lundi 15 février 2016

En espérant... Jean d’Ormesson, Le chemin, la vérité et la vie

Franchement, il n'y avait pas de quoi grimper au mât et rameuter tout le quartier. Il m'est arrivé une aventure assez banale qu'ont connue pas mal de garçons et de filles autour de moi ou ailleurs et dont j'ai peut-être eu tort de parler si longuement mais je ne parviens pas à m'y faire : je suis né. Je me suis glissé quelque part dans l'espace et le temps. C'est une expérience très étrange. Je ne suis pas près de l'oublier.
Il me semble parfois que les choses se sont faites presque toutes seules et que je n'y suis pour rien. Je n'ai pas choisi de naître. Je ne suis pas arrivé n'importe quand. On ne m'a pas déposé n'importe où. Je n'ai pas débarqué hier devant Troie, entre Achille et Ulysse. Ni avant-hier pour la guerre du feu. Ni demain ou après-demain parmi des robots distingués et de plus en plus savants. Non. Je me suis retrouvé sans le vouloir entre deux guerres mondiales, au temps de Staline et d'Hitler, dans un corps qui, bon gré, mal gré, a été le mien pour toujours c'est-à-dire pour un éclair.
Je suis tombé comme de la lune dans un vieux pays qui vient de loin, chargé de gloire et de souvenirs, couvert de plaies et de bosses, perclus de querelles et de divisions, sûr de lui et de son charme, au bord de la suffisance, et déjà sur son déclin. Il a été pendant des siècles le plus fort, le plus riche, le plus séduisant. Il se retrouve appauvri et bougon. Tout semble se déglinguer de partout. Sa langue surtout, son bien le plus précieux, qui brillait de mille feux et régnait sur l'Europe qui régnait sur le monde, se défait de jour en jour. Confucius le savait déjà à l'époque de Platon et de Sophocle : il faut prendre garde aux mots. Une langue qui faiblit, c'est un pays qui vacille.
Nous nous imaginons toujours être le centre du monde. Mais la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, des émirats improbables, hier encore regardés de très haut, se mettent avec férocité à nous manger des pâtés sur la tête. L'histoire se détourne de la terre des grands rois et des grands capitaines, de tant de peintres et de poètes, aux confiseurs de génie et aux femmes de légende. La fête est finie. On ferme. Les salons, les jardins, les calembours, la gaieté, la puissance et l'élégance, la hauteur et la grandeur sont tombés dans l'oubli. Il n'y a plus que l'argent pour faire encore le malin et tenir le haut du pavé. La crainte de l'avenir a remplacé l'insouciance et un air de chagrin se respire dans les rues.
Ah ! je vous entends d'ici. La fameuse ritournelle. Une sorte de long gémissement : « C'était mieux avant ». Non, ce n'était pas mieux avant. Avant, il y avait des guerres, tout le monde mourait plus tôt, les pauvres étaient plus pauvres encore, tous souffraient davantage. La vie était plus difficile. Personne ne supporterait de revenir en arrière. Les gens sont plus heureux aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier. Mais ils ne le savent pas. Ce n'est jamais mieux avant. Ni pire. C'est sans fin la même chose.
Le monde est rude autour de nous. Il l'a toujours été. Depuis le jardin d'Éden et la fin de Néandertal détruit par Cro-Magnon, il n'a jamais été paisible. Tout va le plus souvent assez mal c'est-à-dire plutôt bien. Avec des catastrophes et avec des bonheurs. Tout oscille toujours entre ascension et déclin. L'histoire ne cesse jamais d'être un désastre et une fête. Le progrès frappe comme un sourd et à coups redoublés. Et il entraîne avec lui un cortège de souffrances toujours mêlées d'espérance.
La clé de l'affaire, c'est que le monde est en train de changer. Il a toujours changé. Mais sauf tout au début où les choses, m'assure-t-on, se bousculent à une allure effarante il changeait très lentement. On pouvait compter sur l'avenir. Avec quelques coups de théâtre qui vous laissaient pantois la conquête du feu, l'invention de la roue, de l'agriculture, de la ville ou de l'écriture... , demain ressemblait plus ou moins à hier. Voilà que le manège s'est soudain emballé. Tout s'est mis sous nos yeux à changer de plus en plus vite. Et peut-être un peu trop vite.
Dans ce tohu-bohu, je n'ai que trois convictions.
La première est la plus simple et la plus lumineuse : rien n'est plus beau que ce monde passager, si cruel et si gai, éclairé et réchauffé quelle chance ! par une étoile que nous appelons le Soleil et où quelle chance ! il y a de l'eau, des chèvres, des montagnes, des histoires de guerre et des chagrins d'amour, des chiffres, des livres, des secrets, ces oliviers et ces éléphants dont j'ai déjà trop parlé, des ambitions, des passions, des idées soudain nouvelles qui éclatent comme des grenades et des rêves de jeunes filles. En dépit de tant de malheurs et de tant de chagrins, c'est un bonheur d'être né.
Apparemment opposée à la première, la deuxième a quelque chose de plus sombre : naître, c'est commencer mourir et la vie que j'ai tant aimée est une espèce d'illusion appelée avec évidence à se dissiper au plus vite et à périr à jamais. Cette deuxième conviction l'emporte de loin sur la première. Avec ses bonheurs et sa tristesse, avec ses drames et ses enchantements, l'existence sur cette terre m'apparaît comme un sas, une sorte de stage, une épreuve, un examen de passage mais vers quoi, et vers où ?
Ma troisième conviction est la moins assurée et la plus contestable. Elle prend la forme d'un pari : je ne crois pas à un hasard qui aurait organisé, avec une rigueur et un génie surprenants, le monde autour de moi, et moi-même par-dessus le marché. Malgré tous mes doutes, je mets mon espérance dans une nécessité obscure et dans une puissance inconnue où je vois la source de cette vérité, de cette justice et de cette beauté dont nous ne connaissons que les reflets et qu'il est convenu d'appeler Dieu.
Il n'est pas sûr que Dieu soit mort ni que le monde soit absurde. Je penche plutôt pour un secret, une énigme, un mystère qui ne dépendent pas de moi, qui renvoient à autre chose et qui me restent obscurs.
Il n'y a, en fin de compte, qu'une seule chose de certaine : je vais mourir. La vie a été pour moi une aventure plutôt plaisante. J'attends, sans impatience, une autre espèce d'aventure, aussi banale et aussi excitante que mon arrivée sur les planches de cet illustre théâtre : l'heure de ma retraite et de mes adieux à la scène. J'imagine déjà le tableau, dans le genre, par exemple, de ces vignettes naïves où une famille effondrée s'abandonne au chagrin. Un peu d'exaltation. De la sobriété. De l'émotion. Beaucoup de dignité. Quelques larmes. Peut-être des dames en noir. Le défunt était si charmant. Et je me désole de mon absence à mes propres funérailles. Un peu de gaieté fera défaut.
Le temps va venir très vite où je vais me trouver devant Dieu. Où je vais me trouver devant Dieu... Pour nous, pauvres vivants, tout est sujet à caution et à doute dans ces mots incertains. Quand je me trouverai devant Dieu, il n'y aura peut-être plus rien du tout. Il n'y aura plus de temps. Je ne serai plus là pour comprendre qu'il n'y a rien. Et il n'y aura peut-être pas de Dieu.
Je ne sais pas si Dieu existe. Dieu, ou la nature, m'a refusé le don de la foi. Qui suis-je pour répondre par oui ou par non à une question qui nous dépasse ? Dieu, ou la nature, ne m'a pas permis de décider d'un secret et d'un mystère si loin au-dessus de moi. Dans le doute qui me harcèle et souvent m'envahit brille pourtant l'espérance. Unamuno dit quelque part que croire à Dieu consiste peut-être à espérer qu'il existe. Alors, oui, je crois à Dieu. Parce que j'espère qu'il existe.
Quand je paraîtrai devant ce Dieu à qui je dois tout ma vie, mes bonheurs, mes chagrins, l'univers autour de moi, le soleil sur la mer, ma gaieté qui était vive et mes doutes qui étaient cruels –,je me jetterai à ses pieds et je lui dirai :
Seigneur, pardonnez-moi. Je vous ai beaucoup trahi. J'ai été indigne de la grandeur et de la confiance que vous m'aviez accordées puisque, dans votre bonté, vous m'avez donné le jour et laissé libre de mes choix. Ma médiocrité, je la vomis avec force, mais hélas ! un peu tard. Je n'ai été ni un héros, ni un martyr, ni un saint. Je me suis occupé de moi beaucoup plus que de ceux que vous m'aviez confiés comme frères. J'ai été indigne des promesses dont vous m'aviez comblé. J'ai reçu beaucoup plus que je n'ai jamais donné. La paresse, la vanité, l'indifférence aux autres, le goût de gagner, le délire de vouloir être toujours au premier rang des premiers, je leur ai trop sacrifié. J'ai vécu dans le tumulte et dans l'agitation. J'ai recherché le bonheur, et trop souvent le plaisir.
« Vous le savez, mon Dieu. J'ai aimé les baies, votre mer toujours recommencée, votre Soleil qui était devenu le mien, plusieurs de vos créatures, les mots, les livres, les ânes, le miel, les applaudissements dont j'avais honte, mais que je cultivais. J'ai aimé tout ce qui passe. Mais ce que j'ai aimé surtout, c'est vous qui ne passez pas. J'ai toujours su que j'étais moins que rien sous le regard de votre éternité et que le jour viendrait où je paraîtrais devant vous pour être enfin jugé. Et j'ai toujours espéré que votre éternité de mystère et d'angoisse était aussi et surtout une éternité de pardon et d'amour.
« Je n'ai presque rien fait de ce temps que vous m'avez prêté avant de me le reprendre. Mais, avec maladresse et ignorance, je n'ai jamais cessé, du fond de mon abîme, de chercher le chemin, la vérité et la vie.

Jean d’Ormesson, in Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (nrf)