Paul VI (Montini), « mon pape »,
car ce fut lui qui m'appela à l'épiscopat et m'envoya à Marseille avec une
lettre, geste assez rare, holographe (tout écrite de sa main). Il eut la lourde
charge de mener à bout, au long de trois années, un concile audacieusement
ouvert par son vieux prédécesseur Jean XXIII, et auquel j'ai participé comme
expert. Je n'eus jamais alors l'occasion de l'aborder, mais presque chaque
semaine... il me lisait. En effet, encouragé par Dom Helder Camara, j'avais
pris l'initiative quelque peu téméraire de réunir, le vendredi soir, à la Domus
Mariae, des évêques de divers continents : ils étaient une trentaine
lors de la dernière session, parmi lesquels Mgr Wojtyla. Je
rédigeais en latin pour eux un petit compte rendu de ces échanges informels sur
la marche parfois cahotante du concile. Un des exemplaires rejoignait
l'appartement du pape.
Paul VI avait le sens des signes
prophétiques. Il a été le premier pape à prendre l'avion (neuf grands voyages).
Quelques mois après son élection, c'est la Terre sainte, le pèlerinage aux
sources évangéliques de l'Église. Qui ne se souvient de la rencontre avec le
patriarche Athénagoras venu tout exprès de Constantinople ? Mais qui
connaît l'extraordinaire dialogue imprévu, juste avant l'échange des discours ?
Ignorant que des micros étaient déjà branchés, des paroles furent enregistrées
où ils se disaient l'un à l'autre : « Que pouvons-nous faire pour
avancer ensemble ? » Le père Congar a écrit que Paul VI « a fait
de l'œcuménisme l'idée la plus englobante et la plus dynamique de son pontificat ».
Je l'entends à la basilique Saint-Pierre relevant les excommunications de 1064.
Je le vois à la chapelle Sixtine s'agenouillant péniblement (à cause de son
arthrose) et baisant les pieds du métropolite Méliton.
Et ce voyage éclair au siège des
Nations unies, en plein concile. On ne réalise pas le tour de force qui lui
permit de ne rester que treize heures à New York, sans répit. Je le vois à son
retour venant directement de l'aéroport pour saluer, sous un tonnerre
d'applaudissements, des évêques émerveillés d'un marathon qui aurait épuisé bon
nombre d'entre eux. Je ne parle pas de sa visite à Bombay et de son choc devant
l'extrême misère d'un peuple, mais aussi devant la luxuriante religion hindoue.
Je pense à ce paralytique du
Trastevere, mon quartier romain, que Paul VI prit un jour dans ses bras pour
l'embrasser longuement en lui promettant qu'un jour après la résurrection il
danserait avec lui devant le Seigneur. Je pense à l'anneau de pacotille qu'il
offrit aux évêques du concile et qu'il porta lui-même jusqu'à sa mort, signe de
l'unité du collège épiscopal mais aussi appel à une vie plus pauvre. Je pense à
l'abandon de la tiare, qui évoquait un temps révolu pour l'Église. Je pense à
cette interview qu'il donna à un journaliste milanais, fait alors unique dans
les annales d'un pape : « Quand j'étais à Milan, j'ai lu les archives
du temps de saint Charles Borromée. Les problèmes qui se posaient, c'était
l'achat d'un confessionnal, la présence de trois ivrognes dans une paroisse.
Aujourd'hui, il s'agit de millions de personnes qui n'ont plus la foi ».
Il me confia qu'il devait sa vocation sacerdotale à un bénédictin de l'abbaye
marseillaise Sainte-Madeleine, exilée au début du XXe siècle près de sa ville natale de Brescia, puis implantée
à Hautecombe et maintenant à Ganagobie. Ce moine lui déconseilla la voie
bénédictine où il voulait entrer, pour l'orienter vers son diocèse, où il fut
ordonné prêtre... pratiquement sans avoir fait de séminaire pour raison de
santé !
Ce pape de culture raffinée s'est
révélé un bon curé pédagogue pour les foules au cours des audiences du
mercredi, auxquelles il donna un relief extraordinaire. En vue de publier un
livre sur cette catéchèse hebdomadaire, je lui demandai comment il s'y
préparait. Il me montra les manuscrits des audiences passées en me disant :
« Le mardi matin, je ne reçois personne, je me consacre à la réflexion et
à la rédaction ». Ses pages étaient écrites à la main d'un bout à l'autre,
sans guère de ratures, et truffées de références à des théologiens ou à des
écrivains contemporains, souvent français. Enfin, je l'ai rencontré plusieurs
fois lors du synode des évêques en 1974 sur « L'évangélisation des peuples »,
où il m'avait confié le rapport sur l'Europe, synode marqué par des débats
serrés, auxquels fut mêlé le cardinal Wojtyla et d'où sortit l'admirable
exhortation Evangelii nuntiandi, en 1975.
Enveloppé et comme cerné par une
poussée contradictoire d'impatiences et de résistances, il a dû s'appliquer
jour après jour à tenir le cap du renouveau conciliaire et à prendre des
décisions exigeantes pas toujours reçues de tous. Sa sérénité intérieure ne
transparaissait pas en permanence sur son visage, mais toute son action en
reflétait l'intensité.
Pape moderne, il a osé regarder le
monde en lui-même, non plus seulement à partir de l'Église, mais comme le monde
se voit lui-même, avec ses audaces, ses risques et ses chances. Qu'on relise
son discours tout frémissant à la clôture du concile : « Je ferme les
yeux sur cette terre des hommes, douloureuse, dramatique et magnifique ».
Tout Paul VI est dans cette phrase
qui figure à la fin de son testament.
Roger, cardinal Etchegaray, in L’homme,
à quel prix ? (La Martinière)