jeudi 25 mai 2017

En s'élevant... Hans Urs von Balthasar, L'Ascension du Christ

Avec l'Ascension,
pour la première fois les cieux s'ouvrent
à la terre,
pour la première fois un départ ouvre à une plus grande intimité,
pour la première fois est habité un lieu au-delà de tous les lieux du monde.

1. Le ciel et la terre
Toute question sur la signification de l'Ascension doit prendre pour point de départ l'opposition ciel-terre, telle qu'elle a été formulée dès le premier livre de la Bible :
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.
Genèse 1, 1
et telle qu'elle sera maintenue jusqu'au dernier :
Le premier ciel et la première terre avaient disparu... alors je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle.
Apocalypse 21, 1
Le ciel a été créé et cependant il est, dans la création, le lieu que Dieu se réserve pour son domicile et l'endroit d'où il exerce son activité. Ainsi, la distance entre le ciel et la terre devient le signe visible de la distance entre Dieu et les créatures :
Les cieux sont les cieux du Seigneur ; la terre, il l'a donnée aux fils d'Adam.
Psaume 115, 6
Cela restera vrai, même à mesure qu'
Israël saura mieux que la majesté de Dieu trône au-dessus des cieux,
Psaume 148, 13
que
les cieux des cieux ne peuvent le contenir,
1 Rois 8, 27
que Yahvé est donc
Dieu du ciel et de la terre.
Esdras 5, 11
Cela restera vrai, parce que l'enjeu de la Création est un va-et-vient, un vis-à-vis, un échange entre le ciel et la terre, entre Dieu et les hommes, ce qui n'est possible que s'il y a à la base une opposition primaire non révocable 1. Déjà, sous l'ancienne Alliance, Yahvé est un Dieu « qui abaisse son regard » du haut du ciel, en « descend sur ses chars », envoie de là-haut grâce et jugement, parole et sagesse, alors que l'homme est celui qui lève son regard vers le ciel (Daniel 13, 9.35). L'alliance de grâce conclue avec Abraham et Moïse scelle le projet d'échange,  dont l'accomplissement est d'avance symbolisé par l'image de l'échelle de Jacob que descendent et montent des anges.
Cependant, l'ancienne Alliance reste très éloignée de cet accomplissement. Certes, Dieu daigne avoir sa tente et son temple parmi les hommes, auxquels il donne ses directives ; le croyant met tout son espoir en Lui, mais la barrière de la mort reste fermée : le mourant descend vers la fosse, l'accès au ciel de Dieu lui est interdit. La Lettre aux Hébreux (11, 39 s.) énumère les hauts faits des héros de l'Ancienne Alliance, mais doit conclure par cette constatation :
Aucun de ceux-là n'a vu s'accomplir pour lui la promesse, parce que Dieu a prévu pour nous une condition meilleure et que ce n'est pas en dehors de nous qu'ils devaient parvenir à la plénitude (céleste).
L'ancienne Alliance ne connaît que des signes annonciateurs de cette plénitude : la montée de Moïse au sommet de la montagne où Dieu séjourne ; l'ascension d'Élie sur le char de feu (pour quelle destination, cela n'est pas indiqué) ; le ciel de Dieu de plus en plus habité par ses milices et messagers angéliques ; les visions des prophètes, qui, tels Isaïe et Ezéchiel, voient la gloire de Dieu ; à l'époque tardive, des aperçus sur une résurrection des morts à la fin du monde — résurrection dont, à vrai dire, le lieu est toujours la terre (Isaïe 26, 1) ; chez les psalmistes, expression sporadique d'un espoir de trouver en Dieu un refuge éternel (Psaumes 16, 10 ; 17, 15 ; 49, 16). Autant d'images de l'espoir lancinant que l'échange ciel-terre ne s'accomplira pas seulement de haut en bas, mais aussi de bas en haut.
2. « Il est bon pour vous que je m'en aille »
Jésus dit cela à ses disciples attristés (Jean 16, 7). Son départ est bon, parce que le retour auprès du Père est l'aboutissement logique de sa descente sur terre, et la première et décisive étape pour introduire et habituer les siens à son attitude fondamentale.
Il est, par son Incarnation, sa Croix et son Eucharistie, le Livré, celui qui, en tant qu'envoyé du Père, s'effuse en plénitude dans toutes les spatialités, les temporalités du monde et de son histoire, en tous les cœurs et en toutes les destinées des hommes. L'Ascension du Christ doit être comprise comme l'accomplissement de son abandon, et cela dans un triple sens.
En premier lieu, elle est le retour « vers le sein du Père » (eis ton kolpon tou patros, Jean 1, 18), les retrouvailles avec la source jaillissante « où tout prend son origine » et à quoi tout est redevable, et le Fils lui-même, qui dès lors reconnaîtra dans sa propre offrande la réponse à l'immémoriale et gratuite offrande du Père. Cette rencontre est sa béatitude : « Le Père est plus grand que moi », et il demande à ses disciples de se réjouir avec lui de son bonheur :
Si vous m'aimez, vous vous réjouirez.
Jean 14, 28
Mais ce retour — et c'est le second point — n'est point un délaissement :
Je m'en vais, et je viendrai vers vous.
Jean 14, 28
À partir du lieu où il sera élevé, il infusera à l'Église la vie eucharistique et lui donnera de l'intérieur sa structure ; il n'est pas seulement « chez nous » tous les jours « jusqu'à la fin du monde » (Matthieu 28, 20), car il est, depuis le lieu de sa souveraineté, « en nous » (Jean 14, 20 ; 17, 23) en ce qu'il ne nous communique pas seulement sa vie, mais nous octroie une part, proportionnée à chacun de nous, de sa mission « aux uns afin qu'ils deviennent apôtres, aux autres afin qu'ils soient prophètes » jusqu'à la pleine maturation de son corps en nous. (Éphésiens 4, 11 s.).
En ce sens, finalement, l'Eucharistie est, comme l'Ascension et tout à fait littéralement, l'offrande d'une liberté : par son apparent retrait (qui est « bon pour vous ») nous est offerte, au dedans de son abandon eucharistique, la liberté d'accomplir la mission qu'il nous a confiée. Le retrait de son être-à-nos-côtés a rendu possible son être-en-nous, en d'autres termes la communication de son Esprit :
Il est bon pour vous que je m'en aille, car si je ne m'en allais pas, le Paraclet ne viendrait pas vers vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai.
Jean 16, 7
En fin de compte, le retrait porte sur ce qui empêcherait l'ultime intimité. Par-dessus tout, il faut se garder de considérer l'Ascension comme l'opposé de l'Eucharistie. Celui qui s'est une fois abandonné ne se reprend plus jamais. Mais pour faire participer ses disciples à l'offrande qu'il a faite de lui-même, il faut qu'il les exerce à accepter son retour à la maison de son Père. Il va auprès du Père, dit-il, afin que sa joie de Fils soit aussi pleinement la leur (Jean 17, 13).
C'est à partir de l'événement pascal que s'institue cette pédagogie. Il apparaît toujours aux disciples comme Celui-qu'on-ne-peut-retenir. À Emmaüs, il disparaît à l'instant où il se donne comme Eucharistie, enseignant par là qu'intérieurement, il est plus réel que dans son être vu du dehors. Lorsqu'il s'adresse à Marie-Madeleine, en larmes près du tombeau, il émeut profondément son cœur, mais il lui interdit de le toucher ; il est sur le point de « rejoindre le sein du Père » ; il se donne à elle (comme il se donnera aux disciples d'Emmaüs) en lui donnant pour mission d'être sa messagère auprès des frères. L'Évangile de Jean se clôt (une première fois) par la scène de l'apôtre Thomas, dont la demande reçoit satisfaction, mais qui ne met sa main que dans des plaies vides : là où devait battre le sang passé par le cœur, il n'y a plus rien de palpable. C'est pourquoi sont bienheureux ceux dont la foi admet que l'être connu comme réalité terrestre et familière est changé en la réalité plus intime du corps eucharistique. Toutes ces renonciations sont autant d'approches de l'acte fondateur du Christ que l'on peut appeler l'acte archétypique de la foi 2. La foi a toujours un caractère de décrochement, de dé-sécurisation ; c'est pourquoi une foi se réfléchissant sur elle-même est contradictoire 3. L'Ascension enseigne au croyant que l'envoi du Christ, ressenti peut-être comme une perte de consistance, est, plus profondément, non seulement libération pour la foi elle-même, mais aussi mise en liberté (laisser-être) et par là ouverture d'un espace de libre existence pour d'autres.
3. Où le Christ va-t-il ?
Jésus nomme expressément la direction : « Je vais au Père » (Jean 16, 28). La plupart des théologiens ne se sont pas contentés de cette assertion. Mais ils restent attachés à l'image du monde des Anciens, selon laquelle ce qui naît et meurt appartient au monde sublunaire, inférieur, tandis que ce qui est éternel et spirituel relève du monde supérieur. Ils conçoivent donc l'Ascension comme un passage du monde terrestre à un ciel cosmologique. Une telle vision est acceptable chez un poète comme Dante ; elle l'est moins chez un penseur comme Thomas d'Aquin 4. Celui-ci eût sans doute été mieux inspiré en suivant son maître Albert qui, renonçant à toute représentation sensible, parle d'un retour de l'Homme-Dieu au ciel de la Trinité :
L'Apôtre dit : « (le Christ) monta au-dessus de tous les cieux » (Éphésiens 4, 10). Mais au-delà de tous les cieux, il n'y a plus de lieu (à moins que ce ne soit métaphoriquement que l'on désigne comme un lieu le ciel de la Trinité), car la Trinité n'est cernée par aucun lieu créé, par aucun lieu corporel. C'est pourquoi il faut penser que le ciel de la Trinité n'est rien de créé, rien de corporel, mais la Trinité même. 5
Comme souvent, et ainsi qu'il fallait s'y attendre étant donnée sa conception de l'Homme-Dieu comme récapitulation du monde, Nicolas de Cuse se range dans la suite d'Albert : selon lui le Christ monte vers un lieu au-dessus de toutes « les influences des cieux » :
Certes, nous parlons d'un lieu de la béatitude et de la paix éternelles, situé au-dessus de tous les cieux, mais ce lieu n'est ni saisissable, ni descriptible, ni définissable. Il est aussi bien le centre que la circonférence de la nature spirituelle ; et parce que l'esprit englobe tout, il est au-dessus de tout... Ainsi nous comprenons l'assertion : « Le Christ est monté au-dessus de tous les cieux, afin de tout contenir en Lui », comme signifiant qu'il est monté au-dessus de tous les lieux et de tous les temps, pour une durée sans limites6
Le représentant le plus passionné et plus explicite de cette conception a été Jean Scot Erigène, le grand systématicien et grand mainteneur de la tradition patristique à l'époque carolingienne. Dans l'Ascension de Jésus, l'humanité tout entière et, avec elle (parce qu'elle est microcosme), tout l'univers physique commencent leur retour à leurs principes divins, sans pour autant perdre leur essence de créatures 7. C'est pourquoi Scot appelle insensé (amens) celui qui prétend que
le corps du Christ est conservé après la Résurrection au-dedans de notre ciel physique 8 ;
tout au contraire, il ne fait aucun doute que
le corps du Christ n'est conservé en aucun lieu, n'est modifié par aucun temps, mais transcende tous les lieux et tous les temps, et plus généralement toute limitation9
 Ce n'est qu'à ce prix qu'il peut devenir
mesure, achèvement, plénitude de son corps, l'Église 10 ;
en lui,
en tant que maison unique et la plus spacieuse, tout est ordonné et délimité ; en lui, la Cité (res publica) de l'Univers est fondée par Dieu et en Dieu, et ordonnée en... demeures nombreuses et diverses (Jean 14, 2)... Le Christ est cette maison, lui qui embrasse tout par sa puissance..., l'orne de grâces, le remplit de sagesse, l'achève en le divinisant11
Car
ce qu'il achève en lui-même en particulier
par l'Ascension,
il l'achèvera en tous universellement. Je ne dis pas seulement en tous les hommes, mais aussi en toutes les créatures sensibles, car lorsque le Verbe de Dieu prit la nature humaine, il n'excepta aucune substance créée qu'il n'eût assumée dans et ensemble avec sa nature. 12
C'est pourquoi la description réaliste que fait Augustin du corps du Ressuscité en pleins cieux cosmologiques met Scot complètement hors de lui 13, et il ne peut s'expliquer ce fait que par le désir de ces gens, qui sont pourtant des spirituels du plus haut niveau, d'écrire pour des esprits simples, qu'ils se seraient proposé peu à peu d'habituer à un langage plus spirituel...
Comme on voit, ni chez Scot au début du Moyen-âge, ni chez le Cusain à la fin de celui-ci, il n'y a rien à démythologiser. Pour Jean Scot, il est également ridicule d'admettre un enfer situé sous la terre 14. Le croyant qui essaie de penser sa foi concevra avec le Cusain la nature tout-enveloppante et tout-vivifiante 15 du Christ eucharistique, ex-alté, comme le lieu définitif du monde nouveau ; justement parce que dans l'Incarnation il a adopté la plus extrême contraction (ou com-plication), il a droit dans l'Ascension à la plus extrême ex-plication. Mais les deux infinitudes doivent, selon Nicolas de Cuse, dans leur coïncidentia oppositorum n'en former qu'une. La levée de ce paradoxe ne sera pas ici demandée aux mathématiques, mais à la christologie, voire à la doctrine trinitaire. Car le suprême dépouillement (kenosis) est comme tel aussi la suprême effusion de l'amour de Dieu pour le monde, et par là le suprême degré de sa propre glorification ; et dans la vie intime de Dieu, le don absolu de chaque personne aux deux autres est aussi ce qui la constitue pleinement elle-même.
Hans Urs von Balthasar, in Communio 47 (1983)


1. Voir sur ce point les commentaires classiques de Karl Barth dans Kirchliche Dogmatik, 111/3 (1950), 486-558.
2. Jacques Guillet, La foi de Jésus-Christ, Desclée, Paris, 1979.
3. Telle est la critique centrale que Paul Hacker adresse au protestantisme, dans Das Ich im Glauben bei Martin Luther, Styria, Graz, 1966.
4. « Locus... in quo hahitamus est locus generationis et corruptionis, sed locus coelestis est locus incorruptionis. Et ideo... fuit convenions, etc... » Somme théologique, 111, 57,1.
5. De Resurrectione, tr. 2, y.9, a.3 (Opera, t. 26, Münster, 1958, 286).
6. Docta ignorantia, 111,8 (Petzelt, Nicolas v. Cues, Philosophische Schriften, I, Kohlhammer, 1949, 107).
7. De divisione Naturae, V, 6 (PL 122, 872 A).
8. V, 38 (993 B).
9. Ibid. 992 C ; cf. V, 19 (894 BC).
10. Ibid. 994 C.
11. V, 36 (984 B).
12. V, 24 (912 BC).
13. V, 37 (986 B).
14. V, 36 (971 A).
15. L'adjectif, en allemand « umlebend », est de R. Guardini.