au rythme de notre éparpillement. Notre esprit évolue dans un cercle étroit tandis que nous portons nos pas sur tous les continents et que nous sommes connectés par l'électronique. Nous prétendons à une logique absolue, à une rationalité fruit de notre liberté et pourtant, nous nous ratatinons en rabâchant à l'envi les mêmes poncifs tout en ignorant la réalité.
Serait-ce là un signe de folie ? Folie raisonnable, démence contrôlée peut-être mais ver dans le fruit. Nous pouvons expliquer de plus en plus de choses, l'univers semble promis à nous appartenir, mais nous n'appréhendons plus rien d'une manière large et grande. Homère avait-il parcouru le ciel et l'enfer connus avant de rédiger son Iliade ? Les constructeurs de cathédrales s'étaient-ils baignés dans le Gange avant de dessiner les plans de leurs sanctuaires ? Les empereurs de Chine s'étaient-ils penchés sur la loi romaine avant de gouverner leurs peuples ? Chacun bénéficie de la même terre nourricière et lève la tête vers des étoiles identiques. Pour le reste, tous les hommes se contentent de leur lopin de terre et de leur coin de ciel plus ou moins bleu.
Grâce à Dieu, la plupart des habitants de cette planète vivent encore dans leur petit monde qui est en fait un balcon panoramique. Ils ne sont pas obsédés par l'efficacité, la rentabilité et l'usage abusif de la raison. Ils prennent le temps de croire aux contes de fées et considèrent encore que ce qui est invisible possède plus de prix que ce qui saute aux yeux. Ils savent contempler tout en effectuant les tâches les plus ordinaires, les plus ingrates, les plus rudes. Exigeons-nous une preuve de cette affirmation ? Il suffit de constater la joie des pauvres pour ne pas mettre en doute leur capacité à percevoir et à recevoir ce que nos esprits tourmentés et sans repos ne sont pas capables d'accueillir. Une telle pureté est nécessairement appelée à cueillir la vérité.
Philippe Jaccottet souligne dans Cahier de verdure, « Apparition des fleurs » :
Hölderlin a écrit que tout ce qui jaillit pur, en pureté, tout pur surgissement est énigme.
Il y aurait une circulation invisible manifestée ainsi par des signes ; les signes seraient frêles, comme nous sommes friables, mais la circulation continuerait au-delà de toute espèce de cassure. Un vagabond peut entrevoir cela, recevoir pareille aumône. Vite dissipée, probablement.
En ce monde nous marchons
sur le toit de l'enfer
et regardons les fleurs.
C'est le lieu de citer de nouveau ce poème d'Issa, le Japonais. Il y a peut-être un lien, pas seulement une contradiction, entre l'enfer et les fleurs. On pourrait en venir à dire cette chose folle, qui paraîtra indécente aujourd'hui, qui l'aurait été de tout temps, car il y a longtemps que l'enfer a émergé à la surface de notre monde : qu'elles parlent plus haut que lui ; ou qu'elles parlent de ce qui pourrait l'emporter à la fois sur elles et sur lui.
Fontaine. Soleil clair, soleil écolier. Et ce matin, pas le moindre reflet de sang ou de feu, pas la moindre colère, pas la plus petite tentation ! Fontaine, au premier soleil.
Mésanges désormais apaisées.
Une part invisible de nous-mêmes se serait ouverte en ces fleurs. Ou c'est un vol de mésanges qui nous enlève ailleurs, on ne sait comment. Trouble, désir et crainte sont effacés, un instant ; mort est effacée, le temps d'avoir longé un pré.
Même si l'enfer a envahi un monde qui plie le genou devant lui, il n'en reste pas moins que le soleil clair de la vérité ne peut s'éteindre pour celui qui a décidé de marcher humblement en rassemblant les signes qui lui sont donnés. Nos fausses libertés, sous les coups du Catoblépas, ne sont que des soumissions et Dieu a en horreur la soumission. La véritable liberté, celle du paysan pauvre qui trace son sillon — ou qui le traçait —, celle du poète attentif à la réalité, celle de l'enfant qui joue, celle du moine qui se cloître, mène à l'accueil de ce qui est immuable. Genou en terre certes, mais pas écrasement du front sur le sol.
Charles Péguy chante dans Le Mystère des Saints Innocents en laissant la parole au Créateur :
J'ai créé cette liberté même. Il y a plusieurs degrés de mon trône.
Quand une fris on a connu d'être aimé librement, les soumissions n'ont plus aucun goût.
Quand on a connu d'être aimé par des hommes libres, les prosternements d'esclaves ne vous disent plus rien.
Quand on a vu saint Louis à genoux, on n'a plus envie de voir
Ces esclaves d'Orient couchés par terre.
Tout de leur long à plat ventre par terre. Être aimé librement,
Rien ne pèse ce poids ; rien ne pèse ce prix.
C'est certainement ma plus belle invention
Quand on a une fois goûté
D'être aimé librement
Tout le reste n'est plus que soumissions.
[...]
Tous les prosternements du monde
Ne valent pas le bel agenouillement droit d'un homme libre.
Toutes les soumissions, tous les accablements du monde
Ne valent pas une belle prière, bien droite, agenouillée, de ces hommes libres-là.
Toutes les soumissions du monde
Ne valent pas le point d'élancement
Le bel élancement droit d'une seule invocation
D'un libre amour.
Ce que nous nommons notre liberté n'est le plus souvent que cette soumission, — non plus à Dieu désormais en ce qui concerne nos âmes occidentales —, mais aux idoles qui Le remplacent. Nos idoles nous ressemblent, elles sont caricature de la vérité, déformation du bien absolu. Elles sont tellement plus faciles à s'approprier et n'exigent pas l'attention surnaturelle. Comme elles sont changeantes et remplaçables, elles ne pèsent pas comme la vérité inébranlable. Elles obéissent aux passions, aux fantaisies, aux sentiments du jour ou de l'époque. Elles sont régulièrement déboulonnées avec cependant quelques constantes inamovibles comme le pouvoir, l'argent, le plaisir. Leur présence est rassurante car elle permet de ne pas peiner à vide, de ne pas trop penser. Elles sont la preuve que l'homme a toujours besoin de se dévouer à un ordre particulier, ordre qui, dans ce cas, n'est ni élevé ni surnaturel. Au lieu d'accepter avec humilité notre relation avec le réel et avec Dieu, nous préférons nous humilier devant de faux dieux, tous décevants à la longue.
L'amour de la vérité défigurée se transforme en dévouement intégral pour soi-même ou pour un être, un objet particulier, concret ou abstrait : Alexandre pour ses soldats, ou bien la science, l'idéologie du parti, de la société secrète. Il ne peut d'ailleurs exister confusion qu'en ce qui concerne la véritable essence de l'amour de la vérité. Le mensonge, l'hypocrisie, l'étroitesse, les préjugés peuvent se cacher derrière bien des manifestations de cet attachement. Telle est la contradiction à laquelle l'esprit se heurte car le désir le plus pur d'amour de la réalité peut être rapidement empoisonné par nos tensions internes et par les tentations extérieures.
Simone Weil souligne très justement, dans La Pesanteur et la grâce, cette déchirure qui nous empêche d'embrasser vraiment ce qui existe de plus beau et de meilleur :
La grande douleur de l'homme qui commence dès l'enfance et se poursuit jusqu'à la mort, c'est que regarder et manger sont deux opérations différentes. La béatitude éternelle est un état où regarder c'est manger. Ce qu'on regarde ici-bas n'est pas réel, c'est un décor. Ce qu'on mange est détruit, n'est plus réel.
Le péché a produit en nous cette séparation.
Si de telles contradictions écartèlent l'homme, elles ne se dénouent que dans l'amour surnaturel. La vérité peut être perçue malgré cette contradiction, même si sa saisie demeure hors de portée. Malgré tous ces obstacles, l'amour de la vérité est sans prix. Rien ne peut l'acheter, ni les mots, ni les idées. Faire la vérité afin d'advenir à la lumière, tel est le précepte évangélique. Cela passe par l'amour du prochain. Pour admirer, pour respecter, nous avons toujours besoin de raison, alors que l'amour n'en a pas besoin. Notre attachement à la vérité n'est pas le résultat d'une critique, pas plus que notre attachement aux êtres qui nous sont chers. Nous acceptons ces derniers tels qu'ils sont, dans leur intégralité, — ou tout au moins le devrions-nous si notre amour était purifié... Ce que nous aimons vraiment est toujours infini, au-delà de l'instant, de la fugacité. Au-deçà de ce qui est mortel, ce que nous aimons, c'est l'immortalité, même si tout est brusquement emporté dans le flux du temps. Ce qui rend notre vie heureuse est cette présence de l'éternité au sein des instants de joie. Ce qui est momentané ne suffirait pas à satisfaire notre soif d'amour.
Chesterton indique ce qui a protégé l'homme dans son histoire et lui a permis de conserver sa santé mentale tout en se dirigeant vers la vérité, ceci dans Orthodoxie :
Le mysticisme y est parvenu. Aussi longtemps que le mystère existe, la santé mentale est préservée : c'est en supprimant le mystère qu'on engendre un état morbide. L'homme ordinaire a toujours été sain d'esprit parce qu'il a toujours été un mystique. Il ne refuse pas la pénombre. Il a toujours un pied sur terre et l'autre dans le royaume des fées. Il se donne toujours la liberté de douter de ses dieux, mais aussi (à la différence de l'agnostique contemporain) celle de croire en eux. Il accorde toujours plus d'importance à la vérité qu'à la cohérence. S'il voit deux vérités qui semblent se contredire, il les accepte toutes les deux avec leurs contradictions. Sa vision spirituelle est stéréoscopique, comme sa vision physiologique : il voit d'autant mieux qu'il perçoit deux images distinctes en même temps. Ainsi a-t-il toujours cru que le destin existait mais qu'il existait également le libre arbitre. Ainsi a-t-il cru que le royaume du ciel appartenait aux enfants, mais qu'ils devaient néanmoins obéir au royaume de la terre. Il admire la jeunesse parce qu'elle est jeune et la vieillesse parce qu'elle ne l'est plus. C'est précisément à cet équilibre entre d'apparentes contradictions que l'homme sain doit sa constance et sa stabilité. Tout le secret du mysticisme tient à ceci : l'homme peut tout comprendre à l'aide de ce qu'il ne comprend pas.
Cet homme simple et ordinaire sait qu'il ne peut regarder face à face la lumière qui, par ailleurs, éclaire toutes les choses qui l'entourent. Il ne peut soutenir la vision de la source et pourtant il y remonte insensiblement à chaque fois qu'il refuse de demeurer dans l'étroitesse de son esprit, à chaque fois qu'il refuse de s'éparpiller aux quatre coins du monde. C'est encore Chesterton qui note que la croix ouvre ses bras aux quatre vents, qu'elle est « un sémaphore pour voyageurs libres ». Et ces voyageurs ont des racines qui poussent jusqu'au cœur de Dieu. Il est vain de se proclamer amant de la vérité si le cœur n'est pas capable de se fixer, de s'arrêter afin de contempler la beauté des choses particulières, afin de se laisser envahir par cette lumière qui vient d'ailleurs, qui est insoutenable, qui est nécessaire et dont l'éclat est à nul autre pareil. Charles Péguy, autre chantre de la simplicité, écrit dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne :
Le catholique est un garçon qui arrive sur la route et qui trouve très bon pour lui le poteau indicateur qu'il y a pour tout le monde. Et non seulement cela, mais ces poteaux indicateurs qui sont pour tout le monde, il ne les consulte même pas pour savoir sa route. Il la connaît bien sa route, il la sait, il la voit, il fait comme tout le monde, il suit comme tout le monde. On voit bien la route. Il consulte les poteaux indicateurs pour éprouver une certaine joie qui est une joie rituelle de la route, pour accomplir un certain rite qui est un rite de la route.
Ces lignes sont d'autant plus percutantes qu'elles furent parmi les dernières de ce manuscrit laissé inachevé par la mobilisation de Péguy puis par sa mort au champ d'honneur dans la terre charnelle. La marche de tout homme vers la vérité — et Péguy s'y était engagé avec son esprit, son âme, son sang et ses tripes —, ne peut s'accomplir que dans cette joie relevée ici par le poète. Cette joie intérieure doit accompagner tout pèlerin, même lorsque le cœur se fait lourd à cause des peines, des souffrances, des échecs. Il suffit de se baisser pour ramasser une étonnante collection d'objets précieux épars dans la Création et ces constantes découvertes ne lassent jamais, elles émerveillent le cœur et l'esprit. L'homme amoureux de la vérité ne cesse d'être surpris et la surprise est le plus grand des plaisirs dont on fasse l'expérience. L'enfance s'y lance sans hésitation, l'âge de la maturité est souvent plus réticent et préfère ce qui est planifié et préparé, ne se doutant pas qu'il passe à côté des joies les plus pures de l'existence. Encore faut-il mettre la bride sur le cou de l'insatiable appétit de nos sentiments en sachant fixer des limites à notre volonté. Nous sommes surtout atteints de scepticisme, et aussi de quelques autres travers, et nous finissons par affirmer que nous avons le droit de tout faire mais que de toute façon, rien ne sert à rien. À force de remise en cause, de rancœur, de rébellions adolescentes, d'orgueil et de prétention à dépasser toutes les limites, nous avons détruit toute autorité, à la fois humaine et divine. Nous nous épuisons en une vaine quête de la raison qui se mord la queue comme un serpent venimeux et nous nous infligeons à nous-mêmes notre propre mort.
Si l'amour de la vérité est ainsi remplacé par une raison qui se fracasse la tête contre les murs de la pensée humaine, sommes-nous donc condamnés à périr et à nous enfoncer dans les ténèbres ? Peut-être pas, car il est possible que nous ayons atteint déjà la limite de notre refus des limitations, que nous ayons épuisé notre capacité à nous révolter sans prendre de risque. Hilaire Belloc, le célèbre écrivain britannique ami inséparable de Chesterton, répondrait par ces mots rapportés par ce dernier :
Ne soyez pas troublé, je vous en supplie, par la montée de forces déjà en voie de dissolution. Vous vous êtes trompé d'heure : ce n'est plus la nuit, mais déjà le matin.
Le scepticisme sauvage occidental s'auto-dévore, se condamnant à ne plus rien connaître, sauf à arborer le moi comme une de ces idoles qu'il prétendait détruire et tenir en horreur. S'étant attaqué à tort, il manque désormais de munitions et se retrouve cigale devant la réalité qui lui survit. Signe des époques décadentes, déjà dans l'Antiquité, qu'une pensée qui détruit la possibilité de penser. Nous sommes ici en présence d'un mal absolu. Le cours lent et régulier de la pensée est détourné pour aboutir à un abîme sans fond puisque aucune vérité n'est possible et qu'il faut brûler aujourd'hui ce qui était adoré hier.
Le bienheureux cardinal John Henry Newman s'attacha très tôt à montrer comment la vérité peut être appréhendée dans l'écoulement du temps à condition de ne pas sombrer dans le scepticisme qui tue la raison. Son chef-d'œuvre dans ce domaine sera L'Essai sur le développement de la doctrine chrétienne il écrit par exemple :
Les vérités les plus hautes et les plus admirables, bien qu'elles aient été révélées au monde une fois pour toutes par des maîtres inspirés, ne sauraient être comprises d'emblée par ceux qui les reçoivent ; mais comme elles ont traversé des milieux humains, elles n'en ont demandé que plus de temps et une pénétration d'esprit plus profonde pour être parfaitement mises en lumière. C'est là ce qu'on peut appeler la théorie de développement de la doctrine.
Le sceptique rejette tout en bloc à partir du moment où il ne comprend pas. Une attitude plus humble lui permettrait sans doute de mieux exercer sa conscience. En fait, il déteste la vie et cherche toujours par toutes sortes de moyens à attiédir la passion pour l'existence dans les sociétés où il sévit. La certitude de l'être ne lui apparaît plus car il ne fixe son regard que sur l'inconvénient de naître. Le sceptique, qui, souvent, fait appel de façon grandiloquente à l'exercice de sa seule conscience pour affirmer sa liberté se méprise en fait lui-même en n'accordant à sa conscience aucun fondement originaire.
Le cardinal Joseph Ratzinger, inspiré par la célèbre lettre du cardinal Newman au duc de Norfolk en réponse aux attaques de Gladstone contre le Vatican et les catholiques en 1874, parle à juste titre, dans Conscience et vérité, de deux niveaux de la conscience : celui de l'acte de jugement bien sûr, mais aussi, le précédant et le fondant, un niveau ontologique qui est « une mémoire originelle du bien et du vrai » plantée en nous, « une tendance intime de l'être de l'homme, fait à l'image de Dieu, vers ce qui est conforme à Dieu ». Cette réminiscence par laquelle « depuis sa racine, l'être ressent une harmonie avec certaines choses et se trouve en contradiction avec d'autres » est un « sens intérieur, une capacité de reconnaissance, de telle manière que celui qu'elle interpelle, s'il n'est pas intérieurement replié sur lui-même, est capable d'en reconnaître l'écho en lui ».
L'impératif catégorique kantien ne peut que conduire l'homme, en réaction, à tout rejeter. En revanche, agir selon sa conscience en accueillant sa dimension ontologique, sa mémoire, correspond au véritable être de l'homme et l'aide à accomplir sa nature. Par cette conscience éclairée qui plonge ses racines non pas vers le bas mais vers le haut — car la vérité et la sainteté marchent souvent sur la tête... —, l'homme peut reconnaître que tout ce qui l'entoure est un miracle, que chaque chose semble avoir échappé à un cataclysme, à un naufrage, à un raz-de-marée. Chaque être humain est un Robinson dressant l'inventaire de ce que les flots rejettent du vaisseau fracassé. Nos rues abritent de ces mendiants au bord de la folie, un pied dans un autre monde, qui comptent et recomptent sans relâche leurs dérisoires possessions composées de rebuts et de déchets soigneusement serrés dans des sacs en plastique. Sans doute ont-ils une conscience plus vive que la nôtre du fait que ces maigres biens ont tous échappé au désastre et qu'il s'en est fallu de peu pour qu'ils ne sombrent pas dans le néant, pour qu'ils émergent du rien. Ainsi notre vie qui a su vaincre tant d'adversité et qui est advenue au jour, non point par hasard mais comme une éclosion merveilleuse et unique.
Chesterton, dans Orthodoxie, révèle que, à son regard, il est surprenant de constater que n'importe quel passant dans la rue est un « Grand aurait-pu-ne-pas-être ». Ainsi est-il revêtu d'une dimension sacrée. Il a suffi d'un presque-rien, d'un je-ne-sais-quoi pour que cet être soit, pour qu'il se maintienne dans l'existence malgré tant d'oppositions, d'agressions, de dangers, d'obstacles. Cette intense fragilité flotte en un perpétuel miracle. Cela est le signe que le monde ne s'explique pas par lui-même, qu'une vérité y est inscrite et qu'elle est la clef de nos rêves et de nos désirs légitimes.
Cette révélation est une source inépuisable d'admiration, de joie, mais aussi de tristesse et de nostalgie lorsque ce que nous croyions immortel s'évanouit soudain et va rejoindre le royaume originaire. Pour accueillir cette source, notre esprit doit déjà vivre dans la cité de Dieu, même si nous sommes nécessairement, pour ces temps, citoyens de ce monde.
[...] Parce que l'amour de la vérité est en danger, tout le reste court le risque d'être anéanti : la patrie, la culture, la langue, la communauté, la famille, la morale, les vertus, l'autorité. Certes, la vérité, emportée et malmenée par les flots, ne coule point et on peut la reconnaître, alors que nous somme secoués dans les tourbillons, lorsqu'elle sort de la bouche de celui qui l'aime et qui la fait découvrir. Pourtant, la vie n'a pas diminué de prix au cours des millénaires. Rien n'est plus poignant que les soubresauts d'un être qui refuse l'agonie ou d'un prisonnier qui cherche à se libérer de ses liens. L'apathie de notre époque, sous couvert d'autonomie acquise et de libres choix, est révélatrice de l'héritage de cette conscience malheureuse léguée par les maîtres penseurs.
Il n'est plus temps de s'aveugler sur la force des ennemis qui entreront dans la brèche si le relativisme, l'indifférence et la paresse continuent de prévaloir. On peut opposer à l'infini l'optimisme de rigueur au pessimisme épouvantail. Cela ne sert de rien et ne nous empêchera pas de nous aplatir sans cesse un peu plus bas devant le Catoblépas. Et pourtant, le monde ne se réduit pas à ce que cette Bête en a fait. Il est d'abord celui dont nous sommes comptables car il nous a été remis en mains propres par le propriétaire nous chargeant de l'entretenir et de le faire fructifier. Nous ne pouvons pas l'incriminer ; c'est nous que nous devons juger. Cela est tellement plus simple de jeter la pierre afin de nier le désastre ou d'en accuser quelque bouc émissaire.
Comment aimer la vérité sans reconnaître le péché ? Comment aimer la vérité lorsque la conviction repose dans un va et vient continu, dans des entrées et des sorties, n'importe où, n'importe quand, pourvu que le plaisir en surgisse et le fugace bonheur ? Charles Péguy souligne que la grande idée chrétienne est que tout ne peut pas recommencer. Dans son Dialogue de l'histoire et de l'âme charnelle, il écrit :
Combien cette idée chrétienne, cette grande idée chrétienne [...] ne se contrarie-t-elle pas précisément à (toute) la frivolité moderne, très précisément, très ponctuellement, bord à bord bout pour bout, tête à tête ; à toute la théorie, à toute cette frivolité, à toute la vanité moderne, à toute la prétention moderne, qui dit, qui veut, qui entend, justement, qui prétend précisément tout recommencer, quand elle veut, comme elle veut, à son gré, à son caprice, au vent de sa folie, à sa fantaisie, au vent de sa passion, frivole, et selon le grincement de sa girouette, qui veut toujours tout reprendre, d'une main, et tout refaire. [...] Ainsi le monde moderne, mon ami, ne veut que ceci : reprendre, refaire, recommencer, constamment recommencer simplement l'irréversible. Et lequel des deux a raison, mon ami, du monde chrétien ou du monde moderne, de celui qui ne veut pas recommencer l'irréversible ou de celui qui veut le recommencer, je veux dire simplement lequel des deux a raison dans le détail même, dans le temporel, dans l'expérience, dans notre pain quotidien, dans notre petite expérience, de tous les jours, de notre expérience humaine...
Dans le monde chrétien, il n'y a pas de grattage effectué par un clerc de notaire sur des registres déjà anciens. Rien ne s'efface, rien ne disparaît. Nulle oblitération, nulle annulation. Là réside ce qui est vrai. Dans cette permanence. Là où se côtoient le bien et le mal ; ce qui a été réussi, ce qui est un échec ; ce qui est sainteté, ce qui est peccamineux. Voilà l'étonnant respect du christianisme pour ce qui est, pour ce qui a été. Le passé n'est jamais passé dans le monde chrétien. Il demeure présent. L'amour de la vérité navigue dans ces eaux mêlées d'où surgit l'unité. Tout demeure dans la création. Et tout demeure dans l'action des hommes. Cela peut faire trembler de crainte mais aussi apporter consolation et sérénité.
À une époque où il est de mode écologique de prôner le recyclage, nous découvrons que presque tout est conservé et non point transformé. Un éternel recommencement est un leurre, et ce serait une tragique angoisse. Même si ce sont perpétuellement les mêmes vices et les mêmes vertus qui guident nos actions, ces dernières sont toujours nouvelles et uniques. Il existe cette sorte de fixité dans la mouvance. Ce qui ne change pas est la vérité à atteindre, celle à découvrir, à embrasser. Et l'amour qui l'étreint est toujours d'une identique essence. Il ne provient pas de nous, car, de notre cœur seul, rien ne peut jaillir par soi-même. On ne refait point la vérité, c'est elle qui nous façonne et nous laisse sans repos.
Père Jean-François Thomas sj, in Les mangeurs de cendres

1. Catoblépas, animal si bête qu’il se mange les pieds sans s’en apercevoir. Gustave Flaubert.