mardi 7 juin 2016

En écrivant... Georges Bernanos, Nous nous sauverons ou nous périrons ensemble

Le moindre fléchissement de l'opinion chrétienne moyenne peut avoir des conséquences sociales et culturelles d'une prodigieuse gravité. N'est-ce pas un tel fléchissement qui menace aujourd'hui de mettre le génie de la France, héritière de la civilisation hellénique, au service d'un humanisme inhumain ? On vous répète sans cesse, pour les besoins de la propagande, qu'un retour aux principes chrétiens sauverait le monde, et l'on prétend vous en donner pour preuves les maximes de l'Évangile. Mais les principes à eux seuls ne sauraient sauver personne ; les principes ne sauvent pas sans les hommes. J'aime mieux vous dire qu'à un certain point de fléchissement, à un certain degré d'adultération, les bons principes ruineront le monde beaucoup plus sûrement que les mauvais. Croyez-moi si vous voulez, que m'importe ! Je ne vous demande pas de partager ma foi. C'est dans l'intérêt des sociétés menacées que je les invite à voir le danger là où il est, non dans la subversion des Forces du Mal, mais dans la corruption des Forces du Bien
Qu'on le déplore ou non, il n'y a rien de mieux à opposer aux morales nouvelles que la morale chrétienne, et vous auriez tort de croire que les premières ne sauraient rien opposer de valable à la seconde, comme si les maximes de l'Évangile étaient des axiomes d'Euclide ! À bien des égards, au contraire, la doctrine évangélique est un paradoxe, un défi ; elle a paru telle jadis. Le caractère sacré de la personne humaine est une thèse plus difficile à soutenir que la thèse contraire, la dépendance absolue de l'individu à la communauté. Il paraît qu'on commence à se débarrasser en Allemagne, par la méthode de l'euthanasie, des infirmes et des débiles mentaux. Pour les mêmes raisons, on pourrait détruire aussi beaucoup d'autres produits moins tarés, mais qui risquent de coûter à la Société plus qu'ils ne rapportent. Un raisonnement analogue conduirait à supprimer une partie des pauvres, notamment ceux auxquels une longue hérédité familiale de pauvreté laisse peu de chances d'accéder par leurs propres forces à un sort meilleur. Après tout, cette sorte d'épuration des mal-fichus se justifie tout autant que l'épuration des mal-pensants. Si vous n'étiez pas chrétiens, s'il ne coulait dans vos veines le sang de l'antique chrétienté, elle ne scandaliserait pas plus vos consciences que le meurtre d'un esclave n'eût révolté jadis un citoyen de Rome ou de Carthage. Et si vous ne prétendez opposer à cette logique féroce que la lettre de l'Évangile, vous êtes battus d'avance, mes chers amis. Le diable est le plus grand des logiciens ; il n'y a pas de logique comparable à la logique de l'Enfer. N'attendez donc aucun secours de la lettre ; l'esprit seul peut vous sauver. Croyants ou incroyants, tout affaiblissement de l'esprit chrétien est une catastrophe pour chacun de vous. Devant le péril qui nous menace, nous sommes solidaires : nous nous sauverons ou nous périrons ensemble. 
Le mot de charité n'a peut-être pas, pour beaucoup d'entre vous, un sens très précis, n'importe ! Chaque parcelle de la divine charité du Christ est aujourd'hui plus précieuse à votre sécurité – votre sécurité, dis-je – que tout le numéraire enfermé dans les caisses de la Banque nationale américaine. Sans elle, les masses chrétiennes, si disciplinées en apparence derrière leurs pasteurs et que vous regardez marcher au pas dans les congrès eucharistiques, ne vaudraient pas grand-chose pour votre défense. Ce qu'elles vous montrent n'est rien, moins que rien, une pâte grossière, dont vous ne voyez pas le levain. Vous n'avez d'yeux que pour les jeunes sportifs, les marguilliers, les notables, le tambour et la musique. Peut-être remarquerez-vous le dais somptueux comme un étendard, avec ses franges et ses panaches ? Cela n'est rien encore. Il y a sous ce dais une minuscule hostie blanche, certainement invisible de la place où vous êtes. Bon ! N'attendez pas de moi que je m'égare ici en phrases émouvantes, attendrissantes ; ce que je pense de ce qui m'est mille fois plus cher que la vie ne vous regarde pas, je n'ai nullement l'intention de vous convertir ou de vous édifier, je souhaite me faire entendre de tout homme raisonnable, c'est-à-dire capable d'accepter loyalement les résultats d'une expérience... Il y a donc cette minuscule hostie. Et il y a encore, perdus çà et là, dans cette foule énorme, des gens qui passent sûrement inaperçus de vous, de vieux prêtres timides, des hommes, des femmes, des petits enfants sages ou non, qu'importe ! Ne les cherchez pas parmi ceux qui montrent le blanc de l'œil, tirent la langue, avec des grimaces extasiées. Ce qu'ils ont dans le cœur s'exprime rarement sur leurs traits, et d'ailleurs ils ne savent pas ce qu'ils ont dans le cœur ; Dieu le sait. Entre l'hostie blanche et cette humanité si peu digne de l'attention des observateurs et de l'objectif des caméras, il y a un échange mystérieux ; voilà ce qui compte, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. 
De quelque manière que vous expliquiez le fait, il s'impose, il s'est toujours imposé au cours des âges. Sitôt que se trouve menacée, non les trésors de l'Église ou ses prestiges, mais sa Foi, les pauvres diables insignifiants dont je parle deviennent des Martyrs, vous le savez aussi bien que moi. Ils disent tranquillement : Non ! à des Puissants que la veille encore ils saluaient humblement ; et d'ailleurs le Non ! qu'ils leur opposent est aussi humble que leur salut, mais implacable, inflexible, inexorable. Le doux entêtement de ces prédestinés a fait couler plus de sang le leur que tout l'orgueil des conquérants. Et, fait plus surprenant encore donnez-en les raisons qu'il vous plaira, que m'importe ! on voit alors peu à peu fermenter la pâte grossière dont ils étaient le levain. Les dévots deviennent indulgents, les dévotes charitables, les avares prodigues, les casuistes simples comme des enfants, les calculateurs courent au risque, les prélats politiques perdent leur astuce, et les Tyrans, maîtres des palais et des basiliques pavées d'or, entendent tout à coup avec stupeur, avec angoisse, avec épouvante, la vieille Église rajeunie qui chante au fond des catacombes. Oh ! pardon, vous pouvez me reprocher ce ton lyrique car ce n'est pas du tout le poète que je me propose d'émouvoir en vous. J'aurais pu aussi bien dire plus simplement que la chrétienté ne donne que dans l'épreuve l'exacte mesure de sa force. Ce n'est pas le malheur qui la rend forte, mais il y remet chacun à sa place, et les saints au premier rang.
Georges Bernanos, in Lettre aux Anglais