Il n'est pas de spectacle plus
angoissant que celui de la disjonction croissante entre la moralité et les mœurs
des hommes.
Entendons-nous d'abord sur le sens
des mots. J'appelle mœurs, tout ce qui, dans la conduite humaine, ressortit à la
nécessité inconsciente, autrement dit, tout ce qui se fait par instinct, par
tradition, par adaptation spontanée au milieu social, etc. J'appelle moralité
ce qui se rapporte à l'affectivité spécifiquement consciente. Il n'est
pas nécessaire de communier consciemment à un idéal pour avoir des mœurs ;
ce l'est pour avoir une morale. On peut parler de mœurs pour les animaux, mais
on ne peut parler de moralité que pour les hommes.
Prenons deux cas extrêmes. Voici un
vieux paysan avare et retors, toujours prêt à duper ses semblables dans un
achat ou dans une vente, mais en même temps attaché au terroir familial et père
d'une nombreuse famille qu'il élève avec dévouement. Cet homme n'a pas de morale, mais il a de bonnes mœurs. Voici, d'autre part, un petit
bourgeois dévitalisé, très scrupuleux et très digne dans sa conduite, très
noble dans son idéal de justice universelle, et qui, par faiblesse, par lâcheté
inconsciente et spontanée devant la vie, s'abstient volontairement d'avoir des
enfants. La morale de cet homme peut être plus pure que celle du premier ; ses mœurs n'en sont pas moins corrompues.
Il y a, dans tout acte humain, un
côté physique (je prends ce mot dans le sens très large d'ontologique) et un
côté moral. Un acte moralement mauvais peut être physiquement bon, en d'autres
termes, il peut reposer sur de saines bases vitales, être l'expression d'une
pureté, d'une spontanéité naturelle, etc. Ainsi, tel exercice illicite de la
sexualité, tel mouvement de violence aboutissant à un meurtre, etc., peuvent
procéder de facultés parfaitement saines dans leur ordre : le désordre réside seulement ici dans l'illégitimité
morale et sociale de ces actes. Inversement, un acte moralement pur peut être
physiquement impur. L'homme dévitalisé dont j'ai parlé plus haut peut, pour des
raisons morales, se décider à avoir des enfants : sa conduite alors sera très noble, peut-être héroïque : elle manquera tout de même de saines bases naturelles,
elle n'aura pas de vraies racines dans la nécessité.
Cette distinction entre la moralité
et les mœurs nous permettra de comparer sainement l'état présent et l'état
passé de l'humanité. Quand les conservateurs, les laudatores
temporis acti
gémissent sur la
décadence morale des hommes, les partisans du progrès ne manquent pas de leur rappeler les ombres terribles du
passé, ce long cortège de cruautés, d'exactions, de débauches qui se déroule à travers
les siècles défunts. Conclusion : mieux
vaut encore vivre aujourd'hui, les hommes sont plus justes et plus doux.
Distinguons. Si nous comparons des époques comme le Moyen-âge à la période
actuelle, nous arrivons à cette conclusion : du
point de vue des mœurs, l'humanité est en pleine décadence ; du point de vue de la moralité (du moins en tant que
disposition émotive et qu'idéal universel), elle est certainement en progrès.
Nos ancêtres avaient moins de morale
que nous, ils avaient plus de mœurs ; nous
avons plus de morale et moins de mœurs. Il n'est pas utile d'ailleurs de
remonter au Moyen-âge pour établir cette comparaison. Les paysans d'il y a cent
ans étaient dans l'ensemble plus durs, plus retors, plus mesquins et plus
processifs que les paysans d'aujourd'hui ; ils
étaient moins ouverts à la morale et à l'amour qui en est la base. Leurs
petits-fils ont le cœur plus sensible et l'esprit plus large ; les disputes, les procès, les tromperies sont plus rares au
village. Mais ces vieux paysans possédaient, malgré l'étroitesse presque immorale de leur âme, un profond capital
de traditions religieuses et familiales et de sagesse instinctive : leurs enfants ont dilapidé ce capital. Ils faisaient
corps, personnellement et héréditairement, avec la terre qu'ils cultivaient et
jouaient ainsi un rôle organique dans la cité : leurs enfants, détachés du
sol natal, n'aspirent qu'à devenir des fonctionnaires anonymes et parasites.
Ils étaient parfois brutaux avec leurs enfants, mais ils en avaient : leurs fils entourent les leurs de plus de tendresse et de
plus de soins, mais ils n'en ont presque plus. Pis encore — et cela permet de
mesurer l'ampleur monstrueuse du divorce entre la sensibilité morale et les mœurs
profondes — c'est précisément dans ce pays de France où la plupart des hommes
sont devenus si doux, si humains et, en particulier, si tendres pour leurs
enfants et si incapables de les voir souffrir qu'on compte au bas mot 500.000 1
avortements par année, c'est-à-dire 500.000 enfants assassinés ! D'une
part on gâte les enfants, de l'autre on les tue : c'est la même main qui
massacre les innocents et qui les pourrit de caresses. Il faut que les uns
meurent pour que les autres soient plus choyés et plus adorés : on fait
des sacrifices humains à ces petits dieux ! J'ai connu une personne qui
avait tué quatre enfants dans son sein (non par malice, mais par faiblesse, par
manque d'instincts solides et d'encadrement social) et qui trouvait monstrueux
qu'on pût frapper un enfant pour le corriger... Cet écart entre la sensibilité
affective et les mœurs profondes, c'est la distance entre l'enfant assassiné et
l'enfant gâté qui nous en fournit la mesure.
Parce qu'elle n'est pas incarnée dans
de saines mœurs,
cette moralité reste essentiellement affectée d'impuissance. Faite
d'intellectualisme abstrait et d'émotivité superficielle (n'est-ce pas Rousseau
qui avait voulu jeter les bases d'une morale sensitive ?), elle ne va pas au delà de
la sensation immédiate ou de l'idéal inaccessible. Elle est à la fois terriblement
presbyte et terriblement myope elle regarde d'un œil une étoile chimérique qui
ne descendra jamais sur la terre, et de l'autre — de
celui qui dirige l'action concrète — elle
ne voit que le fruit qui se peut cueillir aujourd'hui. Les hommes possédaient
jadis de profonds instincts biologiques et collectifs qui leur faisaient servir
à leur insu le bien de l'espèce et le bien de la cité, ils voyaient loin sans
en avoir conscience, et leur humble effort personnel, capté par une finalité
supérieure à laquelle il s'adaptait spontanément, contribuait à l'édification
harmonieuse de la société et de l'avenir. Le grand bienfait des mœurs saines,
c'est de rendre faciles et naturelles des choses très difficiles pour la
moralité pure de l'individu isolé. Or, la décadence des mœurs a isolé, atomisé
les individus. Il faudrait aujourd'hui que chaque homme suppléât, par sa
volonté défaillante, par sa sensibilité fugace, aux souffles profonds issus de
l'âme animale et de l'âme collective. Cela n'est possible qu'à quelques grandes
âmes. Les autres versent fatalement dans le culte exclusif de l’intérêt ou de l'amour sensibles et immédiats. L’homme atomisé
a horreur de tout ce qui est pénible et surtout de tout ce qui est lointain. On n'a pas d'enfants :
le possible qu'on tue ne se sent pas, mais le repos qu'on se procure se sent
très bien ; on ne corrige pas ceux qu'on a : le bien qu'on leur
ferait ainsi est trop lointain, il n'est pas sensible, mais leurs larmes et
leurs caresses le sont... Les jeunes paysans se ruent en masse vers le fonctionnarisme :
comment la vision d'un lointain désastre collectif pourrait-elle balancer en
eux l'attrait d'une sécurité immédiate ? Est-ce les instincts et les institutions,
ou bien la conscience des individus
qui retenaient leurs ancêtres à la terre ?
Cette religion de la facilité issue
de l'épuisement des mœurs a donné aussi des résultats positifs. Elle a fait se
développer des vertus qui, quoique nourries de faiblesse, ne se confondent pas
avec la faiblesse. Les hommes sont trop sensibilisés,
ils ont trop besoin de l'aide et de l'estime de leurs semblables 2
pour ne pas répudier spontanément les actes d'égoïsme ou de haine qui exigent
une trop grande dépense de forces. Dans nos campagnes, par exemple, les procès
n'existent presque plus, nul ne poursuit plus de vengeances à longue échéance,
et les gens, qui s'envient et se calomnient plus que jamais, ne se
disputent plus en face. Même dans le mal, on ne sait plus risquer et prendre
sur soi.
Du point de
vue strictement moral, la décadence des mœurs ne rend les hommes ni meilleurs
ni pires : elle tend
seulement à supprimer les
manifestations lointaines et difficiles de l'égoïsme et de l'amour.
* * *
Ce que
j'appelle ici mœurs (ces mœurs dont je dénonce la régression), c'est en somme,
la morale vécue plutôt que représentée, la morale fondue dans la nécessité
physique, c'est, dans l'ordre du sentiment et de l'action, un don aussi gratuit et aussi naturel que la santé dans
l'ordre du corps et comme une espèce de prolongement de cette dernière (on
conçoit que cette santé, portant sur des comportements très
simples, à finalité
généralement extra-personnelle et visant à assurer la continuité familiale et sociale, puisse
laisser place, dans l'ordre des superstructures individuelles, à beaucoup d'immoralités : ainsi s'expliquent les péchés de tant de gens biologiquement et socialement sains. Ce que
j'appelle morale (cette morale dont je signale les progrès), c'est la morale
représentée et sentie plutôt que vécue et réalisée, la morale source d'émotion
et d'idéal plutôt que d'action (on conçoit aussi que cette morale puisse
coexister avec une profonde décomposition des substructures affectives). Le
caractère de Jean-Jacques Rousseau nous offre un exemple magnifique de ce
mélange de moralisme exaspéré et de mœurs pourries. À la naissance de chacun de
ses enfants, il repasse dans sa pensée et dans son cœur « les lois de la
nature, de la justice et de la raison, et celles de cette religion pure,
sainte, éternelle comme son auteur », etc., et cette débauche de haute morale aboutit à,
l'abandon de tous ses enfants ! Un homme normal ne pense à rien de tout cela, et il élève les
siens...
L'union, dans
le même individu, d'un fort idéal moral et de mœurs décadentes constitue un terrible
danger social. L'absence de santé dans les mœurs profondes et les réflexes
vitaux confère à l'idéal moral je ne sais quoi d'irréel et de morbide qui le
rend blessant pour la nature de l'homme. Les péchés d'idéalisme,
d'angélisme, qui sont à
la base des grandes convulsions culturelles et politiques des temps
modernes, dérivent en grande partie de là. Unie à de saines mœurs, la haute
moralité fait les saints ;
liée à des mœurs croulantes, elle produit des utopistes et des révolutionnaires.
Rousseau et Robespierre furent des êtres toujours frémissants d'émotion morale : la prédication de la vertu était
en eux comme une espèce de cri d'agonie, de chant du cygne des mœurs ! La
vertu, qui n'est pas équilibrée, humanisée par de bonnes mœurs est toujours
menacée de devenir la proie d'un idéal chimérique et, par là même, destructeur.
Ce n'est pas le moindre bienfait des saines mœurs que d'empêcher la morale de
divaguer.
* * *
Un autre écueil
(étroitement voisin d'ailleurs de ceux que nous avons déjà signalés) de la
moralité sans mœurs, c'est d'aboutir, successivement ou simultanément, à une
indignation impure contre le mal et à un consentement impur au mal.
La morale sans mœurs, avons-nous dit, n'est pas
incarnée. Le décadent a souvent faim de vertu, mais cette faim ne trouve pas de
nourriture à l'intérieur de lui-même. Alors elle la cherche au dehors... Des
hommes comme Rousseau ont un idéal, mais cet idéal n'est jamais descendu plus
bas que leur cervelle :
il ne trouve pas, dans leur être intime, dans leur nature profonde, de quoi
manger et prendre corps. Mais ils
n'insistent pas de ce côté-là : cela irait trop loin. Cette vertu, dont ils ne portent
en eux que la faim, ils en réclament la substance au monde extérieur. Ils lui
demandent d'incarner leur idéal ; ils chargent la société de fournir un alibi à leur
impuissance ; ils ont
besoin de voir sans cesse autour d'eux ce qu'ils sont incapables de vivre en
eux. Et quand le monde extérieur faillit à cette mission, quelle rancœur
indignée, quels cris hystériques contre le mal ! Les êtres profondément vertueux — ceux qui réalisent intérieurement
leur idéal — sont beaucoup
moins sensibles — j'entends de
cette sensibilité chargée d'amertume et d'irritation — au mensonge et à l'injustice
du monde. Ils sentent, dans leur âme et dans le Dieu qui l'emplit, assez de
force et de vérité éternelles pour supporter, d'un cœur navré mais égal, le mal
qui ronge le monde. Ils savent, d'une science vivante, que la justice aura le
dernier mot, et cela supprime bien des scandales. Mais ceux qui appellent, avec
de telles crispations d'impatience, le triomphe de leur dieu, montrent par là qu'ils ne sont pas très sûrs de ce triomphe.
Esclaves, plus que les autres encore, du monde et du siècle, ils ont besoin,
pour ne pas désespérer de leur idéal, de le voir réussir dans ce monde et dans
ce siècle, et leur zèle est d'autant plus amer et fiévreux que leur vide
intérieur est plus profond. Ainsi Rousseau, père indigne, décerne des
récompenses aux femmes qui allaitent leurs enfants et accable les éducateurs de
conseils irréalisables. Il demande aux autres l'impossible dans la mesure où il
n'a pas soulevé lui-même le petit doigt : cela crée une moyenne ! Les utopies morales et
sociales les plus dévorantes sont nées de tels décadents qui unissent, suivant
le mot de Montaigne, des « opinions supercélestes à des mœurs
souterraines... »
Mais ce
dualisme aigu entre la morale et les mœurs, cet état de fièvre et de tension inhérent aux vertus mal
incarnées ne saurait se maintenir bien longtemps. L'unité brisée essaie de se
rétablir par la confusion. Quand l'idéal est incapable de s'incarner, c'est la
chair qui s'idéalise, et l'on voit surgir un nouveau type de décadence : celui des êtres corrompus qui
divinisent leur propre corruption. Une nouvelle morale se crée, qui justifie théoriquement l'amoralisme foncier des
mœurs malades :
Icare déchu goûte ce repos dans la fange promis à tous ceux que
l'impossible a tentés. La décadence des mœurs produit, à son premier stade, un
moralisme rigide et exalté, à
son second stade, un immoralisme érigé en dogme ; elle enfante toujours, tôt ou
tard, la pire morale.
Ce dualisme
et cette confusion coexistent d'ailleurs en général chez les mêmes hommes et
dans les mêmes doctrines. C'est le grand stigmate de toutes les morales de type
manichéen que ce mélange de purisme et de laxisme. Un Rousseau, un Gide
censurent, avec des raffinements surhumains de pureté, certains maux presque
inhérents à la condition humaine et, en même temps, ils accueillent et
glorifient les pires désordres. Ils visent simultanément plus haut que l'homme
et plus bas que l'animal :
leur morale est faite de vaine révolte contre la nécessité et de plate abdication
devant le désordre ;
elle est spécifiée par
l'attrait combiné de l'impossible et de la boue.
* * *
L'homme, pour
vivre en homme, a besoin d'harmonie entre la morale et les mœurs. Les mœurs
sont faites pour être couronnées par la morale, la morale est faite pour
s'incarner dans les mœurs. Le péché moral, d'abord librement choisi, s'infiltre
tôt ou tard dans les mœurs, et il les pourrit : nous assistons, depuis la
Renaissance, à cette
descente du péché dans la nécessité, à cette lente dégradation du mal moral en
mal physique. Réciproquement, l'effondrement des mœurs rejaillit sur la morale : la vertu qui ne s'appuie plus sur
la santé des instincts et sur celle des institutions dévie de son sillon
naturel ; elle tombe,
comme les nerfs mal nourris, dans la faiblesse irritable...
La crise
morale que tout le monde dénonce aujourd'hui à l'envi est surtout une crise des mœurs. Le péché
émigre de plus en plus hors de son lieu propre (la conscience et la liberté
individuelles) pour s'installer, d'une part dans le domaine de la vie
collective (régimes politiques et climats sociaux malsains), et de l'autre dans
celui de la vie inconsciente et presque organique (nerfs faussés, instincts
pervertis, etc.). La zone du
mal proprement moral s'amenuise toujours davantage, de sorte que le moraliste
ne sait plus très bien où finit sa tâche et où commence celle de l'homme d'État
ou du médecin. Je n'ignore pas qu'une telle déroute des mœurs constitue un
climat idéal pour l'éclosion des vocations héroïques ; elle fait surgir par réaction des
êtres dont la pureté morale remonte le courant des mœurs et crée une nouvelle
santé toute fondée sur la conscience et sur l'amour, toute portée à la pointe de l'esprit. Qu'on songe
par exemple dans quelles conditions biologiques et dans quelle atmosphère
sociale se trouve souvent placé aujourd'hui le devoir élémentaire de la procréation
et quels tragiques obstacles il doit parfois surmonter. Mais un état de choses
qui tend, pour ainsi dire, à
suspendre la santé à la sainteté ne va jamais sans dangers (nous avons déjà
vu lesquels) ; en tout cas,
il exige une force et une grandeur d'âme, qui ne sont pas à la mesure de
l'humanité moyenne. Tout système social qui contribue rendre nécessaires, pour
la majorité des hommes et dans la conduite ordinaire de leur vie, des
vertus essentiellement aristocratiques, s'avère par là malsain. Quant à la pseudo-démocratie issue de l'esprit de 89, elle ajoute l'absurdité à la
malfaisance : fondée
théoriquement sur la justice et l'amour à l'égard des masses, elle finit par
imposer pratiquement aux individus de ces pauvres masses, s'ils veulent accomplir leur humble
devoir, un héroïsme qu'il serait à peine raisonnable de demander à je ne sais
quel pusillus grex évangélique. Si l'on cherche la
raison secrète de la témérité effrayante avec laquelle les esprits
révolutionnaires bouleversent des traditions et des mœurs qui ont fait leur
preuve, on la trouve dans cette illusion angélique
que la moralité peut et doit suffire à suppléer les mœurs détruites. Mais il n'est pas de
pire méfait social que d'acculer les masses à la sainteté...
Placé au
centre d'une déroute des mœurs encore inédite dans l'histoire, le moraliste
doit se défier plus que jamais des constructions idéales, des systèmes
universels et de l'enivrement des mots et des songes. L'éréthisme moral a été
assez longtemps cultivé :
c'est d'une morale motrice que nous avons surtout besoin
aujourd'hui. Après tant de stériles débauches intellectuelles et affectives, il
est temps d'apprendre aux hommes à faire passer dans leurs mains l'idéal de leur esprit
et l'émotion de leur cœur. Il s'agit d'incarner humblement, patiemment,
la vérité humaine, de lui donner un corps et une réalité dans la vie de chacun
et dans la vie de tous. Le plus noble idéal n'a de sens que dans la mesure où
il enfante ce pauvre effort charnel et saignant. Les bases les plus
élémentaires de la nature humaine sont ébranlées : l'homme tout entier est à reconstruire.
Pour cela, il ne suffit pas de prêcher, à tout le monde et à personne, du faîte de l'édifice
branlant ; il faut descendre
et en réparer, pierre à pierre, les fondements menacés.
La tâche la
plus urgente de la morale consiste donc aujourd'hui à restaurer les mœurs. Il
est bien insuffisant de prêcher aux âmes la santé morale, si l'on n'a pas
d'yeux pour le climat qui les rend malades. Et cela pose des problèmes
biologiques, économiques, politiques, qu'on n'a pas le droit d'éluder. Le
moraliste ne peut plus s'isoler dans sa science... Est-ce à dire que la morale
soit devenue inutile, comme un faux réalisme voudrait nous l'insinuer ? Elle a besoin au contraire d'être
d'autant plus pure, plus profonde et plus délicate qu'elle repose sur des
assises moins sûres. Jadis, le moraliste et l'apôtre pouvaient s'offrir le luxe
de ne s'occuper que des choses de l'esprit et de la liberté : on n'avait pas à s'inquiéter alors des bases physiques
de l'élan moral ni d'un climat social qui, pour être parfois très rude, n'en
restait pas moins salubre dans son essence. Aujourd'hui, la morale la plus
haute doit apprendre à se pencher sur les plus humbles réalités, il faut
qu'elle suive le mal jusqu'au point extrême de son incarnation dans les mœurs,
car c'est de là que doit partir le remède. Tous les traitements locaux — qu'il s'agisse de sermons moraux,
de systèmes politiques ou de plans économiques — s'avèrent, pris séparément, plus déficients que
jamais. La guérison de l'humanité exige une science totale et un amour total de
l'humanité.
Gustave
Thibon, in Diagnostics (1946)
1. C’étaient les chiffres que, déjà,
avançaient ceux qui voulaient une loi autorisant l’avortement. Les meilleurs
esprits s’y sont laissé prendre : ainsi en 1979, 4 ans après la loi de
1975 dépénalisant l’avortement, les évêques de France dans leur Livre Blanc (Faire Vivre), constataient que cette
loi avait fait diminuer le nombre d’avortements... En réalité, les différentes projections
suggèrent un chiffre aux alentours de 60 000 les années précédant ladite
loi. [ndvi]
2. Ceci n'est pas un paradoxe : ils ont besoin de leurs semblables
dans la mesure où ils en sont effectivement séparés. C'est celui qui porte en
lui la plus profonde réserve d'âme
collective qui est le
plus capable de vivre à l'écart de ses semblables et de
lutter contre eux. Nos ancêtres étaient mieux outillés que nous par la nature
pour une certaine profondeur et une certaine ténacité dans le mal spécifiquement moral.