mercredi 27 septembre 2017

En homéliant... Saint Ambroise, Pour la mort de son frère

1/ Homélie pour la mort de son frère Satyre
Je viens de conduire à l'autel du sacrifice la victime qui m'a été demandée ; victime pure, agréable à Dieu : Satyre, mon guide et mon frère.
Certes, rien sous le ciel n'était plus précieux pour moi que ce frère, rien de plus aimable, rien de plus cher... Mais je n'avais pas oublié qu'il était mortel. Par un mystère ineffable de la religion, le corps de Jésus lui-même n'a pas été affranchi du tribut de la mort, et, bien qu'il fût le maître de la nature, le Christ ne s'est point soustrait à la loi imposée à la chair qu'il avait prise. C'est pour moi une nécessité de mourir, ce n'en était pas une pour Jésus-Christ. Mais sa vie, si elle eût toujours duré, eût été pour lui-même sans mérite, et pour moi sans sacrifice. Quoi donc de plus consolant pour nous que cette pensée : Jésus-Christ lui-même a bien voulu mourir selon la chair ?
Sans doute j'ai pleuré, mais le Christ aussi a laissé couler ses larmes. Il pleure, lui, un étranger ; moi, je pleure un frère. Dans une seule victime de la mort, le Sauveur a pleuré tous ceux qu'elle frappe ; moi, je vous pleurerai dans chacun de ceux qui tomberont sous ses coups.
Pourtant je ne dois pas m'abandonner à une affliction sans mesure, être ainsi infidèle à mon ministère et à la grâce divine.
Je prêterai la voix aux oracles sacrés :
Maintenant donc réprimez l'excès de votre douleur, et supportez avec courage les malheurs qui vous accablent. Car, si vous reconnaissez combien Dieu est juste dans tout ce qu'il fait, vous vous soumettrez aux desseins qu'il a résolu d'exécuter dans les temps marqués, et cette soumission sera votre véritable gloire.


Je mettrai donc fin à mes larmes, je recevrai ces remèdes salutaires. Il doit, en effet, y avoir une différence entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Laissons pleurer ceux qui ne peuvent, par suite de la dureté de leur foi, s'attacher à l'espérance. Qu'il y ait entre les disciples de Jésus-Christ et les idolâtres cette distinction : que ceux-ci pleurent leurs morts, parce qu'ils les croient anéantis pour toujours. Il leur est permis, parce qu'ils n'espèrent point le repos après la vie, de ne point donner de trêve à leurs larmes, ni de calme à leur douleur ; mais nous, ne voyons dans la mort que la fin de cette vie, et non pas le terme de notre existence. Puisque cette existence elle-même recevra un nouvel être, opposons la mort elle-même à ses rigueurs.

Et certes, s'il est des hommes qui trouvent quelque soulagement à la mort, dans la pensée qu'elle anéantit le sentiment et termine l'existence, que sera-ce du chrétien à qui sa conscience promet, après sa mort, de plus douces récompenses de ses bonnes actions ! L'espérance des Gentils, c'est que la mort fasse cesser tous les maux ; et, comme leur vie fut stérile, ainsi leur mort ne sera, disent-ils, que l'extinction de tout sentiment et la sortie d'une carrière de souffrances auxquelles nous sommes ici-bas enchaînés. Quant à nous, plus généreux par l'espoir de la récompense, nous sommes plus résignés par les motifs de consolation ; nous ne croyons pas avoir perdu, mais avoir envoyé devant ceux qui nous quittent, et donner, non pas des victimes à la mort, mais des citoyens à l'éternité.

Ô mon frère, tout me ramène à votre souvenir ; votre image, profondément gravée dans mon cœur, est sans cesse présente à mes yeux. À tout moment je vous vois, je vous parle, je vous serre dans mes bras ; durant le silence des nuits, sous la clarté du ciel, je vous entends qui daignez m'adresser des paroles de consolation. La nuit, dont l'approche m'était importune parce qu'elle allait nous isoler l'un de l'autre, le sommeil lui-même, auquel je reprochais de rompre nos entretiens, me sont devenus chers, parce qu'ils vous rendent à moi...

Je vous possède donc, ô frère si cher à mon cœur ! et je vous possède pour toujours, bien qu'une mort prématurée vous ait enlevé. Autrefois, quand vous aviez été obligé de vous éloigner, vous vous empressiez de revenir près de moi pour consoler ma tristesse. Combien plus aujourd'hui ne devez-vous pas mettre de zèle à vous rendre auprès de ce cœur affligé ! Votre présence peut seule guérir la blessure que votre absence m'a causée...

Précédez-nous au domicile commun, auquel nous sommes tous réservés et où je dois désirer de me rendre avant tous. Préparez-moi une place à vos côtés, et, comme tout fut commun entre nous sur cette terre, qu'il n'y ait de même pour nous aucune séparation dans l'autre vie. Entendez le vœu que je forme, d'être bientôt réuni à vous ; quelques moments encore, et je vous aurai suivi ; aidez mes efforts, pressez mes pas, et, si je vous semble un peu trop lent, portez-moi au terme du voyage.

Maintenant, ô mon Dieu, je vous recommande cette âme pure ; recevez de mes mains la victime qu'elles vous présentent. Agréez, avec bonté et miséricorde, le sacrifice que je vous offre aujourd'hui comme frère, comme pontife. Recevez cette portion de moi-même que je dépose par avance à vos pieds, comme un gage anticipé du payement que j'acquitte, non par argent, mais par ma vie ; ne permettez pas que je reste encore longtemps débiteur de l'autre moitié.



2/ Homélie une semaine après la mort de son frère

Nous voyons que la mort est un avantage, et la vie un tourment, si bien que Paul a pu dire :

Pour moi, vivre c’est le Christ, et mourir est un avantage.

Qu’est-ce que le Christ? Rien d’autre que la mort du corps, et l’esprit qui donne la vie. Aussi mourons avec lui pour vivre avec lui. Nous devons chaque jour nous habituer et nous affectionner à la mort afin que notre âme apprenne, par cette séparation, à se détacher des désirs matériels. Notre âme établie dans les hauteurs, où les sensualités terrestres ne peuvent accéder pour l’engluer, accueillera l’image de la mort pour ne pas encourir le châtiment de la mort. En effet la loi de la chair est en lutte contre la loi de l’âme et cherche à l’entraîner dans l’erreur. Mais quel est le remède ? Qui me délivrera de ce corps de mort ? — La Grâce de Dieu, par Jésus Christ, notre Seigneur.

Nous avons le médecin, adoptons le remède. Notre remède, c’est la Grâce du Christ, et le corps de mort, c’est notre corps. Alors, soyons étrangers au corps pour ne pas être étrangers au Christ. Si nous sommes dans le corps, ne suivons pas ce qui vient du corps ; n’abandonnons pas les droits de la nature, mais préférons les dons de la grâce.

Qu’ajouter à cela? Le monde a été racheté par la mort d’un seul. Car le Christ aurait pu ne pas mourir, s’Il l’avait voulu. Mais Il n’a pas jugé qu’il fallait fuir la mort comme inutile, car Il ne pouvait mieux nous sauver que par Sa mort. C’est pourquoi Sa mort donne la vie à tous. Nous portons la marque de Sa mort, nous annonçons Sa mort par notre prière, nous proclamons Sa mort par notre sacrifice. Sa mort est une victoire, Sa mort est un mystère, le monde célèbre Sa mort chaque année.

Que dire encore de cette mort, puisque l’exemple d’un Dieu nous prouve que la mort seule a recherché l’immortalité et que la mort s’est rachetée elle-même ? II ne faut pas s’attrister de la mort, puisqu’elle produit le salut de tous, il ne faut pas fuir la mort que le Fils de Dieu n’a pas dédaignée et n’a pas voulu fuir.

La mort n’était pas naturelle, mais elle l’est devenue ; car, au commencement, Dieu n’a pas créé la mort : il nous l’a donnée comme un remède. L’homme, condamné pour sa désobéissance à un travail continuel et à une désolation insupportable, menait une vie devenue misérable. Il fallait mettre fin à ses malheurs, pour que la mort lui rende ce que sa vie avait perdu. L’immortalité serait un fardeau plutôt qu’un profit, sans le souffle de la Grâce.

L’âme a donc le pouvoir de quitter le labyrinthe de cette vie et la fange de ce corps, et de tendre vers l’assemblée du ciel, bien qu’il soit réservé aux saints d’y parvenir ; elle peut chanter la louange de Dieu dont le texte prophétique nous apprend qu’elle est chantée par des musiciens :

Grandes et merveilleuses sont tes œuvres.
Seigneur, Dieu tout-puissant: justes et véritables sont tes chemins.
Roi des nations.
Qui ne te craindrait, Seigneur, et ne glorifierait ton nom ?
Car toi seul es saint.
Toutes les nations viendront se prosterner devant toi.
Et l’âme peut voir tes noces, Jésus, où ton épouse est conduite de la terre jusqu’aux cieux, sous les acclamations joyeuses de tous — car vers toi vient toute chair — ton épouse qui n’est plus exposée aux dangers du monde, mais unie à ton Esprit.

C’est ce que le saint roi David a souhaité, plus que toute autre chose, pour lui-même, c’est ce qu’il a voulu voir et contempler :

La seule chose que je demande au Seigneur, la seule que je cherche, c’est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, et de découvrir la douceur du Seigneur.

Saint Ambroise (vers 375)