vendredi 15 avril 2011

En lisant... Agatha Christie, Dieu peut avoir besoin de vous

L'homme se retourna doucement dans son lit, avec un gémissement étouffé.
L'infirmière de garde quitta sa table et vint à son chevet. Elle arrangea ses oreillers et l'installa dans une position plus confortable.
Angus MacWhirter ne la remercia que d'un grognement. Il se sentait amer et révolté.
À l'heure qu'il était, tout aurait dû être fini ! Il aurait dû être délivré de tout souci ! Pourquoi avait-il fallu qu'un arbre poussât bêtement au flanc de cette falaise ? Et pourquoi y avait-il des amoureux qui, bravant le froid des nuits d'hiver, se donnaient des rendez-vous au bord de la mer ?
Sans ces deux imbéciles et sans l'arbre, maintenant, tout serait terminé ! Un plongeon dans l'eau glacée, une courte lutte peut-être, et puis le néant, la fin d'une vie gâchée, inutile et sans intérêt.
Au lieu de cela, où en était-il ? Stupidement allongé sur un lit d'hôpital, avec une épaule cassée et la perspective d'être traîné devant les tribunaux pour avoir tenté de mettre fin à ses jours !
Ce qui ne rimait à rien, car c'était sa vie à lui, après tout !
Et, s'il ne s'était pas raté, on l'aurait enterré chrétiennement, en disant qu'il avait agi dans un moment de folie !
Un moment de folie ! Jamais il n'avait été plus lucide qu'en cet instant qu'il croyait être le dernier de sa vie.
Se tuer ? Mais, dans sa situation, c'était ce qu'on pouvait faire de mieux. Aussi vaincu qu'on peut l'être, toujours entre deux maladies, solitaire depuis le départ de sa femme qui l'avait quitté pour un autre, que pouvait-il attendre de l'existence ? Pas de travail, pas d'affection, pas d'argent, pas de santé, pas d'espoir ! Le suicide restait la seule solution.
Et, maintenant, il allait falloir affronter ces poursuites grotesques ! Au nom de ses vertueux principes, un magistrat lui donnerait un sévère avertissement, simplement parce qu'il avait cru avoir le droit de faire ce que bon lui semblait d'une chose qui lui appartenait et qui n'était qu'à lui : sa vie !
Il grogna de colère. Il se sentait furieux.
La nurse revint près de lui. Elle était jeune, avec des cheveux roux et un visage gentil, mais plutôt banal.
— Vous souffrez ? demanda-t-elle.
— Non.
— Je vais vous donner quelque chose qui vous fera dormir.
— Je n'en veux pas.
— Mais...
— Est-ce que vous vous figurez que je ne peux pas supporter un peu de douleur et une nuit d'insomnie ?
— Le docteur a dit qu'il fallait vous faire prendre un somnifère si...
— Je me moque de ce qu'a dit le docteur !
Elle refit sa couverture et posa sur la table de chevet un verre de limonade.
Il dit, un peu honteux :
— Pardonnez-moi de vous avoir bousculée !
— Oh ! Il n'y a pas de mal !
Encore une chose qui agaçait Angus MacWhirter ! Ses pires accès de mauvaise humeur, elle les supportait d'une âme égale. Indifférence professionnelle. Indulgente par devoir, elle ne réagissait pas. Un malade n'est pas un homme.
Il grommela :
— Ce besoin de toujours s'occuper des gens !
— Allons ! Allons !... Ce n'est pas très gentil, ce que vous dites là !
Elle parlait doucement, sur un ton d'amical reproche.
Gentil ? fit-il. Gentil ? Ah ! là, là !
— Vous vous sentirez mieux demain matin.
Il avala sa salive.
— Sale infirmière que vous êtes ! Vous êtes toutes pareilles ! Des infirmières ! Tout ce qu'on veut, mais pas de cœur !
— La vérité, voyez-vous, c'est que nous savons ce qui vous convient...
Et c'est pour ça que vous êtes exaspérantes ! Jamais on ne vous fiche la paix ! C'est vous, c'est l'hôpital, c'est la terre entière ! Il faut qu'on s'occupe de vous ! Il faut qu'on vous dise ce qui convient ! Savez-vous seulement que j'ai voulu me tuer ?
Elle fit oui d'un mouvement de tête.
Eh bien ! reprit-il, que je me jette ou non du haut d'une falaise, ça ne regardait personne ! Ma vie était finie ! J'étais nettoyé, je m'en allais...
Elle fit entendre un petit claquement de langue plusieurs fois répété. Elle compatissait. C'était un malade.
Elle était là pour le calmer. Il fallait, puisque ça le soulageait, lui laisser dire ce qu'il avait sur le cœur.
Pourquoi, demanda-t-il, ne me tuerais-je pas si ça me fait plaisir ?
Elle répondit, convaincue :
Parce que c'est mal.
Et pourquoi est-ce mal ?
Elle le regarda. La réponse lui manquait. Pour elle la question ne se posait pas. Elle croyait. C'était mal, elle le savait. Mais elle n'était pas assez instruite pour expliquer pourquoi.
C'est mal, dit-elle enfin, parce que c'est mal. Il faut continuer à vivre, que cela vous plaise ou non !
Et pourquoi ça ?
Mais parce qu'il faut aussi penser aux autres...
Pas dans mon cas ! Je peux mourir, personne ne s'en portera-plus mal.
Vous n'avez pas de parents ? Une mère ? Une sœur ? Personne ?
Non. J'avais une femme, mais elle est partie. Elle a bien fait. Elle avait compris que je ne valais rien...
Mais, enfin, vous avez bien des amis ?
Non, je ne suis pas de ceux qui ont des amis. À une certaine époque de ma vie, nurse, j'ai été heureux. J'avais un emploi intéressant et une jolie femme. C'est un accident d'auto qui a tout gâché. Mon patron conduisait et j'étais dans la voiture. Il m'a demandé de dire qu'il allait à moins de quarante à l'heure au moment de l'accident. Or, il roulait à près de soixante-dix. Il n'y a pas eu de victime, mais à cause de l'assurance, il ne voulait pas être dans son tort. J'ai refusé le faux témoignage. Moi, je ne mens pas !
Vous avez bien fait. Très bien fait même !
Vous trouvez ?... Eh bien ! mon entêtement m'a coûté ma place. Mon patron, furieux, s'est arrangé pour que je n'en retrouve pas une autre. Ma femme s'est fatiguée de me voir traîner à droite et à gauche sans jamais réussir à me faire embaucher. Elle est partie avec un type qui se disait mon ami. Il faisait de bonnes affaires et gagnait de l'argent. Moi, je suis allé à la dérive, dégringolant peu à peu. Je me suis mis à boire. Pas beaucoup, mais assez pour que ça ne m'aide pas à obtenir un emploi. Finalement, je suis devenu manœuvre dans une carrière. C'était trop dur pour moi. Ça m'a ruiné la santé et le médecin a déclaré que mes forces ne reviendraient jamais. Alors, à quoi bon vivre ? La seule chose à faire, la plus propre, c'était de disparaître. Ma vie ne servait à rien. Ni à moi, ni à personne...
La petite infirmière murmura
Vous n'en savez rien.
Il rit. Il se sentait, de meilleure humeur et l'obstination naïve de la nurse l'amusait.
— Ma chère enfant, demanda-t-il, à qui diable suis-je utile ?
Elle dit, confuse :
— On ne sait. Et, en tout cas, vous pouvez l'être un jour...
— Un jour ?... Ce jour-là n'arrivera jamais ! La prochaine fois, je m'arrangerai pour être sûr de mon coup !
Elle secoua la tête avec énergie.
— Oh ! non... Maintenant, vous ne vous tuerez pas !
— Pourquoi non ?
— Parce qu'on ne recommence jamais.
Il la regarda, les yeux grands de surprise. On ne recommence jamais ! Il serait donc de ces gens qui vivent parce qu'ils ont manqué leur suicide ! Il ouvrit la bouche pour protester, mais son honnêteté naturelle l'en empêcha. Recommencerait-il ? En avait-il vraiment l'intention ?
Il s'aperçut tout à coup qu'il ne recommencerait pas. Un parti qu'il avait pris sans s'en douter et sans savoir pourquoi. Peut-être simplement, comme elle l'avait dit tout à l'heure du haut de sa connaissance professionnelle, parce qu'on ne recommence pas un suicide manqué. Sans raison. Parce que c'est comme ça.
Tout de même, il entendait obtenir d'elle qu'elle reconnût qu'il n'avait pas tort sur le plan théorique.
— En tout cas, dit-il, vous êtes bien forcée d'admettre que j'ai le droit de faire de ma vie ce que bon me semble !
— Non, certainement pas !
Mais pourquoi, ma chère enfant, pourquoi ?
Elle rougit. Ses doigts jouaient avec la petite croix d'or attachée à la chaînette qu'elle portait au cou.
Vous ne pouvez pas comprendre, répondit-elle. Dieu peut avoir besoin de vous.
Stupéfait, et bien qu'incapable de se moquer de ces croyances, si enfantines qu'elles fussent, il dit d'une voix ironique :
— Très bien ! Je suppose qu'un de ces quatre matins j'arrêterai un cheval emballé, sauvant ainsi de la mort une enfant à blonde chevelure. C'est bien ça ?
Elle secoua la tête et dit, essayant d'exprimer des choses qu'elle sentait nettement, mais qu'elle avait peine à traduire avec des mots :
— Ce sera peut-être beaucoup plus simple. Il se peut qu'il suffise que vous soyez là... Vous ne ferez rien, mais vous vous trouverez à un certain moment à un certain endroit... Je m'explique mal, n'est-ce pas ?... Il est possible que vous soyez en train de vous promener... Et, parce que vous serez passé dans la rue juste à cette minute-là, vous aurez fait quelque chose de terriblement important... Et peut-être ne le saurez-vous même pas !
La petite infirmière rousse venait de la côte ouest de l'Écosse et, dans sa famille, on avait parfois le don de double vue.
Peut-être voyait-elle confusément, avec les yeux de l'esprit, l'image d'un homme debout près de la mer, par une nuit de septembre, et sauvant par là d'une mort affreuse une existence humaine...

Agatha Christie, in L’heure zéro