Si votre seule prière en cette vie était ‘merci’ , cela suffirait.
Maître Eckhart
Tout a commencé par un crissement de pneus sur le goudron brûlant du Sud
du Portugal. En une seconde, mon meilleur ami était mort sous mes yeux dans un
accident de moto. Je me souviens parfaitement de tous les détails terribles de
ce que j'ai dû faire alors : suivre
l'ambulance dans un état second, le reconnaître et l'embrasser une dernière
fois à la morgue, prévenir sa famille, rapatrier son corps. Revenu en France, immédiatement après ses obsèques, je me suis enfui du
monde, et je suis allé me réfugier dans un monastère bénédictin, non loin de
Toulouse où nous étions tous deux de jeunes médecins, internes dans le même hôpital.
Passé la souffrance et la détresse inconsolable des premiers jours, j'y
ai senti peu à peu quelque chose
d'étrange grandir en moi, de l'ordre de la consolation. Sa mort et ma
peine étaient toujours là, mais il
y avait aussi autre chose, que je ne sais toujours pas nommer, qui rendait tout
cela supportable et vivable.
Sans doute était-ce la consolation apportée par l'esprit
qui – toujours – souffle dans les monastères.
On parle souvent de l'attrait de notre société pour la spiritualité et
les lieux de spiritualité. De plus en plus de cadres et de dirigeants stressés
viennent y faire retraite, y tenir des séminaires de travail, ou un improbable
mélange des deux. Ni pèlerins, ni dévots, ni croyants en recherche, que
viennent-ils y chercher ?
S'agit-il d'une simple mode ? C'est
possible. Mais j'y vois plus qu'un mouvement superficiel. Cocteau disait : « Le
superficiel, c'est le profond qui remonte à la surface ». Et ce profond, c'est l'éternelle
aspiration de l'âme humaine à
trouver des réponses aux mystères de l'existence et de l'univers, ou à
sentir que ces réponses existent, à les frôler, à entendre leur murmure.
Il me semble
aussi qu'il y a dans cet attrait quelque chose de tout aussi troublant, le
sentiment que les lieux de spiritualité sont à même de nous soigner et de nous
guérir des maladies de nos temps modernes, de nous aider à nous libérer des
errements qui caractérisent notre époque : carences de l'âme, obsession de soi et peur du
mystère.
Nous vivons
dans des sociétés matérialistes, privilégiant des valeurs telles que le statut,
la possession, la compétition. Toutes les sociétés humaines ont hébergé et nourri ces valeurs, mais la nôtre le fait
à un point d'intensité qui devient dangereux et menaçant.
Nos sociétés
et leurs valeurs nous détournent de nous-mêmes et de toute forme de vie
intérieure, pour nous attirer dans un environnement – réel ou
virtuel – séduisant, facile et tapageur : déluge de distractions et
d'informations accessibles à tout instant, tout de suite, aisément. Pourquoi
réfléchir et se recueillir, puisque tout – émotions et réflexions – est déjà prémâché, prépensé, à portée
d'écran et de clic ?
Nos sociétés sont aussi
caractérisées par une agitation constante, musique dans toutes les oreilles,
publicités à tous les horizons, par une obsession de vitesse, de réactivité,
par une multiplicité de sollicitations et d'interruptions qui
engendrent de grandes tendances à la tension, la dispersion.
Nos sociétés sont marquées, enfin,
par l'obsession de la rentabilité immédiate :
tout doit être intéressant, fructueux,
efficace, facile, gratifiant, et cela immédiatement.
Tranquillement, sans faire de
bruit, les monastères nous proposent des antidotes, des compensations à toutes
ces carences. Parce qu'ils ne sont pas du tout « contemporains », pas du tout
modernes. Pas de musique d'ambiance au réfectoire, pas d'Internet dans les cellules des moines ou des retraitants. Pas
de garantie, de quoi que ce soit. Venez, priez et voyez. Et c'est parfait
ainsi.
Nos sociétés souffrent aussi
d'égotisme galopant. Le grand et salvateur mouvement qui prit naissance dans
les années 1960, et qui voulait rééquilibrer les droits des individus
par rapport à ceux, tyranniques, des collectifs (familles, entreprises,
nations), a aujourd'hui abouti à des excès en sens inverse. Le tout-à-l'ego est devenu la
règle, chacun se photographie, promeut son image, les publicités flattent
hypocritement cette fibre en nous rappelant que nous le valons bien et que nous sommes tous uniques et
formidables, tels que nous sommes, sans effort. Nous sommes donc bons,
intelligents et merveilleux, et ceux qui ne le voient pas sont des myopes ou
des jaloux. Mensonges...
Dans les monastères, à l'inverse,
on découvre les vertus de l'humilité. Qui n'a rien à voir avec masochisme ou désamour de soi. Je me souviens de mon étonnement au cours de mon premier séjour
lorsque je découvris dans la bibliothèque du monastère des ouvrages dont
l'auteur était absolument et volontairement anonyme : Un moine chartreux. Je me souviens de mon petit vertige admiratif face à
ce désir d'effacement, recentrant sur l'essentiel, qui n'est pas de savoir qui
a écrit le livre, mais ce que ce dernier nous dit et nous apporte. Et petite
leçon au passage : peut-être serai-je vraiment humble le jour où je
signerai mes livres par un simple : Un psychiatre ?
Mais il y a bien d'autres leçons à
retirer de la rencontre avec une communauté monastique.
Tous vêtus de
la même façon, les moines sont identiques au premier coup d'œil. Mais en les
côtoyant, on découvre que leur uniformité n'est qu'apparente : elle met en valeur leur visage et
leur regard, sans la distraction tapageuse de vêtements différenciateurs mais
détournant finalement de l'essentiel de la personne. Je me souviens étonnamment
de ces visages extraordinaires, pour la plupart d'entre eux sans leur avoir
parlé. Parce qu'ils étaient tous habités. Nietzsche écrivait à propos des chrétiens : « Pour que je puisse croire en leur Sauveur, il faudrait
qu'ils aient des têtes de sauvés ! » Un simple séjour en monastère fait vaciller ce genre
de phrase.
Les moines ne
possèdent presque rien, puisqu'ils ont fait vœu de pauvreté. Ils ont accepté de
se dépouiller de tout l'inutile pour s'attacher à l'essentiel. Ils nous invitent et nous encouragent
(car nous en avons peur) à
nous dépouiller nous aussi de tout ce qui nous encombre. Car se dépouiller,
c'est s'alléger et non s'appauvrir, comme on le croit souvent.
Le poète
Christian Bobin écrit ceci : « J'ai enlevé
beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s'est rapproché pour voir ce qui
se passait »1. Dans les monastères, on renonce à ces choses inutiles ; cela est vrai même pour ces hôtes
transitoires que sont les retraitants. Et c'est pour cela qu'on sent alors le
souffle de Dieu au-dessus de notre épaule. Ce renoncement, c'est comme le
crépuscule, lorsque le soleil se retire, et qu'on croit perdre quelque chose,
et qu'on découvre que non, c'est l'inverse : il y a maintenant dans le ciel des milliers de
soleils, des milliers d'étoiles qu'on ne voyait pas dans la lumière pleine du
grand jour.
L'autre
inutile que les monastères nous invitent à enlever est celui des bavardages de la parole. La
parole n'est pas inutile, mais beaucoup de ce que nous disons l'est parfois.
Dans le silence des monastères, la parole se retire et laisse nos cœurs à nu. Tout peut alors nous arriver.
Les monastères
sont des lieux de mystère :
on y côtoie des réponses à
toutes nos questions et toutes nos angoisses, mais sans que celles-ci
soient clairement formulées, ni facilement compréhensibles par notre seule
raison, notre seule intelligence. Nous autres modernes n'aimons guère les
mystères, sauf si ce sont de faux mystères, en réalité seulement des énigmes,
dont nous cherchons et trouvons la solution. Dans un monastère, pas d'énigme à résoudre, seulement un mystère à accepter, celui de la foi.
La foi ne
peut être appréhendée comme le
reste. La philosophe Simone
Weil note ainsi :
« Quand on écoute du Bach ou une mélodie grégorienne,
toutes les facultés
de l'âme se tendent ou se taisent, pour appréhender cette chose parfaitement belle, chacune à sa façon. L’intelligence entre autres :
elle n'y trouve rien à affirmer et à nier, mais elle s'en nourrit. La foi ne
doit-elle pas être une adhésion de cette espèce ? On dégrade les mystères de la foi
en en faisant un objet d'affirmation
ou de négation, alors qu'ils doivent être un objet de contemplation »2.
Face au mystère, l'intelligence
habituelle, cette clé universelle avec laquelle nous ouvrons toutes
les portes de la vie, doit reculer. Elle doit faire place à la confiance et à l’espérance.
Les certitudes matérielles doivent faire place aux certitudes spirituelles,
dans lesquelles le doute s'infiltre bien sûr avec facilité
et régularité, ce qui en fait la faiblesse et la grandeur. Écoutons encore Bobin : « Je n'aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d'une valeur sûre. Je n’aime pas non plus ceux qui en parlent comme d'une infirmité de l'intelligence. Je n'aime pas ceux qui savent,
j'aime ceux qui aiment »3.
Les monastères sont des lieux où
l'on chante les psaumes, du matin au soir, tous les jours de l'année. Et nul ne
peut ressortir intact de l'écoute attentive des psaumes, de leur écoute
sincère.
Je me souviens parfaitement du
choc des premiers offices, lors de ma retraite initiale, et de la force
incroyable de la parole portée par les psaumes. J'en étais cloué sur mon banc. Avec les Psaumes,
c'est Dieu qui plongeait sa main dans mon cœur et mes tripes pour les secouer, les
réveiller, me ressusciter. J'étais dans l'état que décrit Bobin : « Du buisson ardent des Évangiles, le prêtre retira ensuite un brandon qu'il jeta sur
l'assistance : "qui aime son âme la
perdra". J'étais si présent à tout que ma tête soudain s'arracha à mon
corps et traversa l'église comme un boulet de
canon, pulvérisant un vitrail et le mur de la mort »4.
Ces cris de détresse ou de
louange, ces interpellations à Dieu m'ont marqué pour toujours. J'en ai
retrouvé toute la force et la fraîcheur des années plus tard, en les lisant dans
la traduction de Paul Claudel : « Et alors, Seigneur, c'est pour toujours ? ça va durer
longtemps que Tu m'oublies et que Tu détournes de moi la figure ? » (Psaume XII). Ou bien : « Tu l'as remarqué, Seigneur, ce
bonhomme dans le désespoir qui est en train d'espérer ? » (Psaume XXX)5.
Beaucoup de personnes, ce fut mon
cas, commencent par venir au monastère parce qu'elles souffrent ou qu'elles
sont perdues. Elles n'obtiennent au début que de drôles de réponses, ou de
non-réponses. Et elles ne trouveront ni explication ni guérison, mais bien
mieux encore : la consolation. Et l'entrée dans un autre monde...
Tout cela se fera sans effort
autre que celui d'une présence suffisamment sincère et prolongée : alors, par osmose et contagion, la foi des moines ou
des moniales pénétrera en elles. Il faut pour cela tout prendre, tout avaler,
tout renifler et tout observer. Toute la sensorialité brute de cet univers : odeur de l'encens, bruissements des robes des moines
lorsqu'ils se déplacent de leur pas silencieux, lumière de la nef changeante à
toutes les heures du jour, scintillement lointain de la bougie du tabernacle.
Rester avec les orants, longtemps après la fin des complies, dans le silence habité
de l'église abbatiale, dans le sillage des chants grégoriens, dont le souvenir
chante encore, longtemps après leur fin. Ne pas laisser une miette, tout
prendre de cela. Comprendre que par cette seule présence, persévérante,
enfantine, il nous est donné d'accéder a une forme supérieure d'apprentissage
du divin, et que cela ne peut avoir lieu qu'ici.
Aujourd'hui,
je ressens une gratitude immense envers les communautés monastiques qui m'ont accueilli,
sans rien me demander, sans rien exiger de moi, mais qui m'ont tant donné et
tant permis.
Gratitude
aussi envers toutes les autres : celles, du présent ou
du passé, qui ne m'ont pas accueilli parce que je n'ai pas frappé à leur porte,
mais dont la simple existence sur cette terre
m'a aidé, j'en suis sûr.
Gratitude
d'autant plus grande que je ne méritais bien évidemment pas toutes les grâces offertes. Mais je me suis trouvé un frère en la
personne de Théotime,
moine imaginaire né de l'imagination
inspirée du talentueux frère Denis, hôtelier qui m'accueillit à la porte de l'abbaye bénédictine de Saint-Benoît d'En-Calcat, dans la
Montagne Noire, où je vécus ma première et plus fabuleuse retraite, dans
laquelle j'entrai démonté et désemparé, et
dont je sortis ressuscité.
Voici ce que
disait Théotime
et à quoi je n'ai rien, absolument rien, à ajouter :
« Mes frères m'accordent le droit d'asile dans la
communauté. Je suis un paresseux et je mange
tous les jours à la table qu'ils me préparent et me servent. Je suis un errant
du cœur et de l'esprit, un vagabond qui s'égare sur les routes dangereuses ou
interdites et ils m'abritent sous leur toit, je suis un impie à la foi
chancelante, à la religion intermittente, et je peux me cacher parmi eux à
l'église quand ils prient et chantent »6.
Christophe André, in L’Esprit des Monastères, Silence et présence
1. Christian Bobin, Ressusciter, Gallimard, 2001.
2. Simone Weil, La
Pesanteur et la grâce,
Plon, 1988.
3. Christian Bobin, Autoportrait
au radiateur, Gallimard, 1997.
4. Christian Bobin, Une
bibliothèque de nuages, Lettres Vives, 1986.
5. Paul
Claudel, Psaumes, Téqui,
1986.
6. Frère Denis Robert, Théotime, Chroniques de la vie monastique,
Karthala, 1998.