samedi 16 avril 2011

En lisant... Karl Jaspers, l'avenir de l'homme


Ce qui importe.
Une description anticipative du cours des choses ne nous fait connaître que des possibilités dont aucune peut-être n'est celle qui se réalisera effectivement. Il est toujours plus essentiel de savoir ce que nous voulons réellement, que de connaître des possibilités lointaines qui échappent à la sphère de notre influence. Et en ce qui concerne l'avenir, ce que nous voulons réellement, c'est ce qui importera pour l'homme. La question essentielle est alors de savoir quels seront les hommes qui vivront dans cet avenir. Ils ne seront dignes d'intérêt que dans la mesure où leur existence possédera une valeur et une dignité qui les mettra en continuité avec l'être humain sous la forme qu'il a prise au cours des millénaires. Nos descendants doivent pouvoir nous reconnaître comme leurs ancêtres, non nécessairement en un sens physique, mais en un sens historique.
Mais ce que l'homme est réellement, cela ne peut être l'objet d'un vouloir immédiat. Car les hommes doivent ce qu'ils sont, non pas simplement à leur naissance, à leur formation physique et à leur éducation, mais aussi à la liberté qu'ils possèdent en tant qu'individus, et qui se joue sur le fond de leur facticité. Même une connaissance parfaite ne permettrait pas de promouvoir ce qui importe.
Il nous reste donc à écouter la parole qui vient du passé et qui nous fait hommes et à la transmettre, par notre vie, à l'avenir. Mais la considération de la totalité de l'histoire nous empêche d'apercevoir cette force invisible et imperceptible, qui seule fait l'histoire. Les prévisions que l'on peut faire à partir du passé ne constituent qu'un horizon à l'intérieur duquel se déroule notre action.
C'est pourquoi cette prévision descriptive de la totalité, qui se sépare de la volonté agissante, devient une dérobade devant l'action authentique qui commence avec l'action intérieure de l'individu. Nous nous laissons éblouir par le « théâtre de l'histoire du monde » et par les théories qui défendent la nécessité du progrès — qu'il s'agisse du marxisme, pour lequel le progrès doit conduire à une société sans classes — ou de la morphologie de la culture, qui en fait un processus soumis à des lois — ou de la philosophie dogmatique, qui y voit l'extension progressive et la réalisation d'une vérité absolue et définitive. Lorsque nous nous interrogeons sur l'avenir de l'homme et que nous voulons poser la question de façon sérieuse, nous devons laisser de côté tous les aspects extérieurs, qu'ils soient réconfortants ou décevants, et en venir à la source même des possibilités, en ce point où l'homme projette lui-même son avenir, dans une sorte de prescience, sans pouvoir encore en faire un objet de savoir.
Il faut donc affirmer, en premier lieu, qu'aucune prévision n'est définitive. Toute prévision signifie une possibilité ouverte. On s'efforce précisément de savoir pour modifier le cours des choses. Plus le terme sur lequel porte la prévision est rapproché, plus elle est efficace, puisqu'elle incite à l'action ; plus son terme est éloigné, plus elle est vaine, puisqu'elle ne peut plus conduire à l'action. La prévision est une vision prospective par laquelle l'homme qui veut agir réfléchit sur son action ; il ne voit pas le cours des événements sous la forme d'un déroulement inéluctable, mais seulement sous forme de possibilité et c'est d'après cela qu'il s'oriente. L'avenir devient l'objet d'une prévision qu'il appartient à la volonté de déterminer.
Il faut remarquer, en second lieu, que toute prévision est liée à la situation présente par une relation douée de sens. Elle ne se situe pas dans un espace vide, relatif à un spectateur intemporel. C'est celui qui possède du présent la connaissance la plus profonde, basée sur sa propre expérience, qui peut se donner la prévision la plus décisive. L'homme n'acquiert la conscience de ce qui est que par l'engagement de son être-soi dans un monde déterminé. Il sait qu'il perd complètement la perception du cours total des choses dès qu'il se place dans l'attitude d'un spectateur extérieur qui, précisément, voudrait connaître la totalité ; il sait par contre qu'il est d'autant plus près de la saisir qu'il élargit davantage la conscience de sa situation aux dimensions du monde qui lui est accessible. Ce qui l'inspire, ce n'est pas l'accumulation indéfinie des faits d'actualité mais la sensibilité qu'il possède à l'égard de la réalité où les décisions authentiques ont leur origine. Il voudrait participer, par la connaissance, au cours véritable de l'histoire.
En troisième lieu, il faut reconnaître que la prévision n'est jamais un pur savoir mais qu'elle est déjà, en même temps, en tant que savoir, facteur du devenir réel. Il n'y a pas de vue sur le réel qui ne trouve sa traduction dans la volonté ou qui, du moins, ne puisse en éveiller ou en paralyser l'initiative. On peut toujours constater que l'énoncé même d'un projet contribue dans une certaine mesure — si faible soit-elle — soit à en hâter la réalisation, soit à l'entraver. Deux cas peuvent se produire : ou bien la prévision intervient pour modifier le cours des choses, ou bien ce qui arrive, c'est un événement auquel personne n'avait jamais pensé — soit pour le souhaiter, soit pour le redouter. S'il nous était possible de concevoir l'avenir sous la forme d'un déroulement inévitable et si nous n'avions d'autre choix que de nous placer dans le courant ou de lui résister, une telle prévision prendrait une signification extraordinaire à partir du moment où elle parviendrait à s'imposer comme un objet de croyance ; en nous donnant la conviction que les événements à venir doivent se produire de toute façon, même en l'absence de toute action personnelle, elle fortifierait notre opiniâtreté et éclairerait notre action ; en nous présentant comme inévitable ce pour quoi nous avons de l'aversion et en nous persuadant de la vanité de la lutte, elle paralyserait notre volonté. Mais une telle croyance serait une erreur ; elle prétendrait savoir plus que ce qu'il est possible de savoir. Seule est vraie l'incertitude du possible ; en donnant à l'homme la conscience du danger et en l'obligeant à se rendre compte du rôle de la décision, elle mobilise toutes ses forces. La conscience spirituelle de la situation est à la fois savoir et vouloir.
Le cours des choses est impénétrable ; les forces les plus nobles n'ont cessé, jusqu'à présent, d'échouer et il se peut qu'elles continuent d'échouer à l'avenir ; le cours du monde n'est donc pas, en définitive, ce qui seul importe ; il faut, par conséquent, laisser de côté tous les projets et toutes les entreprises qui portent sur un avenir lointain et se consacrer entièrement à créer l'existence présente et à l'inspirer. Il faut vouloir ce qui importe, même si l'on se trouve à la veille d'une ruine totale. L'action par laquelle on veut écarter un avenir que l'on redoute ne tire son efficacité que de la volonté par laquelle on s'efforce de réaliser sa vie personnelle dans le présent. Devant l'incertitude qu'engendre l'avenir, la menace qu'il fait peser sur nous et l'abîme où il nous conduit, il est d'autant plus urgent que nous réalisions l'Appel pendant qu'il en est encore temps. La pensée prospective nous rejette sur le présent, sans nous faire abandonner le domaine des projets possibles. Réaliser actuellement l'authentique, c'est là, en définitive, la seule tâche certaine qui nous incombe.
Mais c'est aussi la tâche fondamentale qui incombera à nos descendants ; ils seront sans doute déterminés par le mécanisme dans lequel ils s'éveilleront à la conscience, mais ils ne seront déterminés de façon décisive que par les hommes véritables à l'exemple desquels ils développeront leur propre être humain. C'est pourquoi nous touchons là un point où se concentre toute la force de la volonté qui porte. sur l'humanité future ; chaque individu y décide paradoxalement du sort du monde par la manière dont il décide de lui-même dans la continuité de son action.
La prévision comme appel.
Aussi longtemps qu'il restait dans la description, le penseur pouvait s'efforcer de connaître le futur sans s'y engager. Dès que la prévision se fait Appel, elle exprime ce qui est possible et elle détermine la volonté par cette possibilité même ; elle dépasse la description dans la décision.
Puisqu'il n'y a pas moyen de se faire une représentation claire de l'avenir du monde, la projection du possible ne peut que nous mettre en présence du champ de bataille où se joue cet avenir. Sur ce champ de bataille n'interviennent que les hommes qui deviennent réellement eux-mêmes. Ceux qui ne font que suivre le combat en spectateurs ne peuvent saisir de quoi il s'agit véritablement.
Le champ de bataille n'est pas clairement délimité. Les combats effectifs paraissent souvent n'être que de simples mêlées sans importance. On perpétue des antagonismes qui sont dépassés par l'évolution des situations mais que leur volonté de survie parvient à maintenir par son inertie. Les considérations prospectives sur le réel présent s'efforcent de délimiter les vrais fronts de combat entre lesquels se jouent les décisions essentielles. Si nous parvenions à les situer, nous serions appelés à retrouver la réalité à laquelle nous appartenons et à la vouloir de façon définitive.
La prévision comme Appel nous permettrait de répondre à la question : pour quel présent veux-je vivre ? Nous pourrions d'ailleurs être appelés, si la prévision nous indique la possibilité d'un déclin, à répondre à. cette question en décidant de partager l'échec de ce qui fait l'être-soi de l'homme.
En nous représentant les différentes directions possibles du développement, nous pouvons nous rendre compte de la nature du monde dans lequel nous entrons. Toute existence humaine est de plus en plus liée à des organisations stables. L'homme devient une simple fonction dans l'appareil gigantesque qu'il a créé, et l'on se trouve ainsi acculé à un nivellement général ; on n'a plus que faire d'hommes d'un, rang élevé ni d'hommes extraordinaires, on ne peut plus utiliser que des hommes médiocrement doués ; seule subsiste la pure existence empirique, qui est relativement permanente ; les nécessités d'ordre conduisent les différents groupements à se donner des conditions d'admission bien déterminées et à prévoir des mesures d'exclusion qui peuvent aller jusqu'à la suppression de toute liberté. L'homme voudrait combler son vide intérieur en cédant au désir passionné d'une autorité qui se charge de garantir l'ordre. Ce mouvement tend vers une situation finale stable. Mais cette apparence d'un idéal terrestre est insupportable à l'homme qui connaît son être dans l'exigence de sa liberté. Le poids toujours croissant des situations nouvelles semble menacer cette liberté d'écrasement. L'opinion commune devient despotique et prend des formes rigides que tous les partis s'accordent à reconnaître comme évidentes.
Ainsi la question fondamentale de notre époque semble pouvoir s'énoncer comme suit : y a-t-il encore place pour l'homme indépendant, capable de porter lui-même son propre destin ? Ce qui revient à se demander : l'homme peut-il être libre ? Mais cette question se supprime elle-même dès qu'elle est comprise réellement ; car seul celui qui peut être libre est capable de la poser en la comprenant vraiment.
La pensée objectivante par contre, qui traite de l'être libre de l'homme comme d'une existence empirique et' qui s'interroge sur ses conditions d'existence, pourrait en arriver à croire que toute l'histoire n'a été qu'une tentative manquée par laquelle l'homme s'est efforcé en vain de réaliser la liberté. Elle serait pour nous un instant d'existence authentique mais en même temps un instant d'échec, situé entre cieux états indéterminés d'inconscience, dont l'un serait celui de l'existence naturelle et l'autre celui de l'existence technique. Celle-ci conduirait à l'anéantissement de l'être humain, à l'écroulement le plus radical de l'histoire. La liberté serait alors le privilège passager d'une époque consciente d'avoir réalisé, dans sa transcendance, l'être humain véritable, et qui finirait par aboutir à un mécanisme technique qu'elle seule était capable de produire.
Par contre, la pensée objective l'autre possibilité, qu'elle considère comme inaliénable, et selon laquelle la décision historique qui fixera si l'homme peut et veut être libre dans l'avenir, se fait pour lui et non contre lui. Sans doute la plupart des hommes éprouvent-ils de l'angoisse devant la liberté de l'être-soi. Mais il n'est pas exclu qu'il ne subsiste tant de lacunes clans le réseau de contrastes de l'immense mécanisme, que les hommes qui en ont l'audace, ne gardent la possibilité de réaliser leur historicité à partir de leur propre origine, sous une forme différente de celle que l'on a pu prévoir. Il se pourrait que, dans le nivellement de l'existence empirique, apparemment inéluctable, l'originalité de l'être-soi devienne finalement d'autant plus décisive. Il se pourrait qu'un jour, au bord même de l'abîme, surgisse l'homme indépendant, qui prendra en main le cours effectif des choses et réalisera l'être authentique.
Évoquer un monde entièrement dépourvu de foi, se représenter, au sein de ce monde, des hommes- machines qui se sont perdus eux-mêmes et ont perdu leur divinité, se représenter une noblesse dispersée qui sera bientôt complètement ruinée, cela n'est possible que de façon formelle et pour un bref instant. Il répugne à la dignité intérieure de l'homme — dignité qui est au delà de toute justification — de penser que la liberté, la foi, l'être-soi pourraient un jour disparaître pour se trouver remplacés par un appareil technique qui leur serait équivalent : il répugne tout autant à l'homme de penser à sa mort comme si elle était la négation totale de son existence. L'homme est plus que ce qu'il peut se représenter dans de telles perspectives.
Mais si, retournant ces représentations contre elles- mêmes, on en revient aux possibilités positives, il faut se rendre compte que celles-ci ne peuvent se réduire à une possibilité unique. Sans la religion conservée dans la tradition des Églises, il n'y a dans le monde aucun être-soi philosophique, et sans un être- soi philosophique qui joue le rôle d'un antagoniste et d'un stimulant, il n'y a pas de religion véritable. Un seul individu ne peut épuiser le réel. Étant donné ce qui est l'état actuel de la prévision, il faudrait que les adversaires — réalisant, dans l'opposition de la liberté et de l'autorité, une tension qui est la vie même de l'esprit, jamais accomplie — se reconnaissent comme alliés en face de la possibilité du néant. Si la tension entre l'autorité et la liberté, condition de l'existence temporelle, était recréée sous des formes nouvelles, on verrait surgir une substance au sein du mécanisme de l'existence empirique.
Il nous est impossible de dire de façon décisive ce qui doit arriver ; c'est l'homme vivant qui le dira par son être même. La prévision du possible comme Appel ne peut avoir pour tâche que de rappeler l'homme à lui-même.

Karl Jaspers, in La situation spirituelle de notre époque