mardi 30 juin 2020

En coup de vent... Leonardo Castellani, Avec Claudel


« Oui, j'aimerais beaucoup qu'on traduise Le Soulier de satin en espagnol. Aucune de mes œuvres n'est encore traduite dans cette langue, que je sache. Non, je ne sais rien de rien de ce Bernárdez dont vous me parlez. La traduction anglaise du père O'Connor (ce prêtre dont Chesterton s'est inspiré pour son père Brown) est vraiment bonne, mais l'anglais est moins théologique que l'espagnol ; avec les grands mystiques, la langue espagnole a travaillé la théologie et elle a été travaillée par elle... Vous savez, Le Soulier de satin représente la fin d'un cycle dans ma vie et dans mon travail, ce que j'appelle l'évangélisation de mes facultés...

« [...] Et ça fait plus ou moins vingt ans que je ne lis rien d'autre que la Bible. J'ai des montagnes de commentaires sur la Bible. Qu'est-ce que vous pensez de ces deux morceaux sur la Genèse que j'ai signés à La Nouvelle Revue française ? Vous n'êtes pas un écrivaillon, l'opinion d'un prêtre m'intéresse. J'ai un commentaire des quatorze premiers chapitres de l'Apocalypse que la maison d'édition Sheed & Ward publiera peut-être en anglais : je ne trouve pas d'éditeur français qui me convienne. J'ai aussi un commentaire de la Genèse que j'ai refait trois fois depuis que je l'ai commencé à Ligugé, en 1893... Commentaire poétique, bien entendu.

« C'est que je suis poète de métier, et que la Bible est avant tout un livre poétique ; ce pourquoi je pense que le poète est destiné à la comprendre d'instinct. Pas dans tous ses détails techniques et linguistiques, cela va de soi, mais dans son ensemble et dans son sens. Je n'aime pas l'exégèse à l'allemande, cette façon pédante de gratter des broutilles. J'aime l'exégèse des saints Pères, celle de saint Augustin, et surtout l'exégèse allégorique des grands Alexandrins ».

À cet instant, une midinette chargée d'un tas de boîtes et de bouts de tulle entra dans le hall de la tranquille ambassade de France à Bruxelles. Le poète s'interrompit pour m'expliquer que sa fille Reine-Marie, la petite dernière de ses cinq enfants, allait se marier le lendemain. Nous parlions tous deux légèrement inclinés, lui parce qu'il était un peu sourd (et mon français un peu trop argentin), moi parce qu'il parlait vite et serré, sans geste, sur un ton monocorde. L'âge avait très nettement accentué les traits robustes et vigoureux de son visage de paysan loirétain. Puis il me lut quelques feuillets sur Les Commandements qu'il avait avec lui ; peut-être écrirai-je un jour dans Les Idées de mon oncle curé les choses magnifiques qu'il me dit alors à propos du Décalogue et de la loi divine — des choses assez similaires à celles qu'un autre grand poète, Leopoldo Lugones, a su dire sur le même sujet.

Il me prit de court soudainement en me demandant quel était, au début, le deuxième des commandements de la loi de Dieu... sachant que le troisième était de Ne pas invoquer son saint nom en vain. Dans la toute première version, le deuxième des commandements (livre de l'Exode en main) était : Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne les adoreras pas ni ne les serviras...

« Tel est le péché d'aujourd'hui, reprit-il. Je veux dire le péché de l'homme actuel, de notre époque, de la civilisation moderne. Certes, nous n'adorons pas un fétiche d'or ou d'argent, ou quelque Minerve en marbre, mais nous adorons l'œuvre de nos mains, nous nous auto-adorons à travers nos misérables constructions. Les idoles du jour : le progrès, la culture, la civilisation, l'art, la science moderne, la surproduction, la radio, les gratte-ciel, les œuvres de nos mains...

... plus creux que Moloch, plus creux et plus hideux que Moloch, dévoreur de petits enfants...

« Après la Querelle des Images, et afin de mettre les représentations des saints hors de portée de la fureur iconoclaste, l'Église eut la sagesse de fondre en un seul les deux premiers commandements du Décalogue ; en revanche, elle divisa en deux le dixième, qui interdit les mauvais désirs en général, les désirs injustes, les désirs envieux. C'était bien faire : modification formelle mais très avisée. Cependant voilà, aujourd'hui, il faudrait recommencer à prêcher le deuxième commandement originel...

Tu ne rendras ni culte ni adoration à l'œuvre de tes mains.

Ici s'arrêtent mes notes de 1933 1. En fait, il y a encore un petit gribouillage à moitié indéchiffrable tout en bas qui semble dire ceci : « Une sorte de saint. Nos temps ont de ces grandeurs. On dira ce qu'on veut, il vaut la peine d'être né à notre époque : elle est grande. Ou plutôt : Dieu est grand à toute époque ».

Leonardo Castellani

Extrait de Claudel desconocido, Critique littéraire, éditions Dictio, Buenos Aires, 1945

 

1. Castellani rencontra Claudel en Belgique en 1933 ; il avait 34 ans et Claudel 65. C'est le bref rapport de leur échange, écrit en 1936, extrait de Claudel inconnu, que nous donnons ici. Le jeune Castellani a beaucoup écrit sur Claudel, et avec une immense admiration. Placés en tête de son recueil Critique littéraire, ses trois principaux textes Introduction à Paul Claudel, Le Soulier de satin et Claudel inconnu constituent à eux seuls un opuscule claudélien enflammé de près de cent pages qui contribua à faire connaître l'écrivain français au public de son pays.

dimanche 28 juin 2020

En lavant... Leonardo Castellani, La croix de Léon Bloy


Il est facile de se moquer de Léon Bloy. À une certaine époque, je ne m'en suis pas privé. Il est facile de le mépriser. Baroque — dit-on. Ces lettres baroques, orgueilleuses et ampoulées qu'il expédiait à ses amis en leur demandant de l'argent, cette façon de mendier sur ses grands chevaux... et tant d'autres choses : sa fanfaronnerie française, ses violences verbales, ses ingénuités puériles, son style trop coloré, son goût pour l'énorme et le paradoxal, sa romantique absence de mesure et de délicatesse, ses coups de tonnerre théâtraux et ses immenses émois par trop continuels.

Ce saint plus impatient que le mauvais larron !

Son manque d'humilité apparent, son manque de mansuétude apparent, son manque de discrétion apparent, son manque de modestie apparent... Le nombre d'insultes, d'imprécations et de qualificatifs négatifs qui lui tombèrent dessus dans la vie, depuis hérétique dissimulé (l'archevêque de Paris) jusqu'à mendiant ingrat (Huysmans), est tout simplement faramineux. Et que Dieu me pardonne, bien souvent justifié.

Ah, le misérable !

Ce qui est épouvantable, ce n'est pas d'être appelé misérable. Ce qui est épouvantable, c'est d'être appelé misérable et de l'être, et de ne pouvoir cesser de l'être et de se sentir tel, tout en étant au fond une âme noble, une âme élue, une âme de grand seigneur égarée dans le mauvais corps.

Mais il y a une chose évidente, une chose toute simple, susceptible de nous éclairer sur ce misérable qui n'arrêta pas de souffrir et de faire des misérailleries pathétiques. Cette chose s'appelle la misère.

La misère est chose sérieuse. On ne peut pas rire de la misère. On ne peut pas rire de Léon Bloy. On ne peut pas rire de Jésus-Christ. Dans sa Passion, Jésus-Christ fut littéralement misérable. « Maudit qui est pendu au bois », dit la Loi 1. Et nous avons affaire à un monde qui se moque de Léon Bloy, comme de Jésus-Christ.

Pourquoi, puisqu'il était dans la misère, s'est-il obstiné à être écrivain, et grand écrivain qui plus est ? On ne peut pas écrire dans la misère ! C'est l'objection claire du sens commun, soutenue par l'hyperconsistant Thomas d'Aquin lui-même, qui enseignait — en suivant Aristote — que la contemplation nécessite des biens extérieurs, qu'elle exige qu'on soit libéré de la pression des embarras temporels. On ne peut être docteur sans maîtrise des passions, sans santé et sans pain. Tel est le décret de la sagesse. Et c'est exactement ce qu'écrivait son confrère catholique Alexis Dulaurier (c'est-à-dire Paul Bourget) au désespéré Caïn Marchenoir (c'est-à-dire Léon Bloy). Oui, c'est l'évidence, et ça saute tout de suite aux yeux de qui parcourt l'interminable Journal discrètement édité chez nous par Editorial Mundo Nuevo.

Docteur ? Lui ? Avec l'incoercible chaos de son opulente imagination judéo-hispano-franco-méridionale ? Avec l'indomptable exaltation de ses affects surchauffés par la neurasthénie ?

Pourquoi ne trouve-t-il pas un emploi ? Pourquoi ne fait-il pas quelque chose d'utile, quelque chose qui rapporte, même si c'est laver des assiettes ? Il a une femme et des enfants à charge : qu'il se retrousse les manches ! Qu'il fasse quelque chose de moral, de raisonnable !

Mais Bloy ne travaille pas, ne fait rien d'utile, ne lave pas d'assiettes et encore moins de chaussettes. Il s'obstine à contempler. Il fait l'exégèse de l'Écriture, va à la messe, communie tous les jours, dresse l'inventaire de la vie et de la littérature françaises contemporaines. À tous ceux qui lui envoient dix francs, il écrit des lettres spirituelles, parfois extravagantes, pleines d'explosions d'amour, et des lettres hautaines, outragées, à tous ceux qui les lui refusent. Quelle discipline pour subsister à travers le déluge de la production ! « Quelle industrie ! », s'exclamait Paul Bourget devant Charcot, en parlant de l'ami Marchenoir Bourget, vous savez, celui qui s'est rempli les poches avec l'industrie des romans catho-psychologiques.

Pourquoi ne lave-t-il pas des assiettes ? Parce qu'il ne peut pas, tout simplement. Il ne peut pas moralement, il ne peut pas physiquement. La vie d'un laveur d'assiettes imbécile et sain est un véritable paradis à côté de la vie de Léon Bloy. Et qui donc, s'il en était capable, ne choisirait le paradis ? S'il ne le choisit pas, c'est qu'il n'en a ni les moyens ni l'opportunité.

Laver des assiettes, il ne peut pas. Le Christ ne l'aurait pas pu non plus. Et il faut à la fois mendier et aboyer... mais cela conduit au Calvaire !

« Eh bien non, monsieur, sachez que les mendiants n'aboient pas, ils n'y sont pas autorisés ! Il fait la manche ? la boucle, alors ! »... Un calvaire de plusieurs années.

Aboyer ? Contre qui ? Contre quoi ? Contre tout ce qu'il y a de plus en vigueur et de plus en place. Bravo : joli comportement pour obtenir sa pitance ! Aboyer contre le capitalisme et contre le socialisme, contre les députés, contre le suffrage universel, contre la démocratie, contre l'Exposition universelle de Paris, contre le progrès, contre l'antisémitisme, contre le philosémitisme, contre le chauvinisme, le militarisme, le pacifisme, la littérature, l'art, la science moderne, la hiérarchie ecclésiastique, les curés, les évêques, les papes, les catholiques, les protestants, les anticléricaux, les francs-maçons, le Kaiser, l'Angleterre, la Russie, la Belgique... et la France ! « La France, naguère fille aînée de l'Église, est aujourd'hui l'immondice du monde ».

Belle industrie, ma foi. Parfaite attitude, le mendigot ! Au point pour faire fortune ! Au point pour atteindre l'indépendance économique.

Ah, l'écrivain et son indépendance économique ! Comme son ami le peintre et sculpteur Henry de Groux, toute sa vie Léon Bloy brûla d'envie d'acquérir cette bienheureuse indépendance économique. Mais que serait un Bloy économiquement indépendant ? Il cesserait d'être Bloy. Eh bien, c'est ce qu'il veut, cesser d'être Bloy, et il se démène, et il se débat comme un beau diable contre le léonbloyisme. Peine perdue : son subconscient, comme on dit de nos jours, ne veut pas. Son destin, la fatalité, Dieu, ce que vous voulez, ne veut pas — pas plus qu'Il ne veut ce que Bloy veut dans son subconscient : être un grand écrivain. Ça n'intéresse pas Dieu cette chose-là, mais alors pas du tout. Grand écrivain ? Dieu s'en fiche. Lui, ce qu'Il veut, c'est qu'il soit témoin de la passion de la chrétienté, c'est-à-dire du calvaire moderne.

On peut refuser à Léon Bloy la qualité de grand écrivain, et Van Dooren ne se gêne pas pour le faire dans son Anthologie française. Ses deux romans Le Désespéré et La Femme pauvre sont deux grands fourre-tout, et son Journal un écoulement de répétitions, interminable et lassant comme n'importe quel Baedeker du Golgotha : il tombe une fois, se relève, tombe une deuxième fois, se relève, tombe une troisième fois... Bah !

Le chemin de croix est accepté, non sans d'incessants gémissements, grognements et cris de protestation. Travailler : impossible. Se taire : impossible. Il ne peut accepter le chemin de croix en silence. La seule chose qu'il peut, c'est aimer de cette redoutable manière qui s'appelle croire en Dieu : la charité de la foi sans espérance du désespéré :

Le dogme, certes ! Et la Loi...
Mais Charité qui ne commence
Ni ne finit, terrible, immense
Telle est la foi de Léon Bloy ! 
2

Témoin de la Passion et non de la Résurrection, qu'il espère et qu'il attend en vain. Les prophéties de La Salette dont il se fit le défenseur ne s'accomplissent pas... Supposons que l'apôtre Jean soit mort de douleur le vendredi saint — ce qui était dans l'ordre du possible : il n'eût pas été témoin de la Résurrection et serait mort sans espérance, comme Léon Bloy ; ou mieux dit, avec une foi en pleine et horrible nuit obscure : dubitante comme nous la dépeint l'Écriture.

Nous approchons ainsi de l'explication non scientifique de tout Léon Bloy, du Bloy entier et véridique : Journal, romans, exégèses, essais, vie et mort.

Bloy ressemble à une âme qui aurait passé toute son existence dans ce que les mystiques appellent la nuit obscure du sens. Comme Rimbaud, comme Baudelaire, comme le diabolique Lautréamont. Comme notre compatriote Almafuerte. Comme beaucoup d'autres dont nous ignorons les noms, et comme Kierkegaard lui-même, dont l'âme semble interminablement plongée dans la nuit obscure de l'esprit — ou seconde nuit mystique.

Destin affreux que celui-ci. Pourquoi Dieu permet-il de telles choses ? Une purification, n'est-ce pas censé purifier une fois pour toutes ? Ou serait-ce pour se prolonger et s'étirer indéfiniment comme une fin en soi ? Un remède amer est-il conçu pour soigner ou pour déchirer les entrailles ? Ou pour qu'on s'en nourrisse ? Une opération chirurgicale doit-elle mutiler ? Ne doit-elle pas restaurer ? Ou doit-elle nous tuer d'un seul coup ?

La vie spirituelle, la prière, les sacrements, nous sont-ils donnés pour nous tourmenter et nous affaiblir ? Ne nous sont-ils pas donnés pour nous conforter et nous renforcer ? Où sont-elles, les consolations ? Où sont-elles les promesses et les récompenses de l'Écriture ?

« Certains passent toute leur vie dans une nuit obscure. Pourquoi ? Dieu seul le sait », dit saint Jean de la Croix.

Et si c'était parce que le monde actuel se précipite vers la nuit, et que Dieu entend l'anticiper de cette manière, dans la personne de quelques élus, transformés en témoins objectifs, en images vivantes et prophétiques d'un avenir plus ou moins proche ? Certains des anciens prophètes, tel Ézéchiel, ne prophétisèrent pas seulement avec des visions et avec des rythmes, mais aussi avec des faits.

« Les ténèbres qui sont tombées sur la terre », affirmait Pie XII dans son allocution de Noël 1939. Dieu ne voudrait-il pas que les saints des derniers temps souffrent des prémices, des combles et de l'essence des ténèbres versées par la cinquième coupe 3 ?

Par sa vie, par sa mort, Jésus-Christ anticipa toute la chrétienté avec ses confesseurs, ses vierges et ses martyrs. Il est donc juste que certains d'entre eux, prenant les devants, se fassent matériel expérimental et cobayes entre les mains de l'Omnipotent.

Il se trouve que je vis déjà dans les derniers temps. Et je connais la grande tribulation. J'ai vu l'Antéchrist, pourrait dire — dis-je — Léon Bloy.

Leonardo Castellani, Vendredi saint, 1953

Sobre el Diario de Léon Bloy, Lector, Buenos Aires, n°21, août 1953

Nouvelle Critique littéraire, Buenos Aires, 1976

1. Saint Paul, Épître aux Galates 3, 13.

2. En français dans le texte. Léon Bloy, Dédicaces, Paul Verlaine.

3. Allusion au passage de l'Apocalypse (16, 10-11) : « Puis le cinquième [ange] répandit ti coupe sur le trône de la bête, et son royaume fut plongé dans les ténèbres ; les hommes mordaient la langue de douleur, et ils blasphémèrent le Dieu du ciel à cause de leurs :rouleurs et de leurs ulcères, et ils ne se repentirent point de leurs œuvres ».

vendredi 26 juin 2020

En s'exprimant... Alain Valterio, Éducation et autorité


Le témoignage qui suit est le fruit de quarante années de consultations privées selon la méthode jungienne. Alain Valterio est un psychologue, également superviseur d'équipes éducatives en institutions pour enfants de parents déficients, pour malades psychiques, pour personnes âgées et handicapées. [NdR]

Il est toujours difficile, pour un praticien psychologue, de s'exprimer par écrit : sa vocation est en effet d'écouter. L'essentiel de ce qu'il croit avoir appris lui vient de ce qu'il a entendu de la part d'une patientèle qui peut à juste titre être considérée comme un échantillon représentatif de la population. Nous ne sommes plus au temps de Freud qui psychanalysait des baronnes cultivées : aujourd'hui, tout le monde se rend chez le psy. On n'en voudra pas à ce dernier de ne pas s'exprimer comme un baron. Et je me permettrai d'utiliser ici certaines expressions un peu crues, celles même qui sont utilisées quotidiennement par ceux et celles qui consultent dans nos cabinets de psychologues.

1. Le mythe du bon psy dans l'éducation

Les mythes et croyances psys

En guise d'introduction, je dirai en deux mots ce qui m'occupe et me préoccupe depuis de nombreuses années ! Ce qui est l'objet à la fois de mes réflexions et de quelques-unes de mes inquiétudes : l'influence de la voix psy, aujourd'hui, sur les mentalités. Avec elle s'est installée une véritable culture qui agit inconsciemment sur notre façon de penser et par là même sur nos conduites, et cela, pas toujours positivement. La thérapie dans le sens générique du terme est devenue aussi intouchable qu'une nouvelle religion.

Ce sont les psys qui les premiers ont mis en évidence combien les personnes des générations précédentes avaient été victimes de la culture judéo-chrétienne dont le bras armé était le patriarcat. C'est ainsi qu'ils ont installé leur pouvoir. Dans les années 70, de nombreuses publications de psychologie traitaient de ce que l'on appelait alors la névrose chrétienne. La névrose chrétienne, c'était toutes les inhibitions dont nous étions supposés souffrir, notamment au niveau sexuel et que l'on allait, pour certains d'entre nous, soigner en des thérapies pour le moins exotiques où l'expression se déshabiller ne devait pas être prise que dans son sens figuré. Nous étions supposés être tous trop raisonnables, trop obéissants, trop soumis à l'autorité. La guérison, pour ne pas dire le salut, passait par la levée de ces interdits...

On entend dire parfois que le psy a remplacé le prêtre ou le pasteur. À la figure du patriarche s'est substituée dans l'inconscient collectif celle du thérapeute qui nous exhorte à prendre soin de nous-même et de ceux qui nous entourent, avec des conséquences que j'essaie de mettre en évidence dans mes travaux. En tant que psychanalyste jungien, je m'intéresse moins aux causes qui précèdent les conduites qu'à l'esprit qui les anime.

L'éducation aux prises avec ces croyances

La principale victime de cette nouvelle culture de la thérapie qui s'est établie en remplacement de la culture judéo-chrétienne est l'éducation. Quand je dis éducation, je ne parle pas de formation, ni d'instruction, je parle du rapport que les adultes entretiennent avec des personnes qui doivent être prises en charge en vue de les rendre autonomes.

Parmi ces dernières, il y a non seulement les enfants, mais aussi les personnes sous tutelle institutionnelle. J'ai, au cours de ma vie professionnelle, été amené à travailler avec des parents qui me parlaient des difficultés qu'ils rencontraient avec leurs enfants et, également, avec des équipes d'éducateurs dans des institutions qui accueillaient tantôt des mineurs, des cas sociaux, des malades psychiques, délinquants et autres.

Il m'a semblé que, dans une certaine mesure, les impasses dans lesquelles ils se trouvaient étaient les mêmes. Celles-ci tiennent pour une grande part à ce que la voix psy, qui jouit d'une grande autorité dans notre société, leur a inconsciemment mis dans la tête.

Les gens qui croient avoir fait tomber les vieux stéréotypes entourant le patriarcat ont une fâcheuse tendance à ne pas voir qu'ils en ont instauré d'autres, qu'ils défendent avec beaucoup de dogmatisme et qui peuvent parfois s'avérer pathogènes.

Un nouveau tabou : l'autorité

Le grand problème qui gangrène l'éducation est à mettre sur le compte du tabou qui pèse sur la notion même d'autorité. On observe que le simple fait de dire qu'il y a dans l'éducation un sérieux problème d'autorité, c'est déjà prendre le risque de passer pour un dangereux malfaiteur. J'ai moi-même été accusé de « prôner la violence dans l'éducation » dans un quotidien, d'être un dangereux réactionnaire sur les réseaux sociaux et d'être un partisan d'un retour au châtiment corporel.

Je ne prescris aucun comportement éducatif. Je ne dis pas ce qu'il faut faire, j'observe et j'analyse le comportement des adultes dans leur rôle d'éducateur et je constate qu'ils sont influencés dans leurs interventions par les stéréotypes que la voix psy a mis en place. Le drame de cette éducation est qu'il y a plus de psychologues que d'adultes.

Rappelons que ce tabou qui pèse aujourd'hui encore sur l'autorité, était déjà écrit en grand sur les murs de mai 68, à savoir interdit d'interdire. Pour moi, il ne fait aucun doute que cet aphorisme s'inspirait de cette culture psy qui émergeait à l'époque. Un demi-siècle plus tard on observe que l'interdit n'a pas disparu mais qu'il a changé de camp. Parents et éducateurs sont pétris d'autocensures quand il s'agit de s'adresser à ceux qu'ils ont la responsabilité d'éduquer. Ils vivent dans la crainte continuelle d'être de mauvais parents. Le phénomène est encore plus marqué chez les professionnels de l'éducation. La voix psy a convaincu les adultes qu'ils sont plus un danger pour leurs enfants qu'une protection. N'oublions pas que la psychothérapie est un réquisitoire en règle des erreurs que les parents ont commises avec le patient.

On l'a donc compris. Mon point de vue est que si les adultes manquent à ce point d'autorité, c'est qu'il leur est interdit d'en avoir. Tout le monde veut croire qu'il existe des techniques éducatives qui devraient nous permettre de faire l'économie de toute autorité. Éducation sans contrainte, Éducation non blâmante, Pédagogie positive, Communication non violente, Convaincre sans lever le ton sont les concepts à la mode, des concepts qui semblent prêcher une bienveillance à des adultes qui, la plupart du temps, n'en manquent pas. Il ne fait guère de doute que cet éloge de la bienveillance s'inspire de celle que le thérapeute devrait avoir avec son patient.

Cette nouvelle façon de penser l'éducation fait miroiter une nouvelle respectabilité éducative avec ses figures emblématiques, le grand frère, super nanny, l'homme des bois qui sait motiver les gosses, en remplacement du père fouettard qui se cacherait derrière la figure traditionnelle du patriarche. On a l'impression que si la gifle doit à tout prix tomber sous le coup de la loi, ce n'est pas pour protéger l'enfant, c'est pour réécrire le conte du Chaperon rouge dans lequel le loup serait absent. Or le loup n'est pas un accident, il est la vie...

Le thérapeutique plutôt que l'éducatif

Au téléjournal, un psychothérapeute délivre ses conseils pour guérir nos enfants de leur dépendance aux écrans, un problème qui préoccupe de nombreux parents. Le psy en question affirme qu'il n'y a pas de meilleurs moyens pour aider son gamin que de s'intéresser aux jeux auxquels il s'adonne. De toute évidence, il en connaît un bout sur la question : on le voit, au cours du reportage qui lui est consacré, console en main, jouer avec son fils devant un écran. Ce psy ne nous dit pas si un parent se doit de fumer du cannabis avec son fils lorsque celui-ci ne peut plus s'en passer. Ce qu'il nous propose, c'est d'entrer dans une relation horizontale avec l'enfant afin de le convertir à sa cause d'adulte. Ces incursions dans l'horizontalité sont désormais l'alpha et l'oméga de ce que l'on considère comme une bonne éducation, à tel point que les adultes et les enfants s'habillent, parlent, raisonnent de la même façon. Les institutions éducatives s'appellent désormais Chez Paou, Le Rado ou Fépalpa. La figure d'un saint barbu serait non seulement considérée comme une atteinte à la laïcité, mais susceptible de traumatiser les résidents.

L'influence de la voix psy ne fait aucun doute dans cette dérive. C'est elle qui nous a tous convaincus que nos principales difficultés psychiques venaient des interdits et des maltraitantes délivrés par une éducation, par laquelle on sous-entend une éducation trop judéo-chrétienne.

Ce serait maltraitance et abus d'autorité de dire qu'un enfant échouant à l'école est quelque peu fainéant. On se doit de dire qu'il n'est pas motivé. Pour la voix psy, les chenapans, les sacripants et les cancres, ça n'existe plus, il n'y aurait plus que des cas cliniques. Un psy ne juge pas, il pose des diagnostics, il ne sanctionne pas, il met en thérapie. Aujourd'hui, on préfère avoir des enfants malades que des enfants vifs. Dommage, la transgression, c'est la vie ; la maladie, c'est la mort.

Le premier à exploiter ces autocensures chez l'adulte, c'est l'éduqué lui-même qui se sent autorisé à lui adresser des reproches sur la façon dont il s'occupe de lui. À titre d'exemple, je me souviens d'une institution qui abritait des adolescents ayant écrit une lettre à la direction pour faire savoir qu'ils ne se sentaient pas respectés par leurs éducateurs. Les mots employés par ces jeunes dans leur missive montraient à quel point ils savaient exploiter cette brèche. Ils accusaient leurs éducateurs « de manquer d'empathie, de ne pas suffisamment être à l'écoute, de ne pas tenir compte de leurs véritables besoins ». De telles expressions sous la plume d'adolescents en rupture scolaire avaient de quoi étonner. C'est là une phraséologie tellement à la mode que même les coquins ont appris à s'en servir pour prendre à défaut leurs éducateurs. La direction de l'institution à qui fut adressée cette plainte se fit un devoir de mettre en place une médiation entre les enfants et les éducateurs. L'horizontalité, ici encore, est considérée comme une valeur. Des médiations sont établies entre les parents et leurs enfants. Écouter l'enfant, ce n'est plus seulement prendre note de ce qu'il nous dit, c'est lui demander son avis sur tout.

Les clivages induits par la voix psy

Chez certains couples divorcés, les parents essaient chacun de son côté de discréditer l'autre parent en se targuant d'avoir un meilleur lien avec l'enfant. À ce sinistre jeu, c'est souvent la mère qui gagne. Croyant être mieux habilitée à tenir compte des besoins de l'enfant, d'autant plus que la clientèle du psy est majoritairement féminine, elle ne va pas se sentir le devoir d'obliger son enfant à aller chez son père, et parfois elle l'en dissuade. Résultat : il y a aujourd'hui en Suisse deux pères divorcés sur trois qui ne voient plus leurs enfants. On a toujours insinué que c'était parce qu'ils démissionnaient de leur rôle, alors qu'en fait, c'est parce que l'enfant est dans la plupart des cas pris en otage par la mère. C'est ce qu'on appelle l'aliénation parentale dont il faut préciser qu'elle existe aussi dans l'autre sens, quoique bien moins fréquemment. L'influence néfaste de la voix psy dans ce chaos est pour moi indiscutable... Les parents se sentent continuellement mis en rivalité avec un idéal de bon parent, auquel ils s'efforcent sans fin de correspondre.

Dans le même ordre d'idée, j'ai constaté que très nombreux sont les adultes qui, à plus de 40 ans, vont régler leurs comptes avec leurs parents, avec des reproches qui débouchent souvent sur des ruptures définitives. Dernièrement sont venus me voir des gens dans la septantaine à qui la fille de 42 ans avait annoncé qu'elle ne voulait plus aucun contact avec eux, et du même coup qu'ils ne verraient plus non plus leurs petits-enfants. La raison en était que, au cours de la psychothérapie qu'elle suivait, leur fille avait prétendument pris conscience que ses parents « ne l'avaient jamais respectée ». Entre autres reproches, il était notamment question que son père était entré plusieurs fois dans sa chambre sans frapper lorsqu'elle vivait encore à la maison, ce que sa psychiatre avait jugé inadmissible. Le fait que ses parents l'avaient aimée, nourrie, logée, entourée et avaient financé ses études universitaires qui lui permettaient de bien gagner sa vie, n'entrait pas en ligne de compte !... Sa psy avait cautionné l'idée que sa guérison ne pouvait passer que par cette rupture.

On ne compte pas le nombre de parents, devenus grands-parents, qui ne voient plus leurs enfants, et du même coup leurs petits-enfants. La culpabilité qui les empêche d'en parler explique le silence qui règne sur ce phénomène psychosocial qui fait aujourd'hui tellement de dégâts dans le cadre familial.

L'inquisition psy

Les psys n'ont cessé de stigmatiser les erreurs que les parents ont commises avec leurs enfants. En libérant l'individu du devoir d'honorer son père et sa mère, ils se font forts de libérer la parole de l'enfant contre ses géniteurs. Ils s'autorisent parfois des interventions qui montrent bien leur part de responsabilité dans les clivages qui en résultent.

Une mère m'a raconté qu'elle et son mari avaient été convoqués par l'hôpital psychiatrique dans lequel leur fille de trente ans avait été placée pour dépression. Les psys avaient mis sur pied une étrange cérémonie au cours de laquelle la fille fut invitée à verbaliser les reproches qu'elle avait à adresser à ses parents. Elle alla jusqu'à insinuer que son père avait eu des attouchements avec elle, une accusation qu'elle retira plus tard.

Voici un autre exemple tout aussi édifiant : celui d'une mère qui amène sa fille de 12 ans au service des urgences parce que cette dernière se plaint d'une forte oppression dans la poitrine. La mère est priée d'attendre dans la salle d'attente pendant que les cardiologues auscultent la fillette. Très vite, ils en concluent qu'elle n'a rien au cœur, qu'il s'agit d'une crise d'angoisse comme les jeunes en ont tant aujourd'hui. On n'en restera pas là : la psy de l'hôpital est convoquée pour cuisiner la petite et lui faire dire ce qui n'allait pas à la maison, pendant que la mère se morfondait d'inquiétude clans la salle d'attente.

Et je pourrais citer bien d'autres exemples. Je me souviens de cette institutrice en formation qui avait ceinturé un élève, lequel s'était montré agressif et refusait de quitter la classe. Un tel manque de psychologie ne pouvait être toléré, jugèrent ses formateurs : l'institutrice dut renoncer à sa formation. Je pense ici aussi à un enseignant qui m'avait été envoyé parce qu'il avait commis le crime insoutenable de traiter d'imbécile un élève chahutant en classe. Il se trouve que la mère de l'élève était elle-même psychologue et qu'elle avait déposé plainte auprès de la direction.

La culture de la thérapie suspecte l'adulte d'avoir toujours en lui un haut potentiel de violence dès lors qu'il est en face de son enfant, ou un éducateur en face d'un jeune. Une peur largement entretenue par les médias qui se chargent de bien nous informer lorsqu'un psychopathe a tabassé son gamin à mort au fin fond du Texas ou qu'il en a abusé. Ce genre de psychopathes existe certes, mais il est loin d'être la norme.

Je me souviens d'une institution en charge d'héberger des délinquants mineurs. Ces derniers n'avaient rien trouvé de mieux que de vouloir imiter leurs aînés d'Alcatraz et de Sing-Sing. Ils fomentèrent une fronde en se relayant jour et nuit pour mener un tapage insurrectionnel en frappant contre les portes et sur des casseroles. Les autorités eurent vent de ce qui s'était passé. L'épisode valut aux éducateurs de la maison d'avoir la visite d'une commission fédérale contre la torture pour vérifier s'ils n'avaient pas eu en la circonstance recours à de la brutalité. Le comble, c'est que les principaux intéressés, les éducateurs, trouvèrent cette intervention normale et légitime.

Dans le même sens, la mère de la petite qui avait eu la crise d'angoisse, jugea bon que la psy se mêle d'ausculter sa fille, même sans son accord : « Si je faisais faux, disait-elle, il serait bon qu'on me le dise ». Quant à l'enseignant qui m'avait été envoyé, je l'entends encore me faire son mea culpa comme s'il s'était trouvé au tribunal de l'inquisition. On est soumis à la voix psy comme certains l'étaient autrefois à celle du prêtre.

Le clivage n'est pas seulement entre les autorités éducatives mais également dans la tête des adultes qui peinent à se positionner dans une juste mesure entre horizontalité et verticalité. Je me souviens de cette mère qui sortait en copine avec sa fille, allant jusqu'à s'habiller comme elle, et qui ne cessait de lui rappeler qu'elle ne devait pas oublier qu'elle était sa mère. L'horizontalité apparaît à beaucoup comme une émancipation. On trouve cool qu'une mère et une fille s'habillent de la même façon ou qu'un fils appelle son père par son prénom. Les choses peuvent aller plus loin encore. Certains pédagogues se sont fait un devoir d'enseigner à l'éduqué la transgression. Qui ne se souvient du film culte des années 80, le Cercle des poètes disparus ?

L'inquisition du soft

Parlons du débat autour de la question de la gifle. Il semble impossible à certaines personnes de comprendre que l'on peut s'opposer à l'interdiction pénale de la gifle, sans être pour autant un partisan du châtiment corporel. Ici encore, la lettre le dispute à l'esprit. Ce que m'ont rapporté les personnes des générations précédentes au sujet des torgnoles que leur avaient infligées leurs parents en des temps où la voix psy était encore dans les limbes, ne laisse aucun doute sur le fait que ce n'était pas arrivé très souvent.

La gifle est probablement une erreur, mais il se trouve que je défends les parents qui ont droit à l'erreur, y compris celle de perdre patience. Qu'un père divorcé ait été contraint de rencontrer sa fille de quinze ans sous la surveillance d'une assistance sociale suite à la gifle qu'il lui avait donnée après qu'elle l'ait traité de connard, ne relève plus de la protection de l'enfance, mais de cette inquisition du soft qui pèse sur l'éducatif. Lui aussi avait des difficultés à établir le juste rapport entre verticalité et horizontalité. Il avait un peu trop tendance à se confier à sa fille sur ses amours.

La Suède est le premier pays à avoir condamné la gifle. La Suède est aussi un pays qui a un taux de suicide extrêmement élevé. Si on laisse entendre aux petits Suédois qu'ils ne supporteront pas une gifle, il y a de fortes chances qu'ils assumeront mal celles qu'ils recevront plus tard dans leur vie. Tout le monde est voué tôt ou tard, en certaines circonstances, à en prendre plein la figure. En prenant un enfant avec des pincettes pour ne pas le traumatiser, on lui transmet le message qu'il n'a pas les moyens de supporter les coups durs qu'il va devoir assumer dans sa vie. On ne s'étonnera pas que des idées de suicide lui traversent l'esprit sitôt qu'il affronte une épreuve.

On ne cesse de nous parler de la maltraitance des adultes à l'endroit des enfants, alors que de toute évidence, le nombre de parents maltraités par leurs enfants est plus élevé aujourd'hui que l'inverse. Je me souviens de ces parents dont la mère se faisait frapper par leur fille. La seule réponse qu'ils trouvèrent à lui donner fut d'aller suivre un séminaire sur la communication non-violente et de militer pour la pénalisation de la gifle, tandis qu'ils continuaient de se faire insulter tant et plus par leur fille.

J'ai participé dernièrement à un cycle de conférences de psychologie dans le cadre d'une haute école. Sur huit conférences, sept traitaient de l'enfance malheureuse, enfant battu, enfant abusé, enfant surdoué, etc. On ne niera pas que cette réalité existe, mais cela ne devrait pas nous fermer les yeux sur un nouveau phénomène : celui de la parentalité malheureuse. Mon point de vue est qu'il n'y a pas de plus sûr moyen de jeter un enfant dans l'angoisse que de tolérer qu'il maltraite ses parents.

Aujourd'hui, lorsque l'on parle de respect, les trois piliers du politiquement correct imposent leur doxa jusque dans les écoles, où sont enseignés la lutte contre le racisme, le sexisme et l'homophobie. Mais le respect ne peut pas être le fruit d'un enseignement, il ne peut être intégré qu'à partir d'une verticalité, du respect que je dois à ceux qui m'ont tout donné, mes parents, mes enseignants et mes éducateurs. Dans la mesure où la voix psy laisse entendre que ces derniers ne méritent pas un tel respect, celui-ci disparaît des valeurs vécues. À quoi cela peut-il bien servir, comme je l'ai vu, qu'un jeune homme de seize ans aille apporter dans un esprit humanitaire du matériel aux migrants de Calais si, en parallèle, il frappe régulièrement sa mère ?

Les réactions de l'usager

La réponse de l'éduqué devant les nouveaux tabous que l'éducation a érigés me paraissent assez bien illustrés par la façon dont se conduisait un résident placé dans une institution pour personnes psychiquement perturbées. Sa façon propre d'affirmer son moi était de pisser où il voulait et quand il voulait. Aussi bien au réfectoire qu'à la salle de télévision, il pouvait à tout moment se lever pour lâcher un fil sur la moquette ; quant à sa chambre, elle était devenue une véritable pissotière. Ce fait paraît tellement invraisemblable qu'on croirait cette anecdote inventée. Le fait que cet homme soit psychiquement perturbé empêchait toute réaction un peu autoritaire. Voilà un effet néfaste de cette tendance à poser des diagnostics à tour de bras : le diagnostic donne alors toutes les permissions, et même des privilèges.

Remarquons que le comportement de l'arroseur ne doit pas être vu comme une entorse au règlement, mais comme une provocation. Il n'est écrit nulle part qu'il est interdit de pisser partout. Il ne s'agit pas d'une transgression au sens où celle-ci devrait lui permettre de dépasser un interdit, comme on ne respecte pas une heure de rentrée pour pouvoir s'amuser plus longtemps. Ce comportement ne peut être interprété que comme un message adressé aux personnes chargées de l'encadrement : ce ne sont pas les règles qui sont visées, mais ceux qui ont charge de les faire appliquer. Ce résident avait même pissé contre une éducatrice : celle-ci nous raconta comment l'urine avait coulé dans ses bottes. Belle métaphore ! On ne peut s'empêcher de se poser la question : de quoi en retourne-t-il de cet adulte chargé d'éducation, qu'il soit parent ou éducateur, de se laisser pisser dans les bottes par celui qu'il doit rendre responsable de ses actes ?

Encore une fois : je ne préconise aucun comportement éducatif, j'essaie seulement de mettre en évidence que tout aura été entrepris pour mettre l'adulte dans une position intenable en raison des interdits que la voix psy lui impose. Il ne s'agit pas de mettre le nez du gars dans sa pisse comme on le fait avec les chats, il s'agit de mettre en exergue, à partir d'une situation qui a certes quelque chose de caricatural, l'esprit du temps qui pèse sur la mentalité éducative.

Le rôle du père

Lorsque je me suis installé, il y a de cela bien des années, ont débarqué chez moi des adolescents qui tous m'avaient été envoyés par leur mère, parfois même à l'insu du père. Très vite j'ai renoncé à les recevoir dans la mesure où je me suis aperçu que ce n'était pas d'un psychologue qu'ils avaient besoin mais d'une autorité. La relation du thérapeute avec son patient est par définition horizontale, il n'a pas à se faire obéir... Croire en outre qu'une thérapie va donner à l'enfant la discipline qui lui manque, est un leurre.

Dernièrement, un père divorcé m'a confié qu'un service en charge de gérer les conflits parentaux lui avait conseillé de renoncer à son activité d'entraîneur de football parce que cette activité l'éloignait trop de son fils de huit ans, alors même qu'il avait demandé que son enfant intègre l'équipe qu'il entraînait. La mère cependant ne voulait pas qu'il pratique du football. Or il n'est même pas venu à l'idée des professionnels du service en question de conseiller à la mère de l'encourager à suivre son père aux entraînements de football. Dans l'esprit des thérapeutes, c'est au père de s'adapter à l'enfant et non à l'enfant de s'adapter au père, au premier de se faire aussi petit que le deuxième et non au deuxième de se faire aussi grand que le premier.

Clairement, c'est aujourd'hui la mère qui dicte au père la façon dont il doit tenir son rôle. La thérapie, ce n'est pas du sexisme que de le dire, attire en majorité des femmes et donc des mères ou futures mères. En fait, ce qu'attend la mère du père de son enfant, c'est qu'il fasse comme elle. Le père doit être une deuxième mère.

La dominante maternelle se manifeste dans l'éducation par le fait qu'un enfant ou un usager qui pose des difficultés sera envoyé en thérapie plutôt que d'être soumis à l'épreuve d'une confrontation produite par une sanction. Dans ses interventions, le thérapeute lui-même s'inspire d'un symbolisme très maternel tel que l'écoute, le massage, l'hypnose... Le patient devient le centre de toute l'attention, et le fauteuil sur lequel il est installé n'est pas sans évoquer les bras de la mère.

Ce père devenu maternel, pour ne pas dire maternant, ne serait pas complet s'il n'avait pas d'activités avec son enfant. Ce père supposé animer les loisirs de son enfant est défendu par l'angoisse d'une mère qui préfère parfois savoir son enfant prémuni par son père plutôt que confronté à ses pairs (Remarquons au passage que, dans l'éducation professionnelle, sera considéré comme bon éducateur celui qui organise des activités plus que celui qui fait respecter le cadre éducatif). Rien n'empêche le père de jouer au foot, de raconter une histoire à l'heure du coucher ou de prendre le bain avec sa progéniture : ici encore, il s'agit de mettre en exergue l'esprit qui anime ce genre de consigne très en vogue dans l'éducation.

De mon point de vue, le rôle du père n'est pas de fusionner avec son enfant, il est de l'arracher des bras de la mère pour le projeter dans le monde de l'extra-parentalité. Le maternel qui protège et qui soigne, a complètement occulté le paternel qui met à l'épreuve et initie...

Ces propos pourraient être interprétés comme une mise en accusation de la mère, mais ce n'est pas du tout le cas. La seule responsable de cette dominante maternelle qui s'est instaurée dans l'éducation, c'est la voix psy.

La pathologisation

Cette éducation sans contrainte, axée sur le dialogue et le libre consentement de l'usager, ne fait pas que rendre l'éduqué insupportable et réfractaire à toute autorité : elle le fragilise. Quand on traite un enfant comme un cas psy, on le traite comme un malade. Et quand on traite un enfant comme un malade, il le devient.

On préfère soigner qu'éduquer, d'où cette tendance à poser des diagnostics, et donc à décréter de la pathologie là où il n'y en a pas. Prenons l'exemple de ce que l'on appelle pompeusement les troubles de l'opposition : refus scolaire, anorexie, insomnie... Depuis toujours, les enfants ont rechigné à finir leur assiette, à aller à l'école ou à aller au lit. Mais voilà que pour la voix psy actuelle, ces refus doivent être traités comme des pathologies. Et pourtant le père fondateur de la psychanalyse, Freud le premier au début du XXe siècle, avait largement expliqué comment l'enfant s'oppose à l'existence de son père afin de posséder sa mère pour lui tout seul. Il a appelé cela le complexe d'Œdipe. Quelques années plus tard, Jung alla dans le même sens avec cette jolie expression : « L'enfant se pose en s'opposant ! ». Un enfant ne s'oppose pas parce qu'il est malade, mais parce qu'il est un enfant.

En disant à un enfant qu'il est malade plutôt que de lui dire qu'il se conduit mal, on prend le risque de lui donner de dangereuses permissions, notamment celle de mépriser son éducateur. Je me souviens d'un enfant placé en institution qui avait tout cassé dans sa chambre. « C'est bien, ça sort ! », avait conclu le staff éducatif.

Le mythe du bon psy stipule que lorsqu'un enfant refuse de grandir, c'est qu'il a un problème dont les principaux responsables sont les parents. Cela est vrai. Cependant, leur problème n'est pas qu'ils se sont montrés maltraitants mais que leur rapport à l'enfant est parasité par ce que dicte le mythe. C'est aussi en obligeant un enfant à affronter ses peurs qu'on l'aide à grandir.

2. Liberté et sexualité

Souffrance et frustration

Sur la question de la liberté, je vais y aller à la franche marguerite comme on disait naguère, en assénant un truisme qu'on voudra bien me pardonner ! À mon sens, être libre, c'est assumer avec courage et dignité le fait qu'on ne l'est pas. D'autres l'avaient dit. Cela vaut également pour la sexualité. Contrairement à ce qu'on a voulu croire durant ces dernières décennies, l'éducation d'un enfant à la liberté passe moins par les permissions qu'on lui donne que par la discipline qu'on lui impose. Croire que la sexualité peut échapper aux contraintes d'une discipline, c'est prendre le risque de la mettre en péril...

Je ne vais pas tenter de donner des recettes sur la façon dont on peut acquérir ce courage, mais essayer de montrer en quoi la voix psy a contribué à ce que ce courage fasse cruellement défaut aujourd'hui.

Les symptômes qui amènent une personne à aller consulter un thérapeute participent plus souvent de la simple frustration que d'un disfonctionnement psychique lié à un traumatisme...

a/ Comme on l'a déjà dit, la voix psy nous suggère que les interdits seraient la cause de nos difficultés psychiques. On entend encore très souvent des personnes dire que, si l'on n'est pas heureux, c'est qu'on s'interdit de l'être ! L'expression courante est que l'on ne s'éclate pas ! Cette expression laisse supposer que l'idée que l'on se fait du bonheur est envisagée à l'aune de l'orgasme. La thérapie se fait un point d'honneur de lever les interdits qui nous empêchent de nous éclater !

Pour la voix psy, le bonheur ne peut être envisagé que si l'on vit une sexualité épanouie ! La principale accusation adressée à l'autorité concerne les dégâts qu'elle pourrait commettre sur la sexualité. L'interdit serait supposé à l'origine de nos difficultés sexuelles, de nos inhibitions. L'interdit est envisagé comme étant la cause de troubles tels que la frigidité ou l'impuissance. Nombreux ont été les psys qui se sont mis à faire l'éloge de la liberté sexuelle dans la mouvance de mai 68. D'où ces exotiques thérapies de groupe mises en place dans les années septante, qui, répétons-le, se rapprochaient plus de la partie fine que du travail sur soi que devrait être une thérapie. On allait se soigner en se faisant plaisir. Ne pas jouir prouve que l'on est malade : jouir, dit-on, guérit !

b/ On est très pointilleux sur la question des fonctions naturelles, pas seulement la sexualité du reste. Les psychologues de la petite enfance ont beaucoup glosé sur l'éducation au pipi et au caca. On insinue qu'un abus d'autorité sur la gestion des sphincters pourrait avoir des répercussions négatives sur cette fonction et par extension sur la sexualité. D'où ces exhortations à la plus grande prudence : « Attention de ne pas laisser un enfant trop longtemps sur le pot ! » ; « Évitez toute contrainte dans ce sens-là ! » ; « Surtout, ne pas sanctionner ! ». Parents et éducateurs les véhiculent dans leur inconscient comme une épée de Damoclès qui pèserait sur leur progéniture.

Je crois que ces injonctions ne sont pas pour rien dans le nombre croissant d'enfants qui souffrent de troubles tels que l'énurésie. Je pense aussi que les difficultés de sommeil que rencontrent certains enfants aujourd'hui, sont à mettre sur le compte de cette éducation fondée sur la valorisation qui considère toute contrainte comme facteur pathogène. À force d'être mis dans une priorité absolue par ses parents, dormir représente pour l'enfant le danger qu'on pourrait l'oublier. Étant considéré comme un roi toute la journée ; il ne supporte pas l'idée qu'il pourrait ne plus l'être durant la nuit. On connaît la légende du roi de l'île qui s'imposait de ne jamais dormir de peur qu'un autre ne le tue dans son sommeil et ne prenne sa place.

Cette obsession de mettre à mal les fonctions naturelles de l'enfant par un abus d'autorité concerne aussi la sexualité. Parlons de ce couple de parents qui, revenant du cinéma, avait trouvé la porte de leur appartement verrouillée. Il ne leur était pas possible d'y glisser leur clef, car leur fille de 16 ans, en train de prendre du bon temps avec son petit ami, avait laissé sa clef dans la serrure. Ces parents estimèrent qu'il n'était pas question d'insister pour ne pas perturber la sexualité des deux tourtereaux, et décidèrent de dormir à l'hôtel. Cette anecdote montre en outre que l'on a complètement occulté une fonction essentielle de la sexualité. Il faut savoir que laisser un enfant mener une vie sexuelle chez ses parents, c'est enlever à la sexualité une fonction primordiale qui ne se limite pas seulement au plaisir et à la reproduction. Ne pas pouvoir le faire chez ses parents donne à l'enfant le désir de construire son nid ailleurs et donc de grandir.

Une autre remarque s'impose dans ce contexte. Elle concerne ce rapport confidentiel que certains parents, en particulier la mère, peuvent entretenir avec leur enfant, au sujet de leurs amours. La mère toxique, pour utiliser une expression à la mode, est celle qui prête une oreille trop complaisante à ce qui ne la regarde pas, et empêche ainsi son enfant de trouver ailleurs cette confidentialité. Il n'est pas difficile de comprendre ce que peut comporter d'ambigu le fait qu'une mère prenne soin de mettre tous les soirs sur la table de nuit de son fils, âgé de 14 ans, une lingette propre afin qu'il puisse s'essuyer après s'être masturbé. On excusera ici la vulgarité du propos, mais c'est elle-même qui me l'a raconté en ces termes.

En même temps, on ne peut pas en vouloir à ces mères d'être trop intrusives lorsqu'à longueur d'articles et d'émissions médiatiques, on ne cesse de répéter les bienfaits de l'écoute et de l'empathie. Une mère tiendra d'autant plus volontiers ce rôle qu'elle lui permettra de garder son pouvoir de mère jusqu'à la fin de sa vie. La mère qui changeait la lingette était du reste une thérapeute qui se rendait dans les écoles pour éduquer à la sexualité. Elle était persuadée d'être une mère en avance sur son temps parce que son fils n'avait aucun secret pour elle. Cette conviction selon laquelle moins un individu a de tabous sexuels, plus il est avancé, relève encore de ces stéréotypes qui nous viennent de la voix psy.

La vie sexuelle des enfants ne regarde pas les parents et la vie sexuelle des parents ne regarde pas les enfants.

Je me souviens de cette mère dont la fille de dix-huit ans sortait avec un garçon qu'elle-même ne trouvait pas bien, et il est vrai qu'il ne répondait pas au stéréotype du gendre modèle. Sa fille par contre était suffisamment lucide pour avoir pu s'en rendre compte assez rapidement ; mais le fait que sa mère scrutait les moindres faits et gestes de son couple empêchait cette prise de conscience. Pareille ingérence agissait sur elle comme une protection ne faisant que perpétuer une relation dans laquelle cette jeune fille aurait pu prendre conscience que tout ne s'apprend pas à l'école, dans la musique et dans le sport, trois domaines où elle excellait. L'ingérence de cette mère était un peu comme si elle accompagnait sa fille dans la forêt à la rencontre du méchant loup. C'est ce qu'on appelle ne pas laisser son enfant faire ses expériences (Cette mentalité qui veut mettre l'enfant à l'abri de tout est tellement ancrée dans l'éducation que certains pédagogues ont cru devoir transformer le conte du Petit Chaperon Rouge en remplaçant le menaçant canidé par une gentille sorcière qui lui explique les dangers de l'amour).

Je suis consterné de voir à quel point certaines mères se font un devoir de prendre en charge les chagrins d'amour de leur progéniture. Je ne compte pas le nombre d'entre elles qui me téléphonent pour que je reçoive en consultation leur adolescent qui venait de se faire quitter par un petit copain ou une petite copine, toujours avec la crainte d'un éventuel suicide.

Il faut dire que la voix psy ne tarit pas de mises en garde sur le risque d'un éventuel suicide. Comme le médecin, le psy aime à penser qu'il sauve des vies ! Si les psychiatres n'y vont pas de main morte avec les ordonnances, c'est avant tout pour se prémunir d'un tel danger. Message reçu par les jeunes qui aujourd'hui ne se privent pas de menacer de se suicider à la moindre contrariété. La menace de suicide n'est pas toujours un appel au secours, elle est aussi un moyen de s'assurer que sa mère en est bien une, en la tenant dans l'inquiétude... Et pour freiner le développement d'un enfant, il n'y a pas mieux que l'inquiétude d'une mère.

On n'assume pas un chagrin d'amour en pleurnichant chez sa mère ou chez un psy, mais en faisant face. Je ne pense pas qu'un psychiatre qui prescrit des tranquillisants à une fille de treize ans parce que son petit copain l'a quittée, y contribue grandement...

Je le répète : ce ne sont pas les mères qui doivent être mises au banc des accusés, mais la voix psy qui aura tout fait pour annihiler la fonction paternelle de l'éducation.

Or, si vous n'êtes pas partie prenante de ce genre de complaisance, vous pourriez avoir des ennuis. Je me souviens de ce père divorcé qui avait dit à sa fille de 15 ans qu'il en avait marre de la voir pousser une tête de martyr parce que le garçon dont elle était amoureuse ne voulait pas d'elle. La fille décida de ne plus aller voir son père, soutenue dans sa décision par sa mère, elle aussi férue de développement personnel. Motif évoqué : l'ex-mari ne respectait pas la souffrance de leur fille.

Non seulement la souffrance ne mérite aucun respect, mais elle ne sanctifie personne. Je pense ici aux égards auxquels ont droit ceux qui ont tenté de se suicider. Je pense aussi à tous ces jeunes qui s'inventent une biographie dans laquelle ils auraient été persécutés par leurs pairs. Le danger que des parents font planer sur leur enfant lorsqu'il se fait taquiner par ces copains d'école en faisant de lui un martyr, est extrêmement dangereux. La vocation du véritable martyr étant de mourir par amour, il se pourrait que lorsqu'on soit devenu un bouc émissaire, on soit tenté de se suicider pour écrire sa légende jusqu'au bout.

C'est l'un des effets négatifs majeurs que la voix psy aura produit dans les esprits des jeunes : en faire des victimes là où ils auraient dû apprendre à se défendre.

Alain Valterio, in Nova & Vetera 2020-2