Cinq ans après cette rencontre, en
1907, Ramuz reçoit une commande qui va le conduire sur la montagne. Un éditeur
lui propose d'écrire un ouvrage sur la vie valaisanne des hautes vallées. Les
poètes sont toujours dans le besoin. Ramuz se réjouissait, surtout, de
retrouver ces gens entrevus, cette vallée ardente et solitaire. Il accepte et
prend le chemin de Chandolin.
On aimerait à le suivre pas à pas
tout au long de la rude montée. Qui est-il ? L'auteur d'Aline, une histoire
audacieuse, pour l'époque, mais la forme en est régulière ; des Circonstances
de la Vie, un roman bourgeois dans la meilleure tradition née de Flaubert.
Va-t-il, jusqu'à l'épuisement, tourner autour de la ferme du Gros de Vaud,
flairer les drames des petites villes ? Où trouver de la grandeur ?
Ses goûts le portent vers l'informulé, le sauvage, mais c'est à peine s'il a pu
distancer Edouard Rod, le maître qu'il fréquente à Paris, le dimanche. Tandis
que le chemin tourne et que se découvrent les imposantes perspectives, il rêve
à des drames qui se déclencheraient ici, au cœur de cette nature accablante,
mystérieuse et grandiose. L'ombre de personnages plus grands que nature se
projetterait sur l'écran des glaciers et des cimes. Ces hommes qu'il croise, en
montant, lui font un signe à peine perceptible et s'en vont, chargés de quel
fardeau secret, vers leur destin taciturne. Qui, jamais, s'est penché sur ces Âmes ?
Qui révèle aux autres hommes ces hommes hors série, visiblement tournés vers le
dedans d'eux-mêmes, par une longue habitude des générations solitaires ?
Ce qu'il a cherché à Cheseaux, ce qu'il cherchait à Paris, Ramuz éprouve le
sentiment de le découvrir, ce monde neuf, cette réalité inédite, auxquelles il
va pouvoir appliquer ses conquêtes dans toute leur rigueur. Il monte toujours,
il échange quelques paroles, au passage, avec un berger, avec Jean-Luc qui
descend, tirant le mulet par la longe. L'imposante chaîne des montagnes, au
sud, découvre maintenant tous ses anneaux. Le soleil chauffe la
poussière : l'air sent l'absinthe et la craie. Un petit nuage flotte dans
l'azur, léger comme une aile. Le monde a vingt ans.
De quel secours pourrait nous être la
littérature française, sur ce chemin que sillonnent comme des veines, les
racines des pins, des sapins et des mélèzes ? Où sont les poètes qui ont
dit la silhouette d'un arbre qui se découpe sur le ciel et la tempête et
l'orage dans les rochers qui se renvoient des tonnerres ? Les poètes
français se sont complus dans les salons et, quand ils s'avisaient d'exprimer
la campagne, ils imaginaient de fades idylles entre bergers et bergères
d'opérettes. Non, Lamartine lui-même n'est pas un écrivain de la terre. La
nature n'est là ni pour nous inviter ni pour nous aimer mais pour nous rendre,
sous forme de nourritures, ce que nous lui prêtons en travail. Voilà la
vérité : un dur mariage de raison, un jeu continuel d'échanges ;
d'une part, l'homme primitif, livré aux éléments ; de l'autre, une nature
insensible qu'il s'agit de contraindre. Les deux voix d'un dialogue, les deux
termes d'une discussion sans cesse reprise, et aussi l'homme contre l'homme, la
femme contre la femme, avec tous les entrelacs possibles que favorisent le
silence des heures et l'éloignement de l'espace, sous la grande navigation,
au-dessus du monde fini, des astres dont le destin n'a pas de terme. Oui, on
fait un pas, puis un autre pas. On monte, on pense, et l'on se dit que voilà
bien le pays et les gens qu'il nous fallait.
Les gens qu'il nous fallait ?
Qu'est-ce donc que cet homme primitif que le poète essaie de rejoindre depuis
le temps qu'il prenait la plume pour la première fois ? C'est l'homme qui
vit dans des circonstances normales, à la manière de la plante, à la manière de
l'animal pas trop domestiqué. « L'homme placé devant la nature d'où il
tire sa propre substance par le travail de ses mains, se dit le poète, à voix
haute, sur le raidillon de Chandolin, placé dans de telles conditions qu'il
soit seul ou presque seul, solitaire sous le ciel et solitaire devant la
terre ; le déroulement au-dessus de lui, des grands phénomènes célestes,
leur influence imprévisible sur la production, par la pluie ou la sécheresse,
la grêle, la gelée, trop de froid ou trop de chaleur ; la connaissance du
jour entier, depuis avant le lever du soleil jusque longtemps après sa disparition ;
le contact, par toute sa peau et continuel, avec ces mêmes influences
atmosphériques, voilà bien, en gros, l'état paysan ».
Il s'assied, il reprend son souffle,
il regarde. La pente est nue, à cet endroit qu'il vient d'atteindre. Seulement
un tout petit sentier où montent et descendent, depuis des siècles, gens et
bêtes. Là-bas, un village plus pauvre encore, autour d'une église plus petite.
Entre deux, seulement, ces prairies nues, brûlées, ces champs de quelques mètres
carrés, sur leurs murailles. L'homme travaille de ses mains. Il n'a pas de
machine, il ne possède que des outils rudimentaires. Il mange son pain, il boit
le vin qu'il arrache à sa vigne et le lait de ses petites vaches. Ni le
progrès, ni la civilisation n'ont modifié une existence qui n'a pas changé
depuis le Moyen-Âge, depuis l'antiquité, depuis le temps de la Bible. Il
s'habille, cet homme, de la laine de ses moutons, de la toile de sa chènevière.
Il est tel que le pays l'a fait, tel qu'une topographie l'a modelé, un pays,
c'est-à-dire une terre, un climat, une religion, une histoire.
Mais, justement ce qui me convient,
pense Ramuz, justement ce que je cherche. D'abord, une nature brute, peu
modifiée par les hommes, pas embellie, seulement parfois pliée à l'homme qui
l'oblige à produire ce qu'elle se refusait de produire, du seigle, des pommes
de terre, – mais c'est qu'alors paraît au travers
d'elle l'âpre volonté d'un lutteur qui s'attaque aux éléments, un homme né du
sol comme un arbre, violent comme une force de la nature, un être de passion,
de solitude, de mystère.
Il se penche, il regarde un homme,
une femme qui peinent sur leur parcelle. Comme ils sont petits, comme ils sont
seuls au milieu de cette montagne hostile, mais aussi, comme ils sont
libres ! L'homme s'arrête de travailler, lève la tête, contemple les
monts. Est-ce qu'il voit la beauté des monts ? Il pense, il médite et l'on
voit bien qu'il pense à sa façon, sans se soucier de savoir si ce qu'il pense
est conforme à ce que pensent les autres hommes. Il est libre. Il va monter,
descendre, selon sa pensée, ou se coucher, ou rentrer chez lui, descendre dans
sa cave, boire un verre. Il ne connaît que les obligations qu'il s'impose.
Là-bas, dans la plaine, on aperçoit les petites villes. Elles grouillent
d'hommes qui consultent sans cesse leurs montres, qui sont toujours pressés et
qui arrivent toujours en retard, ce qui leur vaut des réprimandes. Ils sont
guidés, ils sont conduits, ils sont poussés ou retenus. Ils trouvent sans cesse
autour d'eux tous les empêchements. Leur vie, leurs actes, leurs gestes ne leur
appartiennent pas. Ils sont réglés par des décrets, des ordonnances, des lois, des
mœurs, des modes, tout un ordre
social que l'on ne viole pas impunément. L'homme de société, de plus en plus,
est arraché à lui-même par des nécessités qui sont extérieures à lui-même. Sa
naissance, sa mort sont réglées d'avance, et les gens que l'on invitera pour le
voir saisir la première gorgée d'air ou rendre son dernier souffle. Rien ne lui
appartient, ni son temps, ni sa maison, ni sa femme, ni son cœur, ni son âme.
L'homme primitif, en revanche, naît,
vit et meurt seul, ou presque seul et rien ne le distrait de ce grand tourment
qu'est l'existence. Il y a bien des lois mais il ne les connaît guère et, tout au moins se garde bien de s'en
préoccuper. Il n'a pas de montre et l'horloge du clocher, il y a plus d'un
siècle qu'elle ne marche plus. Il se lève avec le jour, se couche avec la
lumière, chasse, travaille, se repose selon son caprice ou les nécessités du
moment. Il aime sans s'astreindre à des rites, se tournant vers l'objet de sa
tendresse comme la plante se tourne vers les rayons du soleil. Le curé lui
interdit de haïr, mais est-ce que le curé sait seulement ce que nous avons dans
le sang ? Qu'il garde ses sermons pour lui et, avec le bon Dieu, nous
trouverons toujours le moyen de nous arranger. Il nous arrive de tuer, oui,
quand le grand nuage rouge passe devant nos yeux, mais ce n'est jamais par
bassesse, seulement par colère, parce qu'on nous avait fait du tort, parce
qu'on avait atteint notre honneur. Nous sommes nos maîtres, nous sommes chez
nous comme les rois sont chez eux dans leur palais, au-dessus du monde, grâce à
notre montagne et nous ne connaissons d'autres conventions que celles du devoir
et celles de la fidélité...
C'est comme un monologue que le poète
entend jaillir de la terre, comme une source et, parce que toutes ses
préoccupations vont vers un but unique, il pense que voilà bien un personnage
idéal de tragédie – comme les rois – parce que chez cet homme libre les
passions peuvent se développer jusqu'à leurs limites. Un petit bourgeois, un
notaire Magnenat, est toujours un peu ridicule quand l'emportent les grandes
eaux d'une catastrophe sentimentale. Un homme d'ici, dans sa montagne, dans sa
campagne, parce qu'il n'a pour témoins que les eaux et le vent, les rocs et les
nuages, la terre et le ciel, doit atteindre, à ce moment même une grandeur
pathétique digne d'une épopée.
Bienfait, grandeur de la solitude,
mais quand on contemple ces espaces désolés de pierre et de neige, on ne peut
se défendre d'éprouver,
jusqu'à l'angoisse
le sentiment de sa petitesse et de sa fragilité. Qu'est-ce que l'homme peut
entreprendre en face des éléments ? Combien infimes sont ses pouvoirs
quand gronde l'avalanche, que le torrent inonde la vallée, que le feu dévaste
sa maison ? Il ne lui reste alors qu'à se soumettre et prier. Mais prier
n'est-ce point reconnaître, au-dessus de soi, l'existence d'une personne toute
puissante, capable de nous venir en aide ? D'une personne dont
l'intelligence dirige le monde, dont la force commande à toutes les forces et
voici que nous ne sommes plus, en face d'elle, qu'un grain de poussière, la
bulle que chasse le souffle d'un enfant. Prier, c'est en même temps croire à la bonté de cette personne,
qui, penchée sur nous, attend notre demande pour nous secourir. Au milieu de
toutes les menaces qui l'entourent, l'homme primitif, levant la tête, aperçoit ce
sourire, cette grâce qui lui parle d'espérance. Il espère au milieu même des
pires épreuves parce que la divinité qui les lui inflige saura faire naître des
misères elles-mêmes de grandes fleurs de joie.
En d'autres termes, l'homme primitif,
si libre dans ses rapports avec les autres hommes est entièrement livré aux
forces qui le dominent, la force naturelle et la force supranaturelle. Il est
religieux parce qu'il ne peut pas ne pas voir que la divinité est présente dans
tous les phénomènes qui l'entourent, faisant germer le grain, pousser l'herbe,
abandonnant parfois les hommes aux maladies et parfois, les punissant longtemps
encore après leur mort. Il convient dès lors de témoigner à Dieu plus que du
respect, de l'amour. Il convient de lui élever des oratoires, des chapelles,
des églises, afin d'apaiser sa colère, afin de l'incliner à la douceur. Sans sa
protection, nous serions abandonnés à toutes les pentes mauvaises, nous, nos
enfants, nos troupeaux, nos biens. Tout ce que nous possédons, livré aux maladies,
aux inondations, à la sécheresse, à la souffrance et à la mort.
Ainsi, cet homme que le poète
contemple du tournant du chemin et qui lui paraît d'abord si voisin de l'animal
et de la plante parce qu'abandonné à ses seuls besoins matériels, semble-t-il,
le voici qui se met à vivre par son cœur et par sa pensée. Il ne sait pas
déchiffrer, peut-être, ces signes que les hommes dessinent sur des feuilles de
papier mais il lit à livre ouvert dans le grand ouvrage du monde, mais il
interprète mieux que les savants à bonnet carré les signes qui nous viennent de
l'au-delà. Privé de toute connaissance livresque, il possède une sagesse
ancestrale, qui s'appelle prudence, docilité, patience, qui s'appelle aussi bon
sens, raison, adaptation sans cesse reprise de moyens à une fin. Il ne lit pas
les Hébreux dans le texte mais il possède la clairvoyance des prophètes et la
dignité des Patriarches.
Aussi, ne faut-il pas confondre
l'homme primitif et le barbare, l'homme de la terre et la brute, le hors-la-loi
et l'anthropophage. L'homme primitif est souvent un homme très doux, dans sa
violence. Sa sensibilité s'est aiguisée, s'est affinée par le contact avec la
création entière, les fleurs, les petites bêtes qui souffrent, les mères qui
enfantent, les rosées qui rafraîchissent le cœur des fleurs. Tandis que la
civilisation matérielle amollit la peau et durcit le cœur, la vie dans des
conditions naturelles affermit le courage et apprend à communier avec le monde
en ce qu'il a de plus immense et de plus délicat. Respect du mystère, adoration
de Dieu, mais aussi amitié scellée avec les plantes, les semences, l'air, la
pluie, les étoiles, amitié qui est joie des jours, plaisir d'une vie et qu'il
exprime de manière originale dans ses chansons, par ses danses, par les carillons
de ses cloches et ses petits coffrets sculptés...
Tel est le monde que Ramuz désirait
peindre ; tel, le monde qu'il découvre tandis qu'il s'élève sur le sentier
de Chandolin. On voit bien dès lors que cette concordance des aspirations d'un
poète et de la réalité d'un pays va susciter des œuvres attachantes. Certes, un
beau sujet ne fait pas nécessairement un beau livre mais il y a des thèmes qui
prêtent des ailes au talent. Un grand écrivain saura raccorder au monde l'objet
le plus modeste. Il ne donnera cependant sa mesure que le jour où il croisera
sur son chemin un personnage qui le bouleverse, une idée qui s'empare de lui
jusqu'à l'obsession. Ramuz se sent englué. Comment n'a-t-il pas deviné cinq ans
plus tôt, déjà, qu'il était d'ici, parce qu'ici tout correspond à son attente,
le paysage et les hommes, les mœurs, les habitudes, les coutumes, la forme des
maisons, le mouvement des eaux, la couleur de l'azur ? à peine entre-t-il
dans ce village, qu'il éprouve le sentiment d'une re-connaissance. Quand donc
a-t-il habité déjà ces chambres de bois, en quelle existence antérieure dont il
retrouve tous les plis ? Il interroge mais les réponses qu'on lui donne il
aurait pu tout aussi bien se les donner lui-même. Il regarde, il observe, mais
il savait d'avance que rien ne pouvait être autrement. Cette population
voyageuse, qui sans cesse monte et descend le long de sa côte, allant aux
vignes, allant à l'alpage, toujours en mouvement sur les cailloux de ses
chemins, il en connaît les aspirations, les détresses, les misères, les
espérances. Ramuz ne demeura qu'une quinzaine de jours à Chandolin. Ouvrez le Village
dans la Montagne : il
n'est guère possible de dresser un inventaire plus complet des travaux, des
soucis, des joies de la vie paysanne.
Paris reprend le poète mais rien
n'est plus comme avant. La nostalgie du Valais le point. Dès l'hiver, il
remonte à Lens. Il retrouve tout de suite cet état de grâce qu'il avait
ressenti à Chandolin et c'est un montagnard dont la silhouette déjà se trouve
esquissée dans le Village dans la Montagne qui s'impose à l'attention du romancier. Ce Jean-Luc taciturne, comme il symbolise bien
une race resserrée sur elle-même, concentrée sur son destin ! Néanmoins,
le sujet du livre est plus bourgeois que paysan. Le thème du mari trompé
n'appartient guère à cette population fidèle ; l'adultère est rare, en ces
petits villages, et l'on pourrait s'étonner de voir Ramuz choisir si mal le
motif de son évocation. Mais on s'aperçoit bien vite que l'adultère n'est ici
qu'un prétexte. Ce qui compte, c'est la solitude de ce cœur et les excès
auxquels il s'abandonne. Entre le notaire Magnenat et Jean-Luc, tous deux
ridiculisés par la femme, il y a la différence qui sépare un mouton d'un fauve.
L'un s'abandonne mélancoliquement à son sort tandis que l'autre rugit et
déchire. Le malheureux persécuté sème la dévastation autour de lui parce que sa
force déchaînée n'est contenue par rien, ni par des lois qui ne sauraient le
concerner, puisqu'elles ignorent son cœur, ni par respect humain qu'il néglige
car il ne se soucie que de lui-même. Le drame ainsi se développe dans sa
vigueur, logique jusqu'au crime, puis retombe dans la fumée de l'incendie et
l'odeur de la terre brillée.
Ainsi, le Valais libère chez le
romancier le sens de la grandeur. Les Circonstances n'avaient fait appel
qu'à son talent. Il faudrait du génie pour atteindre ces hauteurs où souffle le
vent de la violence, du sang et de la mort. Ce n'est pas une leçon de
régionalisme que reçoit le poète, on le voit, mais une invitation : qu'il
exprime toutes les forces élémentaires de la terre et du ciel, l'âme des hommes
et les déchaînements de la nature ; les passions primitives mais aussi la
tendresse des cœurs ; le grondement de l'avalanche, les tonnerres de
l'orage et le chaos des éboulements mais aussi l'obscure angoisse humaine
devant le mystère qui propose sans cesse à l'homme des montagnes ses énigmes
cruelles, ses ombres déconcertantes.
Car le poète, vivant une saison
entière au milieu de ces êtres (l'hiver de 1908), ne peut pas ne pas ressentir
ces peurs moyenâgeuses qui se propagent dans les chambres basses, ne peut pas
ne pas être soulevé par cette foi qui porte tous ceux qui l'entourent à la
contemplation et à l'espérance. Il respire le mysticisme avec l'air des monts,
il s'imprègne de sentiments religieux comme malgré lui, soit qu'il interroge
les pierres des maisons et les croix partout dressées, soit qu'il écoute
carillonner les cloches de l'église et sonner les angélus, soit qu'il regarde
seulement vivre ces hommes solitaires, ces femmes résignées qu'il fréquente. Le
poète est par excellence ce cristal où tous les rayons se croisent et se
réfractent. Il capte les ondes les plus rares, il exprime les pressentiments
les plus secrets ; il ne saurait donc rester insensible à ces courants
continus qui circulent du ciel à la terre, de la terre au ciel, qui relient
sans cesse les hommes à la divinité. Dans le silence des premières heures du
jour ; le soir, quand l'ombre monte de la vallée ; le dimanche, quand
les champs et les maisons s'associent au recueillement des âmes et assistent au
drame renouvelé du Golgotha, le poète sent son cœur se dilater, devenir
immense, parce qu'il se remplit de la présence de Dieu. Et l’œuvre, tirant le
meilleur de sa substance de ces émotions, de ces sentiments, quêtant sa
nourriture dans l'humus où se décomposent, où se décantent récits, légendes,
impressions, histoires, timbres de voix, couleurs de prunelles, formes de
visages, attitudes, gestes, mouvements, et l’œuvre, nourrie de sucs nouveaux
sous un climat changé se transformera jusqu'à paraître méconnaissable. Qu'ont
de commun Aline et Le Règne de l'Esprit Malin, Les Circonstances de
la Vie et Joie dans le Ciel ? Une réalité nouvelle fait irruption dans l'âme du peintre qui
modifie les couleurs de sa palette et le jeu de ses compositions.
Le réalisme, tout de même un peu
court, dont les premières œuvres de Ramuz tiraient leur fraîcheur, cette
application exemplaire dans l'expression d'une terre et de ses gens se trouvent
ainsi dépassés dans toutes leurs dimensions. La réalité ne se limite plus aux
phénomènes physiques ; la biologie n'explique pas toute la vie, pas plus
qu'une description mécanique du monde ne peut faire comprendre le monde.
Au-dessus des gestes, il y a ce que les gestes signifient, il y a la pensée de
l'homme. Au-dessus de l'existence humaine encadrée par la naissance et la mort,
il y a le retentissement des paroles et des actes jusque dans l'infini. Quand
tout paraît effroyablement périssable, autour de nous, il nous est soudain
révélé que rien n'est à jamais perdu. Les morts ressuscitent ; ils sortent
de terre, ils rassemblent leurs membres épars, ils recommencent leurs métiers
d'hommes, mais, cette fois, plus rien ne les incline vers les maladies et les
misères ; après les ténèbres souterraines du pierrier, le berger de
Derborence retrouve la lumière et l'amour. L'humanité s'avance de la sorte, les
pieds dans la poussière des chemins et la tête dans le ciel. Elle est de chair
et de péché, de boue et de sang, mais elle sera, demain, sur la montagne,
lumière retrouvée, amour, soleil...
Voilà ce que Ramuz apprend en ces
hauts villages de Chandolin et de Lens. Il apprend à mettre une ombre derrière les choses,
un halo autour de la lampe domestique, un signe au-dessus des portes des
demeures. Des fenêtres vont s'ouvrir soudain sur l'éternité au milieu de ses
histoires les plus quotidiennes. Sur la toile de fond de chaque drame, nous
pourrons deviner cette Personne qui se révèle, enfin, aux yeux de la communauté
de Présence de la Mort.
Ce pays qui l'avait arraché aux
limites d'un art trop peu ambitieux, Ramuz ne cessa jamais de le chérir. Il
aimait à prendre le bâton du pèlerin, sa musette, le chapeau rond, il aimait à
remonter cette vallée du Rhône qui continuait de l'inspirer. Bien que le lac,
depuis la guerre, l'ait retenu, et les petites villes où passent,
insaisissable, la Beauté, où guérissent les Maladies, il n'oubliait point le
village de la montagne. Le roc et l'eau alternent dans son œuvre comme le
masculin et le féminin dans les rimes d'un poème. Après l'admirable éclosion
des chants lyriques qui semble suscitée par l'ébranlement de la catastrophe
mondiale, on voit Farinet succéder à la Beauté sur la Terre,
Derborence à Adam et Eve, Si le Soleil ne revenait pas au Garçon
savoyard. Enfin, jusqu'aux derniers jours, Ramuz tournera son regard vers
cette vallée d'élection. Après ses Vues sur le Valais, on citerait de
nombreuses nouvelles qui empruntent au haut pays leur sujet et leur cadre.
Chaque fois que je franchissais le
seuil de la Muette, je
devais faire un rapport sur les moissons ou les vendanges, la sécheresse ou la
situation sociale d'une population qu'il portait dans son cœur. Certes, il
regrettait une certaine forme de notre prospérité. Il s'en est expliqué dans
son René Auberjonois. L'invasion des touristes menace de toute évidence
une originalité qui s'ignorait. Ce qui était expression naturelle d'une vie
devient ornement, dentelle, colifichet. L'on appelle folklore l'essence même de
l'existence quotidienne. Hier, encore, on portait le lait dans une seille.
Aujourd'hui, l'étranger achète la seille ; il la suspend à la porte de son
chalet et elle devient une boîte aux lettres. La roue du rouet se transforme en
lampadaire ; les citadines s'habillent en paysannes et montent sur des
podiums pour chanter des chansons en patois. Elles ont les lèvres peintes, les
cheveux coupés, et elles minaudent des couplets en un langage qui se voudrait
de la montagne. Les meilleures intentions s'allient aux pires corruptions de
l'esprit. On ne voit plus l'âme, on ne respecte plus le sens profond des
choses, mais on célèbre en termes ridicules des réalités vidées de leur
signification. On prend la coque pour le fruit, le signe pour la chose
signifiée, le mot pour la
pensée qu'il exprime. Par une curieuse aberration, ceux qui se croient les
meilleurs amis du Valais le ridiculisent et le trahissent. Ils cherchent en lui
le particulier, ce qui l'isole, ce qui le sépare extérieurement quand il faut
au contraire découvrir ce qu'il a en lui de primitivement humain. Il risque
ainsi de devenir un musée, on veut dire le cadre artificiel d'objets, de coutumes,
de souvenirs artificiellement conservés. Un musée et un cimetière. Un grand
hôtel surmonté d'un drapeau suisse et d'une casquette de concierge.
Non, cependant, Ramuz savait bien que
l'on ne met pas la montagne dans une cage comme on fait d'un canari. Il
continuait d'aimer ces régions non dévastées par des caravanes de nudistes, ces
villages solitaires et pauvres qui se défendent d'être de leur temps, ces
chemins de pierre et de poussière qui grimpent entre des touffes de thym et
d'absinthe, ces petites chapelles blanches sur les collines, et ces torrents
qui grondent, et ces forêts de mélèzes, et ces glaciers où passent les cohortes
diaphanes des trépassés. Ce Valais de sa jeunesse restait sans cesse présent à
son esprit et à son cœur. Il aimait à y revenir. Et c'est ainsi qu'un jour il
accepta l'invitation d'une promenade au Val d'Hérens.
Il ne le connaissait pas et se laissa
conduire. Je me gardai bien, certes, de l'amener en des lieux battus par les
réclames hôtelières et nous gagnâmes les hauts villages de la rive droite,
suspendus sur des pentes vertigineuses. Des murs partout, des murs pour
soutenir le pré, le champ, le jardin, des murs pour que la côte entière ne
glisse pas, au temps des pluies d'automne ou des fontes d'avril, jusqu'à la
rivière. Ici, presque rien, encore, ne trouble un ordre deux fois millénaire.
Du bois, de la pierre, de l'eau. Du bois et de la pierre pour construire la
demeure, de l'eau contre la sécheresse. L'homme et la femme élèvent leurs
nombreux enfants dans la pauvreté. L'heure venue, ils vont dormir à l'ombre de
leur clocher tandis que derrière eux, ceux qui les pleurent un instant
recommencent.
La route creuse son sillon de
poussière entre les ceps de vigne et les pins, tout d'abord, puis, hâtive,
s'enfonce dans le mont. Quand elle ne peut pas passer, elle tourne sur
elle-même si brusquement que les machines hésitent. Je retrouvais alors le
poète que tenaillaient toutes les peurs. Pour le délivrer, il fallait arrêter
la voiture, le laisser descendre ; il remontait à pied le tournant et nous
le reprenions dans l'apaisement de la côte. Nous nous amusions de ses craintes, il s'en amusait avec nous
mais telle était sa nature qu'il ne pouvait se vaincre quand bien même il
savait ne courir aucun danger.
Ni les incidents du voyage, ni les
plaisanteries de ses compagnons, cependant, ne le distrayaient de l'essentiel.
Son regard moissonnait par gerbes compactes les images que lui proposait une
topographie tourmentée. Sans jamais insister sur le même objet, d'un coup
d'œil, il ramenait à lui la courbe des collines et la chute avide des couloirs,
le profil des mélèzes et la cassure des rochers. Il parlait, il questionnait
mais il était ailleurs. On eût dit qu'une histoire
déjà s'organisait en lui, déroulait dans ce cadre surprenant ses épisodes et
ses drames. Il voyait tout, sans paraître s'attacher à rien, il survolait le
paysage à une altitude d'oiseau de proie, cueillait. Nous éprouvions le
sentiment d'assister à la germination profonde d'une œuvre.
L'œuvre ne tarda pas. Quelques mois plus
tard m'arrivait, sous sa couverture jaune, l'un des livres les plus décantés du
maître : Si le Soleil ne revenait pas. J'y retrouvais cette carcasse de voiture tombée dans les
précipices, une nuit que le conducteur s'était endormi au volant, et ces villages
à leur juste place, et l'immense architecture de la vallée. Tout était pareil
et tout était miraculeusement changé. Des éléments fournis par la nature, le
poète avait bien retenu les lignes maîtresses mais son génie, inventant,
combinant, déplaçant, créait de nouveaux paysages, plus grands que nature, plus
évocateurs et plus pathétiques. Je pouvais ainsi mesurer le chemin parcouru
depuis le Village dans la Montagne. Cette réalité dont s'enchantait un
écrivain débutant n'était plus maintenant qu'un prétexte, un point de départ.
Elle servait d'appui à l'œil et à l'imagination mais l'essentiel se situait
bien au-delà de ses limites. Non, le cadre ne comptait plus par lui-même, ni
ces hommes ne comptaient encore pour eux-mêmes dont le peintre ne faisait plus
qu'indiquer, en passant, les attitudes. Ce pays privé de soleil, durant
l'hiver, ces hommes qui se tourmentent parce qu'une prophétie les menace de la
pire catastrophe se haussent sur le plan du symbole. L'humanité infirme tâtonne
dans la vallée de larmes, à la recherche de la lumière. Elle consulte ses
oracles, elle frémit à l'approche de la mort et l'image directe d'une petite
communauté paysanne s'éloigne à tel point de nous que nous croyons lire, lisant
ce poème, un chapitre de la Bible.
Ainsi, toutes les choses que j'avais
vu amasser cessaient d'être des pierres ou du bois, des arbres ou des rivières.
Elles devenaient idées, elles devenaient signes. Nous ne marchions plus sur la
terre, nous flottions en des régions élevées où les hommes ont la légèreté des
âmes, la transparence de l'éther. Réalité mystique. Monde de la poésie pure et
de la prière, suprême aboutissement d'un art parti de terre et débouchant en
plein ciel, comme ces mélèzes hauts et légers des montagnes qui plongent leurs
racines dans l'écorce rugueuse du sol mais balancent dans l'azur la finesse
aérienne de leur cime.
Nous n'étions cependant qu'à
mi-chemin et c'est au milieu des paysans, surtout, que je désirais voir le
poète. Dès notre entrée au village, il se trouva tellement à l'aise que je compris
qu'il était chez lui. D'instinct, il allait aux hommes libres. Il reconnut le
braconnier du premier coup d'œil et nous nous attablâmes devant une carafe
blonde. Trois millionnaires, se rencontrant, commandent trois décis et se
surveillent du coin de l'œil pour savoir qui paiera. Trois paysans pauvres célèbrent
par un litre de blanc la joie d'une rencontre ; tous trois sortent
l'argent et pour clore la discussion recommandent à boire. Donc, nous étions
attablés devant notre flacon et j'observais mes deux voisins. Ils se
ressemblaient étrangement. Non de cette ressemblance directe, qui fait
confondre deux frères jumeaux, on s'en doute, mais en eux frémissait la même
passion de l'indépendance. Ils avaient le même regard, la même façon de fermer
l'œil pour ouvrir l'autre tout grand sur des réalités dont le souvenir passait
quelque part au fond d'eux-mêmes. Nous écoutions le chasseur. Il était sur la
cime, il se coulait entre deux rocs, à plat ventre, il dévalait un couloir. Des
gestes bien naturels, en soi, mais pourquoi ces mouvements prenaient-ils, tout
à coup, une importance souveraine ? C'est que, d'abord, autour de cette
chenille humaine, s'ouvrait et se fermait, tour à tour, un monde hostile ou
amical. La montagne vivait, la montagne regardait cet insecte et s'amusait. On
l'entendait rire par la voix de ses pierres détachées qui cascadaient sur ses
pentes ; on l'entendait rire, gémir dans le déchaînement de la tempête, et
pleurer, la nuit, au fond de son immensité.. Le braconnier se terrait dans une
cabane, derrière un peu de bois, tout petit sur une planche, enveloppé de ces
rumeurs désolées ; il avait peur, il ne craignait pas de nous dire qu'il
avait peur. Par moments, il entendait quelqu'un marcher sur le toit. Il
saisissait le fusil. Non, inutile. Ceux qui viennent ainsi sur les ardoises des
chalets ne dressent pas de procès-verbal, ne jettent pas les vivants en prison.
Ce sont de pauvres morts qui expient. Nous étions autour du feu ; les
bûches pétillaient ; par moments, l'une d'elles, dans une détonation, nous
envoyait une poignée d'étincelles. Nous sursautions. Mais le litre était bien
immobile, sur la table. On buvait, on remplissait les verres. Et le braconnier
continuait.
Jamais Ramuz ne fut plus attentif à
une histoire. Ce n'était plus lui, le conteur. Il récoltait. Mais je voyais
bien maintenant que ces deux hommes possédaient le même pouvoir : celui
d'animer les choses, de leur prêter leur âme, de les réchauffer de leur
souffle. Le braconnier du village nous faisait participer à sa vie, à ses
aventures, à ses peurs, à ses triomphes avec un art si prenant que l'autre, le
romancier, écoutait de toutes ses oreilles comme s'il s'était retrouvé en ce
poète primitif. Et oui, ils s'apparentaient, ils se ressemblaient. Ramuz eût
voulu être ce Farinet, ce chercheur d'or, ce libérateur. Donnez un peu
d'aisance à ces pauvres, juste assez pour qu'ils échappent à la misère et vous
verrez quelle grandeur de vie ils atteindront. Le braconnier réalisait son
destin. Il était debout sur la cime, seul sur la cime, au lever du soleil, en
face des montagnes, à quatre mille mètres, à quatre mille cinq cents mètres, il
dominait le monde, il régnait. Il commandait aux choses, il disait aux
chamois : « Vous verrez, je serai plus rusé que vous, plus agile que
vous... » Il disait aux gendarmes : « Attendez seulement que je
vous montre de quoi je suis capable, moi tout seul contre toute votre
gendarmerie. Vous ne m'aurez pas, vous ne me prendrez pas vivant... » Puis
il y avait, là-haut, le soleil, avec quoi il faut compter, et le vent qui porte
l'odeur de l'homme dans les narines des bêtes si l'on ne prend pas garde de se
placer au bon endroit, de déjouer ses intentions ; et le brouillard. C'est
un rude adversaire. Il brouille effectivement toutes les pistes et voilà que,
voulant gagner l'arête, on tourne en rond, des heures, autour d'un rocher. Nous
étions dans le brouillard, nous tournions autour du rocher, nous sentions sur
notre peau son humidité collante.
— Voilà Ramuz, pensais-je. C'est
ainsi qu'il écrit, c'est ainsi qu'il conte, avec cette force de persuasion,
avec ces mots qui se répètent, qui entrent en nous avec tout leur poids, avec
toutes leurs couleurs, avec leurs angles vifs qui nous blessent ou leur peau
lisse qui nous caresse. Je fermais les yeux pour ne plus voir le braconnier et
j'imaginais que c'était l'autre. J'entendais sa langue à lui. Il disait :
« Il y avait là un rocher avec un peu de mousse dessus, qu'on appelle du
lichen. Il racla un peu le lichen. Il dit : — C'est bon pour guérir les
maladies... » Voilà ce que racontait le braconnier mais j'entendais
maintenant l'autre voix, celle de l'autre poète, celle de tous ces hommes
d'ici, de tous ceux qui sont vrais, de tous ceux qui parlent pour faire voir
les choses, pour faire toucher les herbes et le pelage des bêtes, pour faire
sentir la chaleur du soleil dont piquent les aiguilles et l'humidité du
brouillard qui vous colle les cheveux aux tempes avec des aigrettes de givre.
Tous ces poètes qui s'ignorent mais qui portent, en eux, vivant, tout leur
petit monde, les bêtes, les arbres avec leurs formes, leurs couleurs, leurs
parfums, les rochers, et les uns sont lisses, et les autres, rugueux parce
qu'ils ont été cassés pas des éboulements, et le ciel qui tantôt nous aide et
tantôt nous combat, qui fourmille d'étoiles, certaines nuits de juin, comme une
prairie en fleurs.
Je comprenais bien, de la sorte,
pourquoi l'œuvre du poète vaudois possédait de si sûres vertus montagnardes et
je m'expliquais, sans avoir besoin de recourir à la philosophie, son caractère
de poésie verbale, son accent d'épopée rustique. Là-haut, à Chandolin, puis à
Lens, Ramuz s'est imprégné de récits paysans. Il a pris le ton des conteurs
villageois, de ces hommes qui sortent intacts du fond des temps. Ajoutant à
leur secret le don si remarquable de choisir et le sens des proportions qui
font l'artiste, il s'éleva, de poèmes en poèmes, vers ce haut degré de
perfection que nous lui avons vu atteindre. Goût du primitif et de
l'élémentaire qui trouve en ce pays primitif une si parfaite
correspondance ; expression directe des conteurs populaires sur quoi se
greffent les raffinements d'un tempérament d'artiste et d'un esprit extrêmement
cultivé. On voit bien que toutes les conditions sont remplies pour que puissent
naître des chefs-d'œuvre.
Que l'on ne demande point à ces
ouvrages de nous présenter des images exactes d'une race si particulière. Dans
la mesure même où Ramuz s'éloignait d'un réalisme de microscope, tandis qu'il
quêtait des signes et des symboles, l'immédiate vérité lui échappait en faveur
d'une vérité plus humaine et plus universelle. Le génie de Ramuz ne se trouve
pas en ce Village dans la Montagne, d'une si parfaite justesse. Il ne se
laisse que pressentir dans Jean-Luc
et le Feu
Cheyseron devenu Séparations des Races. Il éclate, en revanche, dans
le Règne de l'Esprit Malin
parce qu'il fallait
pour mener à bien une telle réussite, plus qu'un œil attentif et davantage
qu'une plume habile. Ramuz n'aimait pas Derborence parce que Derborence
se rapproche par trop d'un livre bien
écrit. Qui ne voit pourtant, derrière cette limpide écriture, un drame d'un
intérêt suprême ? Celui de l'amour vainqueur du mal et de la mort ?
Tandis que parlait le braconnier, dans l'auberge villageoise, et que je
confondais un peu les deux hommes, m'apparaissaient enfin leurs différences.
L'un n'était rien de plus que le produit, en somme, du sol, d'une race, d'un
climat, d'une histoire et d'une géographie. « On est ce qu'on est, on est
ce que le pays nous a fait... » Mais l'autre, malgré ses inclinations et
ses goûts, échappait toutes définitions. Dans le moment même ou l'on croyait le
mieux saisir son appartenance à un coin du monde, on surprenait dans le coin de
son œil une lumière insolite. Il écoutait, il enregistrait, mais il jugeait. Il
était à la fois dedans et dehors, au centre et dans la périphérie. Ce qu'il
entendait et qui, visiblement, le passionnait, déjà n'était plus pour lui que
la première marche d'un escalier. Cette histoire, cet homme qui tourne en rond
sur lui-même, n'est-ce pas l'histoire même de l'homme qui ne parvient jamais à
échapper à ses misères ? Il voudrait gagner la cime mais ses misères le
retiennent prisonnier dans le bas-fond. Non, les deux poètes ne vivaient plus
sur le même plan. L'un contait avec bonheur ce qui lui était arrivé – et l'autre, au fur et à mesure, transposait. Il prenait ce
petit incident d'une vie au ras du sol où il le trouvait ; il captait
l'image de ce pauvre homme à la taille trop mesurée ; il jetait au fond de
sa mémoire la couleur de cette journée mais, d'un coup d'aile, s'envolait,
portant ces humbles vérités terrestres, quotidiennes, familières, jusqu'aux
lieux où elles ne risquent plus d'être atteintes par le temps.
Maurice Zermatten, in Connaissance de Ramuz