Le moindre fléchissement de l'opinion
chrétienne moyenne peut avoir des conséquences sociales et culturelles d'une
prodigieuse gravité. N'est-ce pas un tel fléchissement qui menace aujourd'hui
de mettre le génie de la France, héritière de la civilisation hellénique, au
service d'un humanisme inhumain ? On vous répète sans cesse, pour les
besoins de la propagande, qu'un retour aux principes chrétiens sauverait le monde, et l'on
prétend vous en donner pour preuves les maximes de l'Évangile. Mais les principes
à eux seuls ne sauraient sauver personne ; les principes ne sauvent pas
sans les hommes. J'aime mieux vous dire qu'à un certain point de fléchissement,
à un certain degré d'adultération, les bons principes ruineront le monde
beaucoup plus sûrement que les mauvais. Croyez-moi si vous voulez, que
m'importe ! Je ne vous demande pas de partager ma foi. C'est dans
l'intérêt des sociétés menacées que je les invite à voir le danger là où il
est, non dans la subversion des Forces du
Mal, mais dans la corruption des Forces
du Bien.
Qu'on le déplore ou non, il n'y a rien de mieux à opposer aux
morales nouvelles que la morale chrétienne, et vous auriez tort de croire que
les premières ne sauraient rien opposer de valable à la seconde, comme si les
maximes de l'Évangile étaient des axiomes d'Euclide ! À bien des égards,
au contraire, la doctrine évangélique est un paradoxe, un défi ; elle a
paru telle jadis. Le caractère sacré de la personne humaine est une thèse plus
difficile à soutenir que la thèse contraire, la dépendance absolue de
l'individu à la communauté. Il paraît qu'on commence à se débarrasser en
Allemagne, par la méthode de l'euthanasie, des infirmes et des débiles mentaux.
Pour les mêmes raisons, on pourrait détruire aussi beaucoup d'autres produits
moins tarés, mais qui risquent de coûter à la Société plus qu'ils ne
rapportent. Un raisonnement analogue conduirait à supprimer une partie des
pauvres, notamment ceux auxquels une longue hérédité
familiale de pauvreté laisse peu de chances d'accéder par leurs propres forces
à un sort meilleur. Après tout, cette sorte d'épuration des mal-fichus se justifie
tout autant que l'épuration des mal-pensants. Si vous n'étiez pas chrétiens,
s'il ne coulait dans vos veines le sang de l'antique chrétienté, elle ne
scandaliserait pas plus vos consciences que le meurtre d'un esclave n'eût
révolté jadis un citoyen de Rome ou de Carthage. Et si vous ne prétendez
opposer à cette logique féroce que la lettre de l'Évangile, vous êtes battus
d'avance, mes chers amis. Le diable est le plus grand des logiciens ; il
n'y a pas de logique comparable à la logique de l'Enfer. N'attendez donc aucun
secours de la lettre ; l'esprit seul peut vous sauver. Croyants ou
incroyants, tout affaiblissement de l'esprit chrétien est une catastrophe pour chacun
de vous. Devant le péril qui nous menace, nous sommes solidaires : nous
nous sauverons ou nous périrons ensemble.
Le mot de charité n'a peut-être pas,
pour beaucoup d'entre vous, un sens très précis, n'importe ! Chaque
parcelle de la divine charité du Christ est aujourd'hui plus précieuse à votre
sécurité – votre sécurité, dis-je – que tout le numéraire enfermé dans les
caisses de la Banque nationale américaine. Sans elle, les masses chrétiennes,
si disciplinées en apparence derrière leurs pasteurs et que vous regardez
marcher au pas dans les congrès eucharistiques, ne vaudraient pas grand-chose
pour votre défense. Ce qu'elles vous montrent n'est rien, moins que rien, une
pâte grossière, dont vous ne voyez pas le levain. Vous n'avez d'yeux que pour les jeunes sportifs,
les marguilliers, les notables, le tambour et la musique. Peut-être
remarquerez-vous le dais somptueux comme un étendard, avec ses franges et ses
panaches ? Cela n'est rien encore. Il y a sous ce dais une minuscule
hostie blanche, certainement invisible de la place où vous êtes. Bon !
N'attendez pas de moi que je m'égare ici en phrases émouvantes, attendrissantes ;
ce que je pense de ce qui m'est mille fois plus cher que la vie ne vous regarde
pas, je n'ai nullement l'intention de vous convertir ou de vous édifier, je
souhaite me faire entendre de tout homme raisonnable, c'est-à-dire capable
d'accepter loyalement les résultats d'une expérience... Il y a donc cette
minuscule hostie. Et il y a encore, perdus çà et là, dans cette foule énorme, des
gens qui passent sûrement inaperçus de vous, de vieux prêtres timides, des
hommes, des femmes, des petits enfants – sages ou non, qu'importe ! Ne
les cherchez pas parmi ceux qui montrent le blanc de l'œil, tirent la langue,
avec des grimaces extasiées. Ce qu'ils ont dans le cœur s'exprime rarement sur
leurs traits, et d'ailleurs ils ne savent pas ce qu'ils ont dans le cœur ;
Dieu le sait. Entre l'hostie blanche et cette humanité si peu digne de l'attention
des observateurs et de l'objectif des caméras, il y a un échange mystérieux ;
voilà ce qui compte, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
De quelque
manière que vous expliquiez le fait, il s'impose, il s'est toujours imposé au
cours des âges. Sitôt que se trouve menacée, non les trésors de l'Église ou ses
prestiges, mais sa Foi, les pauvres diables insignifiants dont je parle deviennent des Martyrs, vous le savez aussi
bien que moi. Ils disent tranquillement : Non ! à des Puissants que la veille encore ils saluaient
humblement ;
et d'ailleurs le Non ! qu'ils leur opposent est
aussi humble que leur salut, mais implacable,
inflexible, inexorable. Le doux entêtement de ces
prédestinés a fait couler plus de sang – le leur – que
tout l'orgueil des conquérants.
Et, fait plus
surprenant encore – donnez-en les raisons qu'il
vous plaira, que m'importe ! – on voit alors peu à peu fermenter la pâte grossière dont ils étaient le levain. Les dévots deviennent indulgents, les dévotes charitables, les avares prodigues, les casuistes simples comme
des enfants, les calculateurs courent au risque,
les prélats politiques perdent leur astuce, et les Tyrans, maîtres des palais et des basiliques pavées d'or, entendent tout à coup avec stupeur, avec angoisse, avec épouvante, la
vieille Église rajeunie
qui chante au fond
des catacombes. Oh ! pardon, vous pouvez
me reprocher ce ton lyrique – car ce n'est pas du tout le poète que
je me propose d'émouvoir en vous. J'aurais pu aussi bien dire plus simplement
que la chrétienté
ne donne que dans
l'épreuve l'exacte mesure de sa force. Ce
n'est pas le malheur qui la rend forte, mais il y remet chacun à sa place, et les saints au premier rang.
Georges Bernanos, in Lettre
aux Anglais