mardi 16 juillet 2019

En quêtant… Adrienne von Speyr, La véritable confession




Pour tous les événements qui ne sont pas inéluctables et dans le déroulement desquels la liberté et le désir peuvent intervenir, l'homme a coutume de chercher une solution ou une issue et bien souvent aussi une explication, quoique l'issue se présente à lui plus aisément que l'explication. Il cherche ce qu'il pourrait faire pour améliorer sa situation, pour avoir une existence plus satisfaisante et davantage de succès. Ce n'est que lorsque ce dernier ne survient pas comme il le voudrait qu'il se met à chercher les causes de cet échec. Et, dans sa recherche, il en vient alors à s'interroger sur l'état de sa propre vie. Il cherche à comprendre sa situation, à la justifier, tout en devant peut-être reconnaître que les circonstances sont plus fortes que lui, qu'il ne peut rien faire pour sa situation parce qu'il doit lutter contre des puissances plus efficaces que lui. Et pourtant, au moment même où se justifiant il en arrive à conclure qu'il est innocent, se fait jour le plus souvent son inquiétude plus profonde, et l'intuition d'une faute cachée.
En général, il n'est pas capable de mener lui-même à terme l'analyse de sa destinée. Il a besoin d'un échange et il le recherche. Bien moins pour entendre ce que l'autre a à lui dire (de fait, l'autre n'est que rarement capable de l'éclairer sur sa situation de façon satisfaisante) que pour avoir plutôt une occasion d'exprimer correctement ce qui l'oppresse. Peut-être aussi surtout pour être conforté dans son opinion personnelle par le pouvoir de sa propre parole. C'est comme si, en vertu d'une force secrète de l'énonciation, ce qu'il exprimait acquérait une justesse définitive ; comme si lui-même, après s'être présenté, s'en trouvait par là sauvé ; comme si sa situation, de par les mots qu'il énonce et entend à la fois, s'en trouvait encadrée et consolidée. Et même si la parole en soi ne change pas la situation, elle apporte néanmoins ce soulagement bien particulier qui provient du fait que les choses ont trouvé leur place, qu'il doit nécessairement en être ainsi et pas autrement.
Pour bien des gens, cette sorte d'entretien constitue à tel point leur ancre de salut qu'une fois celui-ci terminé, ils s'enfoncent dans un certain désespoir. L'entretien constituait leur ultime espoir, et son échec prouve qu'il n'y a absolument plus rien à faire. Aussi deviennent-ils souvent, après un entretien qui ne s'est pas déroulé au bon endroit, plus tièdes qu'auparavant et sombrent-ils complètement dans la résignation.
Il faut dire que l'entretien est bien souvent configuré de manière à n'offrir, objectivement parlant, aucune possibilité d'échange. Il est même réglé d'avance, parce que celui qui décrit sa situation et qui prétend vouloir y changer quelque chose ne désire au fond aucun changement. Il élit un partenaire qui ne pourra guère intervenir avec efficacité et dont le rôle se borne à acquiescer d'un signe de tête et à ratifier en silence. Comme le partenaire est choisi de telle façon qu'il ne peut exprimer d'opinion personnelle et doit admettre sans discussion ce qu'on lui dit – pour la bonne raison déjà qu'on a soigneusement sélectionné ce qu'on va lui confier, et que l'image ainsi projetée ne correspond nullement à la réalité –, tout entretien demeure naturellement sans effet. Toujours est-il qu'il y a des gens qui se sont peut-être expliqués avec une voisine ou une autre personne se trouvant à pied d'égalité, et qui tout à coup s'adressent à quelque autorité qu'ils considèrent plus haut placée : par exemple au médecin, qui se distingue par sa science, sa position et son habitude de traiter avec les hommes. Le cabinet du médecin est probablement le lieu où se déroulent la plupart de ces entretiens. Mais ce qui lui est dit est généralement très unilatéral, précisément parce que bien peu de gens sont disposés à écouter un conseil inattendu. La plupart ne cherchent qu'une confirmation et ne sont prêts à quelque changement que dans des choses minimes. Et souvent ils veulent utiliser le jugement du médecin dans le seul but d'en jouer contre un tiers, pour changer le comportement des autres plutôt que le leur.
La plupart des gens se trouvent des justifications. Il y a des femmes pour qui rien n'est plus agréable que de s'entendre dire : « Votre fille devrait bien finir par comprendre... », « Il serait temps que votre mari... » Elles sont reconnaissantes pour toute nouvelle arme qu'on leur fournit contre leur entourage. Et elles expliquent leur sort de telle manière qu'on comprend qu'il n'y a rien d'essentiel à y changer. Leur vie ne saurait être autrement. Elles n'éprouvent aucune joie à être avec leur mari, parce qu'elles sont trop fatiguées le soir. Elles ne l'accompagnent pas volontiers au cinéma, parce qu'elles ont une trop mauvaise vue. De même avec leur défauts : ils sont inévitables, puisque de toutes façons elles font de leur mieux. Elles se tiennent sur un échafaudage branlant et dangereux, et si quelqu'un y touchait, cela leur causerait une chute mortelle : « Mes nerfs ne pourraient pas supporter une nouvelle discussion avec mon mari ». Les jugements qu'elles portent sur leur entourage ne peuvent qu'être faux, pour la bonne raison qu'elles n'ont jamais pris la peine de comprendre de l'intérieur la vie des autres et de la partager avec eux dans l'amour. Mais elles se sentent poussées à raconter combien elles vont mal, combien leur vie est pénible et difficile. Elles veulent qu'on les plaigne et qu'on les conforte précisément dans leurs dispositions négatives à l'égard du prochain. Il est bien vrai qu'elles ont un besoin de s'expliquer, mais elles portent en elles-mêmes les normes du dialogue. Elles ne cessent de dire qu'elles voudraient bien s'expliquer un jour à fond, et elles rattachent à ce projet le vague espoir d'une amélioration générale de leur situation, mais un véritable changement ne les intéresse guère. Et parce qu'elles ne se soumettent à d'autre norme que la leur, elles se sentent tout à fait libres de s'expliquer comme bon leur semble, sans reconnaître à leur interlocuteur le moindre droit à l'objection. Elles parlent sans avoir réfléchi à l'avance à leur discours et sans en avoir sérieusement assumé la responsabilité. C'est pourquoi la plupart de ces entretiens ne sont que bavardages sur soi-même et sur sa situation présumée. Et c'est parce que l'essentiel est de parler et non pas d'avoir un dialogue responsable, qu'il y a tant d'entretiens qui ne se déroulent pas au bon endroit et tant de gens qui se livrent entre les mains d'individus sans formation, incompétents et sans conscience. Il en résulte peut-être un vague soulagement, auquel ne correspond cependant aucun changement réel.
Si l'on traçait devant ce genre de personnes l'image de la véritable confession, avec la préparation et l'examen intérieur qu'elle exige, pour fournir ainsi l'occasion d'une véritable direction spirituelle, soit elles ne verraient dans la confession qu'une variante de ce qu'elles appellent un entretien, soit elles seraient saisies d'un effroi mortel à l'éventualité de se voir pour une fois telles qu'elles sont. Car cela signifierait une soumission de toute leur existence à une norme de laquelle pourrait retentir une exigence implacable et imprévisible. Ce qu'elles appellent dialogue reste confiné dans une sphère extérieure à leur existence ; la nécessité qu'elles évoquent peut bien leur être intérieure, elle glisse, au cours de leurs paroles, à la périphérie et reste ainsi inexplorée, tant en ce qui concerne son origine que son contenu. Leur solitude ne fait qu'un avec leur incapacité d'avoir un authentique échange.
Toute personne dont la profession consiste à s'occuper des problèmes d'autrui et qui, de plus, sait les rendre intéressants, se fera sans aucun doute une clientèle. Il se peut qu'elle ait simplement l'art d'écouter et que cela suffise à susciter la confiance, si bien que les gens affluent vers elle et lui racontent les histoires les plus incroyables ; pour ces gens, le fait qu'on leur consacre du temps constitue déjà une consolation et un succès. Cela les comble d'aise d'avoir été reçus et d'avoir pu s'expliquer. Mais ce n'est pas tout. Il existe aussi des méthodes et des techniques, comme celles de la psychanalyse, qui, pour aider et soulager les gens, remontent à ce qui est présent en l'homme et forment un tout de l'écho que l'on peut en attendre avec certitude ; elles mettent au grand jour la vie des instincts et la dimension de l'éros dans leurs manifestations plus ou moins conscientes pour expliquer par là tout le comportement de la personne et lui donner une signification qui provient entièrement de ses pulsions, mais laisse en elle le sentiment d'avoir été comprise de manière totalement nouvelle. Et comme un tel traitement dure longtemps, le patient se sent véritablement porté durant toute une période, et si celle-ci coïncide avec ses difficultés aiguës, il pensera après coup avoir été aidé de façon efficace et durable. Ceux qui sortent guéris du traitement sont souvent ceux auxquels on a expliqué quelque chose des éléments les plus primitifs en l'homme, de sorte qu'à l'avenir, dans tous les conflits, ils reviendront sans cesse à cette explication, ainsi rendus aveugles à tout ce qui n'entre pas dans le schéma des forces instinctives. Ce n'est pas à eux que les entretiens auront apporté une ouverture sur la richesse et la plénitude du monde réel. Bien au contraire, ce sont des gens à qui on a retranché et déclaré nul tout ce qui n'entre pas dans la méthode de l'école analytique. Les méthodes ne sont pas toutes nécessairement aussi étroites que celles de la psychanalyse classique. Nombreuses sont les voies par lesquelles on croit pouvoir aider les hommes. On peut les orienter vers une attitude plus sociale, leur dévoiler des aspects jusqu'alors inconnus de l'existence.
Mais toutes ces méthodes en fin de compte resteront toujours des méthodes humaines, des recettes que quelqu'un a inventées pour les appliquer, avec plus ou moins de souplesse ou de rigueur, à nombre de cas. Ce sont des choses inventées par les hommes, qui, de ce fait, ne peuvent embrasser, comprendre et guérir qu'un aspect nécessairement très limité de l'être humain. Il faudrait en dire autant d'une méthode qui utiliserait, comme aide méthodique, des éléments expressément religieux, comme la prière.
Seul le Créateur de l'âme pourra, en fin de compte, soigner l'âme humaine de manière à la rendre comme il en a besoin. Il n'y a que lui qui puisse la guérir, en lui faisant emprunter les voies qu'il est seul à connaître, frayer et prescrire en vue de la guérison. Toute autre relation entre un directeur et son dirigé se fonde sans doute sur un besoin. Mais la voie décisive, la voie de Dieu – la confession – repose sur l'obéissance. Et précisément sur l'obéissance tant du dirigé que du directeur à l'égard de Dieu. Bien sûr, l'homme peut éprouver un besoin de se confesser, mais s'il le fait ensuite vraiment, c'est par obéissance à Dieu. Quant au confesseur, c'est encore moins par besoin qu'il écoute les péchés d'autrui ; il le fait premièrement et exclusivement par obéissance à Dieu. Dieu lui-même a indiqué de façon tout à fait centrale l'endroit où il veut pratiquer la psychanalyse des pécheurs cet endroit, c'est la croix, et c'est la confession qui a été instituée après elle. C'est un acte central d'obéissance envers Dieu que d'emprunter cette voie qu'il a indiquée et qu'il a montrée comme étant la seule juste, la seule capable de guérir réellement.
Cela ne signifie pas que toute conversation portant sur des questions spirituelles d'ordre personnel et ayant lieu en dehors de la confession et du ministère ecclésiastique soit inutile ou nuisible. Mais si le besoin qu'on en ressent a un bon fondement et s'il est mis correctement en œuvre, alors la conversation conduira tôt ou tard, directement ou par des détours, à l'acte de la confession. Naturellement, tout ce qui est d'ordre périphérique peut être réglé de façon adéquate avec une méthode périphérique.
Si un homme conçoit – serait-ce de façon fort primitive – qu'il se tient devant Dieu ; s'il sait qu'il a été créé par Dieu de même qu'Adam, qu'il a été sauvé par le Christ et que celui-ci lui ouvre, par Sa mort, l'accès au Père et la porte du ciel, alors, entre ces deux pôles de son existence — naissance et mort — où il se sent absolument pécheur, il attendra, par une sorte de nécessité, la confession. Il attendra que Dieu lui donne la possibilité de revenir sans cesse vers un centre que Lui-même indique et lui ouvre. Tout un chacun voit bien, d'une manière ou d'une autre, que pour lui ça ne peut plus continuer ainsi. Et de là se pose pour lui la question de savoir comment cela pourrait bien continuer et peut-être devrait continuer, du point de vue de Dieu. Comment Dieu s'est-il représenté sa vie, non seulement en général, mais à partir de ce moment présent ? N'y a-t-il pas une certaine attente de Dieu à laquelle il pourrait et devrait correspondre d'une certaine manière, indiquée par Dieu lui-même ? Il sent peut-être qu'il ne peut répondre à cette attente de Dieu tant qu'il dépend seulement de sa propre liberté ou d'autres personnes qui vivent dans une liberté semblable à la sienne. Qu'il ne suffit pas de s'expliquer en suivant sa propre recette ou celle d'un autre et de décharger les choses sur autrui, pour retrouver la profonde justesse et le droit fil qui relie sa naissance à sa mort. Tout ce qu'il peut concevoir comme forme d'entretien en dehors de la confession peut certes lui procurer un soulagement momentané ; mais même le plus simple d'esprit constatera que ce moment de soulagement ne reste qu'un moment parmi tant d'autres de sa vie, et qu'il faudrait les saisir tous en une unité.
Supposons que tu sois mon ami et que je te dise : « Je ne peux pas continuer comme ça ». Nous discuterons ensemble de la situation et nous découvrirons peut-être l'endroit où s'est produite une erreur d'aiguillage, cela nous ramènera peut-être jusqu'à l'enfance, et ce que nous aurions compris m'aiderait à repartir à neuf. Mais dans tout entretien de ce genre, l'individu serait considéré comme un être isolé, sans qu'apparaisse clairement qu'il vit dans une communion, tant de saints que de pécheurs. Or, les lois de la communion des saints, comme celles de la communion des pécheurs ne peuvent être connues que de Dieu seul. Dans la confession je suis, certes, ce pécheur isolé, mais je suis en même temps un membre de l'humanité, un de ses membres déchus. C'est pourquoi, ce que l'on saisit dans la confession diffère totalement de ce que transmet l'analyse ; il s'agit d'une compréhension à la fois personnelle et sociale, et même totale, qui prend en considération le monde en son ensemble, la relation de Dieu avec le monde, les fins premières et dernières, même si cette connexion n'est entrevue qu'en un éclair et qu'indirectement expérimentée. Et parce que la situation est tout autre, les remèdes le sont aussi. Ce qui est en jeu, c'est la vérité de Dieu et non la vérité de l'homme, pas même la vérité de son âme, de son existence, de sa structure profonde, mais, de façon décisive, la vérité de Dieu. Aucune des méthodes humaines ne prend cette vérité divine au sérieux ; elles la réservent tout au plus pour l'heure de la mort, et elles n'aident pas l'homme à devenir tel qu'il devra être à l'heure de sa mort.
Tant que l'aide apportée à l'homme est proposée par l'homme et se meut à l'intérieur de la sphère humaine, elle ne peut opérer qu'avec des moyens humains. Tout ce qui s'approche de l'homme du dehors ne peut être considéré que comme l'effet du hasard, comme un élément extérieur, pourvu d'un signe positif ou négatif, mais l'unité entre l'intérieur et l'extérieur ne peut pas se faire. La consultation psychologique ne peut me proposer que des modèles de comportement, valables peut-être pour le moment présent, mais qui peuvent et doivent être modifiés dès lors que ma destinée change. La confession au contraire met l'homme devant sa destinée divine et le conduit au cœur de cette même destinée, au sein de ce qui est ultime et définitif.
Tant qu'on ne se confesse pas, on se sent libre de dire ou de taire ce que l'on veut. Ce que l'on déteste alors dans la confession, ce n'est pas tant l'humiliation de l'aveu, ni le fait d'être un pécheur – car cela, d'une certaine manière, on le sait déjà –, mais c'est de devoir capituler face à l'aveu total et, dans cet aveu total se voir enlever la liberté de choisir et n'avoir plus d'autre choix que d'ouvrir ou tout ou rien. C'est l'homme tout entier qui est malade et qui doit être guéri, il n'est plus question de procéder de façon éclectique. Telle est la première humiliation. La deuxième provient du fait qu'on est un individu parmi beaucoup d'autres et qu'on doit accepter les mêmes modalités que tout le monde, y compris certaines formalités, comme d'avoir à se présenter au confessionnal à une heure précise. Cette façon d'être marqué. La disparition de toutes les différences extérieures. L'industriel et le concierge, la dame et sa cuisinière, tout le monde est sur le même pied. Au moment même où l'on avoue ce qu'il y a de plus intime, on n'a plus ni choix ni préférence, on est logé à la même enseigne que tous les pécheurs. On est un qui se confesse dans la file des pénitents. Et il n'est plus guère question des particularités de mon cas, qui me semblaient le rendre si intéressant et que j'aurais tant voulu expliquer à fond à mon interlocuteur. La confession est avant tout un acte de reconnaissance, non seulement de mes propres péchés, mais encore de Dieu, de ses prescriptions et institutions, de son Église aussi, avec ses faiblesses et ses nombreux aspects pouvant prêter à malentendu ou susciter le scandale.
Le fait de parler à quelqu'un de ma vie ne m'engage pas à aller plus loin. Il se peut que j'éprouve un sentiment de gratitude ou au contraire de gêne à l'égard de celui qui m'a écouté. Mais je reste cet être libre qui peut de nouveau se refermer sur lui. La confession n'est pas dans le même sens un acte particulier en elle, rien ne doit être isolé, l'acte de confesser implique expressément tout l'homme, toute sa vie, toute sa vision du monde, tout son rapport à Dieu.
Si je raconte à un tiers que je me confie à quelqu'un pour lui parler de tout ce qui concerne ma vie, il me donnera généralement son approbation : « Tu fais bien, dira-t-il, je me réjouis que tu aies trouvé quelqu'un qui t'aide ». J'en serai de quelque manière grandi à ses yeux. Mais si je lui dis que je vais me confesser et que cela me procure la rédemption, j'en serai diminué à ses yeux, car tous ceux qui ne se confessent pas auront toujours beaucoup à objecter à la confession : elle porte atteinte à la liberté de l'homme, à sa légitime fierté, c'est une pratique démodée, moyenâgeuse, parce que liée à tant de formes extérieures. Ceux qui ne se confessent pas se sentent tous supérieurs à la confession ; en allant me confesser, je me range à leurs yeux dans une classe inférieure. Alors que chacun sait ce qu'est un entretien humain, le choisit ou le rejette comme bon lui semble et n'y recourt que lorsque cela lui convient, pour celui qui se confesse, il n'existe plus de cela me convient.
Quand des gens se retrouvent pour s'expliquer, poussés par quelque nécessité de la vie, ils devraient en persévérant parvenir à regarder en face cette nécessité, à percevoir les mobiles qui les poussent et à être suffisamment arrachés, un instant au moins, à l'idée qu'ils se font de leur situation, immuable à leurs yeux, pour que leur véritable faute en la matière puisse émerger. Parvenir ne serait-ce qu'à penser qu'il pourrait y avoir un véritable lien entre leur situation et leur faute. Car la plupart du temps, même lorsqu'ils savent et admettent qu'ils ont fait un certain nombre d'erreurs, qu'ils ont commis des injustices et continuent à en commettre, ils ont néanmoins l'habitude de se considérer eux-mêmes comme une entité qui n'est pas vraiment influencée par leur péché. Seul celui qui regarde son péché en face découvrira le lien, un lien qui est bien plus qu'un simple parallélisme entre destinée et faillibilité, comme la plupart des gens le considèrent. Ceux-ci voient d'un côté leur situation faussée, leur pénible destinée, et de l'autre, ils se voient eux-mêmes, sans doute avec quelques défauts. L'unité de ces deux aspects, nous ne parvenons à la voir que lorsque Dieu lui-même nous présente le miroir – si toutefois nous avons le courage d'y jeter un regard.
Or, le miroir que Dieu nous présente, c'est Son Fils fait homme, qui nous est devenu semblable en tout, excepté le péché. Quiconque désire apprendre à se confesser doit donc commencer par plonger son regard dans la vie du Fils de Dieu pour y apprendre ce qu'est la confession, comment elle y est prévue et quels en sont les effets.
Fondement trinitaire de la confession
Dieu se tient devant Dieu dans l'attitude qui est due à Dieu. Cette attitude peut être qualifiée, par analogie, d'attitude de confession parce que c'est l'attitude dans laquelle Dieu se montre tel qu'il est, parce que cette révélation est attendue de Dieu lui-même et que d'elle procède la situation toujours nouvelle de la vision et de l'amour. Dieu montre à Dieu ce qu'Il fait et, en dévoilant Son action, Il se dévoile Lui-même, montre comment Sa divinité se répercute dans Son action et en attend une prise de connaissance, une approbation et un encouragement, afin de procéder à l'acte suivant dans cet échange où l’on montre et s'entend l'un avec l'autre. Car Dieu n'est pas un être stagnant, Il est vie éternelle sans cesse jaillissante.
Pour Dieu, c'est une béatitude que de Se dévoiler devant Dieu. Bien sûr, le Dieu qui voit tout aurait la possibilité, humainement parlant, de voir même sans qu'on ne Lui montre rien.
Par exemple quand Dieu voit le péché de l'homme qui, comme Adam, se cache devant Lui. Mais il y a en Dieu la béatitude de Se montrer et la béatitude de voir ce qui est montré, la joie de la communication réciproque, qui comprend à la fois le fait de montrer et celui de recevoir ce qui est montré. Ainsi Dieu se tient-Il en face de Lui-même dans l'attitude de Dieu. Dans une attitude qui correspond toujours à l'actuel présent de l'éternité et ne cesse d'en jaillir, dans une attitude de confiance, de remerciement, de don de soi et d'accueil. Quand le Fils institue à Pâques la confession, il voudrait mettre à la portée des hommes cette attitude divine, leur transmettre quelque chose de la vie trinitaire.
Et pour que cette attitude soit véridique, il choisit le péché comme objet à montrer. Car le péché est en fin de compte ce sur quoi l'homme se leurre le moins. C'est en même temps ce qui a tant éloigné l'homme de Dieu, ce à quoi l’on remonte si l’on veut indiquer où (à quelle distance) l'homme se trouve par rapport à Dieu. Ce qu'Adam a inventé pour s'éloigner de Dieu, c'est cela même dont Dieu se sert pour le ramener à Lui.
Comprend-on le Père comme celui qui engendre, le Fils comme l'engendré et l'Esprit comme celui qui procède des deux, alors on comprend aussi que chaque Personne doit être entièrement et exclusivement ce qu'Elle est pour que l'échange dans l’unique nature de Dieu soit possible.
Chaque Personne est totalement Elle-même par amour des Autres et, par amour des Autres, Elle se révèle à elles totalement. Ainsi, c'est par gratitude envers le Père que le Fils se montre à Lui comme celui qui a été engendré par le Père, dans une attitude qui est l'archétype de la confession. Et Il attend la réponse du Père afin de pouvoir s'orienter toujours à nouveau sur Lui. Dans la confession instituée par le Fils, nous cherchons de même à être de ces pénitents qui avouent totalement, qui s'ouvrent totalement, pour faire une expérience totale de Dieu et vivre une vie nouvelle en vertu de cette expérience.
Ainsi, le sacrement offert par le Fils et qui est le fruit de sa passion portera quelque chose du caractère personnel du Fils : il est révélation du Père, il est une part du don que le Père nous fait dans le Fils, et il est la communication d'une attitude fondamentale du Fils à l'égard du Père. L'Esprit, qui procède du Père et du Fils, en œuvrant dans le sacrement, révélera quelque chose des propriétés de L'un et de L'autre et par là fera connaître Sa propre Personne. Ce qu'Il manifeste, Il le réalise, et Il le réalise aussi bien dans l'attitude de confession de celui qui avoue que dans celle du confesseur, à travers qui il parle et forme le pénitent.
Voir et imiter l'attitude de confession du Fils n'est pas si difficile, d'abord parce qu'en tant qu'homme Il la vit sous nos yeux, et ensuite parce qu'Il est né du seul Père : il est expression du Père et réponse au Père. L’attitude de confession de l'Esprit est peut-être plus difficile à saisir, parce qu'Il procède des deux et que le caractère personnel de Son être ne va pas autant de soi pour nous. L’Esprit est visible spécialement dans la synthèse des caractères ministériel et personnel en la personne du confesseur, et de façon générale dans le déroulement de la confession. Quant à l'attitude du Père, on peut dire qu'elle se trouve à l'origine de l'attitude du Fils et de l'Esprit : elle est l'élément originaire dans la divinité, cette volonté immémoriale de se révéler soi-même dans l'engendrement du Fils et la spiration de l'Esprit et de rendre ainsi manifeste ce qu'est Dieu réellement.

Adrienne von Speyr, in La confession

vendredi 12 juillet 2019

En exposant... Clive Staple Lewis, Ce que croient les chrétiens



Conceptions rivales au sujet de Dieu
On m'a demandé d'exposer ce que croient les chrétiens. J'aimerais d'abord signaler une chose qu'ils n'ont pas besoin de croire. Si vous êtes chrétien, il n'est pas nécessaire que vous croyiez que toutes les autres religions sont entièrement fausses. Si vous êtes athée, votre opinion inéluctable est que toutes les religions du monde ne sont qu'erreur monumentale. Mais en tant que chrétien, vous êtes libre de penser que toutes ces religions, même les plus bizarres, renferment au moins une amorce de vérité. Tant que j'étais athée, j'essayais de me persuader que la majorité de la race humaine s'était toujours fourvoyée quant à la question qui lui importait le plus. Il me fut possible d'adopter un point de vue plus libéral en devenant chrétien. Bien entendu, être chrétien signifie que, sur les points où le christianisme se différencie des autres religions, lui seul a raison et toutes les autres sont dans l'erreur. C'est comme pour l'addition : il y a une seule réponse exacte, et toutes les autres sont fausses. Mais certaines fausses réponses sont plus proches de la bonne réponse que d'autres.
Le premier grand désaccord qui existe au sein de l'humanité concerne la foi : la majorité des individus croit en Dieu ou en une sorte de dieu, et la minorité n'y croit pas. Sur ce point, le christianisme s'aligne sur la majorité. Il se range au côté des anciens Grecs et Romains, des animistes contemporains, des stoïciens, platoniciens, hindous, mahométans, etc., et prend fait et cause contre le matérialisme moderne du monde occidental.
J'aborde maintenant le deuxième grand désaccord qui existe entre les hommes. Parmi ceux qui croient en Dieu, on trouve deux catégories de personnes en fonction du Dieu dans lequel elles croient. Il y a deux conceptions très différentes à ce sujet. Selon la première, Dieu est au-delà du Bien et du Mal. L'homme qualifie telle chose de bonne et telle autre de mauvaise. Mais pour certains, c'est un point de vue purement humain. Ils diraient que plus l'on devient sage, moins on a envie de qualifier quoi que ce soit de bon ou de mauvais, et plus on voit que toute chose est bonne par certains côtés et mauvaise par d'autres côtés, et qu'il n'aurait pu en être autrement. Par conséquent, ces gens pensent que, bien avant d'avoir pu au moins nous approcher du point de vue divin, la distinction entre le bien et le mal aura disparu. Nous qualifions de mauvais un cancer, diraient-ils, parce qu'il tue un homme ; mais nous pourrions aussi bien appliquer ce qualificatif à un chirurgien couronné de succès pour avoir tué ce cancer. Ceci dépend simplement du point de vue duquel on se place. La conception opposée affirme que Dieu est indubitablement bon ou juste. Il prend parti, aime l'amour et hait la haine. De plus, Il veut que nous nous conduisions d'une certaine façon et non d'une autre.
La première de ces conceptions – celle qui situe Dieu au-delà du Bien et du Mal – est appelée le panthéisme. Elle a été défendue par le grand philosophe prussien Hegel et par les hindous eux-mêmes. L'autre conception tient des juifs, des mahométans et des chrétiens.
Cette grande différence entre le panthéisme et l'idée chrétienne de Dieu s'accompagne souvent d'une autre. Les panthéistes croient que Dieu, pour ainsi dire, anime l'univers comme vous animez votre corps. Tout ce qui est, est Dieu, de sorte que si l'univers n'existait pas, Dieu non plus n'existerait pas, et tout ce qu'on trouve dans l'univers, selon eux, est une partie de Dieu. L'idée chrétienne est complètement différente. Selon elle, Dieu a inventé et créé l'univers – comme un homme qui peint un tableau ou compose une musique. Un peintre n'est pas un tableau et il ne meurt pas si son tableau est détruit. Dire qu'il a mis beaucoup de lui-même dans son œuvre signifie simplement que toute la beauté et l'intérêt du tableau sont sortis de lui. Son talent s'exprime dans son œuvre autrement qu'il ne s'exprime dans son esprit ou même dans ses mains.
Vous voyez sans doute comment cette différence entre panthéistes et chrétiens concorde avec la précédente. Si une personne ne prend pas au sérieux la distinction entre le Bien et le Mal, il est alors facile pour elle de prétendre que tout ce qu'on découvre dans ce monde est une partie de Dieu. Mais, naturellement, si une autre personne estime que certaines choses sont vraiment mauvaises et que Dieu est réellement bon, elle ne peut plus prétendre que le monde est une partie de Dieu. Il lui faut croire que Dieu est distinct du monde et que certaines choses que nous y voyons sont contraires à sa volonté. Face à un cancer ou à un taudis, le panthéiste peut s'écrier : « Si seulement vous pouviez considérer ces faits du point de vue divin, vous vous rendriez compte que c'est encore Dieu ». Le chrétien rétorque : « Ne racontez pas ces damnées sottises »1. En effet, selon lui le christianisme est une religion de combat qui affirme que Dieu a créé le monde. L'espace et le temps, la chaleur et le froid, toutes les couleurs et les saveurs, les animaux et les végétaux ont été conçus par son intelligence aussi facilement que s'invente une histoire. Mais cette religion professe aussi qu'un grand nombre de choses, dans le monde créé par Dieu, ont mal tourné et que Dieu lui-même insiste fortement pour que nous y remettions de l'ordre.
Naturellement, ceci soulève une très grave question : si un Dieu bon a fait le monde, pourquoi celui-ci est-il devenu mauvais ? Pendant des années, j'ai tout simplement refusé de prêter l'oreille aux réponses chrétiennes à cette question parce que je m'obstinais à penser : « Quoi que vous disiez, et aussi habile que soit votre argumentation, n'est-il pas plus simple et facile d'affirmer que le monde n'est pas l'œuvre d'un pouvoir intelligent ? Tous vos arguments ne sont-ils pas simplement une tentative compliquée pour éluder l'évidence ? » Mais pareille affirmation me plaçait alors dans une autre difficulté.
L'argument que je retenais contre Dieu était que l'univers paraissait si cruel et si injuste ! Mais d'où pouvait bien me venir cette idée de juste et d'injuste ? On ne peut définir une ligne courbe qu'en possédant la notion de ligne droite. À quoi est-ce que je comparais cet univers quand je l'appelais injuste ? Si tout le spectacle était mauvais et insensé de A à Z, pourquoi donc moi, acteur supposé, pourquoi est-ce que je réagissais si violemment contre ce spectacle ? Un homme se sent tout trempé quand il tombe à l'eau car, contrairement au poisson qui n'a jamais pareille sensation, il n'est pas un animal aquatique. Naturellement, j'aurais pu abandonner mon idée de justice en disant que ce n'était qu'une idée personnelle. Mais me résoudre à cela annulait du coup mon argument contre Dieu, car cet argument s'appuyait précisément sur l'affirmation que le monde est réellement injuste, et pas seulement qu'il ne me plaît pas.
Ainsi, en essayant de prouver l'inexistence de Dieu – ou, en d'autres termes, que la réalité dans son ensemble est insensée – je me suis trouvé contraint d'accepter qu'une partie de la réalité (mon idée de justice) est tout à fait sensée. L'athéisme s'est alors révélé trop simple. Si tout l'univers n'avait aucun sens, jamais nous ne pourrions découvrir qu'il n'en a aucun, de même que si la lumière n'existait pas dans l'univers et s'il n'y existait aucune créature pourvue d'yeux, jamais nous ne pourrions remarquer qu'il fait nuit. Le mot nuit n'aurait aucun sens.
L’invasion
Donc, c'est entendu, l'athéisme est trop simple et je vais vous parler d'un autre concept qui l'est également. C'est celui que j'appelle le christianisme à l'eau de rose. Il affirme simplement qu'il y a au ciel un Dieu bon et que tout est parfait. Il écarte ainsi toutes les doctrines terribles et difficiles concernant le péché, l'enfer, le diable et la rédemption. Ces deux concepts ne sont que philosophie pour enfants.
Rien ne sert de réclamer une religion simple. Après tout, les choses réelles ne le sont pas. Elles paraissent simples, mais c'est du trompe-l'œil. La table devant laquelle je suis assis paraît simple, mais demandez à un scientifique de vous expliquer en quoi elle est vraiment faite – toute la question des atomes et comment les ondes lumineuses rebondissent sur eux, frappent mes yeux et agissent sur le nerf optique et sur le cerveau. Vous découvrirez alors que voir une table vous plonge dans un mystère et des complications sans fin. Un enfant disant sa prière, ça a l'air très simple. Et si cela vous suffit, fort bien. Mais si cela ne vous suffit pas – et le monde moderne est dans ce cas – si vous désirez en savoir plus et poser les vraies questions, alors vous devez vous attendre à la difficulté. Si nous désirons en savoir plus, ne nous plaignons pas lorsque les choses se compliquent.
Très souvent, cependant, cette attitude stupide est adoptée par des gens intelligents mais qui, consciemment ou non, veulent détruire le christianisme. Ils élaborent de celui-ci une version convenant à un enfant de six ans et en font alors l'objet de leur attaque. Quand vous essayez d'expliquer la doctrine chrétienne telle qu'un adulte la conçoit, ils se plaignent alors d'avoir la tête qui tourne, et affirment que tout cela est trop compliqué ! Ils sont sûrs que si Dieu existait réellement, Il aurait fait une religion qui soit simple. La simplicité est si belle, etc. ! Tenez-vous sur vos gardes à l'égard de ces gens qui changent d'idée à chaque instant et vous font perdre votre temps. Remarquez aussi leur notion de Dieu faisant une religion simple. C'est comme si la religion était une invention de Dieu et non la formulation de certains faits immuables concernant sa propre nature, formulation par lui à notre intention.
Outre sa complexité, la réalité – d'après mon expérience – est en général curieuse. Elle n'est ni claire, ni évidente, ni ce à quoi vous vous attendez. Par exemple, quand vous avez compris que la terre et les autres planètes gravitent toutes autour du soleil, vous vous attendez naturellement à ce que toutes les planètes soient bien assorties – à égale distance les unes des autres ou à des distances qui augmentent de façon régulière, ou qu'elles aient toutes la même dimension, ou alors grossissent selon l'éloignement du soleil. En fait, il n'y a apparemment aucune logique dans les dimensions ou les distances.
En fait, la réalité est habituellement ce que justement vous n'auriez pas deviné. C'est une des raisons pour laquelle je crois au christianisme. C'est une religion qu'on n'aurait pas pu deviner. Si elle nous offrait le type d'univers auquel nous nous attendons, j'aurais l'impression que nous l'avons inventée. Mais en fait, elle ne ressemble à rien de ce que les hommes pourraient inventer. On y trouve justement cette curieuse tournure que possèdent les choses réelles. Laissons donc de côté toutes ces philosophies enfantines, ces réponses on ne peut plus simplistes. Le problème n'est pas simple, la réponse non plus.
Quel est le problème ? Un univers contenant beaucoup de choses manifestement mauvaises et apparemment dépourvues de sens, mais aussi des créatures, nous, qui savons que cet univers est mauvais et insensé. Seuls deux concepts sont capables d'appréhender l'ensemble de ces faits. L'un est la conception chrétienne d'un monde bon mais qui s'est égaré, gardant encore en mémoire ce qu'il aurait dû être. L'autre concept, le dualisme, prétend qu'il existe deux puissances égales et autonomes derrière toute chose, l'une bonne et l'autre mauvaise, et que l'univers est le champ de bataille d'une lutte sans fin. Je pense personnellement qu'après le christianisme, le dualisme est la croyance la plus mature et la plus sensée proposée aujourd'hui. Mais elle recèle un vice caché.
On suppose que ces deux pouvoirs, ces esprits ou ces dieux sont autonomes : le bon et le mauvais. Tous deux existent de toute éternité. Aucun d'eux n'a créé l'autre et n'a davantage le droit que l'autre de s'appeler Dieu. Chacun, vraisemblablement, estime qu'il est bon et pense que l'autre est mauvais. L'un aime la haine et la cruauté, l'autre l'amour et la miséricorde et chacun défend son point de vue. Or, que voulons-nous dire quand nous appelons l'un la Puissance Bonne et l'autre la Puissance Mauvaise ? Affirmons-nous notre préférence pour l'une d'elles – comme certains apprécient plus la bière que le cidre – ou suggérons-nous que l'une a tort quand elle se considère bonne, indépendamment de ce que les deux peuvent penser et de celle que nous, humains, apprécions à un moment donné ? Si nous voulons dire simplement que nous préférons la première, inutile alors de discourir sur le Bien et le Mal. Car le Bien c'est ce qu'on doit choisir, sans égard pour ce qu'on aimerait à un moment donné. Si être bien signifiait simplement rejoindre sans vraie raison le parti qu'on aime bien, alors le Bien ne mériterait plus qu'on l'appelle Bien. Ainsi donc, en qualifiant ces Puissances de bonne et mauvaise, nous voulons dire que l'une a vraiment raison et l'autre a vraiment tort.
Dès l'instant où vous dites cela, vous introduisez dans l'univers un troisième élément en plus des deux Puissances : quelque Loi, Critère ou Règle du Bien à laquelle se conforme l'une des deux Puissances alors que l'autre ne s'y soumet pas. Or, puisqu'on évalue ces deux Puissances selon ce Critère, alors ce Critère ou l'Être qui l'élabora est antérieur et supérieur à l'une et à l'autre Puissance, et Lui sera le Dieu véritable. En fait, notre conviction en les dénommant bonne ou mauvaise, c'est que l'une des deux est dans une relation juste avec le vrai Dieu absolu, alors que l'autre ne l'est pas.
Exprimons les choses autrement. Si le dualisme est vrai, cette Puissance Mauvaise doit aimer le mal en soi. En réalité, nous n'avons jamais vu quelqu'un se complaire dans le mal simplement parce que c'est mal. Ce qui s'en rapproche le plus, c'est la cruauté. Mais dans la vie, les gens sont cruels soit parce qu'ils sont sadiques – une perversion sexuelle leur procure, par le truchement de la cruauté, un plaisir sensuel – soit parce qu'ils veulent en retirer un profit personnel : argent, puissance ou sécurité. Or le plaisir, l'argent, la puissance et la sécurité sont de bonnes choses en soi. Le Mal consiste à les poursuivre par la mauvaise méthode, ou dans un mauvais sens, ou encore de manière excessive. Je ne veux pas dire, bien entendu, que ceux qui agissent ainsi ne sont pas désespérément mauvais. Je veux dire que le Mal se révèle être, à l'examen, la quête de quelque bien mais de la mauvaise manière. On peut être bon pour la bonté en soi ; on ne peut pas être mauvais pour le mal en soi. Quoique vous n'éprouviez pas toujours un sentiment de bonté ou quelque plaisir à rendre service, vous pouvez faire le bien parce que c'est juste ; mais personne n'a jamais commis une action cruelle simplement parce que la cruauté n'est pas juste, mais parce que la cruauté lui procurait un certain plaisir ou une quelque utilité. En d'autres mots, la méchanceté ne réussit pas à être mauvaise autant que la bonté réussit à être bonne. Si la bonté est, pour ainsi dire, bonne par essence, la perversité est seulement une bonté dévoyée. Il doit y avoir quelque chose de bien, avant que cela puisse se corrompre. Nous avons appelé sadisme une perversion sexuelle ; mais il faut préalablement avoir la notion d'une sexualité normale pour pouvoir parler de sa perversion. On peut distinguer entre une attitude perverse et une attitude saine parce qu'on peut expliquer une attitude perverse en fonction d'une attitude saine, et non l'inverse. Il s'ensuit que cette Puissance du Mal, supposée sur un pied d'égalité avec la Puissance du Bien, aimant le mal comme la Puissance du Bien aime le bien, est un simple épouvantail. Pour être mauvaise, il faut que cette Puissance convoite des choses bonnes et s'efforce de se les procurer de façon pernicieuse. Elle doit éprouver des pulsions originellement bonnes afin de pouvoir les pervertir. Mais si elle est mauvaise, elle ne peut fournir elle-même ni les choses bonnes qu'elle convoite ni les bonnes pulsions à pervertir. Elle ne peut les obtenir que de la Puissance du Bien. S'il en est ainsi, elle n'est donc pas autonome. Elle appartient au monde de la Puissance du Bien ; elle fut créée soit par la Puissance du Bien, soit par quelque autorité qui les surclasse l'une et l'autre.
Soyons encore plus simple. Pour être mauvaise, il faut que cette Puissance existe et possède l'intelligence et la volonté. Or l'existence, l'intelligence et la volonté sont bonnes en soi. Par conséquent, elle doit les recevoir de la Puissance du Bien. Pour accomplir sa vocation déplorable, elle doit emprunter ou voler ces qualités à son adversaire. Voyez-vous maintenant pourquoi le christianisme a toujours dit que le diable est un ange déchu ? Ce n'est pas un conte pour enfants. C'est reconnaître le fait que le diable est un parasite, non un être originel. Les pouvoirs qui permettent au Mal de poursuivre son action lui ont été donnés par le Bien. Tout ce qui permet à un homme mauvais d'être efficacement mauvais est en soi une chose bonne : résolution, habileté, apparence plaisante et existence même. C'est pourquoi le dualisme au sens strict n'aboutit à rien.
Mais j'admets volontiers que le vrai christianisme (distinct du christianisme à l'eau de rose) se rapproche du dualisme plus qu'on ne le pense généralement. Un des traits qui m'a surpris quand pour la première fois j'ai lu sérieusement le Nouveau Testament, fut qu'à maintes reprises, il parlait d'une Puissance des Ténèbres agissant dans l'univers, d'un esprit mauvais d'où émanaient la mort, la maladie et le péché. Le christianisme affirme, et c'est là son originalité, que cette Puissance des Ténèbres fut créée par Dieu, qu'elle était bonne lors de sa création mais qu'elle s'est pervertie. Le christianisme est d'accord avec le dualisme sur le fait que la lutte sévit dans l'univers. Mais il ne croit pas que ce soit une guerre entre puissances autonomes. Il estime que c'est une guerre civile, une rébellion, et que nous vivons dans une partie de l'univers occupée par l'adversaire.
Un territoire sous l'emprise de l'ennemi, tel est donc notre monde. Le christianisme relate la venue ici-bas du roi légitime et qui, sans éveiller les soupçons – déguisé, pourrait-on dire – nous appelle tous à participer à une grande campagne de sabotage. Quand vous allez à l'église, vous êtes en fait à l'écoute du message secret qui vous parvient par la radio de nos alliés. C'est pourquoi l'ennemi désire tellement nous empêcher d'aller à l'église. C'est en agissant sur notre vanité, notre paresse et notre snobisme intellectuel qu'il compte nous en dissuader. Je sais qu'on va me demander : « Voulez-vous dire qu'à notre époque on puisse réintroduire dans nos conceptions notre vieil ami le diable, avec ses sabots, ses cornes et toute l'imagerie de Saint-Sulpice ? » Mais je ne vois pas en quoi l'époque intervient dans cette notion. Je ne suis pas particulièrement attaché aux sabots et aux cornes, mais ceci mis à part, ma réponse est formelle : « Oui, c'est bien mon intention ». Je n'ai pas la prétention de connaître quoi que ce soit de l'apparence physique du diable. Si quiconque désire vraiment le connaître, je lui répondrai : « Ne vous en faites pas, si réellement vous le voulez, vous ne serez pas déçu. Quant à savoir si alors vous l'apprécierez, c'est une autre affaire ! »
L’alternative choquante
Les chrétiens pensent qu'une puissance mauvaise s'est instituée comme Prince de ce monde dans le temps présent. Évidemment, ceci pose question. Cet état de choses serait-il en accord avec la volonté de Dieu ? Si oui, ce Dieu est un Dieu étrange, direz-vous. Si non, comment peut-il se produire quoi que ce soit de contraire à la volonté d'un être doté d'un pouvoir absolu ?
Quiconque ayant exercé l'autorité sait qu'une chose peut être en accord avec sa volonté dans un certain sens mais pas dans l'autre. On peut comprendre qu'une mère dise à ses enfants : « Je ne vais pas venir chaque soir vous faire ranger votre chambre. Il vous faut apprendre à la tenir en ordre tout seuls ». Un soir, elle monte à l'improviste et trouve l'ours en peluche, l'encrier et le livre de grammaire traînant dans un coin. Ce désordre n'est pas l'expression de sa volonté. Elle préférerait que les enfants aient tout bien rangé. Cependant, c'est par sa volonté que les enfants ont été libres de mettre le désordre. Ce principe se vérifie dans tout régiment, syndicat ou établissement scolaire. Lorsque vous laissez le choix aux gens de faire quelque chose, plus de la moitié des intéressés ne vont pas la faire. Ce n'est pas ce que vous vouliez au départ, mais votre volonté l'a rendu possible.
Il en va probablement de même dans l'univers. Dieu a créé des êtres pourvus d'un libre arbitre. C'est-à-dire des créatures qui peuvent opter autant pour le bien que pour le mal. Certains pensent qu'on peut concevoir une créature qui, tout en étant libre, n'aurait pas la possibilité de choisir le mal. Pour ma part je ne le puis. Si une chose a le droit d'être bonne, elle a aussi le droit d'être mauvaise. Or c'est notre libre arbitre qui rend le mal possible. Pourquoi Dieu le donna-t-Il aux hommes à l'origine ? Parce que ce libre arbitre, bien qu'il laisse au mal le champ libre, est la seule chose qui rend possible l'amour, la bonté ou la joie. Un monde d'automates, de créatures se mouvant comme des machines, ne vaudrait guère la peine d'être créé. Le bonheur conçu par Dieu pour ses créatures les plus évoluées est le bonheur d'être librement et volontairement liées à lui et à tout être humain par un amour si merveilleux, qu'en comparaison, l'amour le plus sublime entre un homme et une femme n'est que de l'eau de rose. Pour en arriver à cette communion entre Dieu et les hommes, il faut que les êtres soient libres.
Évidemment, Dieu savait ce qui arriverait si les hommes usaient à tort de leur liberté, mais Il estimait que le risque en valait la peine. Peut-être sommes-nous enclins à ne pas être d'accord avec Dieu. Mais ne pas être d'accord avec Lui pose un problème. Il est la source même de tout notre pouvoir de raisonnement. Nous ne pouvons avoir raison et Lui tort, pas plus qu'une rivière ne peut remonter plus haut que sa source. Quand nous contestons avec Dieu, nous contestons la puissance même qui nous a donné la faculté de raisonner. En d'autres termes, nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Si Dieu pense que cet état de lutte dans l'univers est le prix valant la peine d'être payé en échange du libre arbitre, alors croyons-Le. Si, plutôt que d'un monde factice, tel un jouet qui s'anime quand on tire les ficelles, Dieu a voulu disposer d'un monde vivant où les habitants peuvent réellement faire le bien ou le mal et où des choses réellement importantes se passent, alors acceptons que cela en vaille la peine.
Quand nous aurons compris cette notion de libre arbitre, nous verrons combien il est idiot de demander comme on me l'a déjà demandé : « Pourquoi Dieu a-t-Il fait une créature avec tellement de défauts qu'elle a mal tourné ? » Car nous remarquerons que plus un être est de qualité, plus il est intelligent, fort et libre, meilleur il sera s'il choisit le bien, mais pire il sera s'il choisit le mal. Une vache ne peut être ni très bonne ni très mauvaise ; un chien peut être à la fois meilleur et pire ; un enfant beaucoup plus ; un homme ordinaire encore plus ; un homme de génie, toujours plus ; un être super-doué le meilleur ou le pire de tous.
Comment la Puissance des Ténèbres s'est-elle pervertie ? Voici sans aucun doute une question à laquelle les êtres humains ne peuvent donner une réponse dont ils soient sûrs. On peut toutefois émettre une supposition raisonnable (et traditionnelle) fondée sur notre expérience du mal. Dès l'instant où l'on a la notion du moi, on risque de se mettre en premier – on veut être au centre de l'attention – on veut être Dieu, en fait. Tel fut le péché de Satan. Et c'est ce péché-là qu'il enseigna à la race humaine. Certains pensent que la chute de l'homme a un rapport avec la sexualité, mais c'est une erreur (le récit de la Genèse suggère plutôt qu'une corruption de notre nature sexuelle a suivi la chute et en est devenu le résultat et non la cause). Satan a mis dans la tête de nos lointains ancêtres l'idée qu'ils pouvaient être comme des dieux – capables d'agir à leur guise comme s'ils s'étaient créés eux-mêmes, être les maîtres de leur vie – et inventer une sorte de bonheur bien à eux, en dehors et loin de Dieu. De cette tentative vouée à l'échec est née la quasi-totalité de ce que nous appelons l'histoire humaine – argent, misère, ambition, guerre, prostitution, classes sociales, empires, esclavage – la longue et terrible histoire de l'homme essayant de trouver à Dieu un substitut qui le rendrait heureux.
Voyons la raison pour laquelle cette tentative ne peut jamais réussir. Dieu nous a faits, nous a inventés comme un homme invente une machine. Si une automobile est faite pour fonctionner à l'essence, elle ne fonctionnera convenablement avec aucun autre carburant. Dieu a voulu que la machine humaine fonctionne avec Lui comme carburant 2. Il est le combustible que notre esprit doit brûler, ou la nourriture de notre âme. Il n'y en a point d'autre. C'est pourquoi il ne sert à rien de demander à Dieu de nous rendre heureux selon nos propres conceptions sans se soucier de la religion. Dieu ne peut nous donner le bonheur et la paix qu'en Lui, parce qu'ils n'existent pas en dehors de Lui. Aucune autre solution n'existe.
C'est en ceci que s'explique l'histoire de l'humanité. Une énergie terrifiante est dépensée, des civilisations sont bâties, d'excellentes institutions sont élaborées, mais chaque fois ça tourne mal. Quelque fatalité conduit toujours, à la tête des peuples, des gens égoïstes et cruels qui n'apportent que ruine et misère. Et la machine cale. Elle semble fort bien démarrer, avancer de quelques mètres, mais elle finit par tomber en panne. On veut la faire marcher avec le mauvais carburant. C'est ce que Satan a fait avec nous, les humains.
Et qu'a fait Dieu ? Tout d'abord, Il nous a laissé la conscience, le sens du bien et du mal. Tout au long de l'histoire, des gens se sont efforcés (parfois vigoureusement) d'obéir à leur conscience. Aucun d'eux d'ailleurs n'y est jamais parvenu vraiment. Puis Dieu a dispensé à la race humaine ce que j'appelle de bons songes. J'entends par là ces récits curieux, dispersés dans toutes les religions païennes, relatifs à un dieu qui meurt et ressuscite et, par sa mort, donne quelque vie nouvelle aux hommes. Troisièmement, Dieu s'est choisi un peuple spécifique et a passé plusieurs siècles à lui marteler dans la tête qu'Il était l'Unique et qu'Il attachait grande importance à une conduite droite. Ces élus étaient les Juifs. L'Ancien Testament est le compte-rendu de cette éducation que Dieu a essayé de leur donner.
Un véritable choc s'est alors produit. Parmi ces Juifs se révèle soudain un homme qui parle comme s'Il était Dieu. Il prétend pardonner les péchés. Il affirme avoir toujours existé. Il dit qu'il reviendra pour juger le monde à la fin des temps. Essayons d'y voir plus clair. Pour les panthéistes, tel l'hindouisme, il n'y aurait rien d'anormal à ce qu'un homme prétende être une partie de Dieu, ou un avec Dieu. Mais le Juif, se sachant membre du peuple élu, ne pouvait rien imaginer de semblable. Dieu, dans le langage des Hébreux, désigne l'Être hors du monde, Créateur de toutes choses, infiniment différent et incomparable. Quand vous aurez saisi cela, vous verrez que les propos de Jésus étaient, purement et simplement, la prétention la plus choquante qu'aient jamais proférées des lèvres humaines.
Pourtant, l'une des prétentions de cet homme risque d'échapper à notre attention car on l'a si souvent entendue qu'on ne réalise pas sa portée. Jésus avait la prétention de pardonner les péchés, n'importe quel péché. Or, à moins qu'Il soit Dieu, prétendre une telle chose est tellement déraisonnable que c'en est comique. Nous pouvons tous concevoir qu'un homme pardonne les offenses commises à son égard. Vous marchez sur mes orteils et je vous pardonne ; vous dérobez mon argent et je vous pardonne. Mais où classeriez-vous un homme sur les pieds duquel vous n'avez pas marché ou à qui vous n'avez rien volé, mais qui prétendrait vous pardonner d'avoir marché sur les pieds d'un autre ou volé l'argent d'autrui ? Quel âne ! dirions-nous et encore nous serions gentils. C'est néanmoins ce qu'a fait Jésus. Il a affirmé aux gens que leurs péchés étaient pardonnés, mais sans jamais consulter les personnes lésées. Il se conduisait sans la moindre hésitation comme s'Il était concerné au premier chef, la personne visée par toutes les offenses. Cela n'a de sens que s'Il était vraiment le Dieu dont on avait violé les lois et dont l'amour était blessé par tout péché commis. Dans la bouche de quiconque, hormis Dieu, ces mots ne seraient pour moi que niaiserie et suffisance, sans équivalent chez aucun autre acteur de l'Histoire.
Cependant (et voilà ce qui est étrange et significatif), même ses détracteurs, quand ils lisent les évangiles, n'ont pas le sentiment que Jésus était idiot ou prétentieux. Encore moins les lecteurs qui n'ont pas de préjugés. Le Christ dit de Lui-même qu'Il est « doux et humble de cœur » et nous Le croyons ; sans remarquer que, s'Il n'était qu'un homme, nous ne qualifierions certainement pas certaines de ses paroles de douces et humbles.
Je cherche ici à empêcher quiconque de prononcer cette phrase vraiment insensée qu'on avance souvent au sujet de Jésus : « Je suis prêt à voir en Jésus un éminent maître de morale, mais je récuse sa prétention d'être Dieu ». C'est la chose à ne pas dire. Un homme qui ne serait qu'un homme et qui tiendrait les propos que tenait Jésus ne serait pas un grand professeur de morale. Ce serait soit un fou – comme quelqu'un qui affirmerait être un œuf poché – soit le Démon des enfers. Il nous faut choisir : ou bien cet homme était et reste le Fils de Dieu, ou bien Il ne fut rien d'autre qu'un aliéné ou pire encore. Soit vous enfermez ce fou, soit vous crachez au visage de ce démon et vous le tuez ; soit, au contraire, vous vous jetez à ses pieds et vous l'appelez Seigneur et Dieu. Mais n'accordons aucun crédit à cette absurdité condescendante, à savoir qu'Il serait un grand maître. Il ne nous a pas laissé cette possibilité. Il n'a pas eu cette intention.
Le pénitent parfait
Affrontons alors une alternative effrayante. Soit cet homme dont nous parlons était (et demeure) exactement ce qu'Il prétendait être, soit Il n'était rien d'autre qu'un aliéné ou pire encore. Or, il me semble évident qu'Il n'était ni un fou ni un démon. En conséquence, aussi étrange, terrifiant ou invraisemblable que cela puisse paraître, je dois accepter le point de vue qu'Il était et qu'Il est Dieu. Dieu est venu sous une forme humaine dans ce monde occupé par l'ennemi.
Mais alors, à quoi ça rime ? Dans quel but Jésus est-Il venu ? Eh bien, pour enseigner, ce me semble ! Pourtant, dès qu'on regarde de plus près le Nouveau Testament et les autres écrits chrétiens, on découvre qu'ils parlent constamment de quelque chose de différent. Ils parlent de la mort et de la résurrection de Jésus. Il est clair que pour les chrétiens, c'est là le point essentiel de l'histoire. Ils pensent que la raison principale pour laquelle Jésus est venu sur la terre, c'est pour souffrir et être mis à mort.
Or, avant de devenir chrétien, j'avais l'impression que la première chose que les chrétiens devaient croire, c'était une théorie spécifique de la raison d'être de cette mort. Selon cette théorie, Dieu voulait punir les hommes pour leur désertion et leur ralliement à Satan, le grand rebelle. Mais le Christ s'est porté volontaire pour subir le châtiment à leur place, afin que chacun reçoive l'absolution de Dieu. J'admets maintenant que cette idée ne me paraît pas aussi immorale et stupide qu'autrefois, mais ce n'est pas le point dont je veux débattre. En effet, je me suis rendu compte, plus tard, que cette théorie ni aucune autre n'est le christianisme. Le point central de la foi chrétienne est que la mort du Christ nous a, d'une façon ou d'une autre, replacés dans une situation juste vis-à-vis de Dieu et nous a donné un nouveau départ. Les théories explicatives de ce processus sont une autre affaire. De nombreuses théories tentent d'expliquer comment ça peut marcher, mais les chrétiens sont tous d'accord sur la valeur et les conséquences de cette mort. Voici mon opinion.
Les gens intelligents savent que, si on est fatigué et affamé, un repas nous fera grand bien. Mais les théories diététiques modernes – qui font entrer en ligne de compte les vitamines, les protéines, etc. – sont autre chose. On s'est toujours senti mieux après un repas, même avant qu'il soit question des vitamines ; et si un jour cette théorie des vitamines est abandonnée, nous continuerons à prendre nos repas comme avant. Les théories concernant la mort du Christ ne sont pas le christianisme ; elles expliquent comment il fonctionne. Les chrétiens ne sont pas tous d'accord sur l'importance à accorder à ces vues, et ma propre Église, l'Église Anglicane, ne soutient pas l'une d'entre elles plus qu'une autre. L'Église Catholique Romaine va plus loin. Je pense néanmoins qu'elles conviennent toutes deux que le fait lui-même est infiniment plus important que toutes les explications des théologiens. Ces Églises admettent probablement qu'aucune explication ne sera jamais conforme à la réalité. Mais, comme je l'écris au début de mon livre, je ne suis qu'un laïc, et sur ce point, j'avance en eau profonde. Je puis seulement vous exposer – vaille que vaille ! – comment personnellement je conçois cette question.
À mon avis, on ne nous demande pas vraiment d'accepter les théories. Sans doute certains d'entre vous ont-ils lu des ouvrages scientifiques. Quand les savants veulent expliquer l'atome par exemple, ils vous donnent une description vous permettant de vous le représenter. Ils vous préviennent cependant que cette image n'est pas ce qu'ils admettent. Ils croient plutôt en une formule mathématique. Les images sont seulement là pour nous aider à comprendre la formule. Elles ne sont pas vraies au même titre que la formule, et elles vous donnent seulement une idée de la réalité. Si elles ne vous sont d'aucun secours, laissez-les tomber. La chose elle-même ne saurait être représentée ; on ne peut l'exprimer que mathématiquement. Nous sommes tous logés à la même enseigne. Nous croyons que la mort du Christ est exactement cet instant dans l'Histoire où quelque chose d'absolument inconcevable, extérieur à nous, s'est révélé dans notre monde. Si nous ne pouvons nous représenter les atomes composant notre propre monde, à combien plus forte raison sommes-nous incapables d'imaginer ce mystère. En vérité, si nous étions aptes à l'appréhender complètement, ce serait justement la preuve que l'action du Christ n'est pas ce qu'elle professe être : l'inconcevable, l'incréé, une manifestation de l'au-delà se précipitant, aussi rapide qu'un éclair, dans notre monde. Peut-être vous demandez-vous à quoi sert la mort du Christ si on ne la comprend pas. La réponse est aisée : comme un homme peut prendre un repas sans savoir exactement comment les aliments le nourrissent, il peut accepter l'œuvre du Christ à la croix sans savoir comment elle fonctionne. En fait, il ne pourra jamais savoir comment elle fonctionne à moins de l'accepter.
On nous dit que le Christ a été immolé pour nous, que son sacrifice a ôté nos péchés et qu'en mourant, Il a mis hors de combat la mort elle-même. Voilà la formule. Voilà le christianisme. Voilà ce qu'il faut croire. Toutes les théories expliquant comment la mort du Christ a fait tout ceci sont, à mes yeux, tout à fait secondaires, de simples schémas à délaisser s'ils ne nous aident pas. Même s'ils nous aident, il ne faut pas les confondre avec la chose elle-même. Cependant, il vaut la peine de considérer quelques-unes de ces théories.
La théorie mentionnée précédemment – selon laquelle nous sommes mis hors de cause parce que le Christ s'est porté volontaire pour subir le châtiment à notre place – semble à première vue une théorie très sotte. Si Dieu était prêt à nous absoudre, pourquoi donc ne l'a-t-Il pas fait ? À quoi rimait le fait de punir un suppléant innocent ? À rien, autant que je sache, si l'on considère la punition d'un point de vue juridique.
Cependant, si l'on prend l'idée de dette, on conçoit tout à fait qu'une personne, disposant de liquidités, règle la dette à la place d'un débiteur insolvable. Enfin, le fait de payer la rançon, non dans le sens de subir une punition mais au sens plus général de payer les pots cassés ou de régler la note, est une affaire de la vie courante. Lorsqu'un individu s'est mis dans le pétrin, c'est habituellement un ami bienveillant qui va le tirer de là.
Or, dans quel pétrin l'homme s'est-il mis ? Il a essayé de se rendre autonome, de se comporter comme étant son propre maître. En d'autres termes, l'homme déchu n'est pas simplement une créature imparfaite qui a besoin d'amélioration, mais un rebelle qui doit déposer les armes. Déposer les armes, se livrer, dire que l'on regrette, se rendre compte que l'on a suivi la mauvaise voie, être prêt à recommencer sa vie à zéro, c'est la seule manière de sortir du pétrin. Ce processus de capitulation – cette rapide marche arrière – les chrétiens l'appellent la repentance. Or, se repentir n'est pas drôle. C'est beaucoup plus difficile que de faire simplement amende honorable. C'est oublier toute l'obstination et la suffisance que nous cultivons depuis des milliers d'années, détruire une partie de soi-même et subir une sorte de mort. En fait, seul un homme bon peut faire cette démarche. Voilà le problème. Seul un individu mauvais a besoin de se repentir, mais seule une personne portée au bien peut se repentir parfaitement. Donc, plus vous êtes mauvais, plus vous avez besoin de vous repentir et moins vous le pouvez. Le seul être humain qui pourrait le faire parfaitement serait un être parfait, mais alors il n'en aurait pas besoin.
Souvenez-vous, cette repentance – cette soumission volontaire à l'humiliation et à une sorte de mort – n'est pas ce que Dieu exige de nous pour nous ramener à Lui et dont Il pourrait nous dispenser s'Il le voulait. C'est uniquement une description de ce retour à Lui. Si nous demandons à Dieu de nous ramener à Lui sans la repentance, nous Lui demandons en fait de nous permettre ce retour sans toutefois revenir. Ce n'est pas possible.
Il nous faut donc passer par la repentance. Mais qu'est-ce qui nous rend alors incapables de le faire ? C'est notre méchanceté. Pourrions-nous le faire avec l'aide de Dieu ? Oui, mais qu'entendons-nous quand nous parlons de l'aide de Dieu ? C'est pour ainsi dire vouloir que Dieu intervienne et mette en nous un peu de Lui-même ; qu'Il nous prête un peu de son pouvoir de raisonnement pour mieux penser ; qu'Il mette un peu de son amour en nous pour que nous nous aimions vraiment les uns les autres. Lorsqu'on apprend à un enfant à écrire, on lui tient la main pendant qu'il forme les lettres ; autrement dit, il forme les lettres parce qu'on l'aide à les former. Nous aimons et raisonnons parce que Dieu aime et raisonne et tient notre main pendant que nous agissons. Si nous n'étions pas déchus, cela irait tout seul. Mais, malheureusement, nous avons besoin de l'aide de Dieu afin d'entrer dans une démarche que Lui, en raison de sa nature, ne fait jamais : capituler, souffrir, se soumettre, mourir. Rien dans la nature de Dieu ne correspond à ce processus, si bien que cette voie unique dans laquelle nous avons besoin d'être guidés par Dieu est une route qu'Il n'a jamais foulée. Dieu ne peut partager que ce qu'Il possède. Cet élément, dans sa propre nature, Il ne l'a pas.
Mais supposons que Dieu devienne un homme – que notre nature humaine capable de souffrir et de mourir soit unie avec la nature de Dieu en un seul individu – alors cet individu pourrait nous aider. Il renoncerait à sa propre volonté, Il souffrirait et mourrait parce qu'Il serait homme ; et Il pourrait le faire parfaitement parce qu'Il serait Dieu. Vous et moi, pouvons passer par ce processus seulement si Dieu l'opère en nous. Mais Dieu ne peut le faire que s'Il devient homme. Par ailleurs, nos tentatives pour subir cette mort à nous-même ne réussiront que si nous participons à la mort de Dieu, tout comme notre entendement n'est qu'une goutte de l'océan qu'est son intelligence. Mais nous ne pouvons partager la mort de Dieu que s'Il meurt. Ce n'est qu'en devenant homme que Dieu peut mourir. Voilà dans quel sens il paie notre dette et souffre pour nous ce qu'il n'a nul besoin de souffrir.
J'ai entendu certains rétorquer que si Jésus était homme et Dieu à la fois, ses souffrances et sa mort perdraient toute valeur, « parce que ce serait facile pour Lui ! » D'autres, à juste titre, blâment l'ingratitude et l'indélicatesse d'une telle objection ; ce qui me consterne, c'est l'incompréhension qu'elle trahit. En un sens, ceux qui la soulèvent ont raison. Ils ont même sous-estimé la force de leurs propres arguments. La soumission parfaite, la souffrance parfaite et la mort parfaite n'étaient pas seulement plus faciles à Jésus parce qu'Il était Dieu, mais elles ne pouvaient être possibles que parce qu'Il était Dieu. Voilà pourtant un bien curieux prétexte pour ne pas les accepter ! Le maître est capable de former les lettres à la place de l'enfant parce qu'il est un adulte et sait écrire. Ces conditions, bien entendu, rendent tout plus facile au maître ; et, parce que c'est plus facile pour lui, il peut aider l'enfant. Si l'enfant récusait son maître en voyant la facilité évidente avec laquelle une main adulte écrit, et s'il préférait le concours d'un autre enfant inexpérimenté (et donc dépourvu de tout avantage « déloyal »), il ne progresserait pas vite. Si j'étais en train de me noyer dans une rivière tumultueuse et qu'un homme sur la rive me tendait une main secourable, devrais-je lui crier tant bien que mal : « Non, ce n'est pas juste ! Vous êtes avantagé ! Vous gardez un pied sur la terre ferme ! » Cette supériorité (appelez-la déloyale si le cœur vous en dit) est précisément ce qui lui permet de me porter secours. D'où nous viendra le secours si nous ne voulons pas faire appel à plus fort que nous ?
Telle est ma façon de considérer ce que les chrétiens appellent l'Expiation. Mais je vous le rappelle, ce n'est qu'une nouvelle image. Ne la confondez pas avec l'expiation elle-même, et si cette image ne vous est d'aucun secours, laissez-la tomber.
Conclusion d’ordre pratique
Le Christ a subi l'humiliation et le renoncement parfaits : parfaits parce qu'Il était Dieu ; renoncement et humiliation parce qu'Il était homme. Or la croyance chrétienne est que, si de quelque façon nous partageons l'humilité et les souffrances du Christ, nous partageons aussi sa victoire sur la mort et, par conséquent, nous jouirons d'une vie nouvelle. Nous deviendrons alors des créatures parfaites et parfaitement heureuses. Ceci va bien au-delà de toutes nos tentatives pour suivre l'enseignement du Christ. Les gens demandent souvent quand la prochaine étape de l'évolution va se produire – l'étape après l'homme. Or, du point de vue chrétien, elle s'est déjà produite. En Christ une nouvelle espèce d'homme est apparue ; et ce nouveau type de vie qu'il a lui-même inauguré doit être mis en nous.
Comment cela se fera-t-il ? D'abord, souvenez-vous comment nous avons acquis notre vie naturelle, ordinaire celle-ci. Nous la tenons, sans notre consentement, d'autres individus, père et mère, et de tous nos ancêtres, et par un procédé très curieux qu'on n'aurait jamais deviné, qui comporte jouissance, douleur et danger. La plupart d'entre nous passent de longues années de leur enfance à essayer de deviner comment ils sont venus à la vie, et quelques enfants, quand on le leur révèle, ne le croient pas. Pour ma part, je ne saurais les en blâmer car ce processus est vraiment bizarre. Or, le Dieu qui l'élabora est le même Dieu qui décida comment cette vie nouvelle – la vie du Christ – se répandrait. Attendons-nous à ce que ce processus nous paraisse bizarre lui aussi. Dieu ne nous a pas davantage consultés quand il a inventé la sexualité qu'il ne l'a fait quand il a inventé ce processus.
C'est par trois choses que la vie du Christ est répandue en nous : le baptême, la foi et cet acte mystérieux que les chrétiens appellent de noms divers : Cène, Eucharistie ou Repas du Seigneur. Tout au moins, ce sont les trois méthodes habituelles. Je ne dis pas qu'il ne puisse exister des cas particuliers où cette vie se répand sans l'une ou l'autre de ces choses. Je ne dispose pas du temps nécessaire pour traiter ces cas particuliers, et d'ailleurs je n'en ai pas la compétence. Si vous vouliez, en quelques minutes, expliquer à quelqu'un comment gagner Bordeaux, vous lui conseilleriez le train. Il pourrait, il est vrai, s'y rendre en bateau ou en avion, mais vous n'auriez pas l'idée de lui parler de ces moyens de locomotion. Je ne prends pas parti pour dire laquelle de ces trois choses est essentielle. Mon ami méthodiste aimerait que j'insiste davantage sur la foi, mais je ne m'y laisserai pas entraîner. Quiconque professe de vous enseigner la doctrine chrétienne vous dira, en fait, d'utiliser ces trois choses, ce qui suffit à notre but présent.
Moi-même, je ne vois pas pourquoi elles devraient être conducteurs de la vie nouvelle. Mais si l'on ne m'avait pas expliqué le mystère de la procréation, je n'aurais jamais vu la relation entre un plaisir physique particulier et la venue au monde d'un être humain. Il nous faut accepter la réalité telle qu'elle se présente à nous. À quoi sert-il de palabrer sur ce qu'elle devrait être ou que nous aurions voulu qu'elle soit ? Mais, bien que je ne voie pas pourquoi il en est ainsi, je peux vous dire pourquoi j'y crois fermement. Je vous ai expliqué pourquoi je dois croire que Jésus était (et qu'Il est) Dieu. Et n'est-ce pas un fait historique que Jésus a enseigné à ses disciples que la vie nouvelle est communiquée ainsi ? En d'autres mots, je Le crois sur parole. Ne vous effrayez pas de cette expression. Croire une personne sur parole signifie simplement admettre ce qu'elle dit parce qu'elle est digne de foi. Quatre-vingt-quinze pour cent des choses que vous savez, vous les avez crues sur parole. Je crois qu'il existe une ville appelée New York. Je ne l'ai pas vue de mes propres yeux et je ne pourrais prouver par un raisonnement abstrait qu'elle existe vraiment. Je le crois parce que des gens dignes de foi me l'ont assuré. L'homme, en général, croit sur parole au système solaire, aux atomes, à l'évolution et à la circulation du sang parce que les scientifiques le certifient. Toute affirmation historique est fondée sur une parole digne de confiance. Aucun de nous n'a vu la prise de la Bastille ou le sacre de Napoléon. Aucun de nous ne pourrait prouver ces faits par pure logique comme on prouve une vérité en mathématiques. Nous les croyons simplement parce que des témoins les ont vus et ont laissé des écrits les relatant. En fait, nous les croyons sur parole. Un homme qui regimberait en général devant les paroles dignes de confiance, comme certains le font en matière de religion, devrait se contenter de ne rien savoir toute sa vie.
Ne pensez pas que j'érige le baptême, la foi et la Cène en éléments qui se suffisent à eux-mêmes et se substituent à nos propres tentatives d'imiter le Christ. Vous tenez votre vie naturelle de vos parents, mais cela ne signifie pas qu'elle durera si vous n'en prenez pas soin. Vous pouvez la perdre par négligence, ou la supprimer par le suicide. Il vous faut la nourrir et l'entretenir ; mais souvenez-vous toujours que vous n'en êtes pas l'auteur. Vous entretenez seulement une vie reçue de quelqu'un d'autre. De même, un chrétien peut perdre la vie nouvelle qui a été mise en lui et il doit faire des efforts pour la conserver. Même le meilleur chrétien qui ait jamais vécu n'agit sur sa propre impulsion vitale. Il nourrit ou protège simplement une vie qu'il n'aurait jamais pu acquérir par ses propres efforts. Ceci entraîne des conséquences pratiques. Aussi longtemps que la vie naturelle anime notre corps, elle agira sans arrêt pour réparer ce corps. Faites-vous une blessure, et jusqu'à un certain point, contrairement au cadavre, ce corps guérira. Un corps vivant n'est pas un corps qui jamais ne se blesse mais qui, jusqu'à un certain point, se répare tout seul. De même, un chrétien n'est pas un homme qui ne fait jamais le mal, mais plutôt un homme apte à se repentir, à se relever et à se remettre en route après chaque faux-pas. Et ceci parce que la vie nouvelle habite en lui, le guérissant constamment, lui permettant de réitérer (jusqu'à un certain point) la sorte de mort volontaire que le Christ lui-même a soufferte.
Les gens essaient d'être bons pour plaire à Dieu si jamais Il existe ou, s'ils sont athées, pour mériter l'approbation des hommes de bien. Mais le chrétien est dans une situation différente. Il croit plutôt que tout ce qu'il fait de bien émane de la vie nouvelle qui est en lui. Il ne conçoit pas que Dieu nous aime parce que nous sommes bons, mais plutôt qu'Il nous rendra bons parce qu'Il nous aime ; comme le toit d'une serre n'attire pas le soleil parce qu'il est brillant, mais qu'il brille parce que le soleil darde sur lui ses rayons.
Soyons clairs : quand les chrétiens disent que la vie nouvelle est en eux, ils n'évoquent pas simplement un phénomène mental ou moral. Quand ils parlent d'être en Christ, ou du Christ en eux, cela ne signifie pas simplement qu'ils pensent au Christ ou qu'ils L'imitent. Ils veulent dire que le Christ opère réellement à travers eux ; que l'ensemble des chrétiens est l'organisme physique au travers duquel le Christ agit – nous sommes ses doigts, ses muscles, les cellules de son corps. Peut-être est-ce la raison pour laquelle cette vie nouvelle se développe non seulement par des actions purement mentales comme la foi, mais aussi par des actes physiques comme le baptême et la Cène. Il ne s'agit pas seulement de répandre une idée ; il s'agit plutôt d'une évolution – un fait biologique ou supra-biologique. Il ne sert à rien d'essayer d'être plus spirituel que Dieu. Dieu n'a jamais voulu que l'homme soit une créature purement spirituelle. C'est pourquoi Il se sert d'éléments matériels tels que le pain et le vin pour répandre la vie nouvelle en nous. Ceci nous paraît peut-être bassement matériel, sans spiritualité, mais nous nous trompons. Dieu a inventé le boire et le manger et Il aime la matière qu'Il a créée.
Un autre mystère m'intriguait autrefois : n'est-ce pas terriblement injuste que cette nouvelle vie soit l'apanage de ceux qui ont entendu parler du Christ et ont pu croire en Lui ? Or Dieu ne nous a pas fait part de ses dispositions relatives aux autres individus. Nous savons parfaitement qu'aucun homme ne peut être sauvé si ce n'est par le Christ. Mais nous ne savons pas si seuls ceux qui Le connaissent sont sauvés. Alors que vous vous inquiétez à propos des personnes du dehors, l'attitude la plus déraisonnable que vous puissiez adopter est de rester vous-même en dehors. Les chrétiens sont le corps du Christ, l'organisme au travers duquel Il agit. Toute adjonction à ce corps Lui permet d'œuvrer davantage. Si vous voulez intervenir auprès de ceux qui restent en dehors, il faut ajouter votre pauvre petite cellule au corps du Christ qui, seul, peut leur venir en aide. Sectionner les doigts d'un homme serait une bien curieuse façon de l'entraîner à travailler davantage.
Une autre objection est parfois émise : pourquoi Dieu est-il descendu d'une manière si discrète – en ce monde occupé par l'ennemi – et a-t-Il créé une sorte de société secrète pour saper l'action du diable ? Pourquoi n'est-il pas venu en force envahir cette terre ? Manquerait-Il de puissance ? Eh bien, les chrétiens croient qu'Il va venir en force. Nous ne savons pas quand Il viendra, mais nous pouvons deviner pourquoi Il n'est pas encore venu. Il veut donner à chacun l'occasion de se ranger à son bord en toute liberté. Vous n'auriez sans doute pas beaucoup d'estime pour un Français qui attendrait que les Alliés pénètrent en Allemagne pour se déclarer de leur côté. Dieu va revenir. Mais ces personnes qui veulent que Dieu intervienne ouvertement et directement dans notre monde, se rendent-elles compte de ce qu'il adviendra quand Il le fera effectivement ? Ce sera la fin du monde, la fin du spectacle ! Mais à quoi servira-t-il, ce jour-là, de dire qu'on est de son côté au moment-même où l'univers s'évanouit comme un rêve et où quelque chose d'absolument inimaginable y pénètre avec fracas, quelque chose de si beau pour certains et si terrible pour d'autres, qu'aucun n'aura plus la possibilité de choisir ? Dieu se manifestera alors ouvertement, avec une telle force que chacun sera frappé soit d'un amour, soit d'une horreur irrésistibles. Trop tard alors pour choisir son camp ! Il ne sert à rien de dire qu'on choisit de rester couché quand il est devenu impossible de se lever. Le temps du choix sera passé. Ce sera plutôt le temps de découvrir pour quel camp nous avions vraiment opté, consciemment ou non.
C'est donc aujourd'hui, à cet instant-même, que l'occasion nous est donnée de faire le bon choix. Dieu retarde l'accomplissement de son dessein pour nous donner encore cette possibilité. Elle ne saurait durer éternellement. Il nous appartient de saisir cette occasion ou de la laisser passer.
Clive Staple Lewis, in Les fondements du christianisme

1. Un auditeur s'est plaint du mot damné comme étant un juron mal placé. Mais c'est bien ce que je veux dire : une sottise qui est damnée est maudite par Dieu et (sauf si la grâce de Dieu opère) conduira ceux qui y croient à la perdition éternelle.
2. Aristote et Saint-Thomas ont déjà dit que Dieu était « le premier moteur de l'univers ».