lundi 20 juin 2016

En préfaçant... Christophe André, Monastères, lieux d'apprentissage du Divin


Si votre seule prière en cette vie était ‘merci’ , cela suffirait.
Maître Eckhart

Tout a commencé par un crissement de pneus sur le goudron brûlant du Sud du Portugal. En une seconde, mon meilleur ami était mort sous mes yeux dans un accident de moto. Je me souviens parfaitement de tous les détails terribles de ce que j'ai dû faire alors : suivre l'ambulance dans un état second, le reconnaître et l'embrasser une dernière fois à la morgue, prévenir sa famille, rapatrier son corps. Revenu en France, immédiatement après ses obsèques, je me suis enfui du monde, et je suis allé me réfugier dans un monastère bénédictin, non loin de Toulouse où nous étions tous deux de jeunes médecins, internes dans le même hôpital.
Passé la souffrance et la détresse inconsolable des premiers jours, j'y ai senti peu à peu quelque chose d'étrange grandir en moi, de l'ordre de la consolation. Sa mort et ma peine étaient toujours là, mais il y avait aussi autre chose, que je ne sais toujours pas nommer, qui rendait tout cela supportable et vivable.
Sans doute était-ce la consolation apportée par l'esprit qui toujours souffle dans les monastères.
On parle souvent de l'attrait de notre société pour la spiritualité et les lieux de spiritualité. De plus en plus de cadres et de dirigeants stressés viennent y faire retraite, y tenir des séminaires de travail, ou un improbable mélange des deux. Ni pèlerins, ni dévots, ni croyants en recherche, que viennent-ils y chercher ? S'agit-il d'une simple mode ? C'est possible. Mais j'y vois plus qu'un mouvement superficiel. Cocteau disait : « Le superficiel, c'est le profond qui remonte à la surface ». Et ce profond, c'est l'éternelle aspiration de l'âme humaine à trouver des réponses aux mystères de l'existence et de l'univers, ou à sentir que ces réponses existent, à les frôler, à entendre leur murmure.
Il me semble aussi qu'il y a dans cet attrait quelque chose de tout aussi troublant, le sentiment que les lieux de spiritualité sont à même de nous soigner et de nous guérir des maladies de nos temps modernes, de nous aider à nous libérer des errements qui caractérisent notre époque : carences de l'âme, obsession de soi et peur du mystère.
Nous vivons dans des sociétés matérialistes, privilégiant des valeurs telles que le statut, la possession, la compétition. Toutes les sociétés humaines ont hébergé et nourri ces valeurs, mais la nôtre le fait à un point d'intensité qui devient dangereux et menaçant.
Nos sociétés et leurs valeurs nous détournent de nous-mêmes et de toute forme de vie intérieure, pour nous attirer dans un environnement réel ou virtuel séduisant, facile et tapageur : déluge de distractions et d'informations accessibles à tout instant, tout de suite, aisément. Pourquoi réfléchir et se recueillir, puisque tout émotions et réflexions est déjà prémâché, prépensé, à portée d'écran et de clic ?
Nos sociétés sont aussi caractérisées par une agitation constante, musique dans toutes les oreilles, publicités à tous les horizons, par une obsession de vitesse, de réactivité, par une multiplicité de sollicitations et d'interruptions qui engendrent de grandes tendances à la tension, la dispersion.
Nos sociétés sont marquées, enfin, par l'obsession de la rentabilité immédiate : tout doit être intéressant, fructueux, efficace, facile, gratifiant, et cela immédiatement.
Tranquillement, sans faire de bruit, les monastères nous proposent des antidotes, des compensations à toutes ces carences. Parce qu'ils ne sont pas du tout « contemporains », pas du tout modernes. Pas de musique d'ambiance au réfectoire, pas d'Internet dans les cellules des moines ou des retraitants. Pas de garantie, de quoi que ce soit. Venez, priez et voyez. Et c'est parfait ainsi.
Nos sociétés souffrent aussi d'égotisme galopant. Le grand et salvateur mouvement qui prit naissance dans les années 1960, et qui voulait rééquilibrer les droits des individus par rapport à ceux, tyranniques, des collectifs (familles, entreprises, nations), a aujourd'hui abouti à des excès en sens inverse. Le tout-à-l'ego est devenu la règle, chacun se photographie, promeut son image, les publicités flattent hypocritement cette fibre en nous rappelant que nous le valons bien et que nous sommes tous uniques et formidables, tels que nous sommes, sans effort. Nous sommes donc bons, intelligents et merveilleux, et ceux qui ne le voient pas sont des myopes ou des jaloux. Mensonges...
Dans les monastères, à l'inverse, on découvre les vertus de l'humilité. Qui n'a rien à voir avec masochisme ou désamour de soi. Je me souviens de mon étonnement au cours de mon premier séjour lorsque je découvris dans la bibliothèque du monastère des ouvrages dont l'auteur était absolument et volontairement anonyme : Un moine chartreux. Je me souviens de mon petit vertige admiratif face à ce désir d'effacement, recentrant sur l'essentiel, qui n'est pas de savoir qui a écrit le livre, mais ce que ce dernier nous dit et nous apporte. Et petite leçon au passage : peut-être serai-je vraiment humble le jour où je signerai mes livres par un simple : Un psychiatre ?
Mais il y a bien d'autres leçons à retirer de la rencontre avec une communauté monastique.
Tous vêtus de la même façon, les moines sont identiques au premier coup d'œil. Mais en les côtoyant, on découvre que leur uniformité n'est qu'apparente : elle met en valeur leur visage et leur regard, sans la distraction tapageuse de vêtements différenciateurs mais détournant finalement de l'essentiel de la personne. Je me souviens étonnamment de ces visages extraordinaires, pour la plupart d'entre eux sans leur avoir parlé. Parce qu'ils étaient tous habités. Nietzsche écrivait à propos des chrétiens : « Pour que je puisse croire en leur Sauveur, il faudrait qu'ils aient des têtes de sauvés ! » Un simple séjour en monastère fait vaciller ce genre de phrase.
Les moines ne possèdent presque rien, puisqu'ils ont fait vœu de pauvreté. Ils ont accepté de se dépouiller de tout l'inutile pour s'attacher à l'essentiel. Ils nous invitent et nous encouragent (car nous en avons peur) à nous dépouiller nous aussi de tout ce qui nous encombre. Car se dépouiller, c'est s'alléger et non s'appauvrir, comme on le croit souvent.
Le poète Christian Bobin écrit ceci : « J'ai enlevé beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s'est rapproché pour voir ce qui se passait »1. Dans les monastères, on renonce à ces choses inutiles ; cela est vrai même pour ces hôtes transitoires que sont les retraitants. Et c'est pour cela qu'on sent alors le souffle de Dieu au-dessus de notre épaule. Ce renoncement, c'est comme le crépuscule, lorsque le soleil se retire, et qu'on croit perdre quelque chose, et qu'on découvre que non, c'est l'inverse : il y a maintenant dans le ciel des milliers de soleils, des milliers d'étoiles qu'on ne voyait pas dans la lumière pleine du grand jour.
L'autre inutile que les monastères nous invitent à enlever est celui des bavardages de la parole. La parole n'est pas inutile, mais beaucoup de ce que nous disons l'est parfois. Dans le silence des monastères, la parole se retire et laisse nos cœurs à nu. Tout peut alors nous arriver.
Les monastères sont des lieux de mystère : on y côtoie des réponses à toutes nos questions et toutes nos angoisses, mais sans que celles-ci soient clairement formulées, ni facilement compréhensibles par notre seule raison, notre seule intelligence. Nous autres modernes n'aimons guère les mystères, sauf si ce sont de faux mystères, en réalité seulement des énigmes, dont nous cherchons et trouvons la solution. Dans un monastère, pas d'énigme à résoudre, seulement un mystère à accepter, celui de la foi.
La foi ne peut être appréhendée comme le reste. La philosophe Simone Weil note ainsi : « Quand on écoute du Bach ou une mélodie grégorienne, toutes les facultés de l'âme se tendent ou se taisent, pour appréhender cette chose parfaitement belle, chacune à sa façon. L’intelligence entre autres : elle n'y trouve rien à affirmer et à nier, mais elle s'en nourrit. La foi ne doit-elle pas être une adhésion de cette espèce ? On dégrade les mystères de la foi en en faisant un objet d'affirmation ou de négation, alors qu'ils doivent être un objet de contemplation »2.
Face au mystère, l'intelligence habituelle, cette clé universelle avec laquelle nous ouvrons toutes les portes de la vie, doit reculer. Elle doit faire place à la confiance et à l’espérance. Les certitudes matérielles doivent faire place aux certitudes spirituelles, dans lesquelles le doute s'infiltre bien sûr avec facilité et régularité, ce qui en fait la faiblesse et la grandeur. Écoutons encore Bobin : « Je n'aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d'une valeur sûre. Je n’aime pas non plus ceux qui en parlent comme d'une infirmité de l'intelligence. Je n'aime pas ceux qui savent, j'aime ceux qui aiment »3.
Les monastères sont des lieux où l'on chante les psaumes, du matin au soir, tous les jours de l'année. Et nul ne peut ressortir intact de l'écoute attentive des psaumes, de leur écoute sincère.
Je me souviens parfaitement du choc des premiers offices, lors de ma retraite initiale, et de la force incroyable de la parole portée par les psaumes. J'en étais cloué sur mon banc. Avec les Psaumes, c'est Dieu qui plongeait sa main dans mon cœur et mes tripes pour les secouer, les réveiller, me ressusciter. J'étais dans l'état que décrit Bobin : « Du buisson ardent des Évangiles, le prêtre retira ensuite un brandon qu'il jeta sur l'assistance : "qui aime son âme la perdra". J'étais si présent à tout que ma tête soudain s'arracha à mon corps et traversa l'église comme un boulet de canon, pulvérisant un vitrail et le mur de la mort »4.
Ces cris de détresse ou de louange, ces interpellations à Dieu m'ont marqué pour toujours. J'en ai retrouvé toute la force et la fraîcheur des années plus tard, en les lisant dans la traduction de Paul Claudel : « Et alors, Seigneur, c'est pour toujours ? ça va durer longtemps que Tu m'oublies et que Tu détournes de moi la figure ? » (Psaume XII). Ou bien : « Tu l'as remarqué, Seigneur, ce bonhomme dans le désespoir qui est en train d'espérer ? » (Psaume XXX)5.
Beaucoup de personnes, ce fut mon cas, commencent par venir au monastère parce qu'elles souffrent ou qu'elles sont perdues. Elles n'obtiennent au début que de drôles de réponses, ou de non-réponses. Et elles ne trouveront ni explication ni guérison, mais bien mieux encore : la consolation. Et l'entrée dans un autre monde...
Tout cela se fera sans effort autre que celui d'une présence suffisamment sincère et prolongée : alors, par osmose et contagion, la foi des moines ou des moniales pénétrera en elles. Il faut pour cela tout prendre, tout avaler, tout renifler et tout observer. Toute la sensorialité brute de cet univers : odeur de l'encens, bruissements des robes des moines lorsqu'ils se déplacent de leur pas silencieux, lumière de la nef changeante à toutes les heures du jour, scintillement lointain de la bougie du tabernacle. Rester avec les orants, longtemps après la fin des complies, dans le silence habité de l'église abbatiale, dans le sillage des chants grégoriens, dont le souvenir chante encore, longtemps après leur fin. Ne pas laisser une miette, tout prendre de cela. Comprendre que par cette seule présence, persévérante, enfantine, il nous est donné d'accéder a une forme supérieure d'apprentissage du divin, et que cela ne peut avoir lieu qu'ici.
Aujourd'hui, je ressens une gratitude immense envers les communautés monastiques qui m'ont accueilli, sans rien me demander, sans rien exiger de moi, mais qui m'ont tant donné et tant permis.
Gratitude aussi envers toutes les autres : celles, du présent ou du passé, qui ne m'ont pas accueilli parce que je n'ai pas frappé à leur porte, mais dont la simple existence sur cette terre m'a aidé, j'en suis sûr.
Gratitude d'autant plus grande que je ne méritais bien évidemment pas toutes les grâces offertes. Mais je me suis trouvé un frère en la personne de Théotime, moine imaginaire né de l'imagination inspirée du talentueux frère Denis, hôtelier qui m'accueillit à la porte de l'abbaye bénédictine de Saint-Benoît d'En-Calcat, dans la Montagne Noire, où je vécus ma première et plus fabuleuse retraite, dans laquelle j'entrai démonté et désemparé, et dont je sortis ressuscité.
Voici ce que disait Théotime et à quoi je n'ai rien, absolument rien, à ajouter : « Mes frères m'accordent le droit d'asile dans la communauté. Je suis un paresseux et je mange tous les jours à la table qu'ils me préparent et me servent. Je suis un errant du cœur et de l'esprit, un vagabond qui s'égare sur les routes dangereuses ou interdites et ils m'abritent sous leur toit, je suis un impie à la foi chancelante, à la religion intermittente, et je peux me cacher parmi eux à l'église quand ils prient et chantent »6.
Christophe André, in L’Esprit des Monastères, Silence et présence

1. Christian Bobin, Ressusciter, Gallimard, 2001.
2. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, Plon, 1988.
3. Christian Bobin, Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997.
4. Christian Bobin, Une bibliothèque de nuages, Lettres Vives, 1986.
5. Paul Claudel, Psaumes, Téqui, 1986.
6. Frère Denis Robert, Théotime, Chroniques de la vie monastique, Karthala, 1998.