Mercredi Saint
Pour la
deuxième fois depuis mon arrivée à Madagascar, je vais passer plusieurs jours à
Nohona, ce petit village de rejetés dont je vous ai déjà parlé et auquel le
père Carme, il y a une dizaine d’années a donné son cœur. Il m’arrivait souvent
d’y passer, mais trop rapidement, avec Théophane, pour porter de la nourriture
ou donner des cours d’agriculture. C’est Théophane ou le père Emeric qui
s’occupent des questions agricoles. J’en serais bien incapable ! Je me
contente d’observer, de prier, d’écouter et surtout de me taire quand je ne
sais pas quoi dire, c’est-à-dire souvent ! Nous y allons régulièrement
pour y chercher aussi des malades et les conduire à l’hôpital de Vohipeno. La
dernière fois que nous y sommes allés, nous avons transporté une jeune femme
tuberculeuse et son nourrisson. La pauvre femme est morte presqu’en
arrivant alors que son bébé était encore accroché à son sein !
Cette
fois j’y reste un peu plus longtemps que d’habitude. C’est la semaine sainte et
ma présence leur permettra, peut-être, de mieux vivre le mystère pascal. Je
n’ai jamais autant reçu, perçu, ressenti qu’à Nohona, comme si la vie là-bas
avait une telle densité qu’il était impossible de lui échapper. La vie,
exubérante, nous submerge, nous enveloppe. Une certaine pensée, trop
occidentale, veut nous faire croire que nous dominons la vie. Elle s’en
rit ! Les théoriciens de cette pensée désincarnée n’ont probablement
jamais vécu en Afrique. Ils sont trop occupés à penser et à adapter la réalité
à leur idéologie. Mais Je m’égare ! Saisi par cette vie qui me
submerge avec force et douceur, il m’arrive parfois d’avoir peur ;
peur de moi-même, peur de me découvrir…faible, pauvre, vulnérable.
Vendredi Saint
Je reprends
ma lettre alors que je suis à Nohona depuis deux jours. Je n’ai pas encore eu
la force de lire, d’écrire, ni même de vraiment prier. Je récite mon bréviaire
machinalement et mon oraison silencieuse ressemble à ces rêves digestifs où
l’imaginaire transforme la réalité la plus banale en monstres effrayants, où
tout tourne, où les éléments se déforment et vous oppressent, vous narguent et
vous abandonnent, hagards, dans l’angoisse et le vide. Je m’aperçois que je
suis dans la chapelle, assis au fond, la tête appuyée contre le mur et je dis à
Dieu : « prends moi comme je suis. Aujourd’hui je suis
juste…incapable ! » Mon oraison suivante est envahie par des
monstres, bien réels ceux-là. Les moustiques ! J’ai passé une heure à les
chasser, à me gratter et à me demander ce que je faisais ici. Je prends un fou
rire en pensant à ceux qui imaginent que les consacrés passent leurs temps
de prière dans la contemplation, la paix intérieure ou l’extase !
Lors de
mon premier séjour à Nohona, la nature avait été amicale. Elle est maintenant
hostile. L’humidité est partout. À l’extérieur, parce qu’il ne cesse de
pleuvoir, mais aussi à l’intérieur, pénétrant tout. Ayant atteint la moelle de
mes os, elle se décide enfin à ressortir avec davantage de force, et je me mets
à transpirer. En fait je crois que j’ai de la fièvre ! Tout cela est de ma
faute. Je n’ai pas osé demander une couverture la nuit dernière et je n’avais
emporté de Tanjomoha que mon pauvre drap usé. Le comble est atteint lorsque la
pluie irrégulière qui frappe violemment le toit de palmes de ma case me met les
nerfs en boule et ruine tout espoir de sommeil. Je vois tout en noir ; la
réalité devient inquiétante et je me fais une montagne de tout. Mon imagination
devient folle. J’ai peur ! Je doute aussi ! Je doute de la décision
que j’ai prise en venant à Nohona et même en venant à Madagascar. Dieu est
absent. Je me sens seul. D’ailleurs je suis seul. Je me lève pour la énième
fois et j’essaye, sans y arriver, de préparer le petit mot d’accueil de la
messe de demain. Je n’arrive plus à parler malgache. Je me demande même si je
réussirai à seulement célébrer la messe. Dans mon délire j’oublie que demain
c’est samedi saint et qu’il n’y a pas de messe. La solitude me pèse, le célibat
aussi. Je recherche dans mes papiers ce texte de Paul Baudiquey que j’avais
apporté pour le relire. Je voulais même l’apprendre par cœur tellement il est
beau et vrai. Le voici ! Il fera une belle préparation au mystère
pascal :
II faut misère pour avoir cœur. Et
d'une patience qui attend, et d'une attente qui écoute, naît le dialogue
insurpassable. Notre assurance n'est plus en nous, elle est en celui qui nous
aime.
Accepter d'être aimé... accepter de
s'aimer. Nous le savons, il est terriblement facile de se haïr ; la grâce
est de s'oublier. La grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même,
comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ.
Encore faut-il avoir appris ce que
tomber veut dire, comme une pierre tombe dans la nuit de l'eau ; Ce que
veut dire craquer, comme un arbre s'éclate aux feux ardents du gel, sous
l'éclair bleu de la cognée. Que peuvent savoir de la miséricorde des matins,
ceux dont les nuits ne furent jamais de tempêtes et d'angoisses ?
Pour retentir à ces atteintes, il
faut avoir vécu,– et vivre encore – en haute mer menacé sans doute, naufragé
peut-être, mais à la crête des certitudes royales, l'amour alors peut faire son
œuvre nous féconder, nous rajeunir.
Que nous soyons dans l'inquiétude, le
doute et le chagrin,
que nous marchions, le cœur serré, dans la vallée de l'ombre et de la mort !
Que nos visages n'aient d'autre éclat que ceux, épars, d'un beau miroir brisé...
Un amour nous précède, nous suit, nous enveloppe...
L'inconnu d'Emmaüs met ses pas dans les nôtres, et s'assied avec nous à la table des pauvres.
que nous marchions, le cœur serré, dans la vallée de l'ombre et de la mort !
Que nos visages n'aient d'autre éclat que ceux, épars, d'un beau miroir brisé...
Un amour nous précède, nous suit, nous enveloppe...
L'inconnu d'Emmaüs met ses pas dans les nôtres, et s'assied avec nous à la table des pauvres.
Malgré tous les poisons mêlés au sang
du cœur, au creux de ces hivers dont on n'attend plus rien, rayonne désormais
un été invincible. Morts de fatigue, nous ne saurions rouler que dans les bras
de Dieu. Nous avons rendez-vous sur un lac d'or !
Le miroir est sans rides. Du fond de
toute détresse émerge enfin un vrai visage, exténuées, extasiées, nos faces
vieillies de clowns sont l'icône de son Christ, pour l'émerveillement des
saints.
Et l'icône est plus fine, plus
précieuse, plus belle, quand l'homme qui l'a peinte est passé par l'enfer.
Trinité de Roublev et "Trinité" Rembrandt, du fond des terres où
rayonnent ces images, le Père ne cesse de s'engendrer du Fils, de s'engendrer
des fils, sous le couvert fécondateur de mains plus vastes que des ailes.
L'ombre d'un grand oiseau nous passe sur la face.
Les vrais regards d'amour sont ceux qui nous espèrent.
Lundi de Pâques.
J’ai
passé les pires fêtes pascales de ma vie ! Ou plutôt j’ai passé le pire
dimanche de Pâques ! Le vendredi et le samedi, il paraît qu’il faut
souffrir, ou faire des sacrifices. De ce point de vue, j’ai passé d’excellentes
fêtes pascales, sauf le dimanche. Hier donc, alors que je n’avais pas mieux
dormi que la veille et qu’un pivert avait eu la bonne idée d’entrer à l’intérieur
de ma boîte crânienne et de m’assener ses violents coups de becs, j’ai célébré
la Résurrection du Seigneur… la mienne sera pour plus tard ! La
célébration à Nohona était magnifique. C’est l’unité du village qui m’a le plus
impressionné. Elle se manifeste dans les chants comme dans les temps de silence
et de ferveur. J’en ai presqu’oublié ma fièvre et mon mal de crâne. Je
m’attendais à ce que les habitants préparent plein de choses ; vous
savez, comme chez nous : des enfants qui miment l’Évangile, une chorale
qui chante de nouveaux chants inchantables et inconnus de tous, des catéchistes
qui s’agitent pour que tout soit comme prévu et des ados au fond qui attendent
que tout soit fini ! Non, ce dimanche ressemblait à tous les autres
dimanches parce que tous les autres dimanches ressemblent au dimanche de
Pâques. Ici rien de surfait. Tout est vrai parce que profondément vécu.
Ils ne font pas comme si Dieu était
vivant, ils vivent de Dieu. Ils ne font pas comme
si Dieu leur parlait, ils l’écoutent et lui parlent.
Après
la célébration, je pars avec Alexandre, le catéchiste de Nohona, dans le
village d’à côté. Chez l’ennemi ! En effet le village d’Imainty, qui se
trouve de l’autre côté du fleuve n’est pas peuplé de rejetés. Même si elles se sont améliorées grâce au père Carme, les
relations entre les deux populations, restent glaciales. Il y a encore trois
ans, des habitants d’Imainty avaient assassiné un rejeté. Ils ne les saluent toujours pas, ils ne partagent surtout
pas leurs repas (ils deviendraient aussitôt rejetés), parce qu’ils les
considèrent encore comme des chiens. Ils ne comprennent pas non plus que je
puisse habiter chez ces gens-là. Comment un étranger peut-il partager leur
repas ? À Noël, comme le père Jacquemin, le curé de Vohipeno, me l’a fait
remarquer plus tard, je n’avais pas été très prudent en allant faire mon
footing en traversant les villages voisins pour me baigner dans l’océan. Les
gens m’ont vu ; ils ont imaginé ; ils ont parlé ; ils se sont
fait des idées et les rumeurs ont enflé, tapies dans l’ombre, pour finalement
se répandre comme si elles avaient toujours existé. Je me suis fait accuser
d’être un mpakafo, un mangeur de cœur. Il y a souvent des
rumeurs tout à fait infondées qui circulent sur des étrangers qui feraient du
trafic d’organes et il serait bien imprudent de prendre ces rumeurs trop à la
légère. La rumeur à Madagascar est un terrible fléau qui peut conduire au meurtre.
Nous marchons donc, dans la boue pour rejoindre ceux qui se considèrent comme
purs. Le curé de leur village a fait appel à moi parce qu’il se sentait un peu
fatigué et ne voulait pas célébrer deux messes dans la journée (il est aussi
curé d’un autre village). Étant donné mon état, je me sens incapable de partir
seul et incapable de prêcher. Seul Alexandre peut le faire. Mais il fait partie
des rejetés. Comment sa parole sera-t-elle acceptée ? Je décide de prendre
le risque ou plutôt de faire prendre le risque à Alexandre qui devra peut-être
le payer cher. Peut-être suis-je totalement inconscient et je fais prendre à
Alexandre des risques inconsidérés, peut-être est-ce providentiel et il en
résultera, avec la grâce de Dieu, un plus grand bien.
Nous
arrivons donc tous les deux à Imainty après une demi-heure d’une marche
pénible. Je me déplace comme un vieillard que je suis (à Madagascar il y a
quatre catégories d’âge, les enfants de moins de 12 ans, les jeunes jusqu’à 18,
les adultes de 18 à 40 et les vieux… eh oui !) Nous allons chez une
personne qui fait office de sacristine. Elle nous offre un café et nous
prévient, en voyant Alexandre, qu’il n’y aura peut-être que peu de monde à la
messe. La nouvelle de l’arrivée d’un Vazaha
(étranger) accompagné d’un chien
avait déjà traversé le village qui était aussitôt devenu désert, les habitants
ayant pris soin de bien se calfeutrer. À l’heure de la messe, l’église étant
vide, je décide de faire un tour du village pour inviter les personnes à se
rendre à la célébration. La trentaine de fidèles atteinte, nous commençons.
Petit à petit l’église se remplit ; les derniers, plus curieux que pieux,
restent debout au fond pour montrer qu’ils n’ont pas encore décidé de
cautionner ou simplement d’accepter la présence du catéchiste. Nous sommes à l’Évangile.
Au moment de la prédication, je perçois un peu de fébrilité dans le regard
d’Alexandre. Les fidèles ne savent pas encore que je leur ai préparé une
surprise. Après l’Évangile, je vais me rasseoir et Alexandre se lève dans un
silence de mort. En bon malgache, tout pétri de culture orale, il n’a
évidemment rien écrit mais je me doute qu’il a ressassé tout cela depuis le
moment où je lui ai dit qu’il prêcherait. Après avoir rapidement commenté l’Évangile,
il fait une pause et… demande pardon à tout le village. Lui, le rejeté,
l’objet, avec tous ceux de son village, des railleries, des calomnies, des
violences mortelles de ceux qui le regardent médusés, demande pardon. Il
demande pardon de n’avoir pas su trouver les attitudes justes, d’avoir pensé ou
dit du mal, de s’être enfermé dans la rancune. Je crois voir l’innocent, le
Christ, qui choisit de porter le péché des autres pour obtenir la
réconciliation. Les gens sont émus mais ne le montrent pas trop. Le silence
devient gêné. Choisissant de dédramatiser la situation, et de ne pas tomber
dans une attitude trop moralisante, Alexandre se met à faire de
l’humour ! Quelle intelligence, et quelle délicatesse ! J’en ai les
larmes aux yeux. Finalement la messe se poursuit comme s’il ne s’était rien
passé. Ce qui a changé, c’est que les fidèles se mettent à participer, à
chanter, à vivre la joie de Pâques. J’ai même droit, à la fin de la messe au
cadeau habituel, un poulet vivant et un peu de riz. Alexandre ne reçoit rien
mais se réjouit parce que je suis honoré. Je sais que c’est lui en fait qui est
remercié mais qu’il est encore impossible aux gens d’Imainty de lui montrer
leur reconnaissance. Il sait que ces gestes disent quelque chose de la relation
entre les deux villages. Je sais bien que tout n’a pas été réglé, que cela
n’aurait pas été possible sans le travail pénible et acharné du père Carme,
sans ces années pendant lesquelles il a choisi de se faire rejeté parmi les
rejetés. Mais je sais qu’aujourd’hui une nouvelle étape a été franchie. Je
crois même qu’Alexandre pourra exercer son ministère de catéchiste à Imainty où
il n’y a justement pas de catéchiste. J’en parlerai au curé, et au père Émeric.
Quelques
jours après mon retour de Nohona je suis retourné à Fianarantsoa pour continuer
à donner mon enseignement aux séminaristes. Le trajet a été épique – une partie
de la route s’étant affaissée à la suite des inondations – et je suis arrivé
tout juste pour assurer mon premier cours, épuisé avant d’avoir commencé. Cette
fatigue, je ne m’en suis pas rendu compte sur le moment, n’était pas que
physique. L’expérience pascale que j’avais vécue m’avait providentiellement
préparé à ce cours de morale sexuelle que je devais donner. La fatigue nous
aide parfois à être plus vrais, plus directs. L’expérience nous permet
d’ajouter à cette vérité, qui peut être abrupte, la sincérité. Ainsi, lorsque,
poursuivant mon enseignement, un séminariste m’a demandé si j’avais vraiment
choisi le célibat en décidant d’entrer au séminaire, je lui ai répondu :
— Non…comment
veux-tu qu’à 21 ans on puisse choisir librement de renoncer à ce à quoi tout
notre être, notre corps et notre âme aspire ?
La
discussion s’est poursuivie, et le soir, je me suis reposé la question en
essayant d’être le plus honnête possible, c’est-à-dire en essayant de ne pas me
réfugier derrière des réponses pieuses, ou institutionnelles… en tout cas
derrière des réponses qui suscitent, chez ceux qui les entendent, l’admiration –
cousine de l’incompréhension – davantage que l’envie de devenir prêtre. Il
arrive en effet qu’on fasse peur aux jeunes, parce que notre vie fait peur, et
parce que, par orgueil, nous nous présentons un peu trop comme des extra-terrestres que Dieu par sa grâce
aurait guéri de tout désir sexuel, et
dont la sensibilité aurait été comblée par l’amour de Dieu.
Tout
cela est faux ! Le célibat est une croix ; le fait de ne pas avoir
d’enfant est une vraie souffrance. Ce choix, il faut de nombreuses années pour
le comprendre et un solide bon sens pour, l’ayant compris, en rendre
grâce ! C’est dans la mesure où nous vivons notre célibat comme une
blessure, avec humilité, et non pas comme une victoire illusoire sur la nature
que nous pouvons y trouver une joie… bien plus, une fécondité. En entrant au
séminaire, j’ai été attiré par la vocation sacerdotale et j’en ai accepté le
célibat parce que je n’avais pas le choix. Si j’avais eu le choix, je me serais
peut être marié. Pour choisir, en vérité, le célibat, il faut faire une
rencontre authentique et bouleversante, il faut vivre un authentique coup de
foudre. Souvent, avec Dieu, cette rencontre est progressive, faite de lumière
mais aussi de nuits. Nous entrons progressivement dans le mystère de la
rencontre avec Dieu parce qu’il ne force pas notre sensibilité.
Le
geste par lequel nous nous engageons au célibat est significatif. L’évêque nous
demande de faire un pas en avant pour exprimer
notre résolution. Ce pas m’a toujours fait penser à l’épreuve infligée à
Harrison Ford à la fin d’un des épisodes d’Indiana Jones. Il doit franchir un
précipice en marchant dans le vide. Si mes souvenirs sont bons, la poutre
apparaît à mesure que le héros avance ! La foi, c’est un peu cela :
accepter d’avancer et de ne comprendre qu’à mesure qu’on avance. Ainsi donc, je
peux dire, au risque de choquer certains, que le célibat, je l’ai choisi
progressivement. Heureusement que l’Église ne m’a pas donné le choix, sinon je
ne l’aurais pas choisi. Je n’en aurais pas goûté toutes les richesses et je
n’aurais pas pu exercer mon ministère avec autant de bonheur.
C’est
d’ailleurs pareil pour le mariage. Les jeunes époux, le jour de leurs noces ne
connaissent encore rien des exigences de la vie matrimoniale. Ils ne savent pas
encore que leur amour devra être purifié au creuset de la souffrance, qu’ils
devront être fidèles surtout dans les petites choses, dans ces petits détails
qui peuvent rendre la vie insupportable. Seul le pardon et un amour qui nous
dépasse infiniment peuvent venir à bout de notre égoïsme, de notre orgueil, de
notre paresse. Toujours est-il que je me souviens très bien du jour où j’ai à
la fois compris et accepté mon célibat. J’étais déjà prêtre. C’était à
l’hôpital Spallanzani, hôpital de phase terminale des maladies infectieuses où
j’étais aumônier. Mario, auprès de qui je me trouvais, était en train de mourir
du sida. Un jour, me regardant bien dans les yeux, il m’a dit :
— Je
crois avoir compris le célibat des prêtres !
Du tac
au tac, je lui ai répondu :
— Eh
bien explique-moi parce que moi, je n’ai pas tout compris !
Il a
réfléchi et paisiblement, il m’a dit :
— Quand
tu es là, je me repose dans ton cœur !
Je
n’avais toujours pas compris, alors je lui ai demandé des explications. Il a
ajouté :
— Quand
les dames de la Croix-Rouge viennent, ce n’est pas pareil ! Elles sont
mariées, elles ont des enfants et des petits-enfants, et je suis content
qu’elles prennent de leur temps pour venir me voir. Je les trouve généreuses.
Quand toi, tu viens, je trouve cela normal ! Il n’y a personne dans ton
cœur que tu dois aimer plus que moi lorsque tu es à côté de moi. Ton cœur est
libre d’être pour moi tout seul, et c’est cela qui me repose. Quand tu viens,
j’ai l’impression d’être vraiment important, je sais que, au moment où tu es
dans cette chambre d’hôpital, il n’y a personne qui, pour toi, soit plus
important que moi. Si tu étais marié, alors je saurais qu’il y a dans ton cœur
quelqu’un de plus important que moi et ce serait normal. Pareil si tu avais des
enfants. Toi, non seulement il n’y a personne dans ton cœur qui sois plus
important que moi, mais en plus tu as choisi cette vie. C’est une situation que
tu as voulue. Cela me rend heureux.
Il
avait raison, le célibat que vit le prêtre diocésain, c’est le célibat même du
Christ. Tout cela nous dépasse et, bien sûr nous ne sommes jamais à la hauteur
de l’exigence que ce célibat implique. C’est vraiment du mystère d’amour du
Christ pour son Église que nous témoignons par cette vie que nous choisissons
progressivement, que nous choisissons d’autant plus et d’autant mieux que
l’expérience nous la découvre, que des personnes comme Mario nous en livrent le
sens profond. Notre épouse, c’est l’Église, ce sont ces pauvres qui attendent
Jésus sans le savoir, qui attendent d’être aimés par lui. Notre célibat, il est
d’abord pour les pauvres, pour ceux qui ne sont pas aimés, qui sont rejetés,
humiliés et donc qui sont tentés de se croire inutiles voire parasites de la
société. Ils ont le droit d’être aimés. Ils ont le droit de savoir que Dieu les
aime d’un amour personnel et unique, qu’ils ont toute leur place dans le cœur
de Dieu.
Lorsque
nous nous éloignons de la pauvreté, que nous nous réfugions dans une vie
confortable de célibataires nombrilistes, nous sommes adultères, infidèles à
notre épouse, l’Église, qui nous attend dans l’intimité du confessionnal comme
dans le sourire d’un enfant des rues ou le regard inquiet d’un adolescent
perdu. Notre épouse, c’est ce couple désemparé de ne plus savoir comment
éduquer leur fils qui s’isole dans la drogue et le mensonge, c’est ce chômeur
tenté par l’alcool et surtout par le désespoir. La liste est longue… trop
longue pour mon pauvre cœur. Dieu seul sera leur refuge et pourtant il m’a
choisi, dans ma pauvreté, dans ma faiblesse pour prolonger son cœur. Je dois
aussi être ses oreilles pour écouter, ses mains pour guérir, ses épaules pour
porter, ses yeux pour voir, sa bouche pour enseigner. Ils ont besoin de ma
pauvreté, de ma faiblesse pour les rendre plus forts. C’est cela la logique de
l’amour, qui se donne à la croix. C’est dans la faiblesse, dans ma faiblesse
que Dieu se donne. Il se sert de mon cœur blessé… blessé par ce célibat que bon
an mal an je choisis, progressivement, difficilement, parce qu’il révèle une
source, la source cachée du Dieu qui se donne par le cœur transpercé du Christ
en croix.
J’avais
déjà ressenti cela auprès de Maria, sans pouvoir le comprendre. C’était ma
première visite dans cet hôpital où, inconscient, j’avais choisi de servir.
J’étais entré dans une chambre du couloir des femmes. Elles étaient une dizaine
dans cette pièce qui tombait en lambeaux, comme leurs vies ! Le sida les
engloutissait lentement, inexorablement. Elles gémissaient doucement,
persuadées que personnes ne les entendaient. Elles gémissaient pour
elles-mêmes, se croyant seules. Je me tenais à la porte sans pouvoir avancer,
pétrifié par cette vision effrayante. Soudain une femme que je n’avais pas vue,
parce qu’elle se tenait assise par terre aux pieds du lit de sa fille, se leva,
hébétée et se précipita à mes pieds. Sa fille était rongée par le sarcome de
Kaposi, sorte de cancer de la peau, au point d’en être défigurée, au point de
ne plus pouvoir parler, de ne plus pouvoir crier. Sa mère le faisait pour elle.
Elle m’enserra les genoux de ses bras et se mit à crier « aiuto ! À l’aide, à l’aide »
Je me libérai violemment de son étreinte et parti en courant.
Réfugié
dans ma chambre du séminaire Français de Rome je compris que j’étais incapable
d’accomplir la mission qui m’avait été confiée. Qui étais-je pour oser croire
que je pourrais aider ces personnes ? Je suis parti voir un ami prêtre qui
m’a dit calmement :
— On ne
te demande pas si tu es capable, on te demande de le faire !
Je
décidai alors de poursuivre la mission mais en me formant, en apprenant auprès
de personnes compétentes comment on doit faire pour accompagner des malades en
fin de vie. J’ai fait un stage en France, auprès d’une unité de soins
palliatifs, l’une des premières à avoir été ouverte, dans un hôpital parisien.
J’ai eu la chance d’y croiser Marie de Hennezel, psychologue renommée et grande
promotrice des soins palliatifs. Elle m’a fait comprendre que mon statut de
séminariste et plus tard de prêtre ne me dispensait pas d’avoir du bon sens, de
me former, d’apprendre. La grâce de Dieu se communique à condition que nous y
mettions de la bonne volonté, que nous acceptions de ne rien savoir, pour mieux
apprendre. Tout n’est pas donné par magie avec l’imposition des mains de
l’évêque !
Fort de
cette belle expérience, je repartis, mieux formé mais aussi plus humble parce
que buriné par l’humiliation que j’avais subie la première fois et grandi par
la sagesse et l’expérience de ceux qui avaient tout à m’apprendre. Je suis
retourné dans la chambre de cette jeune femme. Sa mère était toujours
là ; j’avais apporté avec moi une petite icône de la Vierge Marie. La
tête baissée je me suis avancé près du lit de Maria. Je me suis mis à genoux
pour être proche d’elle sans être trop haut. Comme Marie de Hennezel m’avait
dit de le faire, j’ai posé ma main gauche sur son front, j’ai déposé contre ses
genoux, qu’elle avait repliés, ma petite icône et j’ai pris sa main avec ma
main droite. Je n’ai pas dit un mot. Je crois que si j’avais ouvert la bouche,
rien ne serait sorti sinon des sanglots ! Nous sommes restés ainsi pendant
une demi-heure, en silence. Puis je suis parti, toujours sans rien dire.
Ce
jour-là j’avais accepté d’être faible, de pleurer avec ceux qui pleurent. Sans
le comprendre, j’avais déjà expérimenté la force faible du célibat. Mon cœur
avait été doublement ouvert. Ouvert par l’humiliation de ma première dérobade,
puis ouvert à nouveau, par la compassion. C’est auprès des pauvres que j’ai le
plus appris, ici à Madagascar et là-bas, à l’hôpital Spallanzani. Les pauvres
sont nos maîtres, disait saint Vincent de Paul. Nous sommes maîtres de
nous-mêmes si nous acceptons d’être pauvres. Aujourd’hui j’aime mon célibat,
parce que je le comprends mieux. C’est le célibat du Christ auquel je
participe. Comme le disait – en substance – sœur Emmanuelle, Il n’a refermé les
bras sur personne pour pouvoir mieux les ouvrir à tous, sur la Croix. Mon
célibat proclame que le Christ ne préfère personne pour nous aimer tous d’un
amour unique, ou plutôt il préfère chacun de nous, et d’abord les plus pauvres,
les mal-aimés, les désespérés… Son amour pour nous est encore plus fort que
l’amour d’un époux pour son épouse.
Après
ce cours de morale sexuelle, après ce dialogue vrai et un peu rugueux avec ce
séminariste, qui, comme moi à son âge, n’avait pas encore perçu la grandeur et
la beauté du célibat, je suis allé courir. L’orage menaçait mais j’avais
vraiment besoin de me défouler, alors je suis parti sur la route qui rejoint
une ferme pédagogique pour un footing duquel je suis revenu 45 minutes plus
tard épuisé et dégoulinant. Avant d’arriver au séminaire, au-dessus du stade de
football, j’ai choisi un arbre un peu isolé contre lequel j’ai fait mes
étirements. J’ai pris ensuite le petit chemin qui descend vers le séminaire et
j’ai entendu une déflagration comme jamais je n’en avais entendue. La foudre
était tombée juste derrière moi, à 50 mètres. Je me retourne et je vois que
l’arbre contre lequel je m’étais étiré était complètement soufflé. Il n’en
restait rien !
On est bien peu de
chose et mon amie la rose me l’a dit ce matin…
Père Emmanuel
Gobilliard, Quatrième lettre de Madagascar (2012)