[Quelques
70 ans après, cet espoir de libération de l’homme par la machine a pris du
plomb dans l’aile… intéressant toutefois de voir à quel point il est difficile
d’avoir du recul sur notre propre époque, à quel point l’homme a toujours
l’impression de vivre un tournant historique, à quel point l’illusion du
progrès est prégnante. Plus prudent, à la même époque, Louis de Broglie fera appel à la "sagesse de la volonté"... ndvi]
Surtout
depuis la seconde guerre mondiale, l'idée s'est de plus en plus répandue que la
technique serait la grande responsable de la plupart des maux dont souffre
l'homme moderne. Et certains n'hésitent plus à dénoncer les périls mortels que
ses progrès feraient courir à la civilisation.
Les
réflexions qui suivent, de Jean Fourastié, vont nous proposer cependant, une
manière de voir assez différente.
Dans
l'étude à laquelle sont empruntées les pages qu'on va lire, l'auteur ne
méconnaît aucun des griefs qu'on peut élever contre le progrès technique. En
excitant la convoitise des biens matériels, il apporte, par là-même, de
nouveaux ferments de discorde entre les nations et entre les hommes. Il
implique d'autre part une réglementation de l'activité qui est génératrice
d'automatisme et de conformisme : il tend vers la destruction de
l'individualité humaine. L'ère du machinisme paraît avoir engendré un mépris
définitif « pour toutes les valeurs humaines traditionnelles qui ne
concourent pas directement à l'efficacité économique ou politique ».
Mais le
progrès technique ne pourrait-il pas produire, à longue échéance, d'autres
effets que ceux qu'il a entraînés jusqu'à présent ? N'assistons-nous pas,
dès maintenant, à un « renversement de la tendance » ? C'est la
question que Jean Fourastié va examiner.
Toutes
les tendances, si marquées qu'elles fussent, qui paraissaient au cours du
premier siècle de la révolution industrielle lier le progrès technique et la
mentalité qu'il engendre à la réduction des initiatives individuelles et à la
généralisation des conformismes, ont subi depuis quelques années un net
renversement. Ce retournement des tendances est visible non seulement dans
l'emploi même et dans la conception même des machines, mais aussi dans la
nature des solutions qu'implique le machinisme moderne, et plus encore dans la
conception nouvelle qui se dégage peu à peu de la science moderne en ce qui
concerne les problèmes industriels, les problèmes humains, les problèmes
sociaux.
La
machine 1900 exigeait qu'un ouvrier la serve, elle n'était automatique que pour
une part de son travail et exigeait le service de l'homme, soit pour son
alimentation, soit pour une autre phase du travail ; le manœuvre spécialisé
devait agir comme une machine complémentaire de la machine incomplète, répéter
sans cesse le même geste à la cadence du métal. La machine 1950 est entièrement
automatique ; l'ouvrier n'intervient plus que pour la contrôler ou la
réparer : il n'intervient plus que pour accomplir des gestes et des
actions réfléchis, intelligents, d'une essence absolument différente du
déterminisme mécanique. Cette évolution si frappante pour qui visite les
ateliers, est la marque d'un fait fondamental : loin d'entraîner l'homme
dans son domaine d'automatisme, loin de l'assujettir à son propre déterminisme,
il apparaît que la machine moderne, en prenant pour elle toutes les tâches qui
sont du domaine de la répétition inconsciente, en libère l'homme, et lui
laisse les seuls travaux qui ressortissent en propre à l'être vivant,
intelligent et capable de prévision. Plus la machine se perfectionne, plus elle
est capable d'accomplir des tâches complexes ; mais, par conséquence même,
elle laisse à l'homme celles qui sont plus complexes encore. La machine
accomplit déjà les tâches subalternes qu'autrefois seul un être vivant pouvait
accomplir ; d'abord celles d'un animal, puis celles d'un manœuvre spécialisé ;
à mesure que la machine se perfectionnera, il est clair maintenant qu'elle
libérera progressivement et complètement l'ouvrier de ces tâches
serviles ; mais elle ne cessera d'exiger de lui justement ce qui
continuera de lui manquer à elle, c'est-à-dire les activités les plus éloignées
du déterminisme mécanique ; à mesure que l'évolution se poursuivra, ce
seront donc les ressources les plus élevées de son intelligence que l'ouvrier
devra mettre en œuvre, et ces ressources seront, par définition, de plus en
plus éloignées de celles qui impliquent la soumission à un automatisme simple.
Ainsi la machine' en s'annexant progressivement le domaine des tâches
automatiques des plus élémentaires (machines 1850) aux plus complexes
(cybernétique), obligera l'homme à se spécialiser dans les tâches
intellectuelles les moins faciles, et dans la solution des problèmes
scientifiquement imprévisibles, où l'intuition, la morale et la mystique jouent
un rôle prépondérant.
Un
critérium sûr peut avertir de cette évolution les hommes qui ne connaissent pas
le travail industriel ; il leur suffit, s'ils ont un peu de goût, de voir
des machines 1950 et de les comparer aux machines 1900 ; non seulement
celles-ci nous paraissent laides, mais elles paraissaient également laides aux
hommes de 1900. La machine de 1950, au contraire, nous paraît souvent
belle : c'est qu'elle est réellement adaptée à l'homme.
Plus
précisément, la machine 1950 favorise directement l'individualisme des hommes,
non seulement parce qu'elle marche toute
seul ou exige des soins moins subalternes et moins serviles, mais
parce qu'elle est un auxiliaire apte au service individuel. Le charbon
impliquait une industrie et des transports concentrés et de larges
usines ; l’électricité et le pétrole mettent l'énergie mécanique au
service des entreprises les plus petites et au service des individus. Le
renversement des tendances est particulièrement apparent en ce qui concerne les
transports : le chemin de fer était générateur de déterminisme collectif, l'automobile
et le vélomoteur ouvrent la voie à un individualisme effréné ; les
voyages, les vacances, puis, à la longue, l'habitat, sont bouleversés.
Les conséquences de ce fait sont considérables ; la ville et la banlieue
tentaculaires ont vécu ; peu à peu, l'homme revient à l'habitat dispersé
de ses ancêtres. Visitez Washington ou la banlieue de Stockholm, et jugez de ce
que sera la ville de l'avenir.
Plus
généralement, la machine est génératrice de loisir. Si, dans une première phase,
l'homme ne profite de sa productivité accrue que pour satisfaire ses désirs
forcenés de consommation, s'il sacrifie à des normes absolument théoriques de
propreté, d'habitat ou de confort, une seconde phase s'annonce où il préfère
borner sa consommation et accroître son loisir. Or, si la consommation massive
engendre l'uniformité, le loisir est par nature individualiste ; d'abord
une bonne part du loisir des jeunes est utilisée à l'enseignement, et si
l'enseignement primaire est générateur de conformisme (orthographe,
arithmétique), l'enseignement supérieur est toujours propre à développer des
facultés d'initiative, l'esprit critique et l'autonomie du jugement. Ensuite,
chacun cherche dans les loisirs ce qui lui plaît, et, en particulier, un
antidote aux contraintes sociales : l'un chasse, l'autre pêche, le
troisième joue aux boules, tous voyagent et découvrent l'incroyable diversité
de la campagne, des villes, des hommes. Les voyages donnent à la jeunesse et à
l'âge mûr le sens de la tolérance, par la conscience de l'infinie variété de la
terre et du comportement des êtres vivants. Le tourisme, en Europe, est le
meilleur contre-poison du conformisme américain.
En
libérant l'homme du travail servile, la machine moderne le rend donc disponible
pour les activités plus complexes de la civilisation intellectuelle, artistique
et morale. Il était nécessaire que, au moment où il créait les premières
machines, l'homme s'absorbât dans leur étude et dans leur service. Mais dès
maintenant une division du travail s'esquisse, qui ne peut pas ne pas
s'affirmer : la machine accomplira toutes les tâches nécessaires à la vie
qui ne mettent en jeu que des réflexes ou des déterminismes ; l'homme sera
ainsi libéré d'une part considérable de ses travaux traditionnels, mais justement
de ceux qui, étant les plus matériels, sont les moins essentiellement humains. La
machine conduit ainsi l'homme à se spécialiser dans l'humain...
Tels
sont les résultats des cent cinquante premières années du machinisme et du
progrès technique. Loin d'aboutir à l'abaissement de l'homme devant la matière,
à l'application à l'être vivant du corset de fer du déterminisme mécanique,
comme on pouvait le craindre il y a trente ou cinquante ans, tout indique que
la machine non seulement permettra à l'homme le libre exercice de ses facultés
les plus hautes, mais le contraindra à cet exercice, en lui retirant
progressivement les préoccupations et les obligations de nature matérielle.
Tout indique, de plus et surtout, que l'invention et l'usage des machines, après
avoir pendant plus d'un siècle obligé la pensée scientifique à se consacrer
toute entière à l'étude et la recherche du seul déterminisme, au point que les
phénomènes non déterminés étaient négligés ou niés, conduira dans une seconde
phase à une plus large compréhension du vaste univers ; les lois de la
machine nous feront découvrir par contraste les lois de la vie.
Cette
évolution est dès maintenant inscrite dans les faits ; elle est évidente
aux yeux de ceux qui en sont avertis. Mais elle reste ignorée du plus grand
nombre. Les États-Unis n'entrevoient qu'à peine les insuffisances de leur
civilisation mécanicienne. Les innombrables populations de l'Asie se ruent avec
l'ardeur des néophytes dans les faciles triomphes de l'industrialisation et
s'enivrent de l'efficacité immédiate et prodigieuse des déterminismes physiques
et sociaux.
Ce
n'est encore qu'une poignée d'hommes qui constate la limite de ces succès et
qui devine que l'essence rare du progrès humain a besoin, pour vivre et se
développer, d'un autre terrain que les serres artificielles de jardiniers
passés en vingt ans de la barbarie à la technique. Fils d'une vieille terre
qui, depuis cinq cents ans, non seulement a retrouvé la civilisation antique,
mais encore a donné au monde des outils intellectuels nulle part ailleurs
imaginés, nous savons qu'il est prématuré de couper un arbre qui a donné de
bons fruits, sous prétexte qu'il en produit trop peu ou les fait mûrir trop
lentement. Nous savons aussi que les jeunes arbres ne se jugent qu'à leurs
fruits, et qu'en matière de civilisation, les récoltes ne sont pas annuelles,
mais séculaires ou millénaires ; nous savons mieux encore que le progrès
intellectuel de l'humanité, du moins le progrès de sa portion la plus avancée,
n'est l'œuvre ni de l'imitation, ni du conformisme, ni de l'autorité établie,
ni des bons élèves de l'enseignement officiel. C'est donc à nous Français, qui
de tous les peuples avons le mieux conservé les ressorts individualistes de
notre pensée, le pouvoir de synthèse, le goût de la controverse intellectuelle
et la tradition de la recherche libre et désintéressée, de promouvoir cette
révolution intellectuelle qu'implique l'entrée du phénomène vital dans le
domaine de la pensée scientifique.
Plus
précisément, dans le domaine pratique de la mise en œuvre du machinisme c'est à
nos ingénieurs et à nos architectes de révéler clairement que l'objet du
progrès technique est d'aider l'être humain dans la recherche de son autonomie
et de la plénitude de son être. En libérant l'humanité des travaux que des
matières inanimées peuvent exécuter pour elle, la machine doit conduire l'homme
aux tâches que lui seul peut accomplir parmi les êtres créés : celles de
la culture intellectuelle et du perfectionnement moral.
Jean Fourastié, in Machinisme
et individualité,
Hommes et Monde, novembre 1951
Hommes et Monde, novembre 1951