jeudi 29 novembre 2018

En espérant… Jean Fourastié, La machine libérera l’homme



[Quelques 70 ans après, cet espoir de libération de l’homme par la machine a pris du plomb dans l’aile… intéressant toutefois de voir à quel point il est difficile d’avoir du recul sur notre propre époque, à quel point l’homme a toujours l’impression de vivre un tournant historique, à quel point l’illusion du progrès est prégnante. Plus prudent, à la même époque, Louis de Broglie fera appel à la "sagesse de la volonté"... ndvi]
Surtout depuis la seconde guerre mondiale, l'idée s'est de plus en plus répandue que la technique serait la grande responsable de la plupart des maux dont souffre l'homme moderne. Et certains n'hésitent plus à dénoncer les périls mortels que ses progrès feraient courir à la civilisation.
Les réflexions qui suivent, de Jean Fourastié, vont nous proposer cependant, une manière de voir assez différente.
Dans l'étude à laquelle sont empruntées les pages qu'on va lire, l'auteur ne méconnaît aucun des griefs qu'on peut élever contre le progrès technique. En excitant la convoitise des biens matériels, il apporte, par là-même, de nouveaux ferments de discorde entre les nations et entre les hommes. Il implique d'autre part une réglementation de l'activité qui est génératrice d'automatisme et de conformisme : il tend vers la destruction de l'individualité humaine. L'ère du machinisme paraît avoir engendré un mépris définitif « pour toutes les valeurs humaines traditionnelles qui ne concourent pas directement à l'efficacité économique ou politique ».
Mais le progrès technique ne pourrait-il pas produire, à longue échéance, d'autres effets que ceux qu'il a entraînés jusqu'à présent ? N'assistons-nous pas, dès maintenant, à un « renversement de la tendance » ? C'est la question que Jean Fourastié va examiner.
Toutes les tendances, si marquées qu'elles fussent, qui paraissaient au cours du premier siècle de la révolution industrielle lier le progrès technique et la mentalité qu'il engendre à la réduction des initiatives individuelles et à la généralisation des conformismes, ont subi depuis quelques années un net renversement. Ce retournement des tendances est visible non seulement dans l'emploi même et dans la conception même des machines, mais aussi dans la nature des solutions qu'implique le machinisme moderne, et plus encore dans la conception nouvelle qui se dégage peu à peu de la science moderne en ce qui concerne les problèmes industriels, les problèmes humains, les problèmes sociaux.
La machine 1900 exigeait qu'un ouvrier la serve, elle n'était automatique que pour une part de son travail et exigeait le service de l'homme, soit pour son alimentation, soit pour une autre phase du travail ; le manœuvre spécialisé devait agir comme une machine complémentaire de la machine incomplète, répéter sans cesse le même geste à la cadence du métal. La machine 1950 est entièrement automatique ; l'ouvrier n'intervient plus que pour la contrôler ou la réparer : il n'intervient plus que pour accomplir des gestes et des actions réfléchis, intelligents, d'une essence absolument différente du déterminisme mécanique. Cette évolution si frappante pour qui visite les ateliers, est la marque d'un fait fondamental : loin d'entraîner l'homme dans son domaine d'automatisme, loin de l'assujettir à son propre déterminisme, il apparaît que la machine moderne, en prenant pour elle toutes les tâches qui sont du domaine de la répétition inconsciente, en libère l'homme, et lui laisse les seuls travaux qui ressortissent en propre à l'être vivant, intelligent et capable de prévision. Plus la machine se perfectionne, plus elle est capable d'accomplir des tâches complexes ; mais, par conséquence même, elle laisse à l'homme celles qui sont plus complexes encore. La machine accomplit déjà les tâches subalternes qu'autrefois seul un être vivant pouvait accomplir ; d'abord celles d'un animal, puis celles d'un manœuvre spécialisé ; à mesure que la machine se perfectionnera, il est clair maintenant qu'elle libérera progressivement et complètement l'ouvrier de ces tâches serviles ; mais elle ne cessera d'exiger de lui justement ce qui continuera de lui manquer à elle, c'est-à-dire les activités les plus éloignées du déterminisme mécanique ; à mesure que l'évolution se poursuivra, ce seront donc les ressources les plus élevées de son intelligence que l'ouvrier devra mettre en œuvre, et ces ressources seront, par définition, de plus en plus éloignées de celles qui impliquent la soumission à un automatisme simple. Ainsi la machine' en s'annexant progressivement le domaine des tâches automatiques des plus élémentaires (machines 1850) aux plus complexes (cybernétique), obligera l'homme à se spécialiser dans les tâches intellectuelles les moins faciles, et dans la solution des problèmes scientifiquement imprévisibles, où l'intuition, la morale et la mystique jouent un rôle prépondérant.
Un critérium sûr peut avertir de cette évolution les hommes qui ne connaissent pas le travail industriel ; il leur suffit, s'ils ont un peu de goût, de voir des machines 1950 et de les comparer aux machines 1900 ; non seulement celles-ci nous paraissent laides, mais elles paraissaient également laides aux hommes de 1900. La machine de 1950, au contraire, nous paraît souvent belle : c'est qu'elle est réellement adaptée à l'homme.
Plus précisément, la machine 1950 favorise directement l'individualisme des hommes, non seulement parce qu'elle marche toute seul ou exige des soins moins subalternes et moins serviles, mais parce qu'elle est un auxiliaire apte au service individuel. Le charbon impliquait une industrie et des transports concentrés et de larges usines ; l’électricité et le pétrole mettent l'énergie mécanique au service des entreprises les plus petites et au service des individus. Le renversement des tendances est particulièrement apparent en ce qui concerne les transports : le chemin de fer était générateur de déterminisme collectif, l'automobile et le vélomoteur ouvrent la voie à un individualisme effréné ; les voyages, les vacances, puis, à la longue, l'habitat, sont bouleversés. Les conséquences de ce fait sont considérables ; la ville et la banlieue tentaculaires ont vécu ; peu à peu, l'homme revient à l'habitat dispersé de ses ancêtres. Visitez Washington ou la banlieue de Stockholm, et jugez de ce que sera la ville de l'avenir.
Plus généralement, la machine est génératrice de loisir. Si, dans une première phase, l'homme ne profite de sa productivité accrue que pour satisfaire ses désirs forcenés de consommation, s'il sacrifie à des normes absolument théoriques de propreté, d'habitat ou de confort, une seconde phase s'annonce où il préfère borner sa consommation et accroître son loisir. Or, si la consommation massive engendre l'uniformité, le loisir est par nature individualiste ; d'abord une bonne part du loisir des jeunes est utilisée à l'enseignement, et si l'enseignement primaire est générateur de conformisme (orthographe, arithmétique), l'enseignement supérieur est toujours propre à développer des facultés d'initiative, l'esprit critique et l'autonomie du jugement. Ensuite, chacun cherche dans les loisirs ce qui lui plaît, et, en particulier, un antidote aux contraintes sociales : l'un chasse, l'autre pêche, le troisième joue aux boules, tous voyagent et découvrent l'incroyable diversité de la campagne, des villes, des hommes. Les voyages donnent à la jeunesse et à l'âge mûr le sens de la tolérance, par la conscience de l'infinie variété de la terre et du comportement des êtres vivants. Le tourisme, en Europe, est le meilleur contre-poison du conformisme américain.
En libérant l'homme du travail servile, la machine moderne le rend donc disponible pour les activités plus complexes de la civilisation intellectuelle, artistique et morale. Il était nécessaire que, au moment où il créait les premières machines, l'homme s'absorbât dans leur étude et dans leur service. Mais dès maintenant une division du travail s'esquisse, qui ne peut pas ne pas s'affirmer : la machine accomplira toutes les tâches nécessaires à la vie qui ne mettent en jeu que des réflexes ou des déterminismes ; l'homme sera ainsi libéré d'une part considérable de ses travaux traditionnels, mais justement de ceux qui, étant les plus matériels, sont les moins essentiellement humains. La machine conduit ainsi l'homme à se spécialiser dans l'humain...
Tels sont les résultats des cent cinquante premières années du machinisme et du progrès technique. Loin d'aboutir à l'abaissement de l'homme devant la matière, à l'application à l'être vivant du corset de fer du déterminisme mécanique, comme on pouvait le craindre il y a trente ou cinquante ans, tout indique que la machine non seulement permettra à l'homme le libre exercice de ses facultés les plus hautes, mais le contraindra à cet exercice, en lui retirant progressivement les préoccupations et les obligations de nature matérielle. Tout indique, de plus et surtout, que l'invention et l'usage des machines, après avoir pendant plus d'un siècle obligé la pensée scientifique à se consacrer toute entière à l'étude et la recherche du seul déterminisme, au point que les phénomènes non déterminés étaient négligés ou niés, conduira dans une seconde phase à une plus large compréhension du vaste univers ; les lois de la machine nous feront découvrir par contraste les lois de la vie.
Cette évolution est dès maintenant inscrite dans les faits ; elle est évidente aux yeux de ceux qui en sont avertis. Mais elle reste ignorée du plus grand nombre. Les États-Unis n'entrevoient qu'à peine les insuffisances de leur civilisation mécanicienne. Les innombrables populations de l'Asie se ruent avec l'ardeur des néophytes dans les faciles triomphes de l'industrialisation et s'enivrent de l'efficacité immédiate et prodigieuse des déterminismes physiques et sociaux.
Ce n'est encore qu'une poignée d'hommes qui constate la limite de ces succès et qui devine que l'essence rare du progrès humain a besoin, pour vivre et se développer, d'un autre terrain que les serres artificielles de jardiniers passés en vingt ans de la barbarie à la technique. Fils d'une vieille terre qui, depuis cinq cents ans, non seulement a retrouvé la civilisation antique, mais encore a donné au monde des outils intellectuels nulle part ailleurs imaginés, nous savons qu'il est prématuré de couper un arbre qui a donné de bons fruits, sous prétexte qu'il en produit trop peu ou les fait mûrir trop lentement. Nous savons aussi que les jeunes arbres ne se jugent qu'à leurs fruits, et qu'en matière de civilisation, les récoltes ne sont pas annuelles, mais séculaires ou millénaires ; nous savons mieux encore que le progrès intellectuel de l'humanité, du moins le progrès de sa portion la plus avancée, n'est l'œuvre ni de l'imitation, ni du conformisme, ni de l'autorité établie, ni des bons élèves de l'enseignement officiel. C'est donc à nous Français, qui de tous les peuples avons le mieux conservé les ressorts individualistes de notre pensée, le pouvoir de synthèse, le goût de la controverse intellectuelle et la tradition de la recherche libre et désintéressée, de promouvoir cette révolution intellectuelle qu'implique l'entrée du phénomène vital dans le domaine de la pensée scientifique.
Plus précisément, dans le domaine pratique de la mise en œuvre du machinisme c'est à nos ingénieurs et à nos architectes de révéler clairement que l'objet du progrès technique est d'aider l'être humain dans la recherche de son autonomie et de la plénitude de son être. En libérant l'humanité des travaux que des matières inanimées peuvent exécuter pour elle, la machine doit conduire l'homme aux tâches que lui seul peut accomplir parmi les êtres créés : celles de la culture intellectuelle et du perfectionnement moral.
Jean Fourastié, in Machinisme et individualité,
Hommes et Monde, novembre 1951