mardi 19 avril 2011

En lisant... Gilbert Cesbron, Briser la statue - Actes II et III


Prologue et acte I

ACTE II
LE PARLOIR DES TÉNÈBRES
« Un soir, après complies, je cherchais vainement notre lampe... Une sœur croyant prendre sa lanterne avait emporté la nôtre... »
L'acte se passe tout entier dans la cellule de Thérèse Martin, la nuit. L'œil ne s'habituera pas tout de suite à l'obscurité ; il ne finira d'ailleurs par y distinguer que le lit bas au fond vers la gauche, les contrevents (à gauche) qui laissent filtrer une lumière lunaire, la porte à droite, donnant sur le couloir. Le décor n'a donc aucune importance ; seuls en ont les personnages qui, à l'exception de Thérèse, seront éclairés isolément par une lumière incertaine leur donnant l'aspect d'apparitions. Le jeu des acteurs soulignera cette impression.
Durant tout cet acte, Thérèse toussera par instants — mais surtout pas « théâtralement ». Le public devra presque penser que c'est l'actrice et non le personnage qui est malade.
Au lever du rideau, Lui est appuyé contre le mur de gauche, près de la fenêtre. Lui, c'est Satan ; mais son aspect est celui d'un homme de trente ans en 1895. Son regard fait lentement le tour de la cellule, puis il hoche la tête ; puis il parle mais en paraissant suivre des yeux, à travers les murs, quelqu'un que nous ne voyons pas.

SCÈNE PREMIÈRE
LUI (seul).
Quarante-huit... quarante-neuf... cinquantième pas sous le cloître.., et tu t'arrêtes pour souffler ! Quel âge a donc cette vieille femme infirme ? — Vingt-trois ans. Bravo ! (Il éclate de rire). Ingénieusement agencé pour qu'on y crève de froid, ce bâtiment – rien à dire ! Ce petit tournant avant l'escalier, brrr !... Hé là, hé là, tu ne vas pas tomber, non ? Bon, ma fille, à l'assaut de l'escalier maintenant, marche après marche, comme chaque soir... Hisse ce corps, ce corps inutile, ce corps accablé de vêtements stupides... Tu t'arrêtes, le dos au mur... Statue ! statue de l'Absurde ! Tu ferais pitié ! (Il rit de nouveau). Pitié ? Tu me fais horreur... Ah ? Tu hésites à repartir... (Se frottant les mains). La bête bronche en toi... C'est qu'il ne fait plus seulement glacé, il fait aussi ténébreux. La sœur Saint-Paul a pris ta lampe, tout l'heure, par mégarde. Tu as hésité un instant à la réclamer, et puis tu as pieusement pensé (parodiant) que tu pourrais regagner notre petite cellule sans notre petite lampe... (Changeant de ton). Tant pis, tu ne travailleras pas cette nuit à ton stupide bouquin — tant mieux ! (Même jeu). Notre petit roman... (Il hausse les épaules). Tu vas rester dans les ténèbres, une fois de plus ! (D'une voix de prêche). « Les ténèbres extérieures... » (Changeant de ton). Mais, ce soir, compte sur moi pour les illuminer, ma fille !.., Allons, plus que trois marches... dépêchons-nous ! On me fait attendre ! C'est donc l'ascension du mont Carmel, cet escalier ? Le corridor, à présent... Le corridor noir et glacé de cette prison dont les prisonniers sont les seuls gardiens ! C'est le monde à l'envers : les pauvres sont riches, les riches sont à plaindre, on ne rend plus les gifles, et ceux qui pleurent ont la chance — c'est la grande folie ! (Il va vers la porte). Tu approches, Thérèse... Chacun de tes pas retentit délicieusement dans mon cœur : tu viens vers moi... (Il paraît la suivre du regard). Si tes sœurs te voyaient, pauvre loque !... Tu souffres ? (Sèchement). Et après ! La faute à qui ? (Baissant la voix). Et moi, je ne souffre pas, peut-être ?... (Hochant la tête). Thérèse Martin, ça ?... Ah, maudit voile ! maudite grille ! maudite clôture ! Quelle leçon, sans cela, pour les gens de Lisieux, que de voir ce qu'est devenue (minaudant) la blonde, la fraîche, la délicieuse Thérèse Martin !... Mais toi-même tu ne le sais pas assez ! Je vais te donner un miroir impitoyable... (Regardant vers la porte). Tu t'avances, les bras tendus, comme une aveugle.., que tu es ! Va, je t'ouvrirai les yeux, cette nuit ! (Baissant la voix). Cette nuit ou jamais !... (Se retournant prestement). Il est temps ! (Frappant dans ses mains pour appeler). Madame Thérèse ! Madame Thérèse ! (Éclatant de rire). « Il faut qu'elle croisse et que je diminue !... » (Il s'immobilise, la main étendue. Aussitôt la lumière qui l'éclairait seul se met à décroître, tandis qu'un autre rayon commence à révéler un personnage que l'on n'avait pas vu prendre place sur la scène. La lumière qui l'éclaire croît progressivement tandis que l'autre, en déclinant, efface Lui peu à peu. Mme Thérèse est une jeune femme de vingt-trois ans, vêtue à la mode de 1895 avec une exagération provinciale. Elle respire le bonheur matériel mais aussi la satisfaction, la confiance en soi et la certitude d'avoir raison. Lui l'observe et dit :) Bien !... Bien !... (Se ravisant). Hé là, j'oubliais le principal ! (Il étend le bras à côté de Mme Thérèse, et un nouveau rayon fait apparaître un charmant petit garçon de quatre ans qui donne la main à sa mère). Là !... Tu peux entrer maintenant !... (Il se tourne vers la porte, éclate de rire et disparaît aux regards. Presque aussitôt la porte s'ouvre et Thérèse Martin entre. On ne voit d'abord que ses mains, puis ses bras, car elle avance à l'aveuglette en tâtant les murs ; puis son visage et son corps qui trahissent l'épuisement. On n'entend que son souffle rauque. Elle atteint enfin le lit bas où elle se laisse tomber.

SCÈNE II
MADAME THÉRÈSE, THÉRÈSE MARTIN, L'ENFANT.
MADAME THÉRÈSE (d'un ton scandalisé).
Thérèse !
THÉRÈSE MARTIN (doucement, sans relever la tête).
Qui m'appelle ?
MADAME THÉRÈSE
Toi-même ! La vraie Thérèse !
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Qui connaît la vraie Thérèse ?
MADAME THÉRÈSE (continuant).
Celle que le monde était en droit d'attendre, celle que tu avais le devoir d'être !
THÉRÈSE MARTIN (souriant).
Le droit... le devoir... (Changeant de ton). Que me voulez-vous ?
MADAME THÉRÈSE
Tu peux me tutoyer ! À qui dire tu sinon à soi !...
THÉRÈSE MARTIN
Je ne tutoie que Dieu.
MADAME THÉRÈSE (s'approchant d'elle).
C'est une intimité qui ne te réussit guère ! Dans quel état te voici !... Je ne me reconnais plus !
THÉRÈSE MARTIN (levant enfin les yeux sur elle et sursautant).
Moi non plus ! (Apercevant l'enfant, elle pousse un cri comme une personne blessée). Oh !...
MADAME THÉRÈSE (continuant).
Je fais souvent l'aumône à des gens qui ont l'air moins misérable ! Tu n'as donc pas honte de faire pitié ?
THÉRÈSE MARTIN
J'aurais plutôt pitié de ceux qui ont honte... (Changeant de ton). Mais vous vous trompez, si vous me croyez misérable...
MADAME THÉRÈSE (explosant).
Oh, non ! Tu es heureuse, bien sûr ! Heureuse d'être enfermée ici à jamais, d'être condamnée au silence, au froid, à la solitude, à cause d'un COUP de tête !
THÉRÈSE MARTIN
Moi ?
MADAME THÉRÈSE
Car tu n'avais pas la vocation, ma petite ! C'était seulement l'exemple de Pauline et de Marie. Il y a des familles à nonnes comme des familles à polytechniciens — une sorte de contagion ! Et puis le milieu, nos pauvres chers parents... Oh ! il n'y a rien à en dire, naturellement ! Mais enfin, c'est le type même de la vocation artificielle que la tienne ! Si tu n'avais pas tant joué, enfant, avec tes petits ostensoirs, tes calices, tes chandeliers — ta panoplie de petit curé !...
THÉRÈSE MARTIN
C'est exactement ce que m'a soufflé une voix, la veille de ma profession... (Se tournant vers Madame Thérèse, fortement). Un grand rire l'a vite chassée !
MADAME THÉRÈSE (sèchement).
Tu aurais mieux fait de l'écouter ! Et d'écouter aussi le Supérieur du couvent ! D'ailleurs, tout le monde était opposé à ton entrée, tout le monde sauf la Mère Prieure qui, depuis... (Elle soupire). Elle avait besoin d'un souffre-douleurs, elle t'a fait venir !
THÉRÈSE MARTIN (vivement).
Ne parlez pas ainsi de ma Mère !
MADAME THÉRÈSE
Ta mère ? Ta vraie, ta seule mère est morte, épuisée, désolée, ayant donné le jour à quatre enfants morts et à cinq autres qui devaient mourir au monde ! Ah ! quel bilan ! quelle pauvre vie inutile ! Plus de Martin ! Adieu, finis les Martin !... Mais n'appelle pas « Mère » cette vieille femme despotique, injuste, capricieuse...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant et fixant le petit garçon).
Un enfant ne juge pas sa mère !
MADAME THÉRÈSE (après l'avoir observée en silence).
Au fond, tu viens de le dire : tu n'es qu'une enfant. Tu n'as jamais eu le courage de dégager ta personnalité !
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Et ma personnalité, c'était vous ?
MADAME THÉRÈSE (déconcertée).
Mais... oui ! (Reprenant). Petite, tu ne pouvais pas te passer une minute de ta mère. Rappelle-toi, lorsque tu montais un escalier, à chaque marche tu appelais : « Maman !... Maman !... Maman !... » et si elle oubliait une seule fois de répondre : « Oui, ma petite fille ! » tu restais là, perdue, incapable d'avancer ni de reculer...
THÉRÈSE MARTIN (fermant les yeux).
C'est vrai.
MADAME THÉRÈSE
Après sa mort, tu t'es réfugiée dans les jupes de Pauline, puis dans celles de Marie. Toutes deux parties, tu les as suivies : tu as cru pouvoir reconstituer ici Les Buissonnets. Mais non ! Elle est déserte la petite maison de famille ! et morte la famille ! et ici tu n'as retrouvé que ta vieille ennemie, la solitude !
THÉRÈSE MARTIN (souriant, les yeux fermés).
C'est vrai.
MADAME THÉRÈSE
La solitude — et quelle consolation, je te le demande ?
THÉRÈSE MARTIN (simplement).
Celle de n'en avoir aucune sur la terre.
MADAME THÉRÈSE
Elle est folle ! (Criant presque). Mais nous y sommes, sur la terre ! Et il n'y a que cela dont nous soyons sûres : la terre ! la terre ! Et tu choisis la solitude ? (La prenant aux épaules). Tu sais pourtant comment s'achève l'aventure ! Qu'est-ce que la mort, sinon la suprême solitude ? Tu meurs d'avance ! Tu seras seule, Thérèse, seule jusqu'au dernier jour !...
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
« Au dernier jour, le Seigneur conduira Son troupeau dans les pâturages, Il rassemblera les petits agneaux et les pressera sur Son sein... »
MADAME THÉRÈSE (soupirant).
Ah ! toujours les contes de fées ! Tout le mal vient de là : tu as trop... nous avons trop de sensibilité... D'ailleurs, tes poésies sont charmantes ! Si, si ! absolument charmantes ! Mais enfin tu limites ton inspiration, tu ne cultives pas le talent que le ciel t'a donné — et ça, c'est mal... (Silence). Tu tournes le dos aux merveilles de la nature, tu te bouches les yeux devant la création de Dieu — jolie façon de lui rendre hommage ! (Silence un peu plus long. Changeant de ton). Moi, je publie un poème chaque dimanche dans Le Messager de l'Orne — sous un pseudonyme, bien entendu ! Et je suis en pourparlers avec un éditeur d'Alençon pour un premier recueil... Tu vois ce dont tu te prives ! Quand mon livre paraîtra, je toucherai d'innombrables cœurs ! Mais toi, à quoi servent tes poésies ?
THÉRÈSE MARTIN
Il leur fut donné de faire du bien à quelques âmes.
MADAME THÉRÈSE (souriant).
Et toi-même, d'ailleurs, à quoi sers-tu ? Tu aurais choisi, même sans vocation, un ordre vivant, utile, tu serais emportée par l'action, à la bonne heure ! Je comprends bien qu'il faut des gens pour soigner les malades, moucher les orphelins, porter à manger aux pauvres, ou même empêcher les Nègres de se dévorer entre eux et les Chinois de donner leurs bébés aux cochons — quoique, au fond, on puisse être un honnête anthropophage et aller droit au ciel ! Mais enfin... Ma belle-sœur me dit souvent « Tu seras peut-être heureuse, ma bonne Thérèse, quand tu auras quatre-vingts ans, de te payer une bonne sœur pour te promener, te faire faire tes besoins et te veiller la nuit — et c'est vrai ! Mais une Carmélite ne viendra pas, elle ! Pensez donc ! À quoi servez-vous alors ? Qu'est-ce que tu es venue faire dans ce cimetière ?
THÉRÈSE MARTIN
Je l'ai dit le jour de ma profession : « Je suis venue pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres... ».
MADAME THÉRÈSE
Et puis ?
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
C'est tout.
MADAME THÉRÈSE
C'est tout ?
THÉRÈSE MARTIN (fortement).
Oui, c'est tout ! Conserver le sel de la terre...
MADAME THÉRÈSE (avec indulgence).
Toujours la poésie ! Mais ma pauvre petite, les prêtres font très bien leur métier sans vous ! L'Église n'a pas besoin de parasites. Chacun son travail, et les âmes seront bien gardées !
THÉRÈSE MARTIN
Croyez-vous que les marins qui s'agitent sur le pont suffisent à faire marcher le navire ? Et croyez-vous que la partie du navire qui est sous l'eau ne lui soit pas aussi nécessaire que celle qui surnage ? L'Église est un navire : elle a ses équipages invisibles...
MADAME THÉRÈSE
Et ce rôle te suffit !
THÉRÈSE MARTIN (se levant).
Être la mère des âmes oui, cela devrait me suffire. Et pourtant je sens en moi d'autres vocations : je voudrais être guerrier, prêtre, apôtre, docteur, croisé !... Missionnaire, oh ! dans l'espace et dans le temps : l'avoir été depuis la création du monde, l'être jusqu'à la consommation des siècles ! Et martyre ! Mais pas d'un seul supplice, il me les faut tous : Barthélemy, Jean, Cécile, Ignace, Jeanne d'Arc — la hache et le bûcher, l'huile bouillante et la bête sauvage — tous les témoignages et toutes les épreuves.
MADAME THÉRÈSE (haussant les épaules).
Tu n'as pas changé depuis le temps de tes cinq ans : quand on t'offrait des jouets à choisir sur une corbeille, et que tu prenais la corbeille en répondant « Je choisis tout ! »
THÉRÈSE MARTIN
J'ai choisi tout !
MADAME THÉRÈSE
Vraiment ! Ces besognes de domestique dans un obscur petit couvent ! Ce martyre à coups d'épingle ! Mais regarde ton néant, ma pauvre petite !
THÉRÈSE MARTIN (un doigt levé, récitant).
« M’abaissant alors jusque dans les profondeurs de mon néant je m'élevai si haut que je pus atteindre mon but... » (Changeant de ton). « J'ai choisi tout l'amour » renferme toutes les vocations !
MADAME THÉRÈSE
Ce sont là tes œuvres éclatantes ?
THÉRÈSE MARTIN (sans la regarder).
Puisque celles-ci me sont interdites, mes frères travaillent à ma place ; et moi, petit enfant près du trône royal, j'aime : j'aime pour ceux qui combattent...
MADAME THÉRÈSE
Et l'utilité de tout cela, je te le demande ?
THÉRÈSE MARTIN (lentement).
« Le plus petit mouvement de pur amour est plus utile à l'Église que toutes les autres œuvres réunies ensemble ! »
MADAME THÉRÈSE (haussant les épaules).
C'est toi qui le dis !
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Non, c'est saint Jean de la Croix.
MADAME THÉRÈSE (explosant, après un instant).
L'amour, vous n'avez que ce mot à la bouche, vous qui justement avez tourné le dos à l'amour ! (Montrant le petit garçon). La plus grande preuve d'amour, c'est de donner la vie !
THÉRÈSE MARTIN (se mettant à genoux devant le petit enfant et lui souriant tendrement).
Non ! C'est de donner sa vie pour ceux qu'on aime...
MADAME THÉRÈSE (déconcertée).
Tu donnes ta vie, toi ?
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Pas en une seule fois : petit à petit — c'est plus difficile...
MADAME THÉRÈSE (la dévisage, puis change de sujet).
« Pour ceux qu'on aime !... » Ta phrase même prouve que tu ne sais pas ce qu'est l'amour ! Un choix, ma petite : on n'aime plus personne quand on aime !
THÉRÈSE MARTIN (bonnement).
Ah ? Alors, j'aime mieux notre amour à nous : on aime enfin tout le monde quand on aime !
MADAME THÉRÈSE (s'emportant).
Quelle confusion ! Quel manque d'équilibre ! Quel... refoulement ! Ce que vous prenez pour de l'amour n'est que votre désir de l'amour...
THÉRÈSE MARTIN (se relevant).
Dieu, s'il est si délicieux le seul désir de l'amour, qu'est-ce donc de le posséder, d'en jouir à jamais !
MADAME THÉRÈSE (même jeu).
Tu es folle ! Vous êtes toutes folles !
THÉRÈSE MARTIN (souriant).
Alors j'aurais goûté plus de douceur dans ma folie que je n'en goûterai au sein des joies éternelles — à moins que le souvenir de mes espérances terrestres ne me soit enlevé...
MADAME THÉRÈSE (pincée).
Il y a tout de même des bornes !
THÉRÈSE MARTIN (sourdement).
Est-ce que l'amour du Christ a eu des bornes ? Pourquoi ma confiance en aurait-elle ?
MADAME THÉRÈSE (après un silence, s'emportant).
Des mots, des mots, des mots tout cela !
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Des mots pour lesquels on donne sa vie valent d'être écoutés...
MADAME THÉRÈSE (continuant).
La vérité, je l'avais bien pressentie : tu n'es qu'une petite fille sans caractère, sans personnalité, sans courage devant la vie. Si tes sœurs avaient décidé d'être demoiselles des postes, tu les aurais imitées. Elles ont choisi le couvent, tu les y as suivies — mais en y apportant la même mentalité : tu es une petite fonctionnaire. Au lieu de compter des timbres, tu comptes des grains de chapelet : où est la différence ? Petites habitudes, petit horaire... Sais-tu que le jardinier te reconnaît, malgré le voile, à ta démarche ni lente ni vive : au-to-ma-ti-que ?
THÉRÈSE MARTIN (doucement, mais fermement).
Non, régulière...
MADAME THÉRÈSE
Et tu crois qu'ainsi, à petits pas, tu feras ton petit bonhomme de salut ? Mauvais calcul, ma fille ! Si tu crois éviter le purgatoire...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant).
Moi ? Je ne voudrais pas ramasser une épingle pour m'éviter le purgatoire...
MADAME THÉRÈSE (entre ses dents).
Orgueilleuse !
THÉRÈSE MARTIN (poursuivant).
... Mais je mangerais de la terre pour vous l'épargner !
MADAME THÉRÈSE (même jeu). .
Insolente ! (Tout haut). Ne te mets pas en peine pour moi : ma chance est plus sûre que la tienne. Dieu aime ceux qui risquent l'aventure — et la seule aventure, le seul risque c'eût été le mariage... Dieu aime ceux qui donnent la vie (montrant le petit garçon) et voici mon premier présent au monde. Il sera prêtre, si Dieu le veut ! Toi, qu'est-ce que tu apportes ?
THÉRÈSE MARTIN (fortement, en baissant la tête vers l'enfant).
La joie, si Dieu le veut, la joie pour lui et pour tous les autres enfants de lumière...
MADAME THÉRÈSE (sans écouter).
Si chacun est jugé selon ses œuvres, ne t'inquiète pas à mon sujet. Je donne aux pauvres, moi ! Que deviendraient-ils si tout le monde avait fait vœu de pauvreté ? Je fais partie du Comité diocésain, et je suis pressentie pour être secrétaire générale de l'Œuvre du Bon Pasteur... (Se penchant vers elle). À vingt-trois ans ! Voilà où tu en serais, Thérèse, sans ce coup de tête et ton obstination ! Avoue-le donc tu t'es trompée, et ton orgueil seul t'a interdit de le reconnaître à temps ! Mais fais-le savoir, maintenant ! que ton exemple, au moins, serve à préserver les familles et à sauver malgré elles les jeunes filles trop romanesques. Écris à tes cousines, à toute ta famille, écris : « Je regrette... », sois utile une fois dans ta vie, allons ! (Thérèse Martin n'a pas bougé assise, les mains jointes. Madame Thérèse attend un instant puis, furieuse). Non, tu t'entêtes ! Pas une action virile ! Prends garde, ma petite : nous parlions du Jugement — tu y arriveras les mains vides !
THÉRÈSE MARTIN
Tant mieux ! car alors je recevrai tout de Dieu ! Je veux seulement y arriver les mains jointes... (Baissant la voix). Les mains jointes pour s'empêcher l'une l'autre de mal faire, les mains jointes pour cacher le néant de ma vie, les mains jointes sur mon cœur consumé...
MADAME THÉRÈSE
Cœur ! Cœur ! Voilà un mot que tu devrais avoir la pudeur de ne pas prononcer ! Si tu avais seulement ça de cœur, tu songerais parfois à ta pauvre famille ! Aux Guérin, tiens, que ton départ a bouleversés. Heureusement que je suis là pour les entourer et leur rendre service ! (Silence. Thérèse Martin ne réagit pas). Tu songerais — je ne sais pas, moi ! — à cette malheureuse communauté à la charge de qui tu vas finir par tomber, à force de gâcher ta santé !
THÉRÈSE MARTIN
C'est ce que j'ai le plus redouté ; mais maintenant je n'y pense plus : je suis libre, je suis en paix...
MADAME THÉRÈSE (pincée).
Mais moi aussi j'ai la paix : avec trois domestiques, tu penses ! Les gens qui ne sont pas servis, c'est qu'ils ne savent pas se faire servir. Avec notre position dans le monde tu aurais une vie tranquille, je te l'assure !
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Pas la tranquillité : la paix...
MADAME THÉRÈSE
Je comprends bien ! Mais tu ne serais pas sans cesse tenue par des obligations mondaines : tu pourrais te reposer tant qu'il te plairait. Et, quand le soir tombe, être assise dans une bonne maison chaude, entre un mari attentif et un enfant câlin, tandis qu'une bonne odeur annonce le dîner... On mangeait bien aux Buissonnets, tu te rappelles ? (Geste de Thérèse Martin). Quoi ! ce sont des plaisirs permis !
THÉRÈSE MARTIN (même jeu).
Ni le repos, ni le bonheur, ni le plaisir : la paix...
MADAME THÉRÈSE
Laisse-moi finir ! Tu crois donc que le couvent peut seul vous garantir l'avenir ? Quelle erreur ! Si ton mari a une belle situation, s'il a eu la prudence de souscrire une bonne assurance et si vous avez la sagesse de mettre de côté chaque mois, vous pouvez envisager l'avenir en toute confiance. C'est une attitude autrement rationnelle que celle qui consiste...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant, presque à voix basse).
Pas la certitude : la paix...
MADAME THÉRÈSE (exaspérée).
Eh bien, si tu prétends en savoir plus long que tout le monde, obstine-toi ! Meurs de froid, pour rien, pour personne ! Consomme ton malheur après avoir fait celui des tiens ! (Thérèse Martin a redressé la tête). Oui, oui, celui des tiens ! Ton pauvre père, crois-tu qu'il serait mort si vite et si misérablement si vous ne l'aviez pas abandonné ?
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Papa...
MADAME THÉRÈSE (se sentant enfin à son avantage).
L'homme dont tu as osé écrire : « Les trois années de martyre de notre père me paraissaient les plus aimables, les plus fructueuses de notre vie !... »
THÉRÈSE MARTIN (dans un cri).
Papa ! au secours !
MADAME THÉRÈSE
Il ne te répond pas ! Ce n'est pas cette voix qui l'attendrit, c'est celle que tu lui as refusée : celle des petits enfants dont tu l'as frustré et qui auraient fait la joie de sa vieillesse ! (Se penchant vers le petit garçon). Appelle grand-père, mon chéri ! Grand-père ?
LE PETIT GARÇON (d'une toute petite voix).
Grand-père ?
(Aussitôt un rayon distinct de lumière découvre Monsieur Martin près de la porte. Thérèse Martin pousse un cri et va s'élancer vers lui, mais elle demeure comme pétrifiée, faisant doucement « non » de la tête).

SCÈNE III
LES MÊMES, MONSIEUR MARTIN
puis CÉLINE (SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE).
MONSIEUR MARTIN (sur un ton de reproche).
Eh bien, ma petite reine, tu ne m'aimes donc plus ?
THÉRÈSE MARTIN (sans bouger, la gorge serrée).
Auriez-vous vraiment préféré que je devienne (elle désigne Madame Thérèse) cette femme-ci et que je n'entre pas au Carmel ?
MONSIEUR MARTIN (doucement).
Mais puisque tu voulais entrer au Carmel...
THÉRÈSE MARTIN (s'enhardissant).
Et quand Céline vous a fait part de son désir de nous y rejoindre, qu'avez-vous dit ?
MONSIEUR MARTIN (soupirant).
« Que la volonté de Dieu soit faite !... »
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix pressante).
Et qu'auriez-vous préféré : me voir sacrilège, livrée aux péchés qui tuent l'âme — ou morte ?
MONSIEUR MARTIN (vivement).
Tout, ma petite reine, tout plutôt que te voir morte !
THÉRÈSE MARTIN (triomphante).
Faux, faux, faux sur les trois points !
MADAME THÉRÈSE
Comment oses-tu parler ainsi à notre père ?
THÉRÈSE MARTIN
Votre père, sans doute ; pas le mien ! Pour le mien, « que votre volonté soit faite ! » n'était pas une parole de résignation mais un cri d'enthousiasme !
MONSIEUR MARTIN
Je devais donc me réjouir de perdre Céline après mes autres enfants ?
THÉRÈSE MARTIN
C'était bien au-delà de toute réjouissance, la joie ! Vous avez pris Céline par la main, vous l'avez entraînée à l'église : « Allons remercier Dieu de l'honneur qu'Il me fait de se choisir des épouses dans ma maison ! »... Voilà ce que mon père a dit !
MADAME THÉRÈSE (ironique).
Et ce père modèle devait aussi répondre : « Oui, j'eusse préféré te voir morte que sacrilège » ? Belle preuve d'amour !
THÉRÈSE MARTIN
Non pas me voir morte, mais préférer mourir lui-même : voilà ce qu'aurait répondu mon père !
(Madame Thérèse hausse les épaules).
MONSIEUR MARTIN (hochant la tête, après un silence).
Ma pauvre petite reine, quelle vie a-t-on pu t'imposer, que tu ne reconnaisses plus ton papa ? (De nouveau troublée, Thérèse Martin s'assied, le visage dans les mains). Est-ce que Céline, elle aussi, est-ce que ma Céline... ? (Appelant avec une sorte de désespoir). Céline !
(Un nouveau rayon fait apparaître Céline. C'est le personnage du premier acte (sœur Geneviève de la Sainte Face), mais avec un changement de détail dans l'habillement ou le maquillage qui doit alerter assez le public. Céline vient d'apparaître ; elle se jette aux genoux de Monsieur Martin et lui baise les mains).
CÉLINE
Papa !... Mon cher papa !...
MONSIEUR MARTIN (la relevant tendrement).
Céline, Céline, tu seras donc toujours ma consolation ! (Baissant la voix). Ta sœur Thérèse m'a fait une peine infinie...
CÉLINE (à mi-voix).
À vous aussi !...
MADAME THÉRÈSE
« Aussi » ?
CÉLINE (se cachant contre l'épaule de son père).
Oh ! papa, n'a-t-elle pourtant pas toujours été notre préférée ?
MONSIEUR MARTIN (à mi-voix).
C'est bien pour cela que ses duretés nous blessent davantage...
CÉLINE (même jeu).
Elle ne nous parle jamais, à Pauline, à Marie ni à moi... Elle nous évite...
THÉRÈSE MARTIN (à Madame Thérèse, brusquement).
Non, non, ce n'était pas pour vivre avec mes sœurs que je suis venue dans ce monastère ! Je pressentais bien, au contraire, quel sujet de souffrance ce serait, lorsqu'on a décidé de ne rien accorder à la nature...
CÉLINE (à Thérèse Martin).
Quand tu aidais Marie au réfectoire, quand Pauline était notre prieure, tu pouvais, sans offenser la Règle, leur parler librement !
THÉRÈSE MARTIN (répétant d'une voix sourde).
Ne rien accorder à la nature...
MONSIEUR MARTIN
Alors, il était plus simple et plus parfait de te séparer entièrement de tous les tiens !
THÉRÈSE MARTIN
A-t-on jamais reproché à des frères de combattre leur même champ de bataille ?
CÉLINE
Le martyre de chacun devient celui de tous...
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix forte).
Justement !
MADAME THÉRÈSE (avec violence).
Quelle naïveté d'égoïsme ! Avoir tes sœurs à portée de main pour mieux faire ton salut en te privant d'elles ; ou bien profiter de leur présence si jamais tu changeais d'avis ! Toujours tout ramener à toi !
MONSIEUR MARTIN (à Madame Thérèse).
C'est un peu notre faute : nous l'avons trop choyée nous l'aimions tant !
THÉRÈSE MARTIN (durement).
Vous vous trompez d'amour, une fois de plus ! Les miens m'ont aimée, oui, im-pi-to-ya-ble-ment aimée : ils ne m'ont rien abandonné, n'ont rien laissé passer, Dieu merci ! Ils m'ont appris à aimer vraiment, à mon tour...
CÉLINE (avec violence).
C'est donc « aimer vraiment » ses sœurs que de les exiler, de les envoyer à la mort ?
MADAME THÉRÈSE
Quoi ?
CÉLINE (désignant Thérèse Martin du doigt).
Elle a poussé la Prieure à nous envoyer au Carmel d'Hanoi dont nous ne reviendrons pas !
MONSIEUR MARTIN (désolé).
Thérèse !
MADAME THÉRÈSE (à Céline).
Toutes les trois ? (Céline fait signe que oui). La folle !
THÉRÈSE MARTIN
J'aurais voulu en avoir le courage — mais non ! J'ai seulement donné mon accord puisqu'on le demandait (baissant la voix) et puisqu'Il ne veut rien prendre sans que nous le Lui donnions...
MADAME THÉRÈSE (ironique).
Et tu n'as pas revendiqué toi-même l'honneur... ? Mais sans doute n'avais-tu pas la force nécessaire !...
THÉRÈSE MARTIN (baissant la tête).
Il m'a fallu bien plus de force pour accepter le refus de notre Mère Prieure. (Silence).
MADAME THÉRÈSE (changeant de ton).
Laissons cela ! (Avec un geste coupant). Soyons seulement pratiques ! Éloigner de Lisieux tes trois sœurs à la fois, tu n'y penses pas : ce serait un désastre !
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Un crève-cœur...
MADAME THÉRÈSE (catégorique).
Un désastre ! Votre force est celle du nombre. En perdant une ancienne et future prieure et deux sœurs écoutées, en ne conservant plus ici qu'une pseudo-maîtresse des novices, le parti Martin...
THÉRÈSE MARTIN (levant la tête).
Quoi ?
MONSIEUR MARTIN
C'est en effet réduire à rien notre influence !
THÉRÈSE MARTIN (de plus en plus surprise).
Influence ?
MADAME THÉRÈSE
Ne fais pas l'innocente ! Un couvent est une société comme les autres : ne va pas gâcher, là aussi, toutes tes chances ! Tu es la plus intellectuelle de la famille ; Céline, elle, est l'artiste ; vous devez vous faire votre place au gouvernement de cette communauté... ou de toute autre. Il suffit d'un peu de doigté... Même pas ! Restez unies, rendez-vous sympathiques et faites valoir vos droits — cela suffira !
CÉLINE (avec violence).
Thérèse ? Faire valoir nos droits ? Mais jamais elle n'a pris au Chapitre la place qui lui revient ! La Prieure nous en a fait sortir, elle et moi, avant le vote, contre toute justice. Elle a donné à Thérèse la charge des novices sans lui en conférer le titre. Croyez-vous que Thérèse réclame ? — Non ! Mais elle a fait un esclandre pour préserver les droits de deux postulantes !
MADAME THÉRÈSE (entre ses dents).
Elle est folle !
MONSIEUR MARTIN (doucement, mais fermement).
Il faut défendre tes droits, ma petite Thérèse. Il faut accroître votre force et le rayonnement de notre famille. Cette communauté est loin d'être édifiante. Vous pouvez y exercer une heureuse influence. (Bref silence). Je parle fermement parce que j'ai moi-même des droits : quand on a donné tous ses enfants à l'Église, on peut élever la voix, il me semble ! Vous avez toutes déserté ma maison. Je pouvais espérer voir cinq jeunes ménages et beaucoup de petits enfants m'entourer — mais non ! Je suis mort seul ou presque, loin de chez moi... J'ai le droit d'exiger, Thérèse, que mon nom ne meure pas, que vous preniez la tête de ce couvent, et que votre puissance...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant).
Que signifie le mot « puissance » là d'où vous venez ? et le mot « gouvernement » ? et le mot « droit » ? Et vous savez bien, maintenant, qu'il n'existe pas d'autre droit que celui d'aimer, ni d'autre gouvernement ni d'autre puissance, enfin, que ceux de l'amour !
MONSIEUR MARTIN (lentement et gravement).
Je sais maintenant qu'il faut vivre pleinement sa vie de la terre et qu'elle seule compte, car la mort n'est qu'un sommeil...
THÉRÈSE MARTIN (dans un rire éclatant).  
Vous en avez menti !
CÉLINE (scandalisée, se rapprochant de Monsieur Martin).
Thérèse !
MADAME THÉRÈSE
Traiter son père de menteur !...
CÉLINE (avec véhémence).
Tu devrais être la dernière à l'oser, toi qui m'as sans cesse menti, toi dont chaque sourire est un mensonge, toi qui fais semblant d'être heureuse, d'être bien portante...
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Je t'ai menti, Céline ?
CÉLINE
« Tout, dans le monastère, me parut ravissant... Notre petite cellule, surtout, me charmait... » — Voilà ce que tu écrivais pour m'attirer ici ! Notre petite cellule !... Mais regarde-la, notre charmante petite cellule, regarde-la !
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Je t'ai écrit : « Viens : nous souffrirons ensemble... »
MADAME THÉRÈSE
Quel programme !
CÉLINE (comme si elle n'avait pas entendu).
Et maintenant tu continues : c'est aux novices que tu mens !
THÉRÈSE MARTIN
Ah ! laissez en paix mon petit troupeau !...
CÉLINE
En paix ! Tu le crois vraiment en paix à cette heure, après tes bonnes leçons de la journée ? Eh bien, regarde-les, ces pauvres filles que tu séduis jour après jour, comme tu m'as séduite lettre après lettre ! Regarde-les à travers ces murailles glacées où ta persuasion les emprisonne ! Comme elles vivent en paix ! Mais regarde-les donc !... (Sur un geste de Céline apparaît, à gauche, au loin, plus petite que les autres personnages et plus haut qu'eux, sœur Elizabeth qui marche de long en large sur un espace restreint). Sœur Elizabeth, qui dort en paix, comme l'on voit ! Et qui marchera jusqu'à ce que le sommeil la terrasse ! Et dont l'esprit révolté tourne aussi en rond, comme un fauve en cage... (Thérèse Martin, accablée, s'assied sur son lit. Second geste de Céline et apparaît, vers le centre, dans les mêmes conditions, également baignée d'une lumière incertaine, sœur Marguerite-Marie accoudée à une fenêtre et regardant la nuit). Sœur Marguerite-Marie, novice indécise et partagée, à l'heure où tout le couvent dort, rêve à sa croisée, rêve en paix à l'enfant qu'elle n'aura jamais, au printemps qui commence derrière ce mur, aux monts et merveilles qu'elle ne connaîtra pas... (Thérèse Martin s'est allongée par terre, écrasée. On entend sa respiration haletante. Céline fait encore un geste, et c'est, vers la droite, l'apparition de sœur Catherine qu'on ne reconnaît pas car elle tient son visage caché dans ses deux mains. Ces trois apparitions sont à des distances et à des hauteurs différentes, de façon à dessiner, en trois points, le « volume » du couvent). Sœur Catherine dont le cœur déborde de paix au point qu'elle s'est relevée de sa couche pour prier. Car elle prie, n'est-ce pas ? Écartons de force ses mains... (Les mains de sœur Catherine s'écartent un instant comme si on les y forçait. Céline reprend, avec un accent de triomphe). Non ! Elle pleure ! Elle pleure, dans cette nuit, la nuit la plus profonde de son cœur, les froides ténèbres de son cœur vide... Elle pleure en paix !... Voilà ton œuvre, Thérèse. Tu peux, après cela, convaincre notre père de mensonge !
MADAME THÉRÈSE
Ce n'est pas tout ! A chacune de ces vies brisées pour rien en correspond une autre : il y a sûrement, quelque part dans la nuit, trois fiancés désertés qui pleurent, marchent ou rêvent... Il y a, dans la nuit du monde, tous ces enfants qui ne verront jamais le jour...
MONSIEUR MARTIN
Et toutes ces familles amputées qui voient mourir au monde l'enfant qu'elles aimaient. Thérèse, Thérèse, si ta pauvre mère était là...
THÉRÈSE MARTIN (relevant la tête et l'interrompant, d'une voix qui s'enhardit à mesure).
« Ta pauvre mère... » ? Vous avez dit : « Ta pauvre mère... » ? Ah ! il n'y a que les vivants pour parler ainsi, les vivants sans espérance et sans fidélité ! Voilà bien le seul mot que mon père n'aurait jamais prononcé ! — Ma mère, ma glorieuse, ma bienheureuse mère ? mais elle est ici, en haut de l'escalier ! Et je l'appelle, comme autrefois, marche après marche... Maman !... (L'apparition de sœur Catherine s'éteint. Thérèse Martin, allongée contre le sol, se redresse sur ses bras). Maman !... (Sœur Marguerite-Marie disparaît. Thérèse a redressé tout son buste et appelle d'une voix de plus en plus triomphante). Maman !... (Sœur Elizabeth disparaît. Thérèse se met à genoux). Maman !... (Céline s'efface d'un coup. Thérèse s'est assise sur son lit). Maman !... (Monsieur Martin a disparu. Thérèse se met debout, chancelant un peu). MAMAN !... (Madame Thérèse s'est effacée à son tour. Silence. Thérèse Martin respire fortement elle passe sa main sur son front. Silence. Puis elle se tourne vers le petit garçon qui seul demeure, et le regarde avec une grande tendresse). Petit enfant qui n'as rien dit ou presque, seul argument pourtant, seule blessure... Petit enfant, mon manque et mon modèle, tu peux disparaître : tu ne quittes pas mon cœur !... (Elle étend la main ; le petit garçon s'efface. Thérèse tombe assise sur son lit, épuisée. Silence).

SCÈNE IV
THÉRÈSE MARTIN, LUI
Au bout d'un moment, Thérèse Martin défait son voile (on sent que chaque mouvement lui coûte) et sa guimpe. Elle a retiré deux épingles et en rencontre une troisième. Elle la considère avec étonnement, se lève et, avec une peine infinie, se dirige vers la porte et sort. Au moment précis où elle disparaît, Lui apparaît, comme au début de l'acte, appuyé contre le mur, à l'extrême gauche. Thérèse rentre presque aussitôt, l'aperçoit et s'immobilise, le dos contre la porte, à l'extrême droite. Silence.
LUI
Face à face !
THÉRÈSE MARTIN (ironique).
Ah ! vous n'agissez plus par personnes interposées ?
LUI
Non. Simples préliminaires, mise en train... Maintenant, à nous deux !
THÉRÈSE MARTIN (levant un doigt vers le ciel).
À nous trois !
LUI
Nous en reparlerons ! (Il éclate de rire). Tu tiens tes yeux baissés. Tu as donc peur de moi ?
THÉRÈSE MARTIN
Il gardait les yeux baissés devant Hérode — il n'avait pas peur d'Hérode !
LUI
Personnage secondaire, Hérode ! Ton credo ne le mentionne même pas : ... a souffert sous Ponce-Pilate... » Pauvre Pilate, d'ailleurs ! Le seul qui ait défendu cet... homme jusqu'au bout — et voilà sa récompense !
THÉRÈSE MARTIN
Pas jusqu'au bout : jusqu'à ce que sa carrière en soit menacée...
LUI
C'est là généralement que les hommes s'arrêtent — je parle des plus droits et des plus courageux ! Les autres trahissent avant... (Silence). Mais tu ne me méprises pas comme lui méprisait Hérode. Donc tu as peur...
THÉRÈSE MARTIN (fermement et lentement).
Non. Vous venez trop tard : « Ma demeure est entièrement pacifiée... »
LUI
Tu es parfaite, je le sais. Tu viens d'en donner la preuve : l'histoire des épingles... (Thérèse Martin tressaille). Charmante, cette histoire d'épingles ! vraiment exemplaire ! En défaisant ton voile et ta guimpe — pardon ! notre voile et notre guimpe, tu t'es aperçue que tu avais trois épingles — soit une de plus que n'en prévoit la règle. Tu viens donc d'en déposer une de l'autre côté de notre porte afin de ne pas enfreindre le vœu de pauvreté. C'est bien cela ? (Thérèse Martin le regarde en face et fait « oui » de la tête). Quel joli trait ! Quand je pense que si je ne m'étais pas trouvé là, il aurait été perdu !...
THÉRÈSE MARTIN (fermement).
Non.
LUI (surpris).
Comment cela ? Ah, oui ! (Il lève son doigt vers le ciel, comme Thérèse l'a fait tout à l'heure, puis il rit ; mais, s'arrêtant net, il marche vers elle et dit durement). Assez ! assez de pieux mensonges ! Me prends-tu pour l'une de tes novices ? Je vois clair en toi, je viens de le prouver... Alors, de toi à moi, hein ? ton Dieu, où est-il ? Tu l'as vu ? Il t'a parlé ? Il t'inspire ? Sa présence t'est sensible ? Franchement !... (Thérèse le regarde en face puis fait « non » de la tête. Il poursuit sur un ton triomphant). Allons, avoue-le : tu es en pleines ténèbres depuis ton entrée ici ! C'est la nuit, ma fille, la nuit noire ! le désert… n'est-ce pas ? (Thérèse fait « oui ». Il s'approche encore d'elle. Il appuie sur chaque parole). Mais ta sécheresse même prouve son absence, Thérèse, son absence éternelle !
THÉRÈSE MARTIN (le regardant en face, lentement).
Mais votre présence même prouve son existence...
LUI (changeant de ton).
S'il existe, c'est ailleurs, très loin — et il te traite en étrangère !
THÉRÈSE MARTIN (presque avec enjouement).
Au contraire ! je suis de la famille à présent : il ne se gêne plus avec moi, il ne se met pas en frais pour me tenir conversation !
LUI (fortement).
Ton Dieu dort !
THÉRÈSE MARTIN
Eh bien ? Il est si fatigué de faire continuellement des avances aux autres qu'il s'empresse de profiter du repos que je lui offre !
LUI (même jeu).
Il dort, Thérèse !
THÉRÈSE MARTIN
Qu'il se repose ! Même s'il ne doit pas se réveiller avant ma grande retraite de l'éternité...
LUI (criant presque).
IL DORT !
THÉRÈSE MARTIN (plus fort que lui).
« Il dort mais son cœur veille !... » (Silence. Puis, changeant de ton). D'ailleurs, il fait bien de se voiler à mes regards, de me montrer rarement, et comme à travers des barreaux, sa grâce : comment pourrais-je en supporter la douceur ? Parfois, un petit rayon de soleil... (Elle s'interrompt comme si elle regrettait ses paroles).
LUI (insinuant).
Parfois, un petit rayon de soleil... ?
THÉRÈSE MARTIN (continuant d'une voix sourde).
... Vient éclairer ma nuit. Mais ensuite le souvenir de ce rayon rend mes ténèbres plus épaisses encore...
LUI (d'une voix stridente).
La main retire le javelot, mais la blessure n'en est que plus mortelle ! Il joue avec toi : c'est un Dieu de cruauté que tu aimes !
THÉRÈSE MARTIN
Cruauté ? (Marchant vers lui). Quand même Dieu me tuerait, j'espérerais encore en lui...
LUI (Il a reculé pas à pas. Il dit avec dégoût).
Tu es ivre ! Vous êtes tous ivres !
(Il tourne le dos).
THÉRÈSE MARTIN (récitant en souriant).
« Dans le cellier intérieur de mon bien-aimé j'ai bu...
Et, quand je suis sortie,
Dans toute cette plaine je ne connaissais plus rien,
Et je perdis le troupeau que je suivais auparavant… ».
LUI ( faisant volte-face).
Bien dit ! Tu as perdu le troupeau ! À force d'être singulière te voici seule, Thérèse, toute seule !
THÉRÈSE MARTIN
Égarée ? Alors Il quittera toutes les autres pour courir à ma recherche — Il l'a dit...
LUI
Il l'a dit, ton Dieu d'injustice. Il a dit aussi qu'il préférait à l'âme pure, l'âme impure et repentante tu n'as pas d'intérêt à ses yeux, voilà la vérité !
THÉRÈSE MARTIN (dans un cri).
Ah ! je ferai mentir cette parole !
LUI (la dénonçant du doigt).
Sacrilège ! (Silence). Sacrilège ! Et tu oses encore communier, âme de ténèbres ? Tu sais pourtant bien dans quelle aridité cela te laisse, et quelles pauvres actions de grâce...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant, tranquillement).
Il n'y a pas d'instant où je sois moins consolée...

LUI (triomphant).
Quel aveu !
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Et c'est bien naturel puisque je ne désire pas recevoir sa visite pour ma satisfaction mais uniquement pour la Sienne...
LUI (ironique).
Ton âme est donc un jardin si délicieux ?
THÉRÈSE MARTIN (simplement).
Mon âme est un terrain libre. Le plus dur est fait : j'ai aplani les voies du Seigneur...
LUI
Un terrain nu ! un terrain aride ! où rien, rien ne poussera jamais ! Tu ne lis plus jamais les auteurs spirituels, ni les Docteurs de l'Église, Thérèse ! et tu dors pendant l'oraison...
THÉRÈSE MARTIN
Le Docteur des Docteurs enseigne sans bruit de paroles. Jamais je ne l'ai entendu parler, mais je sais bien qu'il est en moi...
LUI (ironique, mais inquiet).
Car tu as tout de même tes petites réserves de clarté ?
THÉRÈSE MARTIN
Aucune réserve ! aucune provision, jamais ! C'est la condition... Il me nourrit à chaque instant d'une nourriture toute nouvelle. J'aperçois, juste au moment où j'en ai besoin, des clartés inconnues jusque-là. Je vis au jour le jour...
LUI (avec mépris).
Une vie d'oiseau !
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Les oiseaux volent dans le ciel, les oiseaux chantent de bonheur… eux seuls !...
LUI (après un silence).
Ainsi, tu n'as aucune inquiétude ? (Thérèse fait signe que « non »). Ton cœur est droit ? (Elle fait signe que « oui ». Il s'approche d'elle et, d'un ton triomphant). As-tu donc oublié la parole même que tu citais à ta novice : « La lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le cœur droit... » Tu entends ? « pour ceux qui ont le cœur droit... » Alors où est-elle, cette lumière ? Mais où est-elle ?
THÉRÈSE MARTIN (calmement).
Vous oubliez seulement le début de la phrase : « Ceux qui tournent leurs regards vers Lui en seront éclairés... » J'attends... Il se lassera plus vite de me faire attendre que moi de l'attendre !
LUI (presque affectueusement).
Thérèse, Thérèse, on ne décide pas de sa vie, on ne décide pas de sa mort sur une citation ! Une citation, c'est une parole morte : laisse les érudits, les polémistes ou les politiques faire leurs misérables effets, appeler les morts à la rescousse et croire que les citations remplacent les arguments !
THÉRÈSE MARTIN
Ce ne sont pas des citations mais des paroles vivantes ! Ah ! quand tout ce qu'on pense, tout ce qu'on croit, on le trouve un jour résumé dans une parole... quand elle vous envahit tout entière en grondant, comme la mer montant dans ses grottes pas un recoin qui ne se trouve rempli !... quand elle vous fait comprendre d'un seul coup pourquoi l'on a été mis sur la terre... Dieu ! une telle parole, comment ne déciderait-elle pas de votre vie ? Seuls une parole, un exemple, une rencontre peuvent d'une simple existence faire une vie... Ah ! il s'agit bien de citations !
LUI (toujours très calme).
Enfin, Thérèse, ma petite fille, raisonnons un peu. Tu aimes ton Dieu mieux que les autres : pourquoi justement t'abandonne-t-il plus que tous les autres ? Il y a sûrement une raison profonde à cela !
THÉRÈSE MARTIN (timidement d'abord, puis s'enhardissant).
Oui... Oui... Oui, et je viens seulement de la trouver — grâce à vous !
LUI (sursautant).
À moi ? 
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Parce que j'ai eu pitié de vous...
LUI (reculant d'un bond).
Quoi ?
THÉRÈSE MARTIN (même jeu).
Il fallait que je comprenne qu'il y a réellement des âmes sans foi et sans espérance. Mais qu'est-ce que comprendre ? Il fallait que je vive leur vie... Ah ! j'ai le droit de prier pour les incrédules : j'ai sondé l'horreur de leur nuit... Elle résonnera, la prière qui monte de cet abîme ! (Se tournant vers le mur où l'on devine un crucifix). Seigneur, votre enfant accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez ce pain de douleur ; elle s'assied, pour l'amour de vous, à la même table que les incroyants elle ne veut pas se lever avant le signe de votre main...
LUI (faisant dans son dos une bénédiction grotesque, à voix basse).
Amen ! (S'approchant d'elle qui tourne toujours le dos). Tu rêves de la lumière, tu crois sortir un jour des brouillards où tu languis : avance, avance !... Réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore la nuit du néant !...
THÉRÈSE MARTIN (se retournant d'un coup et criant).
Ce n'est pas vrai !
LUI (durement).
Si tu en es si sûre, pourquoi crier si fort ?
THÉRÈSE MARTIN (tombant sur son lit, sourdement).
Il fallait que je touche le fond... (Un très long silence. Puis elle relève la tête, et dit d'un tout autre ton). 
Mais alors vous ?
LUI (troublé).
Moi ?
THÉRÈSE MARTIN
Qu'est-ce que vous faites ici ?
LUI (même jeu).
Mais...
THÉRÈSE MARTIN
S'il n'y a ni vie éternelle, ni châtiment, ni récompense, qu'est-ce que vous faites ici ? Et d'abord, pourquoi existeriez-vous ? Raisonnons un peu...
LUI (de plus en plus embarrassé).
C'est-à-dire...
THÉRÈSE MARTIN
Il faut choisir ! Si vous ne disparaissez pas sur-le-champ, c'est qu'il existe un au-delà ! J'attends.
LUI (fait un immense effort pour se maîtriser et dit enfin).
Ce que vous appelez si bêtement « le ciel » existe — mais tu t'en es fermé l'accès. Aux autres, le ciel ! à toi le néant — et la nuit où tu vis déjà l'annonce et le prouve !
THÉRÈSE MARTIN (se levant).
Et pourquoi ?
LUI (souriant).
Tu t'es levée pour entendre la sentence ! (Martelant ses mots). Pour une raison capitale qui me dispense de dire les autres. Tu as commis le pire péché, celui de Judas : pas la trahison — ce n'était rien ! mais le suicide...
THÉRÈSE MARTIN (froidement).
Je ne comprends pas.
LUI (citant).
« Jamais ces austérités ne m'avaient semblé aussi délicieuses... L'espoir de mourir bientôt me transportait d'allégresse... ». — Qui a écrit cela ?
THÉRÈSE MARTIN (troublée).
Mais...
LUI
Tu te regardes avec joie qui dépéris, tu caches - aux autres cet état, tu ne te plains pas aux supérieurs : tu souhaites de mourir. C'est la suprême lâcheté, Thérèse ! Tu te suicides... (Thérèse se met à rire). Tu ris ! tu oses rire !
THÉRÈSE MARTIN
J'ose rire en pensant que vous auriez sans doute pareillement accusé de suicide...
(Elle s'arrête).
LUI
Qui ?
THÉRÈSE MARTIN (lentement, en le regardant en face).
Notre-Seigneur Jésus-Christ.
LUI (dans un cri).
Tais-toi !
(Il respire avec peine).
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
C'est donc vrai !
LUI (même jeu).
Quoi ?
THÉRÈSE MARTIN
Que certains noms, certaines images vous... impressionnent !
LUI (sèchement).
Pourquoi pas ? Mon nom et ma figure vous mettent bien en transes, vous les « enfants de lumière » !
THÉRÈSE MARTIN (rudement).
Il n'y a pourtant pas de quoi ! Jusqu'à ce soir je pensais que vraiment le Malin avait volé son nom. À quoi riment ces apparitions cornues et fourchues, ces traces de feu, cette odeur de soufre ? Vous vous laissez prendre à votre personnage — bientôt vous serez le seul ! Et si vous espérez décourager un saint en le tirant par les pieds ou en mettant le feu à sa paillasse...
LUI (pincé).
Tu surestimes tes semblables !
THÉRÈSE MARTIN
Ce sont des farces de gamin et votre répertoire est misérable ! (Changeant de ton). Voilà ce que je pensais jusqu'à cette nuit...
LUI (ironique).
Parle, parle, ma fille ! Parle beaucoup pour m'empêcher de poursuivre ! (Durement). Ce n'est pas cela qui t'ouvrira le ciel ! Revenons-y : le ciel est fermé aux imposteurs et ta vie entière est une imposture !
THÉRÈSE MARTIN
Dieu le sait, que tout en n'ayant pas la jouissance de la foi je m'efforce d'en faire les œuvres...
LUI (d'une voix triomphante).
C'est l'imposture toute nue ! Tu trompes tout le monde, Thérèse ! Les plus simples comme les plus sages : les novices, la Prieure... On te croit inondée de consolations, une enfant pour laquelle le voile de la Foi s'est presque déchiré — et cependant ce n'est plus un voile, c'est un mur qui s'élève jusqu'au ciel ! Chacune de tes poésies est un mensonge !
THÉRÈSE MARTIN
Je chante simplement ce que je veux croire...
LUI
Cynisme désarmant !
THÉRÈSE MARTIN (un peu amèrement).
Désarmant ? Mais qu'est-ce qui pourrait vous désarmer, ce soir ? C'est l'attaque générale...
LUI
Je ne t'attaque pas : je cherche seulement à défendre les autres contre toi !
THÉRÈSE MARTIN
Même s'il plaît à Dieu de me faire paraître meilleure que je ne suis, cela ne me regarde pas : il est libre d'agir comme il veut.
LUI (explosant).
Mais il s'en moque ! Mais enfin, pourquoi t'aurait-il choisie, toi, petite sœur quelconque d'un petit couvent d'une quelconque province ?
THÉRÈSE MARTIN
S'il avait trouvé une âme plus faible que la mienne et qui s'abandonnât plus entièrement, il l'aurait comblée de faveurs plus grandes encore...
LUI (ironique).
Car tu t'estimes comblée de faveurs... exceptionnelles ?
THÉRÈSE MARTIN (durement).
Sinon pourquoi seriez-vous ici ?
LUI
Pour me reposer ! Rien ne me détend comme la médiocrité... C'est une nuit perdue.
THÉRÈSE MARTIN
Allons donc ! vos nuits sont comptées puisque nos jours le sont ! (Bien en face). Parlons franc vous savez bien — vous seul et moi savons que le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses.
LUI (à mi-voix).
L'orgueil, enfin !
THÉRÈSE MARTIN (poursuivant).
Mais la plus grande, c'est de m'avoir montré ma petitesse...
LUI (continuant avec jubilation).
L'orgueil !... L'orgueil dresse sa tête plate et siffle ! L'orgueil en toi a fait son nid, petite Thérèse !...
THÉRÈSE MARTIN
La Grande Thérèse a répondu d'avance : « Gardez-vous bien de croire faire acte d'humilité en ne reconnaissant pas les grâces de Dieu... »
LUI
Dieu ! Dieu par-ci, Dieu par-là ! Et je parle ! et j'affirme ! et je dispose de Dieu !... Ah ! vous êtes extraordinaires !
THÉRÈSE MARTIN (hochant la tête, gravement).
De votre temps, on avait plus de respect !
LUI (sans entendre).
Enfin, Thérèse, mettons-nous à la place de Dieu...
THÉRÈSE MARTIN (gaiement).
Vous le voudriez bien !
LUI (même jeu).
Comment penser qu'il puisse prendre de l'intérêt aux minuties qui forment la trame de ta vie ? être touché par un détail infime et nul comme celui de ta troisième épingle ?
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Oh ! par moins encore ! (Levant un doigt). « Vous avez blessé mon cœur par un cheveu volant sur votre cou... »
LUI (sur un ton de prêche).
Thérèse, dont tu parlais à l'instant, la grande, la seule Thérèse, la fondatrice...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant pour annoncer)
Panégyrique de sainte Thérèse d'Avila, par...
LUI (vivement).
Chut !
THÉRÈSE MARTIN
Votre seul nom vous fait peur ? Vous devenez humain !
LUI (reprenant).
Thérèse d'Avila a dit : « Dieu ne s'arrête point, comme nous nous l'imaginons, à une foule de minuties, et il ne faut en rien resserrer notre âme... »
THÉRÈSE MARTIN (le foudroyant).
Resserrer mon âme ? ô stupide ! sourd et aveugle ! personnage de plomb ! ô vaincu d'avance ! Resserrer mon âme ! Est-ce qu'elle resserre sa joie, l'alouette, parce qu'elle vole sur place ? Et le poète, est-ce que justement sa joie et son génie ne grandissent pas avec la rigueur des lois qu'il s'impose ? Et pour le joueur lui-même, que vaudrait un jeu sans règles ? Resserrer mon âme, ô stupide ! Alors, les cailloux resserrent le torrent qui leur doit toute sa véhémence ! Et les rochers resserrent la vague qui tonne ! Et sais-tu comment on fait monter un jet d'eau jusqu'aux nuages ? En « resserrant » sa base... Tu me proposes de sculpter de la glaise, mais si je veux sculpter du marbre, moi ?
LUI (désarçonné).
Tu me tutoies, Thérèse : notre amitié commence...
THÉRÈSE MARTIN
Non. Le vainqueur tutoie le vaincu quand il le méprise.
LUI (très calme, avec une sorte de tristesse).
Triste victoire que celle du plus lâche ! Car tu es lâche, Thérèse, et tu le sais. La Prieure est injuste envers toi ? Tu laisses s'établir l'injustice. Tu souffres un martyre dont l'exemple serait efficace ? Tu le caches. Tu portes un message essentiel (enfin, tu le crois !) — à qui le communiques-tu ? À cinq novices... Et encore ! sous prétexte de respecter des âmes qu'humblement tu estimes plus grandes que la tienne, tu ne leur imposes même pas ta « petite voie » ! Tu es lâche, Thérèse ; au fond, tu ne veux pas d'histoires... C'est une maxime de médiocre, une maxime de lâche ! Cinq novices, quand le monde entier t'attend ! Cinq brebis divisées, bergère paresseuse, quand tu devrais être Docteur de l'Église ! Ah ! tu lasseras ton Dieu, Thérèse...
THÉRÈSE MARTIN (troublée, à elle-même).
Cela doit être vrai... Non.., non, je ne puis pas vivre ainsi dans le repos... (À mi-voix). Cinq novices... (Relevant la tête). Cinq aujourd'hui — mais demain, si Dieu le veut, la moisson sera abondante ! Si Dieu le veut et si le grain meurt broyé dans la terre obscure... (Se tournant vers Lui). Non, il n'est pas lâche le soldat qui meurt au poste que lui a assigné son chef...
LUI (l'interrompant).
S'il vaut mieux que le chef et s'il sait que le poste est inefficace, c'est un lâche !
THÉRÈSE MARTIN
Non, pas s'il était plus efficace encore de donner l'exemple de l'obéissance et de l'acceptation !
LUI
Sa mort sera inutile !
THÉRÈSE MARTIN
La fin de sa vie sera inutile, peut-être ; mais qui peut dire ce que deviendra sa mort entre les mains de Dieu ? Notre mort ne nous appartient pas...
LUI (s'approche d'elle en silence, puis)
La veux-tu, la preuve de ta lâcheté ? écrite de ta propre main ? (Thérèse le regarde droit sans répondre. D'un geste vif, il arrache de sa robe un papier qu'elle portait contre son cœur. Elle pousse un cri, veut le rattraper... Trop tard ! il s'est reculé, il déplie le billet, il lit) : « Ô Jésus, je ne vous demande que la paix... » — Hein ? C'est net ! La paix, et pas de complications ! La paix, et qu'on me laisse tranquille dans mon coin ! Que le monde tourne comme il veut, mais surtout que, moi, j'aie bien la paix !... (Il froisse le billet et le jette par terre avec dégoût. Il dit entre ses dents) : Lâcheté !...
(Thérèse s'agenouille là où le papier est tombé ; elle le déplie et continue, sans même le lire)
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix sourde).
« ... La paix et surtout l'amour sans bornes, sans limites. Que pour vous je meure martyre. Donnez-moi le martyre du cœur ou celui du corps. Ah ! plutôt, donnez-les-moi tous les deux ! »
LUI (furieux).
« Moi ! Moi ! Je ! Je ! » Et les autres ? As-tu aussi composé une belle prière pour les autres ?
THÉRÈSE MARTIN (se relevant, elle dit, au comble de l'émotion).
Non, pas d'autre prière que la sienne... Oh ! quand viendra le dernier soir, pouvoir dire à mon tour « Je vous ai glorifié sur la terre, j'ai accompli l'œuvre que vous m'avez donnée à faire, j'ai fait connaître votre nom à ceux que vous m'avez donnés... Désormais, je ne suis plus dans le monde, mais, pour eux, ils y sont encore tandis que je retourne à vous... Gardez-les en votre nom... Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal, eux et tous ceux qui croiront en vous à cause de votre parole, afin qu'ils aient en eux-mêmes la plénitude de ma Joie... » (Elle a parlé, au bord des larmes, mais, aux derniers mots, elle cache son visage dans ses mains. Un très long silence. Elle écarte enfin ses mains, montrant un visage serein. Elle parlera jusqu'à la fin de l'acte, sur un ton simple et décidé). La Règle prévoit que je dorme à cette heure-ci...
(Elle se dirige vers son lit. En passant, elle jette un regard vers une sorte de petit banc très bas et une boîte plate qui se trouvent dans le coin, au fond, à l'extrême gauche).
LUI (Il a tourné le dos pendant la « prière » de Thérèse ; il se retourne juste à ce moment. Il dit avec ironie)
L'écrivain jette un coup d'œil à son cabinet de travail ! Soirée perdue, n'est-ce pas ? On ne t'aura pas vue, ridiculement accroupie sur ton petit banc au ras du sol, ta boîte plate sur les genoux, rédigeant ton fade roman... (S'approchant d'elle). Tu crois vraiment qu'il vaut quelque chose, ton livre ? franchement !
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Il est le prix de tout ce temps où justement je n'ai pas écrit : il vaut son pesant de silence.
LUI (avec dépit).
Allons, avoue-le, orgueilleuse ! Tu sais bien que ton petit cahier atteindra le monde et la postérité !
THÉRÈSE MARTIN (très surprise).
Si c'est vous qui le dites !... Mais cela n'est pas mon affaire. (Silence. Lentement). Je sais seulement que bien des pages de ce livre ne se liront pas sur la terre... (Elle s'assied sur son lit).
LUI
Tu veux que je m'en aille, hein ? Tu as tort : je suis ta dernière lumière. Dans un instant ce sera la nuit de nouveau, la vraie : la nuit intérieure...
THÉRÈSE MARTIN  (s'allongeant sur son lit, face au public).
Alors, ce sera le moment de la joie parfaite, le moment de pousser ma confiance jusqu'aux limites extrêmes... Je fixerai le soleil : je sais que par-delà ma nuit, il brille...
LUI (avec un geste de malédiction).
Tu vas rêver, pauvre Thérèse ! rêver de morts et d'agonies, noyée dans ton puits de solitude...
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix tranquille).
Cela m'étonnerait. Ordinairement, je rêve les bois, les fleurs, les ruisseaux, la mer... Je vois de beaux petits enfants...
LUI
Preuve que tu perds ta vie : chacun rêve ce qui lui manque !
THÉRÈSE MARTIN (même jeu).
Alors, vous devriez bien aller dormir ! Lucifer, en latin, signifie « point du jour » ; le diable se lève tôt — allez donc dormir !
(Elle se retourne lentement contre le mur tandis que la lumière qui l'éclairait s'évanouit. Désormais, on la devine seulement dans le noir. Le rayon qui éclaire Lui va faiblir jusqu'à la fin de l'acte. Lui s'avance vers le lit, puis recule. Silence. Soudain, Thérèse qui, durant tout l'acte, a toussé par instants, est prise d'une quinte de toux déchirante. Lui l'écoute avec un sourire cruel, puis il parle, à mi-voix d'abord).
LUI
Thérèse ! Thérèse ! réponds-moi ! Tu viens de sentir un flot monter en bouillonnant jusqu'à tes lèvres, n'est-ce pas ? (Silence). Et maintenant tu viens de porter ton mouchoir à ta bouche... Thérèse, si c'était du sang !... Lève-toi, viens jusqu'ici : à ma lumière, tu sauras !
LA VOIX DE THÉRÈSE MARTIN (très calme).
Non. Demain, au réveil.
LUI (bondissant).
Mais tu ne comprends pas ? C'est la première fois que cela t'arrive ! Si c'était le signal ? Si tu allais mourir ?... Thérèse, enfin, c'est l'instant le plus grave de ta vie ! Regarde ce mouchoir !
LA VOIX DE THÉRÈSE MARTIN (plus basse).
Non.
LUI (La lumière qui l'éclaire décroît rapidement).
Tu es folle, Thérèse ! Tu as le droit de savoir, tout de même ! N'importe qui à ta place... Pense que tu peux mourir cette nuit !... dans quelques minutes !... maintenant !... Mais c'est du sang, Thérèse ! c'est sûrement du sang !... Thérèse ! Thérèse ! (Il s'approche du lit, se penche, puis se retourne d'un coup vers le public. Son visage seul est encore éclairé. Il pousse un véritable cri de désespoir). ELLE DORT !...
La lumière qui l'éclairait s'évanouit tout à fait. C'est l'obscurité totale et
LE RIDEAU TOMBE.
S'il y a des rappels, le rideau se relèvera pour la première fois sur Thérèse Martin debout à gauche de la scène, et Lui debout à droite, tous deux éclairés par un faisceau de lumière distinct. Pour les autres rappels éventuels, les quatre autres personnages de l'acte (en mettant à part les trois novices apparues à la scène III et que l'on ne devra pas revoir) se tiendront en retrait, entre les deux principaux acteurs, éclairés par quatre faisceaux distincts. Personne ne s'inclinera pour saluer.

ACTE III
« Rompez la toile de cette douce rencontre ! »
SAINT JEAN DE LA CROIX

Le décor du premier tableau de l'acte III est l'infirmerie du Carmel. Là encore, décor sans profondeur qui n'obligera pas à déranger celui du cloître construit une fois pour toutes. A droite, la fenêtre, à gauche la porte ; le lit (lit de fer à rideaux blancs) se trouve le long du mur, plus près de la fenêtre. Des chaises sont alignées contre le mur du fond et, à droite, sous la fenêtre, une table de chevet. Quand le rideau se lève, Thérèse Martin est couchée dans le lit, face au public, le buste redressé par des coussins. L'aumônier se tient devant elle, tournant le dos aux spectateurs. Il porte l'étole, les épaules couvertes d'un voile huméral. A côté de lui, mais face à la salle, une religieuse, dont le voile recouvre le visage, porte un flambeau allumé.

SCÈNE PREMIÈRE
THÉRÈSE MARTIN, L’AUMÔNIER, UNE RELIGIEUSE.
L’AUMÔNIER (donnant la communion à Thérèse Martin).
Corpus domini nostri Jesu Christi custodiat ani-mam tuam in vitam aeternam, Amen...
Thérèse retombe en arrière, les yeux fermés. La religieuse se dirige vers la porte de l'infirmerie qui était restée ouverte. Le prêtre la suit. Il a ramené les pans de son voile sur le ciboire qu'il tient contre sa poitrine. La religieuse agite une petite clochette pour annoncer le passage du Saint-Sacrement. Les deux personnages ont disparu, mais on entend, longtemps encore, de plus en plus lointaine, la petite clochette. Cela meuble le silence. Thérèse est toujours immobile.

SCÈNE II
THÉRÈSE MARTIN, LA PRIEURE.
La Prieure entre, tenant à la main un bouquet de violettes qu'elle tend à Thérèse Martin. Thérèse ouvre les yeux.
LA PRIEURE
Votre famille vous envoie ce petit bouquet...
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix altérée).
Ah ! le parfum des violettes !
(Elle prend le bouquet, va le porter à son visage pour le respirer, mais soudain fait « non » de la tête et l'éloigne).
LA PRIEURE (doucement).
Je vous y autorise.
THÉRÈSE MARTIN (même jeu, à mi-voix). Non. Plus rien de la terre...
LA PRIEURE (après un silence). Mauvaise nuit, sœur Thérèse ?
THÉRÈSE MARTIN
La plus mauvaise. Il faut que Dieu soit bon pour que je puisse supporter ce que je souffre !
LA PRIEURE
Oui, je ne vous en aurais pas cru capable !
THÉRÈSE MARTIN
Vous aviez raison ! Seule, je n'en serais pas capable : je n'ai jamais rien pu faire toute seule...
LA PRIEURE
Et comment vous sentez-vous ce matin ?
THÉRÈSE MARTIN (souriante).
Comme le voyageur dans l'Évangile de ce jour semivivo — moitié vivante, moitié morte...
LA PRIEURE (se penchant vers elle).
Et qu'aimeriez-vous le mieux : vivre ou mourir ?
THÉRÈSE MARTIN
Dieu choisira pour moi. Ce qu'il décide, c'est ça que j'aime... (Silence). Ma Mère, vous savez bien qu'il y a longtemps que je me suis offerte ! Il ne faudra donc s'étonner de rien... (D'une voix sourde).
« Victime d'amour »... Ce ne sont pas que des mots ! On le verra bien...
LA PRIEURE
Ne parlez pas : vous paraissez épuisée...
THÉRÈSE MARTIN (à mi-voix).
Un voyageur épuisé, harassé, qui tombe en arrivant à la fin du voyage... (D'un ton triomphant). Mais c'est entre les bras de Dieu que je tombe ! (Poussant un cri de douleur). Oh !...
LA PRIEURE (se relevant. Avec une certaine dureté).
Vous souffrez ? Mais il me semble que vous êtes faite pour souffrir : votre âme est d'une trempe à cela !
THÉRÈSE MARTIN
Ah ! pour souffrir de l'âme, oui, beaucoup !... Mais pour le corps, je suis comme un tout petit enfant je demeure sans pensée — je souffre de minute en minute... (Silence. Elle étend le bras vers la fenêtre, et dit d'une voix sourde). Ma Mère, vous voyez, à côté des marronniers, ce trou noir où l'on ne distingue plus rien ? C'est dans un trou comme cela que je suis, pour l'âme et pour le corps... Ah oui ! quelles ténèbres ! — mais quelle paix !
LA PRIEURE
Et puis vous n'êtes pas habituée à souffrir dans votre corps...
THÉRÈSE MARTIN (après un silence, calmement).
Le moment est venu de parler... (Discutant avec elle-même, sourdement). Si... si... il le faut... (A la Prieure). J'ai souffert horriblement du froid, ma mère...
LA PRIEURE (sursautant).
Du froid ?
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Jusqu'à en mourir. Je mettais parfois presque une heure à regagner notre cellule et à me déshabiller.
LA PRIEURE
Mais il fallait...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant avec douceur).
Il fallait aller jusqu'au bout de ses forces avant de se plaindre.
LA PRIEURE
Eh bien, vous avez préjugé de vos forces ! Il faudra désormais...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant encore, mais avec autorité).
Pour moi tout est consommé. Mais il faudra désormais... (se reprenant, humblement) il faudrait y apporter des adoucissements. Ne pas tenir compte, en faisant observer la Règle, des différences de climats et de tempéraments, c'est... je crois que ce serait pécher contre la prudence.
(Silence. Une cloche sonne plusieurs coups répétés. Thérèse Martin sourit).
LA PRIEURE (doucement).
Pourquoi souriez-vous ?
THÉRÈSE MARTIN
La cloche me replace dans le Temps ; je ferme les yeux et j'imagine chacune de mes petites sœurs à son emploi silencieux... (Silence). Moi, je suis le membre inutile. Mais aussi ma mort ne causera pas le moindre dérangement dans la Communauté...
LA PRIEURE (avec force).
Vous pouvez encore être utile à la Communauté, sœur Thérèse, en ayant une belle mort...
THÉRÈSE MARTIN (doucement).
Je le voudrais pour vous faire plaisir... Mais rappelez-vous que Notre Seigneur est mort victime d'amour — et voyez quelle a été son agonie !
LA PRIEURE (après un silence).
Pourquoi ne dites-vous pas quelques paroles édifiantes au docteur quand il vient vous voir ?
THÉRÈSE MARTIN
Ce n'est pas ma manière à moi ! Que M. de Cornière pense ce qu'il voudra... Non, je vous assure que, là, ce serait mal de ma part de faire ce que vous désirez !
LA PRIEURE (contrariée).
Le pauvre médecin m'a confié que votre maladie prenait une marche déconcertante ! De quoi donc mourrez-vous ?
THÉRÈSE MARTIN (presque joyeusement).
Mais je mourrai de mort, c'est tout simple ! Dieu ne l'a-t-il pas dit à Adam : « Tu mourras de mort... » ? (baissant la voix) Mais la maladie me conduit trop lentement au rendez-vous. Je ne compte que sur l'amour...
LA PRIEURE (gaiement ).
Et si vous reveniez à la santé ?
THÉRÈSE MARTIN (assombrie).
Si Dieu le veut... Pourtant, aller si loin et en revenir !...
LA PRIEURE (même jeu).
Cela me dispenserait de rédiger votre biographie pour l'envoyer aux carmels du monde entier... (Changeant de ton). À moins que vous ne m'en dispensiez de vous-même ? Beaucoup de sœurs le font, par humilité...
THÉRÈSE MARTIN
Vraiment ? Je ne comprends pas cela ! Il est si doux de se connaître déjà, de savoir un peu avec qui nous vivrons éternellement... (Gaiement). Elle ne vous donnera pas grand mal, ma circulaire ! Et si Dieu doit « rendre à chacun selon ses œuvres », il sera bien embarrassé avec moi... Mais non ! il me rendra selon ses œuvres à Lui !
(Une clochette, différente de la première, sonne très loin. Thérèse Martin écoute. La Prieure la regarde à son insu en hochant la tête).
LA PRIEURE (humainement).
Pauvre petite sœur Thérèse ! quitter ce monde d'habitudes et de visages… quitter vos sœurs...
THÉRÈSE MARTIN
Mais je serai plus près d'elles, au contraire ! (À mi-voix). Je serai enfin près d'elles !...
LA PRIEURE (même jeu).
Quitter vos petites sœurs les novices...
THÉRÈSE MARTIN (presque avec insouciance).
Pour elles, je passe la main à Dieu ! D'ailleurs, je me contentais de jeter à droite et à gauche pour ces petits oiseaux les graines que Dieu déposait dans ma main — et puis je ne m'en occupais plus !
LA PRIEURE (qui s'est avancée vers la porte entrouverte, à gauche, où l'on entendait un chuchotement).
Elles sont là qui voudraient vous voir...
THÉRÈSE MARTIN
Je leur appartiens encore.

SCÈNE III
LES CINQ NOVICES, THÉRÈSE MARTIN,
puis SŒUR SAINT-PAUL et SŒUR SAINT-AUGUSTIN
La prieure introduit les novices en leur faisant signe de ne pas fatiguer la malade, puis elle sort. Elles sont entrées timidement et, sur un geste de Thérèse, elles s'installent sur les chaises, en file bien sage. Thérèse les regarde un moment en silence.
THÉRÈSE MARTIN (à sœur Claire, doucement).
Il ne faut pas s'asseoir ainsi de travers sur sa chaise — c'est écrit dans la Règle... (Sœur Claire rectifie son altitude). Alors, mes petites sœurs, vous venez me voir qui me meurs... (Gestes de protestation). Mais si ! vous vous dites : « Quoi ! cela m'arrivera un jour — c'est incroyable ! » À moi aussi, dans l'enfance, les événements de ma vie me paraissaient, de loin, comme des montagnes inaccessibles. Quand je voyais les grandes faire leur première communion, je me disais : « Comment ferai-je ?... » Plus tard, pour entrer au Carmel, prendre l'Habit, faire Profession : « Quoi ! moi aussi ? Mais comment ferai-je ?... » — Eh bien, pour mourir, c'est la même chose...
SŒUR ELIZABETH (doucement).
S'il est dur de vivre au Carmel, il est doux d'y mourir...
THÉRÈSE MARTIN
Non, sœur Elizabeth ! S'il est doux de vivre au Carmel, il est plus doux encore d'y mourir... (Fermement). Et puis, qu'est-ce que la mort ? La séparation de l'âme et du corps. Je n'ai pas peur d'une séparation qui me réunira pour toujours à Dieu ! (Fermant les yeux). Mais non, ce n'est pas la mort qui vient vous chercher, c'est lui...
SŒUR MÉLANIE
Il viendra, accompagné des anges ; vous les verrez resplendissants de beauté !
THÉRÈSE MARTIN
Non, sœur Mélanie, toutes ces images ne me font aucun bien ! Là où j'en suis, on ne peut se nourrir que de la vérité... (Souriant). D'ailleurs, les anges ne sont pas aussi heureux que moi : ils ne peuvent pas souffrir...
SŒUR MARGUERITE-MARIE (avec compassion).
Vous souffrez beaucoup, sœur Thérèse !
THÉRÈSE MARTIN
Je souffre beaucoup, oui. Mais est-ce que je souffre bien ? Voilà qui est important... Il faudrait offrir ses souffrances, je le sais. Mais quoi ! je ne puis m'astreindre à dire : « Mon Dieu, c'est pour ceci... Mon Dieu, c'est pour cela... » Je lui donne tout : il sait bien ce qu'il doit en faire !
SŒUR CLAIRE (se lève vivement pour chasser les mouches qui tournent autour du lit).
Oh ! ces mouches ! ces mouches !...
THÉRÈSE MARTIN
Laissez-les ! ce sont mes seules ennemies : il faut bien quelqu'un à qui pardonner !
SŒUR CLAIRE (se rasseyant).
Quelle patience !
THÉRÈSE MARTIN
Moi ? Je n'ai pas eu encore une minute de patience ! Ce n'est pas la mienne : on se trompe toujours... (souriant). Mais complimentez-moi quand même j'aurai tellement honte de ces compliments qu'il faudra bien que je fasse en sorte de les mériter !
SŒUR MARGUERITE-MARIE (cachant soudain son visage dans ses mains).
Comment pouvez-vous... ? Non, jamais, jamais je ne pourrai !
THÉRÈSE MARTIN (sévèrement).
Taisez-vous ! La grâce parlera plus haut que la nature... (Se radoucissant). C'est parce qu'on pense au passé et à l'avenir qu'on se décourage et qu'on désespère, sœur Marguerite-Marie ! (Lentement). Voyez, je ne souffre que d'instant en instant...
(Sœur Saint-Paul entre par la gauche. Elle porte le tablier blanc de sœur infirmière. Elle tient à la main un verre contenant un liquide rouge).
SŒUR SAINT-PAUL
C'est l'heure, sœur Thérèse !
(Elle lui donne le verre, tire machinalement le drap de lit, et sort).
THÉRÈSE MARTIN (montrant le verre). Regardez ce petit verre ! On le croirait rempli d'une liqueur exquise, n'est-ce pas ? Et pourtant, je ne connais rien de plus amer... (Baissant la voix). C'est l'image de ma vie : elle a toujours paru riante aux yeux des autres ; eh bien ! elle fut pleine d'amertume, depuis l'enfance...
SŒUR ELIZABETH
Pourtant, vous aviez tout pour vous !
THÉRÈSE MARTIN (lentement).
Tout pour moi, oui ! mais je ne me suis jamais rien accordé...
SŒUR CATHERINE
Il est donc vrai qu'on ne peut jamais juger les autres ! Pour vous, sœur Thérèse, j'aurais cru, moi aussi...
THÉRÈSE MARTIN (l'interrompant).
Et vous vous seriez trompée doublement ! car c'est justement cette amertume qui faisait ma joie...
SŒUR CLAIRE (voyant que sœur Thérèse boit son médicament à petites gorgées).
Si c'est tellement amer, pourquoi ne le buvez-vous pas d'un coup ?
THÉRÈSE MARTIN
Chacun sa manière, sœur Claire !
(Elle promène son regard sur les novices. Long silence. Gaiement).
Les petites brebis, on les tond quand vient l'été ! mais ce petit troupeau-ci garde ses lourdes robes en plein mois d'août... Allez, Dieu nous rendra cela, d'avoir porté de gros habits sur la terre pour l'amour de lui !
SŒUR MÉLANIE (soupirant).
Oui, nous avons eu bien chaud aujourd'hui !
THÉRÈSE MARTIN
Alors, il fallait faire comme les trois Hébreux : se promener dans la fournaise en chantant le cantique de l'amour... (Baissant la voix). Ah ! la nuit qui vient sera torride !
SŒUR MARGUERITE-MARIE
Dormez-vous bien ou mal, sœur Thérèse ?
THÉRÈSE MARTIN
Ni l'un, ni l'autre : pas du tout ! (Changeant de ton). Alors, je joue pour passer le temps. Tenez ! par exemple, je joue à la Sainte-Famille... J'imagine dans ses moindres détails leur vie à tous les trois, à Nazareth... Une vie toute ordinaire, je vous l'assure ! Les femmes du pays venaient parler à Marie, lui demandaient de leur confier Jésus pour jouer avec leurs enfants. Et lui, regardait sa mère pour savoir s'il pouvait y aller... Il leur était soumis, dit l'Évangile. Comme c'est simple ! (Lentement). Le soir tombait... Les cheminées fumaient droit... Joseph rentrait de l'atelier, fatigué, avec des copeaux de bois dans les cheveux... Mon Dieu, la paix de Nazareth... Donnez-nous seulement la paix de Nazareth !...
(Un long silence).
SŒUR MÉLANIE
Ma sœur Thérèse, si vous voulez lire, je vous ai apporté un livre illustré très distrayant...
(Elle le lui tend).
THÉRÈSE MARTIN (prend et feuillette rapidement le livre, puis le lui tend en disant assez rudement).
Comment pensez-vous qu'il puisse m'intéresser ? Je suis trop près de mon éternité pour vouloir me distraire avec des bagatelles ! (Sœur Mélanie baisse la tête. Thérèse Martin lui tend les deux mains et dit avec des larmes dans la voix :) Oh ! je vous demande pardon... J'ai agi par nature... Priez pour moi... (Sœur Mélanie prend les mains de Thérèse Martin et les couvre de baisers. Thérèse les retire vivement). Allons ! des mains qui demain seront glacées, bientôt décomposées !
SŒUR CLAIRE (se jetant à genoux au pied du lit).
Non, non ! Dieu fera pour vous des merveilles vous mourrez d'extase après la communion, et votre corps sera préservé de la corruption !
THÉRÈSE MARTIN
Oh ! cela ne ressemblerait pas à ma petite voie ! J'en sortirais donc pour mourir ? Mais non ! Il faut que les petites âmes ne puissent rien m'envier... (Silence). Mourir après avoir communié... J'ai peur, au contraire, qu'on me refuse désormais la communion, à cause (baissant la voix) de mes crachements de sang... (Fortement). Mais la mort est la communion éternelle !
SŒUR MARGUERITE-MARTE (se levant, après un silence, d'une voix angoissée).
Sœur Thérèse, vous n'allez pas mourir une nuit, toute seule !
THÉRÈSE MARTIN (fermement ).
Non, cela je l'ai demandé. Je ne mourrai donc pas la nuit, croyez-le. Et même… et même il fera très beau à l'heure de notre mort.
(La vieille sœur Saint-Augustin — que l'on n'a vue qu'aux scènes II et III de l'acte I — entre à ce moment, les regarde, et dit avec autorité).
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
Quoi ! Vous êtes alignées là comme au spectacle, petites filles ! Et vous fatiguez sœur Thérèse ! Dites-lui bonsoir, allons !...
(Les novices se lèvent, saluent la malade et sortent. Thérèse retient sœur Catherine, l'observe un instant, et lui parle à mi-voix).
THÉRÈSE MARTIN
C'est donc toujours la nuit pour vous, ma petite sœur ? (Sœur Catherine fait signe que « oui »). Il vous cache sous ses ailes comme une poule abrite sa couvée ! C'est la nuit de la foi... (avec autorité) Mais ce ne sera plus long maintenant : je vous éclairerai... Bonsoir...
(Sœur Catherine s'incline et sort).

SCÈNE III
THÉRÈSE MARTIN, SŒUR SAINT-AUGUSTIN,
puis SŒUR SAINT-BENOÎT
Sœur Saint-Augustin vient à Thérèse, la regarde, puis, hochant la tête, dit à mi-voix :
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
J'ai tant prié de mourir à votre place... et voilà !
THÉRÈSE MARTIN (vivement).
J'ai supplié Dieu de n'écouter aucune prière qui mettrait obstacle à l'accomplissement de ses desseins sur moi. Il faut les laisser faire, là-haut je crois qu'ils veulent voir jusqu'où je pousserai ma confiance !
SŒUR SAINT-AUGUSTIN (toujours à mi-voix).
C'est un jeu cruel !
THÉRÈSE MARTIN
J'y gagnerai ! Je m'abandonne comme un petit enfant : les tout-petits ne savent jamais ce qu'on fera d'eux et s'en inquiètent-ils seulement ? (Silence). C'était jour de lessive, aujourd'hui. Pauvres sœurs ! J'aurais honte de n'avoir pas souffert avec elles... (Silence). À quoi pensez-vous, ma sœur ?
SŒUR SAINT-AUGUSTIN (allant vers la porte).
Je pense soudain que vous venez de recevoir le Saint Viatique et que l'on n'a pas cessé de vous déranger durant votre action de grâces !
THÉRÈSE MARTIN
C'est vrai... mais restez ! La meilleure action de grâces, c'est d'être toute à tous... (Long silence). Je suis devenue telle, sœur Saint-Augustin, que dans chaque être c'est l'amour, l'amour seul qui brille à mes yeux. Et vous... (baissant la voix) vous m'apparaissez resplendissante !
SŒUR SAINT-AUGUSTIN (lentement).
J'ai aimé votre âme dès le premier jour, ma petite fille !
THÉRÈSE MARTIN (souriant ).
Et c'est bien pourquoi je me suis défiée de vous, dès le premier jour ! Mon temps était compté : il n'y avait pas de place pour la douceur...
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
J'ai mis longtemps à le comprendre.
THÉRÈSE MARTIN
Mais je vous rendrai tout cela ! Oh ! je rendrai tout quand mon temps ne sera plus compté... (On frappe à la porte, puis aussitôt entre sœur Saint-Benoît. Thérèse Martin, à mi-voix). Ah ! c'est l'heure...
(Sœur Saint-Benoît est atteinte d'une anémie cérébrale si forte qu'elle ne parle presque plus et paraît ne pas entendre. Elle est comme retombée en enfance, et sa démarche le fait comprendre. Elle s'avance jusqu'au pied du lit, pose ses deux mains sur la barre de fer et reste là, souriant béatement, très longtemps. Thérèse s'efforce de lui rendre ses sourires. Au bout d'un long moment, sœur Saint-Augustin prend la vieille sœur par le bras, lui dit : « Allons ! » et la reconduit à la porte, puis revient vers le lit).
THÉRÈSE MARTIN (avec lassitude).
Et c'est ainsi chaque soir !...
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
C'est pénible d'être regardée en riant quand on souffre...
THÉRÈSE MARTIN (fortement).
Très. Mais tout se paie à la fin... (Essayant de se redresser sur ses oreillers). Aidez-moi, sœur Marie, voulez-vous ? (Sœur Saint-Augustin aide Thérèse Martin qui pousse un cri de douleur). Pardonnez-moi...
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
Qu'est-ce que cet habit que vous portez ?
THÉRÈSE MARTIN
Ma nouvelle robe : la première depuis ma prise d'habit... Il était temps !
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
Mais elle vous va très mal ! Cela ne vous gêne pas ?
THÉRÈSE MARTIN
Pas plus que si c'était celle d'un Chinois à deux mille lieues d'ici !
SŒUR SAINT-AUGUSTIN
Je vous quitte : voici vos sœurs.
THÉRÈSE MARTIN
Vous êtes toutes mes sœurs !
(Sœur Saint-Augustin ouvre la porte, s'efface pour laisser passer mère Agnès de Jésus, puis sort, passant devant les sœurs Marie du Sacré-Cœur et Geneviève de la Sainte Face qui entrent derrière elle).

SCÈNE IV
THÉRÈSE MARTIN,
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS,
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR,
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE.
Elles entrent très vite, entourent le lit.
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS
Ma petite, ma pauvre petite...
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE
Thérèse...
THÉRÈSE MARTIN
Quoi ! Vous pleurez comme ceux qui n'ont plus d'espérance !
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR (à mi-voix).
Voir dans cet état notre petite Thérèse !...
THÉRÈSE MARTIN
La Sainte Vierge a bien tenu sur ses genoux son petit Jésus défiguré, sans plus une goutte de sang... C'était autre chose que ce que vous verrez ! Allez, si je n'avais pas ces tentations contre la foi, cette épreuve qu'il est impossible de comprendre, je mourrais de joie sur-le-champ à la pensée de mourir bientôt ! (Silence. Lentement). « Rompez la toile de cette douce rencontre... »
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS (avec tristesse).
Vous ne mourrez même pas entre mes bras...
THÉRÈSE MARTIN
C'est mieux ainsi : notre Mère Prieure représente Dieu. Avec vous, il y aurait eu un sentiment trop naturel...
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR (avec une certaine amertume).
Jusqu'au bout, Thérèse ! vous aurez donc jusqu'au bout lutté contre la nature !
THÉRÈSE MARTIN (avec flamme).
Mes petites sœurs, vous savez bien que je ne pouvais être que tout l'un ou tout l'autre !
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE
Nous en étions arrivées à ne plus même connaître vos pensées...
THÉRÈSE MARTIN (la regardant, puis la désignant).
J'ai pourtant davantage donné à sœur Geneviève qui fut ma novice que je n'aurais donné, dans le monde, à ma sœur Céline ! (Silence).
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR (doucement).
Au moins, vous nous regarderez d'en haut ?
THÉRÈSE MARTIN (avec une force surprenante).
Non, je descendrai... Croyez-moi : il est bon pour vous que je m'en aille !
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (cachant son visage dans ses mains).
Oh, Thérèse !
THÉRÈSE MARTIN (avec autorité).
Si, si ! Écoutez-moi. Je suis votre aînée désormais : plus près de la mort qu'aucune de vous... Il est bon que je m'en aille ! Tant que je suis dans les fers, je ne peux pas remplir ma mission, mais demain ce sera le temps des conquêtes ! (Se redressant sur son lit). Oui, je sens que ma mission va commencer : ma mission de faire aimer Dieu comme je l'aime, de donner ma petite voix aux âmes... Si mes désirs sont exaucés, mon ciel se passera sur la terre jusqu'à la fin du monde. Jusque-là, tant qu'il y aura des âmes à sauver, je ne pourrai prendre aucun repos... Mais lorsque l'Ange aura dit : « Le Temps n'est plus ! » alors je me reposerai... (Lentement). Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre...
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS mi-voix).
Dieu le permette !
THÉRÈSE MARTIN (avec force).
Il fera sûrement toutes mes volontés puisque je n'ai jamais fait que sa volonté sur la terre ! Pour ma mission, tout s'accomplira malgré la jalousie... Mais non, tout le monde m'aimera, j'en suis sûre... (Étreignant les mains de mère Agnès avec une sorte d'angoisse). Pourtant, faites bien savoir après ma mort que j'ai souffert ! Sans quoi, ce que j'ai écrit ne signifierait rien... Le cachet de la Croix... Lui seul existe... Lui seul atteste l'authentique... (Elle retombe sur son lit).
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR (après un silence).
Bienheureuse celle qui fut choisie pour enseigner aux âmes une voie nouvelle !
THÉRÈSE MARTIN
Moi ou une autre, pourvu que cette voie ait été montrée, qu'importe l'instrument ! (Long silence. Puis, avec une angoisse immense). Voici la nuit qui tombe...
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS
Mais nous sommes là, autour de vous...
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix oppressée).
Non, dans ma nuit à moi, il n'y a personne, personne ! (Elle pousse un cri). C'est si mystérieux ! Je souffre pour d'autres âmes... Et lui ne veut pas... (Silence. À voix basse). Oh ! prenez ma tête dans vos mains ! (Mère Agnès va pour le faire). Non, c'est à la Vierge Marie que je parlais. Ah ! (Elle s'apaise un moment puis, de nouveau, se débat). Ne... plus... même… pouvoir parler... à vous !... Oh ! qu'est-ce que je vais devenir ?... Je n'ai plus que les mains de libres... (Mère Agnès les lui joint doucement). L'air de la terre me manque ! Quand donc aurai-je l'air du ciel ?... (Silence. Puis un cri déchirant). Non !... Non !... (De ses mains, elle chasse des présences invisibles). Non !... (Elle retombe sur son lit et dit d'une voix sourde). « Délivrez-nous... des fantômes... de la nuit !... » Oh ! comme il faut prier pour les agonisants !... Si l'on savait !... (Elle va avoir, alors, une crise d'oppression terrible. On n'entendra que sa respiration rauque et haletante. Les trois sœurs se sont agenouillées et récitent ensemble « Je vous salue Marie... » Enfin, la respiration se calme et redevient régulière. Elle va parler, jusqu'à la fin de la scène, d'une voix faible mais calme. Elle étend une main vers ses sœurs). Non ! pas agenouillées... assises !... (Elles obéissent. Un long silence). Allez dormir maintenant, mes petites sœurs !... Si ! si ! Je le veux...
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS
Sœur Geneviève vous veillera cette nuit...
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR
Et nous prierons pour vous.
(Elles se penchent vers Thérèse, la regardent intensément, puis s'inclinent devant sœur Geneviève et sortent).

SCÈNE V
THÉRÈSE MARTIN,
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE.
Sœur Geneviève allume un flambeau, puis elle va pour fermer la fenêtre, mais elle s'immobilise soudain, et, de son lit, Thérèse tourne la tête vers la fenêtre. On entend un bruit d'ailes, puis un roucoulement ; une tourterelle se pose sur le rebord de la fenêtre, y demeure un instant, puis reprend son envol. Sœur Geneviève la suit des yeux en élevant son flambeau, puis se retourne vers Thérèse.
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE
Une tourterelle ! C'est la première fois qu'il s'en pose une dans notre jardin...
THÉRÈSE MARTIN (levant un doigt).
« Le chant de la tourterelle s'est fait entendre... »
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (continuant).
« Lève-toi, ma bien-aimée, ma colombe, et viens, car l'hiver est passé... » (Elles se regardent en silence. Puis sœur Geneviève pose le flambeau et prend deux livres qu'elle avait apportés. Elle ouvre l'un). Ah ! je vous ai trouvé une jolie lecture sur la vie de saint François. On y parle de fleurs et d'oiseaux...
THÉRÈSE MARTIN (avec inquiétude).
Dans mon livre aussi je parle de fleurs et d'oiseaux — trop, peut-être ! Oh ! croyez-vous qu'on n'y verra que cela ?
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (la rassurant).
C'est l'humilité qui a fait un saint François d'Assise, et pas « notre petite sœur l'abeille... » ! (Silence. Prenant l'autre livre). Je vous ai trouvé aussi un beau passage sur la béatitude éternelle...
THÉRÈSE MARTIN
La béatitude !... (Silence). Non, ce n'est pas cela qui m'attire... c'est l'amour ! Aimer, être aimée, et revenir sur la terre pour faire aimer l'amour... (Sœur Geneviève referme le second livre). Sœur Geneviève, prenez plutôt l'Évangile (elle le lui désigne sur sa table de chevet) et ouvrez au hasard ; j'ai toujours trouvé ainsi ma nourriture de l'instant...
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (prend le livre, se rassied, ouvre au hasard, et lit).
« ...Il est ressuscité. Il n'est plus ici : voyez le lieu où on l'avait mis... » (Elle s'interrompt et regarde Thérèse).
THÉRÈSE MARTIN
Oui, c'est bien cela : je suis comme ressuscitée... Je ne suis plus au lieu où l'on me croit... Le Seigneur m'a prise et m'a posée là... Ne vous inquiétez donc plus pour moi, quoi qu'il arrive ! (Elle a prononcé ces dernières paroles avec difficulté).
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (se levant).
Votre bouche est desséchée ! Voulez-vous de l'eau fraîche ?
THÉRÈSE MARTIN (vivement).
J'en ai bien envie !
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (d'une voix désolée).
Notre Mère vous oblige à demander vous-même ce qui vous est nécessaire... Sœur Thérèse, faites-le, par obéissance !
THÉRÈSE MARTIN (fermement).
J'en ai bien envie... Mais nécessaire, non ! cela ne m'est pas nécessaire.
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (avec autorité).
Si ! (Elle va chercher un verre d'eau, puis le tend à Thérèse). Buvez ! mais lentement... (Elle se rassied ; mais tandis que Thérèse boit lentement, la tête de sœur Geneviève s'incline : elle succombe au sommeil. Thérèse lui tend le verre et reste ainsi un très long moment, le bras tendu, sans rien faire pour l'éveiller. D'elle-même, sœur Geneviève sort de son sommeil). Oh ! pardon ! Il y a longtemps que ?... Mais pourquoi ne m'avez-vous pas appelée ?
THÉRÈSE MARTIN
Allez dormir, sœur Geneviève : vous n'en pouvez plus de fatigue !
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE
Certainement pas !
THÉRÈSE MARTIN
Je me sens bien mieux... Il ne m'arrivera rien cette nuit. Je vous en supplie, sœur Geneviève... (Sœur Geneviève fait « non » de la tête). Je t'en prie, Céline...
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (capitulant presque).
Je couche à côté — mais je ne peux pourtant pas vous laisser seule !
THÉRÈSE MARTIN
Non, pas seule... (Désignant un coin de l'infirmerie). Approchez du flambeau la Sainte Face... (Sœur Geneviève approche du lit l'image de la Sainte Face qui apparaît à la lumière). Merci. Qui pourrait dire que je suis seule ? Bonsoir, sœur Geneviève... Bonne nuit... (Sœur Geneviève se penche longuement sur Thérèse et esquisse une bénédiction, puis elle sort en silence. Restent en scène la Sainte Face, le flambeau qui l'éclaire d'une lumière vivante, et Thérèse Martin, le visage tourné vers elle. Silence. Puis elle dit lentement). Heureusement qu'il ferme les yeux... comment entrevoir son vrai regard sans mourir de joie ?... (Silence). « ...Il n'a ni éclat, ni beauté. Méprisé et le dernier des hommes, être de douleurs... Son visage était comme caché, et nous l'avons compté pour rien... »
(Tandis qu'elle récitait ces paroles, un rideau transparent est descendu lentement. Les deux scènes suivantes se joueront devant ce rideau derrière lequel on continuera de voir vaguement et comme irréels le flambeau, la Sainte Face et Thérèse immobile).

SCÈNE VI
SŒUR SAINT-PAUL, SŒUR SAINT-JOSEPH.
Ces deux sœurs entrent à l'avant-scène par la droite et vont jusqu'au milieu du plateau ; arrivées là, elles s'arrêtent et parlent à mi-voix.
SŒUR SAINT-JOSEPH
Elle est perdue, n'est-ce pas ?
SŒUR SAINT-PAUL
C'est-à-dire qu'il est déroutant qu'elle vive encore !
SŒUR SAINT-JOSEPH
Ça a été si soudain !...
SŒUR SAINT-PAUL
Certains prétendent qu'elle était malade depuis longtemps, mais je n'en crois rien : nous l'aurions su !
SŒUR SAINT-JOSEPH
Évidemment. D'ailleurs, elle n'a pas l'air de souffrir tellement...
SŒUR SAINT-PAUL
Voulez-vous la vérité ? La maladie avait beau jeu avec une petite sœur toute tendre qui se laissait vivre, qui n'avait seulement jamais eu de contrariétés !
SŒUR SAINT-JOSEPH
Elle a pratiqué la vertu !
SŒUR SAINT-PAUL
Oui, oui, mais enfin, de là à en parler comme d'une sainte !... Ce n'était nullement une vertu acquise par les humiliations et les souffrances ! Tout ça, voyez-vous (elle hésite), tout ça, c'est de la poésie !
SŒUR SAINT-JOSEPH
Je me demande ce que notre Mère pourra en dire dans sa circulaire !
SŒUR SAINT-PAUL
Oui, vraiment ! Tout aimable qu'elle est, cette petite Sœur n'a rien fait qui vaille la peine d'être raconté !
SŒUR SAINT-JOSEPH
Il y a bien ce fameux manuscrit...
SŒUR SAINT-PAUL (haussant les épaules).
Bah ! encore de la poésie !
SŒUR SAINT-JOSEPH
Sortons ! voici notre Mère avec le médecin...
(Elles se voilent le visage et sortent rapidement par la gauche. Entrent par la droite la Prieure voilée et le médecin. Ils traversent lentement la scène de droite à gauche en parlant).

SCÈNE VII
LE MÉDECIN, LA PRIEURE, elle porte un voile noir sur le visage.
LE MÉDECIN
Jamais je n'ai vu cette forme de maladie de poitrine. C'est affreux ce qu'endure cette jeune religieuse...
LA PRIEURE
Elle est perdue ?
LE MÉDECIN
Cent fois ! et depuis longtemps ! Il y a même quelque chose d'anormal dans son cas...
LA PRIEURE
D'anormal ?
LE MÉDECIN
Comment dire ? J'ai l'impression — c'est stupide ! — qu'elle souffre pour deux, pour trois...
LA PRIEURE (après un silence).
Vaut-il mieux l'asseoir ou la tenir allongée ?
LE MÉDECIN
L'asseoir. Mais ses os lui percent la peau : c'est comme si vous l'asseyiez sur des fers pointus !
LA PRIEURE
On dirait que boire la soulage un peu...
LE MÉDECIN
C'est à peu près comme si l'on versait du feu sur du feu. La tuberculose a gagné les intestins, comprenez-vous et y a mis la gangrène...
(Ils sont arrivés à la droite de l'avant-scène et sortent en continuant de parler. Le lit, le flambeau et la Sainte Face restent encore un moment éclairés derrière le rideau transparent, puis le flambeau est soufflé et tout sombre dans la nuit, sauf l'avant-scène où passent en silence, pendant quelques instants, des sœurs priant ou portant des objets, allant à des allures différentes et se croisant, comme durant l'acte premier. Enfin, toutes disparaissent par la gauche et par la droite, et la lumière se fait sur le décor de l'infirmerie, le rideau transparent ayant été levé. La Prieure et les trois sœurs de Thérèse Martin entourent le lit. C'est l'après-midi, la fenêtre est fermée, il fait un temps exécrable : pluie et vent).

SCÈNE VIII
THÉRÈSE MARTIN, LA PRIEURE,
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS, SŒUR MARIE DU SACRE-CŒUR,
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE,
puis toutes les autres
SŒURS.
THÉRÈSE MARTIN la Prieure).
Est-ce aujourd'hui, ma Mère ? (La Prieure fait signe que « oui »). Mourir dans un lit, moi !... (Elle tend la main vers le crucifix, sur la table de chevet. Mère Agnès le lui met entre les mains. Il ne les quittera plus désormais. Elle regarde le crucifix). Il est mort... J'aime mieux qu'on le représente mort : je pense qu'il ne souffre plus... (Elle a une crise d'oppression, elle peut à peine respirer). Ma Mère, est-ce l'agonie ? (La Prieure fait signe que « oui »). Comment vais-je faire pour mourir ? Jamais je ne saurai !... Ah ! (Elle a poussé un cri de douleur. Nouvelle crise d'étouffement. Elle murmure cependant d'une voix étrange). Oui, mon Dieu ! Je veux bien tout !
LA PRIEURE (se penchant sur elle, émue).
C'est donc atroce ce que vous souffrez ?
THÉRÈSE MARTIN
Pas atroce... mais beaucoup... beaucoup... juste ce que je peux supporter... (Crise d'oppression. On n'entend que sa respiration espacée, angoissante. Enfin :) Souffrir... souffrir... On emploie trop ce mot ! On ne peut pas savoir... il faut le sentir... (Avec force). Ah ! tout ce que j'ai dit et écrit est vrai SUR TOUT ! (Silence. Un cri de douleur, puis :) Si c'est cela l'agonie, qu'est-ce que la mort ?... (Silence haletant).
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE (se penchant vers elle).
Thérèse, un mot ! un regard pour ta Céline !...
THÉRÈSE MARTIN (la regardant, lentement).
J'ai tout dit.., tout est accompli.., c'est l'amour seul qui compte... (Sœur Geneviève tombe à genoux. Trois heures sonnent. Posant son crucifix sur sa poitrine, Thérèse étend les bras en croix. Mère Agnès et sœur Marie s'emparent chacune d'une de ses mains et s'agenouillent de part et d'autre du lit). Je ne peux pas respirer... je ne peux pas mourir... (Silence). Je veux bien encore souffrir...
(Le rideau transparent descend de nouveau. Durant ce qui suit, on entendra seulement la voix de mère Agnès, tandis que, derrière le rideau, se jouera exactement ce que raconte la voix. Le récit aura, bien entendu, été enregistré au préalable puisque mère Agnès doit jouer son propre rôle dans les scènes mimées. On voit d'abord la Prieure se retirer et sœur Marie allumer un flambeau).
LA VOIX DE MÈRE AGNÈS DE JÉSUS
Vers cinq heures, nous étions seules près d'elle ; son visage changea subitement : l'ultime agonie commençait... Je fis avertir notre mère qui appela toute la Communauté... Lorsque nos sœurs entrèrent dans l'infirmerie, Thérèse les accueillit avec un sourire... Elle tenait son crucifix et le regardait constamment. Pendant plus de deux heures, un râle terrible déchira sa poitrine. Son visage était congestionné, ses mains violacées ; elle avait les pieds glacés et tremblait de tous ses membres. Une sueur abondante perlait en gouttes énormes sur son front et ruisselait sur son visage. Elle ne pouvait presque plus respirer qu'en jetant de faibles cris...
À six heures, lorsque l'Angélus sonna, elle leva des yeux suppliants vers la statue de la Vierge.
À sept heures et quelques minutes, la Mère Prieure croyant son état stationnaire congédia la Communauté...
(Le rideau transparent se relève comme les sœurs achèvent de sortir).
THÉRÈSE MARTIN (d'une voix suppliante).
Ma mère, n'est-ce pas encore l'agonie ? Ne vais-je pas mourir ?
LA PRIEURE (doucement).
Si, mon enfant, c'est l'agonie... Mais Dieu veut peut-être la prolonger de quelques heures...
THÉRÈSE MARTIN
Eh bien, allons ! allons !... Je ne voudrais pas moins longtemps souffrir !... (Se redressant sur son lit et étreignant son crucifix). Oh ! je l'aime !... Mon Dieu !... Je... vous... aime !...
(Soudain, elle tombe doucement en arrière, la tête penchée à droite).
MÈRE AGNÈS DE JÉSUS
C'est fini !
LA PRIEURE (à sœur Geneviève).
Sonnez ! sonnez vite ! (Sœur Geneviève se lève et sonne à coups rapprochés la cloche de l'infirmerie. La Prieure va à la porte qu'elle ouvre à deux battants et crie :) Ouvrez toutes les portes !... Ouvrez toutes les portes !... (On entend ce cri répété par plusieurs voix et des bruits de portes qu'on ouvre. Les sœurs entrent, s'agenouillent et commencent à dire les prières pour les agonisants. Soudain...)
SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR (criant presque).
Regardez !
(Toutes les sœurs regardent : Thérèse Martin s'est redressée dans son lit. Son visage est resplendissant de fraîcheur ; ses yeux sont fixés en haut ; elle sourit et fait plusieurs mouvements de tête).
SŒUR GENEVIÈVE DE LA SAINTE FACE mi-voix).
L'extase...
(Les sœurs ont recommencé de prier, mais un peu plus fort. Sœur Marie du Sacré-Cœur se lève, saisit le flambeau allumé et, se penchant sur Thérèse, passe et repasse le flambeau devant ses paupières sans les faire ciller. A ce moment, la fenêtre s'ouvre d'elle-même ; le vent souffle le flambeau ; un splendide rayon de soleil inonde la pièce que le ciel d'orage assombrissait jusqu'alors. On entend une explosion de chants d'oiseaux).
SŒUR MARGUERITE-MARIE (murmurant).
« Il fera beau à l'heure de notre mort... »
(Tout cela a duré vingt secondes. Thérèse Martin retombe alors en arrière et ferme les yeux. C'est fini. On entend ses trois sœurs pleurer. Soudain, la vieille sœur Saint-Benoît se lève, s'approche du lit et, à travers les barreaux, appuie son front contre les pieds de Thérèse. Elle se relève alors, droite, méconnaissable, et, tournée vers la Prieure :)
SŒUR SAINT-BENOÎT (criant presque).
Ma mère, je suis guérie !
SŒUR CATHERINE (Elle se lève aussi, les yeux au ciel, le visage rayonnant).
Moi aussi !
LA PRIEURE (déposant une couronne de roses sur le front de Thérèse Martin).
Elle aussi...

LE RIDEAU TOMBE
tandis qu'une volée de cloches d'abord discrète, puis grandissante et bientôt étourdissante, remplit la salle.

Prologue et acte I