Franchement, il n'y avait pas de quoi
grimper au mât et rameuter tout le quartier. Il m'est arrivé une aventure assez
banale qu'ont connue pas mal de garçons et de filles autour de moi ou ailleurs
et dont j'ai peut-être eu tort de parler si longuement – mais je ne parviens pas à m'y faire : je suis né. Je me suis glissé quelque part dans l'espace
et le temps. C'est une expérience très étrange. Je ne suis pas près de
l'oublier.
Il me semble parfois que les choses
se sont faites presque toutes seules et que je n'y suis pour rien. Je n'ai pas
choisi de naître. Je ne suis pas arrivé n'importe quand. On ne m'a pas déposé
n'importe où. Je n'ai pas débarqué hier devant Troie, entre Achille et Ulysse.
Ni avant-hier pour la guerre du feu. Ni demain ou après-demain parmi des robots
distingués et de plus en plus savants. Non. Je me suis retrouvé sans le vouloir
entre deux guerres mondiales, au temps de Staline et d'Hitler, dans un corps qui,
bon gré, mal gré, a été le mien pour toujours – c'est-à-dire
pour un éclair.
Je suis tombé comme de la lune dans
un vieux pays qui vient
de loin, chargé de gloire et de souvenirs, couvert de plaies et de bosses,
perclus de querelles et de divisions, sûr de lui et de son charme, au bord de
la suffisance, et déjà sur son déclin. Il a été pendant des siècles le plus
fort, le plus riche, le plus séduisant. Il se retrouve appauvri et bougon. Tout
semble se déglinguer de partout. Sa langue surtout, son bien le plus précieux,
qui brillait de mille feux et régnait sur l'Europe qui régnait sur le monde, se
défait de jour en jour. Confucius le savait déjà à l'époque de Platon et de
Sophocle : il faut prendre garde aux mots. Une langue qui faiblit, c'est
un pays qui vacille.
Nous nous imaginons toujours être le
centre du monde. Mais la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud, des
émirats improbables, hier encore regardés de très haut, se mettent avec
férocité à nous manger des pâtés sur la tête. L'histoire se détourne de la
terre des grands rois et des grands capitaines, de tant de peintres et de
poètes, aux confiseurs de génie et aux femmes de légende. La fête est finie. On
ferme. Les salons, les jardins, les calembours, la gaieté, la puissance et
l'élégance, la hauteur et la grandeur sont tombés dans l'oubli. Il n'y a plus
que l'argent pour faire encore le malin et tenir le haut du pavé. La crainte de
l'avenir a remplacé l'insouciance et un air de chagrin se respire dans les
rues.
Ah ! je vous entends d'ici. La fameuse
ritournelle. Une sorte de long gémissement : « C'était mieux avant ».
Non, ce n'était pas mieux avant. Avant, il y avait des guerres, tout le monde
mourait plus tôt, les pauvres étaient plus pauvres encore, tous souffraient
davantage. La vie était plus
difficile. Personne ne supporterait de revenir en arrière. Les gens sont plus
heureux aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier. Mais ils ne le savent pas. Ce
n'est jamais mieux avant. Ni pire. C'est sans fin la même chose.
Le monde est rude autour de nous. Il
l'a toujours été. Depuis le jardin d'Éden et la fin de Néandertal détruit par
Cro-Magnon, il n'a jamais été paisible. Tout va le plus souvent assez mal – c'est-à-dire plutôt bien. Avec des catastrophes et avec
des bonheurs. Tout oscille toujours entre ascension et déclin. L'histoire ne
cesse jamais d'être un désastre et une fête. Le progrès frappe comme un sourd
et à coups redoublés. Et il entraîne avec lui un cortège de souffrances
toujours mêlées d'espérance.
La clé de l'affaire, c'est que le
monde est en train de changer. Il a toujours changé. Mais – sauf tout au début où les choses, m'assure-t-on, se bousculent à une allure effarante – il changeait très lentement. On pouvait compter sur
l'avenir. Avec quelques coups de théâtre qui vous laissaient pantois – la conquête du feu, l'invention de la roue, de
l'agriculture, de la ville ou de l'écriture... –,
demain ressemblait
plus ou moins à hier. Voilà que le manège s'est soudain emballé. Tout s'est mis
sous nos yeux à changer de plus en plus vite. Et peut-être un peu trop vite.
Dans ce tohu-bohu, je n'ai que trois
convictions.
La première est la plus simple et la
plus lumineuse :
rien n'est plus
beau que ce monde passager, si cruel et si gai, éclairé et réchauffé – quelle chance ! –
par une étoile que
nous appelons le Soleil et où –
quelle chance ! – il
y a de l'eau, des chèvres, des montagnes, des histoires de guerre et des
chagrins d'amour, des chiffres, des livres, des secrets, ces oliviers et ces éléphants
dont j'ai déjà trop parlé, des ambitions, des passions, des idées soudain
nouvelles qui éclatent comme des grenades et des rêves de jeunes filles. En
dépit de tant de malheurs et de tant de chagrins, c'est un bonheur d'être né.
Apparemment opposée à la première, la
deuxième a quelque chose de plus sombre : naître, c'est commencer mourir
et la vie que j'ai tant aimée est une espèce d'illusion appelée avec évidence à
se dissiper au plus vite et à périr à jamais. Cette deuxième conviction
l'emporte de loin sur la première. Avec ses bonheurs et sa tristesse, avec ses
drames et ses enchantements, l'existence sur cette terre m'apparaît comme un
sas, une sorte de stage, une épreuve, un examen de passage – mais vers quoi, et vers où ?
Ma troisième conviction est la moins
assurée et la plus contestable. Elle prend la forme d'un pari : je ne
crois pas à un hasard qui aurait organisé, avec une rigueur et un génie
surprenants, le monde autour de moi, et moi-même par-dessus le marché. Malgré
tous mes doutes, je mets mon espérance dans une nécessité obscure et dans une
puissance inconnue où je vois la source de cette vérité, de cette justice et de
cette beauté dont nous ne connaissons que les reflets et qu'il est convenu
d'appeler Dieu.
Il n'est pas sûr que Dieu soit mort
ni que le monde soit absurde. Je penche plutôt pour un secret, une énigme, un
mystère qui ne dépendent pas de moi, qui renvoient à autre chose et qui me
restent obscurs.
Il n'y a, en fin de compte, qu'une
seule chose de certaine : je vais mourir. La vie a été pour moi une
aventure plutôt plaisante. J'attends, sans impatience, une autre espèce d'aventure, aussi banale et
aussi excitante que mon arrivée sur les planches de cet illustre théâtre : l'heure de ma retraite et de mes adieux à la scène. J'imagine
déjà le tableau, dans le genre, par exemple, de ces vignettes naïves où une
famille effondrée s'abandonne au chagrin. Un peu d'exaltation. De la sobriété.
De l'émotion. Beaucoup de dignité. Quelques larmes. Peut-être des dames en
noir. Le défunt était si charmant. Et je me désole de mon absence à mes propres
funérailles. Un peu de gaieté fera défaut.
Le temps va venir très vite où je
vais me trouver devant Dieu. Où je vais me trouver devant Dieu... Pour nous,
pauvres vivants, tout est sujet à caution et à doute dans ces mots incertains.
Quand je me trouverai devant Dieu, il n'y aura peut-être plus rien du tout. Il
n'y aura plus de temps. Je ne serai plus là pour comprendre qu'il n'y a rien.
Et il n'y aura peut-être pas de Dieu.
Je ne sais pas si Dieu existe. Dieu,
ou la nature, m'a refusé le don de la foi. Qui suis-je pour répondre par oui ou
par non à une question qui nous dépasse ? Dieu,
ou la nature, ne m'a pas permis de décider d'un secret et d'un mystère si loin
au-dessus de moi. Dans le doute qui me harcèle et souvent m'envahit brille
pourtant l'espérance. Unamuno dit quelque part que croire à Dieu consiste
peut-être à espérer qu'il existe. Alors, oui, je crois à Dieu. Parce que
j'espère qu'il existe.
Quand je paraîtrai devant ce Dieu à
qui je dois tout – ma vie, mes bonheurs, mes chagrins,
l'univers autour de moi, le soleil sur la mer, ma gaieté qui était vive et mes
doutes qui étaient cruels –,je me jetterai à ses pieds et je lui dirai :
— Seigneur, pardonnez-moi. Je vous
ai beaucoup trahi. J'ai été indigne de la grandeur et de la confiance que vous
m'aviez accordées puisque, dans votre bonté, vous m'avez donné le jour et
laissé libre de mes choix. Ma médiocrité, je la vomis avec force, mais hélas ! un peu tard. Je n'ai été ni un
héros, ni un martyr, ni un saint. Je me suis occupé de moi beaucoup plus que de
ceux que vous m'aviez confiés comme frères. J'ai été indigne des promesses dont
vous m'aviez comblé. J'ai reçu beaucoup plus que je n'ai jamais donné. La
paresse, la vanité, l'indifférence aux autres, le goût de gagner, le délire de
vouloir être toujours au premier rang des premiers, je leur ai trop sacrifié.
J'ai vécu dans le tumulte et dans l'agitation. J'ai recherché le bonheur, et trop
souvent le plaisir.
« Vous le savez, mon Dieu. J'ai aimé
les baies, votre mer toujours recommencée, votre Soleil qui était devenu le
mien, plusieurs de vos créatures, les mots, les livres, les ânes, le miel, les
applaudissements dont j'avais honte, mais que je cultivais. J'ai aimé tout ce
qui passe. Mais ce que j'ai aimé surtout, c'est vous qui ne passez pas. J'ai
toujours su que j'étais moins que rien sous le regard de votre éternité et que
le jour viendrait où je paraîtrais devant vous pour être enfin jugé. Et j'ai
toujours espéré que votre éternité de mystère et d'angoisse était aussi et
surtout une éternité de pardon et d'amour.
« Je
n'ai presque rien fait de ce temps que vous m'avez prêté avant de me le
reprendre. Mais, avec maladresse et ignorance, je n'ai jamais cessé, du fond de
mon abîme, de chercher le chemin, la vérité et la vie.
Jean d’Ormesson, in Je dirai malgré
tout que cette vie fut belle (nrf)