L'idée que la France
pouvait perdre la guerre ne m'était jamais venue. Je savais bien que nous
avions déjà perdu une fois, en 1870, mais je n'étais pas encore né, et ma mère
non plus. C'était différent.
Le 13 juin 1940, alors que
le front croulait de toutes parts, en revenant d'une mission de convoyage en
Bloch-210 je fus blessé par un éclat sur le terrain de Tours, au cours d'un
bombardement. La blessure était légère et je laissai le shrapnell dans ma cuisse :
je voyais déjà la fierté avec laquelle ma mère allait le tâter, à la première
permission. Je le garde toujours. Il est
vrai que maintenant je pourrais aussi bien me le faire enlever.
Les succès foudroyants de
l'offensive allemande ne me firent guère d'effet. Nous avions déjà vu cela en 14-18.
Nous autres, Français, nous nous ressaisissions toujours au dernier moment,
c'était bien connu. Les tanks de Guderian, fonçant à travers la trouée de
Sedan, me faisaient rigoler, et je pensais à notre État-Major en train de se
frotter les mains, en voyant son plan magistral s'exécuter point par point, et
ces gros lourdauds d'Allemands tomber une fois de plus dans le panneau. Je
crois que mon sang lui-même charriait une confiance invincible dans les destinées
de la patrie, qui devait me venir de mes ancêtres tartares et juifs. Mes chefs
militaires à Bordeaux-Mérignac eurent vite fait de reconnaître en moi ces qualités
ataviques de fidélité à nos traditions et d'aveuglement, et je fus désigné pour
faire partie de l'un des trois équipages de vigilance chargés de patrouiller
au-dessus des quartiers ouvriers de Bordeaux. Il s'agissait, nous avait-on
expliqué sur un mode confidentiel, d'assurer la protection du maréchal Pétain
et du général Weygand, lesquels étaient résolus à continuer la lutte, contre
une cinquième colonne communiste qui se disposait à saisir le pouvoir et à
traiter avec Hitler. Je ne suis pas le seul témoin, comme je ne fus pas la
seule dupe, de cette astucieuse infamie : des brigades d'élèves-officiers,
parmi lesquels se trouvait Christian Fouchet, aujourd'hui notre ambassadeur au
Danemark, avaient été placées aux carrefours de la ville, afin d'assurer la protection
de l'auguste vieillard contre les défaitistes et les pactiseurs avec l'ennemi.
Je demeure cependant convaincu que cette habileté avait été le fait des
échelons subalternes, et que ceux-ci l'avaient perpétrée spontanément, dans
l'enthousiasme patriotique et politique du moment. J'effectuai donc les patrouilles
aériennes à basse altitude au-dessus de Bordeaux, les mitrailleuses chargées,
prêt à foncer sur tout attroupement qui m'aurait été signalé. Je l'eusse fait
sans hésiter et sans me douter une seconde que la cinquième colonne dont nous
étions soi-disant chargés de déjouer les plans avait déjà gagné la partie,
qu'elle n'était pas de celles qui marchent à ciel ouvert avec des étendards
dans les rues, mais qu'elle s'était insinuée insidieusement dans les âmes, les
volontés et les esprits. J'étais foncièrement incapable d'imaginer qu'un chef
parvenu au premier rang de la plus vieille et de la plus glorieuse armée du
monde pût se révéler soudain un défaitiste, un cœur mal trempé, ou même un
intrigant prêt à faire passer ses haines, rancunes et passions politiques avant
le destin de la nation. L'affaire Dreyfus ne m'avait rien appris à cet égard :
d'abord, Esterhazy n'était pas vraiment français, c'était un naturalisé, et puis, il s'agissait
là-dedans de déshonorer un Juif et chacun sait que, dans ces cas-là, tous les
moyens sont permis : nos chefs militaires de l'affaire Dreyfus avaient cru
bien faire. Bref, j'ai conservé ma foi intacte jusqu'au bout et sans doute
aujourd'hui encore n'ai-je pas beaucoup changé de ce côté-là : un plongeon
comme celui de Dien-Bien-Phu, certaines vilenies en marge de la guerre
d'Algérie me frappent de désarroi et d'incompréhension. À chaque avance de
l'ennemi, à chaque écroulement du front, je souriais donc d'un air fin et
j'attendais le renversement inattendu, la détente fulgurante, le « Et là ! »
ironique et éblouissant de nos stratèges-bretteurs sans pareils. Cette
inaptitude atavique à désespérer, qui est en moi comme une infirmité contre
laquelle je ne puis rien, finissait par prendre l'apparence de quelque heureuse
et congénitale imbécilité, comparable un peu à celle qui avait jadis poussé les
reptiles sans poumons à ramper hors de l'Océan original et les avait menés non
seulement à respirer, mais encore à devenir un jour ce premier soupçon d'humanité
que nous voyons aujourd'hui patauger autour de nous. J'étais bête et je le suis
demeuré — bête à tuer, bête à vivre, bête à espérer, bête à triompher. Plus la
situation militaire devenait grave et plus ma bêtise s'exaltait à n'y voir
qu'une occasion à notre mesure, et j'attendais que le génie de la patrie s'incarnât
soudain dans une figure de chef, selon nos meilleures traditions. J'ai toujours
eu tendance à prendre à la lettre les belles histoires que l'homme s'est
racontées sur lui-même dans ses moments inspirés, et la France, à cet égard,
n'a jamais manqué d'inspiration. Le talent éclatant de ma mère lorsqu'il
s'agissait d'avoir confiance, de continuer à croire et à espérer, se réveillait
soudain en moi et s'élevait même à des sommets inattendus. J'ai cru tour
à tour à tous nos chefs et dans chacun je reconnaissais l'homme providentiel.
Et lorsque, l'un après l'autre, ils disparaissaient dans le trou du guignol ou
s'installaient dans la défaite, je ne me décourageais pas le moins du monde et
ne perdais nullement ma foi en nos généraux ; je changeais simplement de
général. Jusqu'au bout, je n'ai cessé de faire mon marché, toujours trompé et
toujours preneur, et chaque fois qu'un grand homme me claquait entre les
doigts, je passais au suivant avec une confiance redoublée. J'ai donc cru
successivement au général Gamelin, au général Georges, au général Weygand — je
me souviens avec quelle émotion je lisais la description qu'une agence de
presse faisait de ses bottes de cuir fauve et de sa culotte de peau lorsque, le
commandement suprême assumé, il descendait les marches de son G.Q.G. — j'ai cru
au général Huntziger, au général Blanchard, au général Mittelhauser, au général
Noguès, à l'amiral Darlan, et — ai-je besoin de le dire — au maréchal Pétain.
C'est ainsi que j'aboutis tout naturellement au général de Gaulle, le petit
doigt sur la couture du pantalon et sans jamais cesser de saluer. On imagine
mon soulagement lorsque ma bêtise congénitale et mon inaptitude au désespoir
trouvèrent soudain à qui parler et lorsque des profondeurs de l'abîme, exactement
comme je m'y attendais, surgit enfin une extraordinaire figure de chef qui non
seulement trouvait dans les événements sa mesure mais encore portait un nom bien
de chez nous. Chaque fois que je me trouve devant de Gaulle, je sens que ma
mère ne m'avait pas trompé et qu'elle savait tout de même de quoi elle parlait.
Je décidai donc de passer
en Angleterre, en compagnie de trois camarades, à bord d'un Den-55, un type
d'appareil tout nouveau qu'aucun de nous n'avait piloté auparavant.
L'aérodrome de
Bordeaux-Mérignac les 15, 16 et 17 juin 1940 était certainement un des endroits
les plus étranges qu'il m'eût jamais été donné de fréquenter.
De tous les coins du ciel,
d'innombrables véhicules aériens venaient sans cesse se poser sur la piste et
encombraient le terrain. Des machines dont je ne connaissais ni le type ni
l'usage déversaient sur le gazon des passagers non moins curieux, dont certains
paraissaient s'être purement et simplement emparés du premier mode de transport
qui leur était tombé sous la main.
Le terrain était devenu une
sorte de rétrospective de tout ce que l'Armée de l'Air avait compté comme prototypes
depuis vingt ans : avant de mourir, l'aviation française revoyait son
passé. Les équipages étaient parfois encore plus étranges que les avions. J'ai
vu un pilote d'aéronavale avec une des plus belles croix de guerre qu'on puisse
contempler sur une poitrine de combattant, sortir de la carlingue de son avion
de chasse, tenant une petite fille endormie dans ses bras. J'ai vu un
sergent-pilote faire descendre de son Goéland ce qui ne pouvait être autre
chose que cinq aimables pensionnaires d'une « maison » de province.
J'ai vu, dans un Simoun, un sergent aux cheveux blancs et une femme en
pantalon, avec deux chiens, un chat, un canari, un perroquet, des tapis roulés
et un tableau d'Hubert Robert contre la paroi. J'ai vu une famille de bon aloi,
père, mère, deux jeunes filles, valise à la main, discuter avec un pilote du
prix du passage en Espagne, le pater familias étant chevalier de la
Légion d'honneur. J'ai vu surtout et je verrai toute ma vie les visages des
pilotes des Dewoitine-52o et des
Morane-4o6 revenant des derniers combats, les ailes trouées de balles et l'un d'eux,
arrachant sa croix de guerre, et la jetant sur le sol. J'ai vu une bonne
trentaine de généraux, autour du mirador, attendant, attendant, attendant. J'ai
vu de jeunes pilotes s'emparer sans ordres des Bloch-151 et prendre l'air sans
munitions, et sans autre espoir que
celui d'aller s'écraser contre les bombardiers ennemis que les alertes
successives annonçaient, mais qui ne venaient jamais. Et toujours, l'incroyable
faune aérienne qui fuyait le naufrage du ciel et parmi laquelle les Bloch-210,
les fameux cercueils volants, paraissaient particulièrement bien venus.
Mais
je crois que c'est de mes cher Potez-25 et de ces vieux pilotes que nous ne
voyions jamais approcher sans entonner un petit air populaire à l'époque « Grand-père,
grand-père, vous oubliez votre cheval » que je me souviendrai avec le plus
d'amitié. Ces vieillards de quarante à cinquante ans, tous réservistes,
certains anciens combattants de la Première Guerre mondiale, avaient été,
malgré les « macarons » de pilote qu'ils arboraient fièrement,
maintenus pendant toute la guerre dans des fonctions « de rampants »,
popotiers, scribes, chefs de bureau, en dépit des promesses de mise à
l'entraînement aérien toujours renouvelées et jamais tenues. À présent, ils se rattrapaient.
Ils étaient là une vingtaine de solides quadragénaires et, profitant de la
capilotade générale, ils avaient pris les choses en main. Réquisitionnant tous
les Potez-25 disponibles, indifférents à tous les signes de la défaite qui
s'accumulaient autour d'eux, ils s'étaient mis à l'entraînement, amassaient des
heures de vol et effectuaient tranquillement leurs tours de piste, comme des
passagers qui s'amuseraient à faire des ronds dans l'eau au milieu d'un
naufrage, persuadés, avec un optimisme à toute épreuve, qu'ils allaient arriver
à temps « pour les premiers combats », ainsi qu'ils le disaient, avec un
dédain magnifique pour tout ce qui s'était passé avant leur entrée en lice. Si
bien qu'au milieu de cet étrange Dunkerque aérien, dans une atmosphère de fin
du monde, au-dessus des généraux désemparés, mêlés à la faune aérienne la plus
hybride du monde, au-dessus des têtes vaincues, habiles ou désespérées, les
Potez-25 des « vieilles tiges » continuaient à ronronner avec application,
se posaient et redécollaient, et les mines joyeuses et résolues de ces
résistants de la dernière et de la première heure répondaient des carlingues à
nos saluts amicaux. Ils étaient la France du vin et de la colère ensoleillée,
celle qui pousse, grandit et renaît à chaque bonne saison, quoiqu'il arrive. Il
y avait parmi eux des marchands de soupe et des ouvriers, des bouchers et des
assureurs, des clochards et des trafiquants, et même un curé. Mais ils avaient
tous une chose en commun, là où l'on sait.
Le jour où la France est
tombée j'étais assis le dos contre le mur d'un hangar, en regardant tourner les
moulins du Den-55 qui devait nous emporter vers l'Angleterre. Je pensais aux
six pyjamas de soie que j'abandonnais dans ma chambre de Bordeaux, une perte
terrible lorsqu'on pense qu'il fallait y ajouter celle de la France et de ma
mère, que je n'allais plus, en toute probabilité, jamais revoir. Trois
camarades, sergents comme moi, étaient assis à mes côtés, l'œil froid, le
revolver tout prêt sous la ceinture — nous étions très loin du front, mais nous
étions jeunes, frustrés dans notre virilité par la défaite, et les revolvers
nus et menaçants étaient un simple moyen visuel d'exprimer ce que nous
ressentions. Ils nous aidaient un peu à nous mettre au diapason du drame qui
était en train de se jouer autour de nous, et aussi, à camoufler et à compenser
notre sentiment d'impuissance, de désarroi, et d'inutilité. Aucun de nous ne s'était
encore battu et de Gaches, d'une voix ironique, avait fort bien traduit notre
pauvre volonté de nous donner des airs, de nous réfugier dans une attitude et
de prendre nos distances vis-à-vis de la défaite :
— C'est un peu comme si on
avait empêché Corneille et Racine d'écrire pour dire ensuite que la France
n'avait pas de poètes tragiques.
Malgré tous les efforts que
je faisais pour ne penser qu'à la perte de mes pyjamas de soie, le visage de ma
mère m'apparaissait parfois parmi toutes les autres clartés de ce juin sans
nuages. J'avais beau alors serrer les mâchoires, avancer le menton et mettre la
main à mon revolver, les larmes emplissaient aussitôt mes yeux, et je regardais
vite le soleil en face pour donner le change à mes compagnons. Mon camarade Belle-Gueule
avait également un problème moral, qu'il nous avait exposé : il était
maquereau dans le civil et sa femme préférée était en maison à Bordeaux. Il
avait l'impression de ne pas être régulier avec elle, en partant seul.
J'essayai de lui remonter le moral, en lui expliquant que la fidélité à la
patrie devait passer avant toute autre considération, et que moi aussi, je
laissais derrière moi tout ce que j'avais de plus précieux. Je lui citai
également notre troisième camarade, Jean-Pierre, qui n'hésitait pas à abandonner
sa femme et ses trois enfants pour continuer à se battre. Belle-Gueule eut
alors une phrase admirable, qui nous remit tous à notre place et m'emplit
encore d'humilité, chaque fois que j'y pense :
— Oui, dit-il, mais vous
êtes pas du milieu, alors vous êtes pas obligés.
De Gaches devait piloter
l'avion. Il avait trois cents heures de vol : une fortune. Avec sa petite
moustache, son uniforme de chez Lanvin, son air racé, il était le garçon de
bonne famille par excellence, et il donnait, en quelque sorte, à notre décision
de déserter pour continuer la lutte, la consécration de la bonne bourgeoisie
catholique française.
Comme on voit, en dehors de
notre volonté de ne pas nous reconnaître vaincus, il n'y avait, entre nous, rien
de commun. Mais nous puisions dans tout ce qui nous séparait une sorte
d'exaltation et une confiance plus grande encore dans le seul lien qui nous
unissait. Y eût-il eu un assassin parmi nous que nous y eussions vu la preuve
du caractère sacré, exemplaire, au-dessus de toute autre considération, de
notre mission, la preuve même de notre essentielle fraternité.
De Gaches monta dans le Den
pour recevoir du mécanicien quelques ultimes instructions sur le maniement d'un
appareil dont il ignorait tout. Nous devions faire un tour d'essai pour nous
familiariser avec les instruments, nous poser, laisser le mécanicien sur le
terrain et décoller à nouveau, mettant le cap sur l'Angleterre. De Gaches nous
fit signe de l'avion et nous commençâmes à boucler nos ceintures de parachute.
Belle-Gueule et Jean-Pierre montèrent les premiers : j'avais des
difficultés avec ma ceinture. Je mettais déjà un pied sur l'échelle, lorsque je
vis venir vers moi une silhouette en bicyclette, pédalant à toute allure, et
gesticulant. J'attendis.
— Sergent, on vous demande
au mirador. Il y a une communication téléphonique pour vous. C'est urgent.
Je demeurai pétrifié. Qu'au
milieu du naufrage, alors que les routes, les lignes télégraphiques, toutes les
voies de communications étaient plongées dans le chaos le plus complet, alors
que les chefs étaient sans nouvelles de leurs troupes et que toute trace d'organisation
avait disparu sous le déferlement des tanks allemands et de la Luftwaffe, la
voix de ma mère ait pu se frayer un chemin jusqu'à moi me paraissait presque
surnaturel. Car je n'avais pas le moindre doute, là-dessus : c'était bien
ma mère qui m'appelait. Au moment de la trouée de Sedan et, plus tard, alors
que les premiers motards allemands visitaient déjà les châteaux de la Loire,
j'avais essayé, grâce à l'amitié d'un sergent téléphoniste du mirador, de lui faire
parvenir à mon tour un message rassurant, de lui rappeler Joffre, Pétain, Foch
et tous les autres noms sacrés qu'elle m'avait tant de fois répétés dans nos
moments difficiles, lorsque notre situation matérielle m'emplissait
d'inquiétude ou qu'elle avait une de ses crises d'hypoglycémie. Mais il y avait
alors encore quelque semblant d'ordre dans les télécommunications, les
consignes étaient encore respectées, et je n'étais pas parvenu à la toucher.
Je criai à de Gaches de
faire le tour d'essai sans moi et de revenir me prendre devant le hangar ;
j'empruntai ensuite la bicyclette du caporal et me mis à pédaler.
J'étais à quelques mètres
du mirador lorsque le Den se lança sur la piste de décollage. Je descendis de
bicyclette et, avant d'entrer, jetai un coup d'œil distrait à l'avion. Le Den
était déjà à une vingtaine de mètres du sol. Il parut un instant suspendu immobile
dans l'air, hésita, se mit en cabré, vira sur l'aile, piqua, et alla s'écraser
au sol en explosant. Je regardai un bref instant cette colonne de fumée noire
que je devais, par la suite, voir tant de fois au-dessus des avions morts. Je
vécus là la première de ces brûlures de solitude soudaine et totale dont plus
de cent camarades tombés devaient plus tard me marquer jusqu'à me laisser dans
la vie avec cet air d'absence qui est, paraît-il, le mien. Peu à peu, au cours
de quatre années d'escadrille, le vide est devenu pour moi ce que je connais
aujourd'hui de plus peuplé. Toutes les amitiés nouvelles que j'ai tentées
depuis la guerre n'ont fait que me rendre plus sensible cette absence qui vit à
mes côtés. J'ai parfois oublié leurs visages, leur rire et leurs voix se sont
éloignés, mais même ce que j'ai oublié d'eux me rend le vide encore plus fraternel.
Le ciel, l'Océan, la plage de Big Sur déserte jusqu'aux horizons : je
choisis toujours pour errer sur la terre les lieux où il y a assez de place
pour tous ceux qui ne sont plus là. Je cherche sans fin à peupler cette absence
de bêtes, d'oiseaux, et chaque fois qu'un phoque se lance du haut de son rocher
et nage vers la rive ou que les cormorans et les hirondelles de mer resserrent
un peu leur cercle autour de moi, mon besoin d'amitié et de compagnie se creuse
d'un espoir ridicule et impossible et je ne peux pas m'empêcher de sourire et
de tendre la main.
Je me frayai un passage
parmi les quelque vingt ou trente généraux qui tournaient en rond, comme des hérons,
autour du mirador et pénétrai dans la Centrale.
La Centrale téléphonique de
Mérignac était à cette époque, avec celle de la ville de Bordeaux proprement
dite, le premier souffle du pays. C'était de Bordeaux que partaient les
messages de Churchill, accouru pour essayer d'empêcher l'armistice, des généraux
qui essayaient de s'orienter dans l'étendue de la défaite, des journalistes et
des ambassadeurs du monde entier qui avaient suivi le gouvernement dans son
repli. À présent, c'était plus ou moins fini, et les lignes devenaient
étrangement silencieuses, et sur tout le territoire, dans l'armée morcelée, la
responsabilité des décisions dans les unités encerclées étant tombée au niveau
de la compagnie et parfois de la section, il n'y avait plus d'ordre à donner,
cependant que les derniers soubresauts de l'agonie avaient lieu dans l'héroïsme
silencieux et tragique de quelques-uns, dans des combats de quelques heures ou
minutes à un contre cent, ceux que l'on ne peut suivre sur une carte et qui ne
s'inscrivent dans aucun compte rendu.
Je trouvai mon ami le
sergent Dufour installé dans la Centrale dont il assurait la permanence depuis vingt-quatre
heures, son visage ruisselant de cette sueur de juin qui coulait des pores
mêmes de la patrie. Avec son front têtu, le mégot éteint aux lèvres, le visage
pris par un poil qui paraissait lui-même particulièrement rageur et pointu, il
devait avoir, j'en suis sûr, le même air insolent et narquois au moment de
tomber dans le maquis, trois ans plus tard, sous les balles de l'ennemi.
Lorsque, dix jours
auparavant, j'avais essayé d'obtenir de lui une communication avec ma mère, il
m'avait répondu, avec une grimace cynique « que l'on n'en était pas encore
là et que la situation ne justifiait pas une mesure aussi extrême ». À présent,
il m'avait fait venir lui-même et ce simple fait en disait plus long sur la
situation que toutes les rumeurs d'armistice qui couraient. Il m'observait,
débraillé, le pantalon déboutonné, l'indignation, le mépris et l'insoumission
marqués jusque dans sa braguette bâillante, avec ce front droit barré de trois
lignes horizontales et ce sont ses traits inoubliables que j'empruntai quelque
quinze ans plus tard, lorsque je cherchais un visage à donner à mon Morel des Racines
du Ciel, l'homme qui ne savait pas désespérer. Il m'observait, un écouteur
contre l'oreille. Il paraissait écouter de la musique, avec une sorte de délectation.
J'attendis, pendant qu'il m'observait, et sous ses paupières brûlées par
l'insomnie, il y avait encore assez de place pour une étincelle de gaieté. Je
me demandais quelle était la conversation qu'il surprenait. Peut-être celle du
commandant en chef avec ses éléments avancés ? Mais je fus vite renseigné.
— Brossard part se battre
en Angleterre, me dit-il. Je lui ai arrangé une séance d'adieu avec sa femme.
T'as pas changé d'avis ?
Je
secouai la tête. Il fit un geste d'approbation et c'est ainsi que j'appris
que le sergent Dufour, depuis plusieurs heures, bloquait toutes les lignes
téléphoniques pour permettre à quelques-uns, parmi ceux qui refusaient la
soumission et partaient continuer la lutte, d'échanger un dernier cri de
tendresse et de courage avec ceux qu'ils quittaient sans doute pour toujours.
Je suis sans rancune envers
les hommes de la défaite et de l'armistice de 40. Je comprends fort bien ceux
qui avaient refusé de suivre de Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs
meubles, qu'ils appelaient la condition humaine. Ils avaient appris et ils
enseignaient « la sagesse », cette camomille empoisonnée que
l'habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux
d'humilité, de renoncement et d'acceptation. Lettrés, pensifs, rêveurs,
subtils, cultivés, sceptiques, bien nés, bien élevés, férus d'humanités, au
fond d'eux-mêmes, secrètement, ils avaient toujours su que l'humain était une
tentation impossible et ils avaient donc accueilli la victoire d'Hitler comme
allant de soi. À l'évidence de notre servitude biologique et métaphysique, ils
avaient accepté tout naturellement de donner un prolongement politique et
social. J'irai même plus loin, sans vouloir insulter personne : ils avaient
raison, et cela seul eût dû suffire à les mettre en garde. Ils avaient
raison, dans le sens de l'habileté, de la prudence, du refus de l'aventure, de l'épingle
du jeu, dans le sens qui eût évité à
Jésus de mourir sur la croix, à Van Gogh de peindre, à mon Morel de défendre
ses éléphants, aux Français d'être fusillés, et qui eût uni dans le même néant,
en les empêchant de naître, les cathédrales et les musées, les empires et les
civilisations.
[ndvi : je n’aime pas du tout les caractères gras dans un texte,
pour souligner ce qui semble important au premier quidam venu. Mais là c’est
vraiment ce qui a retenu toute mon attention, et m’a fait partir dans des
abîmes de réflexion. Cette pseudo-raison qui nous évite tout acte de folie. « Folie
pour les païens », bien sûr !]
Et il va sans dire qu'ils
n'étaient pas tenus par l'idée naïve que ma mère se faisait de la France. Ils n'avaient
pas à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille femme. Je ne
puis en vouloir aux hommes qui, n'étant pas nés aux confins de la steppe russe
d'un mélange de sang juif, cosaque et tartare, avaient de la France une vue
beaucoup plus calme et beaucoup plus mesurée.
Quelques instants plus
tard, j'écoutais la voix de ma mère au téléphone. Je suis incapable de transcrire
ici ce que nous nous sommes dit. Ce fut une série de cris, de mots, de
sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé. J'ai toujours eu, depuis,
l'impression de comprendre les bêtes. Lorsque, dans la nuit africaine,
j'entendais les voix des animaux, souvent mon cœur se serrait quand j'y
reconnaissais celles de la douleur, de la terreur, du déchirement et, depuis
cette conversation téléphonique, dans toutes les forêts du monde, j'ai toujours
su reconnaître la voix de la femelle qui a perdu son petit.
Le seul mot articulé,
burlesque, emprunté au plus humble vocabulaire des mirlitons, fut le dernier. Alors
que le silence s'était fait déjà et qu'il durait, sans même un grésillement des
lignes, un silence qui semblait avoir englouti tout le pays, j'entendis soudain
une voix ridicule sangloter dans le lointain :
—
On les aura !
Ce dernier cri bête du
courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y
est demeuré à tout jamais — il est mon cœur. Je sais qu'il va me
survivre et qu'un jour ou l'autre les hommes connaîtront une victoire plus
vaste que toutes celles dont ils ont rêvé jusqu'ici.
Je restai là une seconde
encore, la casquette sur l'œil, dans ma veste de cuir, aussi seul que des
millions et des millions d'hommes l'ont toujours été et le seront toujours face
à leur destin commun. Le sergent Dufour m'observait par-dessus son mégot, avec,
dans les yeux, cette étincelle de gaieté qui a toujours été, pour moi, chaque
fois que je la rencontrai dans les yeux de l'espèce, comme une
garantie de survie.
Je
m'occupai ensuite de trouver un autre équipage et un autre avion.
Je
passai plusieurs heures à errer sur le terrain d'un appareil à l'autre, d'un
équipage à l'autre.
J'avais
déjà été fort mal reçu par plusieurs pilotes que j'avais essayé de débaucher,
lorsque je me rappelai l'immense quadrimoteur Farman tout noir, arrivé la
veille sur le terrain, et qui me paraissait de taille à m'emmener en
Angleterre. C'était certainement le plus gros avion que j'eusse vu jusqu'alors.
Le monstre paraissait inhabité. Par un simple réflexe de curiosité, je grimpai
l'échelle et passai la tête à l'intérieur pour voir de quoi cela pouvait bien
avoir l'air.
Un
général à deux étoiles était en train d'écrire, en fumant sa pipe, sur une
table pliante. Un gros revolver à barillet était posé à portée de sa main, sur une
feuille de papier. Le général avait un visage jeune, des cheveux gris en brosse
et, comme j'émergeais à l'intérieur de l'avion, il posa sur moi un regard
absent, puis le ramena sur la feuille et continua d'écrire. Mon premier réflexe
fut de le saluer, sans qu'il me répondît.
Je
jetai un coup d'œil un peu étonné au revolver et soudain, je compris ce qui se
passait. Le général vaincu était en train d'écrire une note d'adieu, avant de
se suicider. J'avoue que je me sentis ému et profondément reconnaissant. Il me
semblait que, tant qu'il y aurait des généraux capables d'un tel geste face à
la défaite, tous les espoirs nous seraient permis. Il y avait là une image de
grandeur, un sens de la tragédie, auxquels j'étais alors, à mon âge, extrêmement
sensible.
Je
saluai donc encore une fois, me retirai discrètement et fis quelques pas sur la
piste, en attendant le coup de feu qui sauverait l'honneur. Après un quart d'heure, je commençai
à m'impatienter et revenant vers le Farman, je passai une fois de plus le nez à
l'intérieur.
Le général était toujours
en train d'écrire. Sa main fine et élégante courait sur le papier. Je remarquai
deux ou trois enveloppes déjà cachetées, à côté du revolver. De nouveau, il me
jeta un regard et de nouveau, je saluai, et me retirai respectueusement.
J'avais besoin de faire confiance à quelqu'un, et ce général, avec son visage
jeune et noble, m'inspirait confiance : j'attendis donc patiemment près de
l'avion qu'il me remontât le moral. Comme rien ne se passait, je décidai
d'aller faire un tour à la section de navigation pour voir où en était le
projet de l'escadre d'aller se poser au Portugal, avant de rejoindre l'Angleterre.
Je revins au bout d'une demi-heure et grimpai l'échelle : le général
écrivait toujours. Les feuilles couvertes d'une écriture régulière s'étaient accumulées
sous le gros revolver, à portée de sa main. Brusquement, je compris que loin
d'avoir quelque intention sublime et digne d'un héros de tragédie grecque, le
brave général faisait tout simplement sa correspondance, utilisant le revolver
comme presse-papier. Apparemment, on ne vivait pas dans le même univers, lui et
moi. Je fus profondément dépité et découragé, et m'éloignai du Farman, la tête
basse. Je revis le grand chef quelque temps après, se dirigeant tranquillement
vers le mess, le revolver dans l'étui, la serviette à la main, avec, sur son
visage paisible, un air de devoir accompli.
Un soleil sans fin
éclairait la faune aérienne biscornue du terrain. Des Sénégalais en armes,
placés autour des avions pour les protéger contre des sabotages hypothétiques,
regardaient les formes bizarres et parfois légèrement inquiétantes qui descendaient
du ciel. Je me souviens notamment d'un Bréguet ventru, dont le fuselage se
terminait par une poutre, très jambe de bois, aussi incongru et grotesque que
certains fétiches africains. À la section des Potez, les grands-pères de 14-18,
invaincus et vengeurs, continuaient à effectuer des tours de piste, s'entraînant
pour le miracle ; ils ronronnaient avec application dans le ciel bleu, et,
à l'atterrissage, m'exprimaient leur ferme espoir d'être prêts à temps.
Je me souviens de l'un
d'eux, émergeant de la carlingue du Potez, image parfaite du chevalier de l'air
de l'époque de Reichthoffen et de Guynemer, complet, bas de soie sur les
cheveux et culotte de cavalerie, me lançant, à travers le bruit de l'hélice, en
soufflant un peu après l'acrobatie que représentait la descente de la carlingue
pour un homme de son poids :
—
T'en fais pas, p'tite tête, on est là !
Il repoussa énergiquement
les deux copains qui l'avaient aidé à descendre et mit le cap sur les canettes
de bière qui attendaient dans l'herbe. Les deux copains, l'un cintré dans une
vareuse kaki, décorations pendantes ; casqué, botté, et l'autre, coiffé
d'un béret, lunettes au front, veste de Saumur, bandes molletières, me donna
une tape amicale et m'assura :
—
On les aura !
Ils étaient manifestement
en train de vivre les meilleurs moments de leur vie. Ils étaient à la fois touchants
et ridicules, et cependant, avec leurs bandes molletières, leurs bas de soie
sur la tête et leurs profils empâtés, mais résolus, sortant des carlingues, ils
évoquaient assez bien des heures plus glorieuses, et puis, je n'avais jamais eu
plus besoin d'un père qu'à ce moment-là. C'était un sentiment que la France entière
éprouvait et l'adhésion quasi unanime qu'elle donnait au vieux maréchal n'avait
pas d'autre raison. Je tâchais donc de me rendre utile, je les aidais à monter
dans la carlingue, je poussais l'hélice, je courais chercher de nouvelles
canettes à la cantine. Eux me parlaient du miracle de la Marne, en clignant de l'œil
d'un air entendu, de Guynemer, de Joffre, de Foch, de Verdun, bref, ils me
parlaient de ma mère, et c'était tout ce que je demandais. L'un d'eux, surtout,
avec des leggings, un casque, des lunettes, baudrier de cuir et toutes ses
décorations — je ne sais pourquoi, il me faisait penser aux vers immortels d'une
chanson de potache bien connue : « Lorsqu'un morpion motocycliste,
prenant le trou du... pour une piste, vint avertir l'État-Major que le général était
mort » —, finit par s'exclamer, d'une voix qui domina aisément le
grondement des hélices :
—
Ventre-saint-gris, on va voir ce qu'on va voir !
Après quoi, poussé par moi,
il grimpa dans le Potez, rabattit les lunettes sur ses yeux, saisit les commandes
et s'élança. Je suis peut-être un peu injuste, mais je crois que ces chères
vieilles tiges étaient surtout en train de prendre une revanche sur le
commandement français qui les avait empêchés de voler, et que tous leurs « on
va leur faire voir » étaient pour le moins autant dirigés contre ce
dernier que contre les Allemands.
Au début de l'après-midi,
comme je me rendais une fois de plus au bureau de l'escadre pour avoir des nouvelles,
un camarade vint me dire qu'une jeune femme me demandait au poste de garde.
J'avais une peur superstitieuse de m'éloigner du terrain, convaincu que
l'escadre allait s'envoler et mettre le cap sur l'Angleterre dès que j'aurais
le dos tourné, mais une jeune femme est une jeune femme, et mon imagination
s'enflammant, comme toujours, d'un seul coup, je me rendis au poste, où je fus
assez déçu de trouver une fille fort quelconque, maigrichonne d'épaules et de
taille, mais solide de mollets et de hanches, dont le visage et les yeux rougis
par les larmes portaient la marque d'un profond chagrin, et
aussi d'une sorte de résolution têtue, primaire, qui se manifestait même dans
l'énergie excessive avec laquelle elle serrait la poignée de la valise qu'elle tenait
à la main. Elle me dit qu'elle s'appelait Annick et qu'elle était l'amie du
sergent Clément, dit Belle-Gueule, lequel lui avait parlé souvent de moi, comme
de son copain « diplomate et écrivain ». Je la voyais pour la
première fois, mais Belle-Gueule m'avait lui aussi parlé d'elle, et en des
termes très élogieux. Il avait deux ou trois filles « en maison », sa
préférée, cependant, était Annick, qu'il avait placée à Bordeaux au moment de
son affectation à Mérignac. Belle-Gueule ne s'était jamais caché de son état de
mauvais garçon et, au moment de l'offensive allemande, il était sous le coup
d'une enquête disciplinaire à ce sujet, avec menace de radiation. Nous étions en
assez bons termes, lui et moi, peut-être justement parce que nous n'avions rien
de commun, et que tout ce qui nous séparait établissait entre nous une sorte de
lien, par contraste. Il me faut reconnaître aussi que la répulsion que son
déplorable « métier » m'inspirait se doublait d'une sorte de
fascination et même d'envie, car il me paraissait supposer chez celui qui s'y
livrait un degré élevé d'insensibilité, d'indifférence et d'endurcissement,
qualités indispensables à celui qui veut bien coller à la vie et dont j'étais, quant
à moi, fâcheusement dépourvu. Il m'avait souvent vanté les qualités de sérieux
et de dévouement d'Annick, dont je le devinais très amoureux. Je regardais donc
la fille avec beaucoup de curiosité. Elle avait le type assez banal de toute
jeune paysanne habituée à ne pas ménager sa peine, mais, sous le petit front
têtu, il y avait quelque chose de plus dans le regard clair, qui allait
au-delà, dépassait tout ce qu'on était et tout ce qu'on faisait. Elle me plut immédiatement,
simplement parce que, dans l'état de tension nerveuse où j'étais, n'importe
quelle présence féminine
me réconfortait et m'apaisait. Oui, m'interrompit-elle, comme je commençais à
parler de l'accident, oui, elle savait que Clément s'était tué ce matin. Il lui
avait répété à plusieurs reprises qu'il allait passer en Angleterre pour
continuer à se battre. Elle devait le rejoindre plus tard, en passant par
l'Espagne. Maintenant Clément n'était plus, mais elle voulait se rendre en
Angleterre, malgré tout. Elle n'allait pas travailler pour les Allemands. Elle
voulait aller avec ceux qui continuaient à se battre. Elle savait qu'elle pouvait
être utile en Angleterre et comme ça, au moins, elle aurait la conscience
tranquille, elle aurait fait de son mieux. Est-ce que je pouvais l'aider ?
Elle me regardait avec une muette imploration de chien, serrant la poignée de
sa petite valoche avec résolution, le front obstiné sous ses cheveux noisette,
si désireuse de bien faire, et on la sentait vraiment décidée à venir à bout de
tous les obstacles. Il était impossible de ne pas voir là la présence d'une
essentielle pureté et d'une noblesse que ne pouvait ternir aucune souillure
insignifiante et éphémère du corps. Il s'agissait chez elle moins, je crois, de
fidélité à la mémoire de mon copain, que d'une sorte de dévouement instinctif à
quelque chose de plus que ce qu'on est, ce qu'on fait, et que rien ne peut
corrompre ou salir. Dans le lâchage et le découragement général, il y avait là
une image de constance et de volonté de bien faire qui me touchait
profondément. Pour moi, qui n'ai jamais pu accepter de voir dans le comportement
sexuel des êtres le critère du bien et du mal, qui ai toujours placé la dignité
humaine bien au-dessus de la ceinture, au niveau du cœur et de l'esprit, de l'âme,
où nos plus infâmes prostitutions se sont toujours situées, cette petite
Bretonne me paraissait avoir bien plus de compréhension instinctive de ce qui
est ou n'est pas important que tous les tenants des morales traditionnelles.
Elle dut lire dans mes yeux quelque signe de sympathie, parce qu'elle redoubla d'efforts
pour me convaincre, comme si j'avais besoin d'être convaincu. En Angleterre,
les militaires français allaient se sentir bien seuls, il fallait les aider et elle,
le boulot ne lui faisait pas peur, Clément me l'avait peut-être dit. Elle
attendit un moment, anxieuse de savoir si Belle-Gueule lui avait rendu cet
hommage, ou s'il n'y avait pas pensé. Oui, m'empressai-je de l'assurer, il
m'avait dit beaucoup de bien d'elle. Elle rougit de plaisir. Donc, le boulot, ça
la connaissait, elle avait les reins solides, et je pouvais l'emmener en
Angleterre dans mon avion, comme j'étais un copain de Clément elle
travaillerait pour moi ; un aviateur a besoin de quelqu'un derrière lui,
au sol, c'est connu. Je la remerciai et lui dis que j'avais déjà quelqu'un. Je
lui expliquai aussi qu'il était à peu près impossible de trouver un avion pour l'Angleterre,
je venais d'en faire moi-même l'expérience, et pour un civil, pour une femme,
il ne fallait pas y songer. Mais c'était une fille qui ne se décourageait pas
facilement. Comme j'essayais de m'en tirer avec quelques balivernes, lui disant
qu'elle pouvait être aussi utile en France qu'en Angleterre, et qu'on allait
avoir besoin de filles comme elle ici aussi, elle me sourit gentiment, pour me
montrer qu'elle ne m'en voulait pas et, sans mot dire, s'éloigna dans la direction
du terrain, sa valoche à la main. Je l'ai aperçue, un quart d'heure plus tard,
parmi les équipages des Potez-63, discutant ferme, puis je l'ai perdue de vue.
J'ignore ce qu'elle est devenue. J'espère qu'elle vit toujours, qu'elle a pu
joindre l'Angleterre et se rendre utile, qu'elle est rentrée en France, qu'elle
a eu beaucoup d'enfants. Nous avons besoin de filles et de garçons aux cœurs
aussi bien trempés que le sien.
La rumeur s'était répandue
en fin d'après-midi que la base de Mérignac allait manquer d'essence et les
équipages ne quittaient plus leurs machines, par crainte soit de manquer leur
tour au ravitaillement, soit de se faire « sucer » l'essence, ou tout
simplement de se faire voler leur avion par quelque rôdeur de mon espèce, à la
recherche d'un moyen d'évasion. Ils attendaient des ordres, des consignes, des
éclaircissements sur la situation, se consultaient, hésitaient, se demandaient
quelle était la décision à prendre, ou ne se demandaient rien et attendaient on
ne savait quoi. La plupart étaient convaincus que la guerre allait continuer en
Afrique du Nord. Certains étaient tellement désorientés que la moindre question
sur leurs intentions les mettait hors d'eux. Ma proposition d'aller en
Angleterre était toujours très mal accueillie. Les Anglais étaient
impopulaires. Ils nous avaient entraînés dans la guerre. À présent, ils se rembarquaient,
nous laissant dans le pétrin. Les sous-officiers de trois Potez-63 que
j'essayai imprudemment de racoler se groupèrent autour de moi avec des visages
haineux et parlèrent de me mettre en état d'arrestation pour tentative de
désertion. Fort heureusement le plus gradé, un adjudant-chef, fut beaucoup plus
indulgent et plus humain à mon égard. Pendant que deux sous-offs me tenaient
solidement, il se borna à me frapper à coups de poing dans la figure jusqu'à ce
que mon nez, mes lèvres et mon visage entier fussent inondés de sang. Après quoi,
ils me vidèrent une canette de bière sur la tête et me lâchèrent. J'avais
toujours mon revolver sous la ceinture et la tentation de m'en servir fut très grande,
une des plus grandes de toutes celles auxquelles je fus exposé dans ma vie.
Mais il eût été assez incongru de commencer ma guerre en tuant des Français ;
je m'éloignai donc, essuyant le sang et la bière de mon visage, aussi frustré
que peut l'être un homme qui n'a pas pu se soulager. J'ai d'ailleurs toujours
éprouvé beaucoup de difficulté à tuer des Français, et, à ma connaissance, je
n'en ai jamais tué aucun ; je crains que mon pays ne puisse jamais compter
sur moi dans une guerre civile et j'ai toujours strictement refusé de commander
le moindre peloton d'exécution, ce qui est dû probablement à quelque obscur
complexe de naturalisé.
Depuis mon accident
d'interprète volant, je supporte fort mal les coups sur le nez, et pendant plusieurs
jours, je souffris cruellement. Je serais cependant un ingrat si je m'abstenais
de reconnaître que cette souffrance purement physique me fut probablement d'un
secours considérable, car elle estompa quelque peu et m'aida à oublier l'autre,
la vraie et de loin la plus dure à supporter, me permettant de ressentir un peu
moins la chute de la France et l'idée que je n'allais sans doute pas revoir ma
mère avant plusieurs années. Ma tête éclatait, je ne cessais d'essuyer le sang
de mon nez et de mes lèvres, et j'étais continuellement pris de nausées et de
vomissements. Bref, j'étais dans un tel état qu'en ce qui me concerne, Hitler a
été vraiment à deux doigts de gagner la guerre, à ce moment-là. Je continuais néanmoins
à me traîner d'avion en avion à la recherche d'un équipage.
Un des pilotes que
j'essayais ainsi de convaincre me laissa un souvenir indélébile. Il était le
propriétaire d'un Amyot-372 fraîchement arrivé sur le terrain. Je dis « propriétaire »,
car il était assis dans l'herbe, à côté de son avion, avec l'air d'un fermier
soupçonneux gardant sa vache. Un nombre impressionnant de sandwiches était posé
devant lui sur un journal, et il était en train de les expédier les uns après
les autres. Physiquement, il ressemblait un peu à Saint-Exupéry, par une
certaine rondeur des traits et du visage et l'envergure massive du corps — mais
la ressemblance s'arrêtait là. Il paraissait méfiant, sur ses gardes, l'étui du
revolver déboutonné, convaincu sans doute que le terrain de Mérignac était
plein de maquignons résolus à lui voler sa vache, ce en quoi il ne se trompait
pas. Je lui dis carrément que j'étais à la recherche d'un équipage et d'un
avion pour aller continuer la guerre en Angleterre, pays dont je lui vantai la
grandeur et le courage sur le mode épique.
Il me laissa parler et
continua à se sustenter, tout en observant avec un certain intérêt mon visage tuméfié
et le mouchoir couvert de sang que je tenais contre mon nez. Je lui fis un
assez bon discours —patriotique, émouvant, inspiré — bien que je souffrisse de
violentes nausées — je tenais à peine debout et ma tête était pleine de roches
cassées — je fis cependant de mon mieux et, à en juger par la mine satisfaite
de mon public, le contraste entre ma piteuse apparence physique et mes propos
inspirés devait être agréablement divertissant. Le gros pilote me laissa en
tout cas parler fort obligeamment. D'abord, je devais le flatter — c'était le
genre de type qui devait aimer à se sentir important — et puis, mon envolée
patriotique, la main sur le cœur, ne devait pas lui déplaire, elle devait
faciliter sa digestion. De temps en temps, je m'arrêtais, attendant sa réaction
— mais comme il ne disait rien et prenait simplement un autre sandwich, je
reprenais mon improvisation lyrique, un véritable chant que Déroulède lui-même n'eût
pas désavoué. Une fois, lorsque j'en vins à quelque équivalent de « mourir
pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie », il fit
un imperceptible geste d'approbation, puis s'arrêtant de mastiquer, s'appliqua
à extraire avec son ongle un morceau de jambon d'entre ses dents. Lorsque je m'interrompais
un instant pour reprendre mon souffle, il me regardait avec, me semblait-il, un
peu de reproche, attendant la suite, c'était un homme apparemment résolu à me
faire donner le meilleur de moi-même. Lorsque, finalement, je finis de chanter,
il n'y
a pas d'autre mot — et me tus, et qu'il vit que c'était fini et qu'il n'y
avait plus rien à tirer de moi, il détourna le regard, prit un nouveau sandwich
et chercha dans le ciel quelque autre objet d'intérêt. Il n'avait pas dit un
seul mot. Je ne saurai jamais s'il était un Normand prodigieusement prudent, ou
une effroyable brute sans aucune trace de sensibilité, un imbécile intégral, ou
un homme très résolu, qui savait exactement ce qu'il allait faire, mais
ne confiait sa décision à personne, un type complètement ahuri par les
événements et incapable d'autre réaction que de s'empiffrer, ou un gros paysan n'ayant
plus rien d'autre au monde que sa vache et résolu à demeurer auprès d'elle
jusqu'au bout, contre vents et marées. Ses petits yeux me regardaient sans la
moindre trace d'expression pendant qu'une main sur le cœur, je chantais la
beauté de la mère-patrie, notre ferme volonté de continuer la lutte, l'honneur,
le courage et les lendemains glorieux. Dans le genre bovin, il avait
incontestablement de la grandeur. Chaque fois que je lis quelque part qu'un bœuf
a remporté le premier prix aux comices agricoles, je pense à lui. Je le quittai
en train d'entamer son dernier sandwich.
Je n'avais moi-même rien
mangé depuis la veille. Au mess des sous-officiers, depuis la débâcle, le menu était
particulièrement soigné. On nous servait une vraie cuisine française, digne de
nos meilleures traditions, pour nous remonter le moral et calmer nos doutes par
ce rappel de nos valeurs permanentes. Mais je n'osais pas quitter le terrain,
par crainte de manquer quelque occasion de départ. J'avais surtout soif et
j'acceptai avec gratitude le coup de rouge que m'offrit l'équipage d'un
Potez-63 assis sur le ciment, à l'ombre d'une aile. Peut-être un peu sous le
coup de l'ivresse, je me laissai aller à un de mes discours inspirés. Je parlai
de l'Angleterre, porte-avions de la victoire, j'évoquai Guynemer, Jeanne d'Arc
et Bayard, je gesticulai, je mis une main sur le cœur, je brandis le poing, je
pris un air inspiré. Je crois vraiment que c'était la voix de ma mère qui
s'était ainsi emparée de la mienne, parce que, au fur et à mesure que je
parlais, je fus moi-même éberlué par le nombre étonnant de clichés qui
sortaient de moi et des choses que je pouvais dire sans me sentir le moins du
monde gêné, et j'avais beau m'indigner devant une telle impudeur de ma part,
par un phénomène étrange, sur lequel je n'avais pas le moindre contrôle et dû
sans doute en partie à la fatigue et à l'ivresse, mais surtout au fait que la
personnalité et la volonté de ma mère avaient toujours été plus fortes que moi,
je continuais et en rajoutais encore, avec le geste et le sentiment. Je crois
même que ma voix changea et qu'un fort accent russe se fit clairement entendre
alors que ma mère évoquait « la Patrie immortelle » et parlait de
donner notre vie pour « la France, la France, toujours recommencée n devant
un groupe de sous-offs vivement intéressés. De temps en temps, lorsque je
faiblissais, ils poussaient le litron vers moi et je me lançais dans une nouvelle
tirade, si bien que ma mère, profitant de l'état dans lequel je me trouvais,
put vraiment donner le meilleur d'elle-même, dans les scènes les plus inspirées
de son répertoire patriotique. Finalement, les trois sous-offs eurent pitié de
moi et me firent manger des œufs durs, du pain et du saucisson, ce qui me dégrisa
quelque peu, me permit de reprendre des forces et de faire taire et remettre à
sa place cette Russe excitée qui se permettait de nous donner des leçons de
patriotisme. Les trois sous-offs m'offrirent encore des pruneaux secs, mais
refusèrent d'aller en Angleterre, selon eux l'Afrique du Nord, sous le général
Noguès, allait continuer la guerre et c'est au Maroc qu'ils entendaient se
rendre, dès qu'ils pourraient faire le plein de leurs avions, ce à quoi ils
étaient résolus à parvenir, dussent-ils s'emparer pour cela du camion-citerne
les armes à la main.
Il y avait déjà eu
plusieurs bagarres autour du camion et le véhicule ne se déplaçait plus que
sous la garde de Sénégalais armés, montés sur la citerne, baïonnette au canon.
Mon nez était bouché par
les caillots de sang et j'avais de la peine à respirer. Je n'avais qu'une envie
me coucher dans l'herbe et rester là, sur le dos, sans bouger. La vitalité de
ma mère, son extraordinaire volonté, me poussaient cependant en avant et, en vérité,
ce n'était pas moi qui errais ainsi d'avion en avion, mais une vieille dame
résolue, vêtue de gris, la canne à la main et une gauloise aux lèvres, qui était
décidée à passer en Angleterre pour continuer le combat.
Romain Gary, in La promesse de l’aube