vendredi 22 avril 2011

En méditant... Hans Urs von Balthasar, Cène et Passion

Dimanche des Rameaux
Is 50,4-7 ; Ph 2,6-11 ; Mt 26,14 - 27,66

Dans le cas où l'on prononce une homélie, les deux premières lectures peuvent en former le cadre ; Jésus ne se dérobe pas, il s'offre à tous les outrages des hommes. C'est là, au milieu de l'histoire, son dessaisissement de lui-même jusqu'à la mort de la croix qui fait de lui le Seigneur de toute l'histoire. Ce qui est arrivé une fois dans l'histoire - car la passion n'est pas un mythe, mais se tient, « sous Ponce Pilate », sur le sol ferme de l'histoire -, est pourtant la concrétisation de ce qui se produit du début jusqu'à la fin de la tragédie de l'humanité : Dieu est « frappé » et on « crache sur lui » avec mépris, tandis qu'il s'abaisse jusqu'au plus bas pour nous et afin de prendre sur lui nos ordures. De la grande passion selon saint Mathieu, quelques motifs principaux peuvent être dégagés :

1. Le repas. Le don eucharistique de Jésus se produit après la désignation du traître (26,25), en vue donc de la passion déjà engagée, et aussi avec la claire vision que « tous » ses disciples, « vont se scandaliser à cause de moi cette nuit même », Pierre y compris, et lui précisément (26,30-35). Jésus sait qu'il doit souffrir le tout dans une solitude complète, en raison de quoi les disciples eux-mêmes dorment au mont des Oliviers : avant l'achèvement de la passion, personne ne peut réellement suivre Jésus (« tu me suivras plus tard », Jn 13,36). La charge du péché du monde commence, dans sa solitude, avec le Père qui disparaît, à marquer son poids insupportable : comme celui qui est l'objet d'une exigence excessive, Jésus doit prier : « S'il est possible, que cette coupe passe loin de moi » (la coupe est l'image vétérotestamentaire de la colère de Dieu contre le péché). Mais celui qui est déjà livré eucharistiquement doit prendre sur lui, selon la volonté du Père, ce qui est apparemment impossible : à notre place, « pour nous ».

2. Trahison et jugement. Trahison par un chrétien et reniement déclaré par le plus familier des disciples, le représentant de l'Église future ; refus de croire que ce doux puisse être le Messie combattant, que les Juifs attendent ; crainte de pouvoir être tenu sérieusement pour un disciple du condamné. Les Juifs commettent la seconde trahison : cet homme qui se prétend le Messie et le juge du monde (26,63- 64) ne correspond nullement à l'image politique du Messie, qu'ils s'étaient figurée (finalement c'est une trahison à l'égard de la foi pure d'Abraham) ; de même que Judas pense de manière juive puisqu'il trahit Jésus, ainsi les Juifs pensent d'une manière païenne, puisqu'ils livrent Jésus au gouverneur romain. Maintenant c'est le peuple élu qui le trahit. L'interrogatoire devant Pilate, le païen, ne peut mener à rien, puisque maintenant toute médiation (par la révélation biblique) fait défaut. C'est pourquoi Jésus, la Parole de Dieu, se tait, après avoir professé qu'il est « le roi des Juifs ». Il ne peut ni ne veut arrêter le destin en marche, ou même seulement l'infléchir. Le destin s'achève à la croix, où maintenant le Père aussi, pour laisser s'achever la passion, l'« abandonne ». Tandis que la raillerie du monde l'entoure jusqu'à la fin, il pousse son dernier cri et sombre dans la mort.

3. La fin du monde. Seul Matthieu décrit l'événement de la croix dans des couleurs eschatologiques : ténèbres, tremblement de terre, ouverture des tombeaux (mais les morts n'en sortent qu'après la résurrection de Jésus), déchirement du rideau du Temple comme signe que le culte d'Israël est passé. La croix qui se tient au milieu de l'histoire du monde est en même temps sa fin : c'est vers elle que court toute l'histoire (Mt 24,30 ; Ap 1,7). Le jugement du monde a lieu ici (« C'est maintenant le jugement de ce monde », Jn 12,31).

La mise en scène apocalyptique n'est pas un simple langage figuré ; avec toute mort, le monde de la mort et des enfers s'ouvre réellement (Ap 1,18) pour donner à l'humanité, à la suite de la résurrection de Jésus, de « ressusciter avec le Christ » (Ep 2,6).


Jeudi Saint - LA CÈNE DU SEIGNEUR
Ex 12,1-8.11-14 ; 1 Co 11,23-26 ; Jn 13,1-15

La liturgie de cette célébration sort de l'ordinaire en ceci que la première lecture décrit la forme anticipée, vétérotestamentaire, de la cène : le repas de l'agneau pascal, et que la seconde lecture, de saint Paul, en décrit l'accomplissement dans le Nouveau Testament. C'est pourquoi l'évangile n'a pas à raconter une nouvelle fois l'institution de l'eucharistie ; bien plus, il révèle l'attitude intérieure de Jésus s'offrant lui-même à l'Église et au monde : dans la scène saisissante du lavement des pieds, cette scène, certainement historique, a pour but d'ouvrir les yeux des disciples à ce qui s'accomplit en vérité dans l'institution de l'eucharistie et à partir de là en toute célébration eucharistique.

1. L'Agneau pascal. Dans ce récit mystérieux et sans doute assez composite du repas pascal, tout doit être compris en fonction de son achèvement futur dans la célébration chrétienne. D'abord un « agneau sans défaut, un mâle âgé d'un an » est requis comme victime : seul le meilleur est assez bon pour ce repas, il doit donc être sans tache. Ensuite le repas doit être pris en vêtements de voyageurs prêts au départ et « en toute hâte ». Du point de vue chrétien, cela ne peut signifier qu'une chose : le chrétien doit être prêt à quitter le monde mortel pour aller vers Dieu, à travers le désert de la mort, pour entrer dans la Terre promise auprès de lui, et non pas continuer à vivre à l'aise et sans soucis dans un avenir terrestre. Car l'Agneau chrétien est le Ressuscité qui nous entraîne dans une vie où nous sommes « ressuscités avec lui et qui est cachée avec lui en Dieu » (Col, 3,3). Et finalement le sang de l'agneau sera étendu sur les montants de nos portes, afin que le jugement de Dieu nous épargne. Seul le sang du Christ, s'il est trouvé sur nous, nous sauvera du juste jugement, car il a soutenu le jugement du péché, et c'est comme Rédempteur qu'il est devenu notre juge.

2. L'eucharistie. Paul rapporte ce qui « lui a été transmis » : la prière d'action de Jésus sur le pain. « Ceci est mon corps donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » De même avec la coupe qui est « la nouvelle Alliance établie par mon sang ». Et il ajoute : tout repas eucharistique est « la proclamation de la mort du Seigneur ». La cérémonie vétérotestamentaire revêt maintenant son sens ultime, d'une profondeur insondable : « le corps donné pour vous, l'Alliance dans le sang », signifie un don d'extrême amour, à tel point que celui qui se sacrifie devient nourriture et boisson de ceux pour lesquels il se livre. Et plus encore, ce sacrifice est remis aux pleins pouvoirs des bénéficiaires : « Faites ceci », et pas simplement « recevez ceci ». La même chose se répétera à Pâques, quand le Ressuscité dira : « Ceux à qui vous remettrez les péchés » et pas simplement : « recevez mon pardon et celui de mon Père ». C'est comme si l'extrême que nous puissions nous représenter : que l'Homme-Dieu se donne à nous, ses meurtriers, en nourriture pour la vie éternelle, s'était dépassé encore une fois : nous devons maintenant travailler nous-mêmes – en offrant au Père l'acte sacrificiel du Fils – à ce qui nous a été fait.

3. Le lavement des pieds. Il est la « preuve de l'amour qui va jusqu'au bout » (J n 13,1). Un acte d'amour que Pierre, on le comprend, ressent comme ce qui est complètement inadmissible, comme le monde à l'envers. Mais justement ce renversement est ce qui est le plus droit, ce que l'on doit d'abord laisser arriver sur soi (et cela aussi exactement que le Seigneur le fait, ni plus ni moins), en acceptant d'être humilié par son amour indépassable, pour ensuite en prendre « exemple » (13,14), et accomplir le même abaissement d'amour à l'égard de nos frères. C'est dans l'évangile la démonstration tangible de ce qui sera immédiatement après donné à l'Église dans le mystère de l'eucharistie : d'une manière correspondante, les chrétiens doivent devenir les uns pour les autres une nourriture comestible et une boisson agréable.


Vendredi saint - LA PASSION DU SEIGNEUR
Is 5 2,13-5 3,12 ; He 4,14-16 ; 5,7-9 ; Jn 18,1-19,42

Les grandes lectures de la liturgie d'aujourd'hui tournent autour du mystère central de la Croix, qu'aucun entendement humain ne peut saisir complètement. Mais les trois approches de ce mystère ont un point commun : c'est que la merveille inépuisable de l'amour s'est accomplie « pour nous ». Dans la première lecture, le serviteur de Dieu a souffert les outrages qui lui ont été faits pour nous, infligés pour son peuple ; dans la seconde lecture, le grand-prêtre s'est offert lui-même à Dieu dans la peur et les larmes pour devenir pour nous l'auteur du salut ; et le roi des Juifs, tel que le décrit la passion de Jésus selon saint Jean, a « accompli » pour nous tout ce que l'Écriture demandait, pour finalement, dans l'écoulement de son côté transpercé, fonder son Église pour le salut du monde.

1. Le serviteur de Yahvé. Que des amis de Dieu intercèdent pour leurs semblables, surtout pour le peuple élu, c'était un thème fréquent dans l'histoire d'Israël : Abraham était intervenu pour Sodome, la ville pécheresse ; Moïse avait fait pénitence quarante jours et quarante nuits devant la face de Dieu pour la faute d'Israël, et il avait supplié pour qu'Israël ne soit pas rejeté ; des prophètes comme Jérémie et Ézéchiel avaient souffert les épreuves les plus pénibles pour le peuple. Mais nul ne l'a fait autant que le mystérieux serviteur anonyme de la première lecture, « l'homme des douleurs » méprisé et évité par tous, que l'on considérait comme frappé par Dieu, « et pourtant il a été broyé à cause de nos péchés », il a « fait de sa vie un sacrifice d'expiation ». Et ce sacrifice produit son effet : « C'est par ses blessures que nous sommes guéris ». C'est une vision anticipée du Crucifié, car il est impossible que le serviteur soit le peuple d'Israël, qui n'expie pas même pour son propre péché. Non, il est le serviteur parfaitement soumis à Dieu, en qui Dieu « s'est complu », Dieu seul, car qui d'autre « s'est soucié de son destin » ? Pendant des siècles, ce serviteur de Dieu reste inconnu et oublié par Israël, jusqu'à ce qu'il ait trouvé un nom dans le serviteur crucifié du Père.

2. Le grand-prêtre. Dans l'Ancienne Alliance, le grand-prêtre pouvait entrer une fois par an dans le Saint des Saints et l'asperger avec le sang sacrificiel d'un animal. Mais maintenant, dans la seconde lecture, le grand-prêtre bien plus élevé entre « avec son propre sang » (He, 9,12), donc comme prêtre et victime à la fois, dans le vrai Saint des Saints, dans le ciel devant le Père ; pour nous il a été conduit dans la tentation humaine, pour nous il a supplié Dieu dans la faiblesse humaine, « avec un grand cri et dans les larmes », pour nous le Fils éternellement soumis au Père a « appris » sur terre l'obéissance par les souffrances de sa passion, et il est ainsi devenu pour nous « l'auteur du salut éternel ». Comme Fils de Dieu, il devait accomplir cela, pour pouvoir éprouver efficacement la profondeur de la servitude obéissante et du service sacrificiel d'obéissance.

3. Le roi. Dans la passion selon saint Jean, Jésus marche royalement à travers sa souffrance. C'est volontairement qu'il se laisse emmener, souverainement qu'il répond à Anne avoir toujours parlé ouvertement, il déclare sa royauté devant Pilate, une royauté qui consiste à témoigner de la vérité, c'est-à-dire à attester par son sang que le Père a aimé le monde jusqu'à la fin. C'est comme un roi innocent que Pilate le présente au peuple qui crie « À Mort ! ». « Dois-je crucifier votre roi ? », demande Pilate, et, livrant Jésus pour le supplice, il fait faire l'inscription « le roi des Juifs ». Et ceci dans les trois langues du monde, irrévocablement. La croix est le trône royal d'où Jésus « attire à lui » tous les hommes, d'où il fonde son Église, confiant sa mère au disciple bien-aimé, qui l'introduit dans la communauté des apôtres, et en achève la fondation en lui léguant en mourant son Esprit Saint vivant qu'il insufflera à Pâques.

Les trois voies mènent toutes, de différents côtés, au « mystère flamboyant de la Croix » (fulget crucis mysterium) ; devant cette suprême révélation de l'amour de Dieu, l'homme ne peut que se prosterner dans l'adoration.