Je quitte l'Algérie en 1976, profondément
révolté ; je ne donne pas cinq ans à mon
pays pour s'écrouler économiquement ; tantôt j'espère pouvoir y retourner ;
tantôt je me dis que mon départ est définitif. Mais jamais, bien sûr, je ne me
suis douté à cette époque que ses acteurs politiques
et économiques en viendraient aux horreurs actuelles. Je pars parce que j'ai
fait le constat que je ne peux plus vivre à Alger ; j'ai bien pensé un
temps m'installer à Tizi-Ouzou au cas où les horizons seraient bouchés du côté
de l'Occident ; finalement après des démarches infructueuses en direction
des Amériques et même de l'Australie, je me contente à nouveau de la région
parisienne, faute de pouvoir aller plus loin pour oublier. En disant cela, je
ne voudrais pas que l'on croie que j'éprouve un quelconque mépris à l'égard de
Paris, dont j'ai si longtemps rêvé dans mon enfance ; pas plus du reste
qu'envers la France, à laquelle je dois trop de choses, ne serait-ce que ma
liberté de penser. Mais, entre l'Algérie et la France, le passé a été trop
conflictuel pour que je puisse imaginer, en 1976, qu'elle soit pour moi le
refuge idéal. Cependant, bien que redevenu parisien, je reste sensible et
vigilant au cours des années suivantes à tout ce qui se passe dans mon pays, à cause
de ma famille humaine, de mes frères et sœurs si nombreux de l'autre côté de la
Méditerranée ; je participe à ma façon, mais avec enthousiasme, à la
revendication berbère ; et puis, même si je mets un point d'honneur à ne
pas m'engager dans un parti d'opposition — quelles que soient mes affinités
avec l'un ou l'autre —, je soutiens aussi, chaque fois que je le peux, la lutte
pour les droits de l'homme en Algérie.
Je retourne à plusieurs reprises en
Algérie pour des vacances ; celles de 1988 me laissent un goût d'amertume :
au bout de trois semaines, je comprends, au vu de la montée intégriste, que le
pays va au-devant de graves problèmes. En même temps, je constate — et nul ne
peut le nier — que la majorité de mes compatriotes désire un état islamique. À Hocine
qui me dit : « L'islam va dominer le monde d'ici peu. Que feras-tu à ce
moment-là ? », je réponds par la célèbre formule de Victor Hugo :
« S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! » De retour à Paris,
je dépose une demande de naturalisation : j'obtiendrai finalement la
nationalité française en 1991 ; mais les choses ont évolué et cela n'a
plus la même signification qu'auparavant ; qui plus est, on demeure
algérien. « C'est bien la peine, me dira Ti, d'avoir perdu mes avantages
pour demeurer algérien ; si j'avais su, je serais resté français ; au
moins j'aurais une bonne retraite ! » Une fois mes papiers en règle,
et dûment installé, j'ai tenu les promesses de mon baptême ; non pas tout
de suite, car il m'a fallu expliquer à ma femme un choix qui, jusqu'à ce jour,
demeure différent du sien. Toutefois, avec le baptême de mes enfants catéchisés,
mais qui restent libres de confirmer ou non l'orientation que je leur ai
donnée, je suis rentré, lentement mais sûrement, dans le giron de l'Église, mon
autre mère comme le dit la petite Thérèse. Car, malgré les critiques que j'ai
pu formuler contre elle, je lui demeure à jamais reconnaissant d'avoir su
fidèlement « garder le dépôt » de la foi, comme Paul l'avait recommandé
à Timothée (Tm 6, 20-21). Après ma confirmation, j'ai parachevé mon parcours et
j'ai réussi à convaincre ma femme de célébrer religieusement notre mariage.
Toujours en préservant sa liberté, cela va de soi. Lors de ces différentes
circonstances, je suis rentré en contact avec la communauté des chrétiens
originaires de mon pays ; ensemble, à l'occasion du centenaire de notre Église,
nous avons rendu visite au pape Jean-Paul II en 1988.
Moi qui suis à la fois Mohammed et
Christophe, quoi que je fasse, je veux le faire pour le Christ. Si je n'ai pas
de quoi être fier quelquefois de l'Église de Pierre, je n'oublie pas que c'est
pour lui et à cause de lui que j'en suis un des membres ; ni pire, ni
meilleur que les autres, assurément faible, j'ai toujours besoin de Jésus, ce
merveilleux médecin, lequel, bien entendu, ne vient guérir que si on le
sollicite. Mais à fréquenter l'église de ma paroisse, je demeure sidéré. Au
terme de vingt siècles de christianisme, que vois-je à l'aube du troisième
millénaire ? Des vieilles et des vieux, en fin de parcours mais magnifiquement
entêtés à suivre la messe dominicale. « Béni sois-tu, Seigneur, pour eux
et pour tous ceux qui nous ont transmis le flambeau recueilli par les apôtres !
Et avant de les traiter de tièdes, pardonne-moi les nombreux jours si froids et si dénués d'enthousiasme
qui sont miens ! » Il y a aussi beaucoup d'étrangers, plus ou
moins intégrés, venus d'Orient, venus du Sud, et d'îles lointaines, avec leurs
mimiques et leurs gestes singuliers. Il y a les éclopés de la vie ; celles
qui pleurent leur compagnon disparu ; ceux qui croisent leurs béquilles
avant de s'asseoir et ceux qu'on aide à s'agenouiller pour la communion. Et il
y a les folles et les fous de l'hôpital psychiatrique d'à côté, qui chantent
quand on se tait, allument des cigarettes tandis qu'on prie, réclament leurs
places habituelles avec véhémence, et exigent leur part de ce Dieu offert alors
que le ciboire est déjà rangé. Béni sois-tu pour eux, Seigneur !
Il y a quelques enfants impatients
qui viennent pour liquider leur caté, leur première communion et parfois leur
confirmation. Ils abandonneront tout cela, une fois le rite accompli ; je
le sais pour avoir moi-même participé, en tant que parent, au catéchisme. Rares
sont ceux qui restent fidèles à celui qui frappe à notre porte et attend, tel
un pauvre mendiant, qu'on lui ouvre. Pourtant, l'espérance chrétienne qui m'a
été donnée, qui eût pu l'imaginer possible ? Et si un jeune immigré l'a
reçue dans les tourmentes des années soixante, en dépit de bien des obstacles,
pourquoi d'autres jeunes d'aujourd'hui ne la recevraient-ils pas ? À bien
y réfléchir, je n'y vois qu'un obstacle majeur, celui qui est résumé dans le
premier commandement, cité dans le vingtième chapitre du livre de l'Exode,
versets 3 et suivants : « Tu n'auras pas d'autres dieux que moi. Tu
ne feras pas d'idole. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les
serviras pas, car c'est moi le Seigneur, ton Dieu, un Dieu jaloux »... Un
commandement plus que jamais d'actualité ! Car ces idoles nous entourent
et sont nombreuses : le pouvoir, l'argent, le confort, la drogue et les
déviances sexuelles... Voilà ce qui nous empêche d'ouvrir notre porte !
Où sont donc, Seigneur, dans mon
église les belles et les beaux qui se bousculent à la télé, paradent dans les
festivals et se font voir sur la Croisette ou dans les défilés de mode ? Où
sont les superbes, les intelligences brillantes qui prétendent gouverner le
monde sans toi ? Eh quoi ! Les championnes et les as hors catégorie
ne viennent donc plus à toi ? Ils n'ont plus besoin de toi ? Ah !
si tous ces sans domicile fixe, si
tous ces immigrés qui sont dehors
savaient la place qu'il y a à prendre, le festin auquel ils sont conviés !
Si toutes les Yemma Yammi de Kabylie et d'ailleurs savaient, elles qui ont
l'habitude de dire selon une croyance très répandue : « Dieu m'a
punie, Dieu m'a battue ! » Mais ce Dieu-là, chères Yemma de tous les
pays du monde, ne sait pas frapper I Il ne sait qu'aimer ! Qu'il est donc
tonifiant, ce Dieu qui s'est fait tout petit pour mieux parler à sa créature
rebelle !
Oui, frères et sœurs, je l'avoue,
j'ai atteint un point de non-retour : le paradis dont parle la chanson,
auquel on se réfère bêtement, mais dans lequel ce ne serait pas le Christ qui
m'accueillerait, ne m'intéresse pas. Je n'en veux pas. Je n'ose pas imaginer
l'hypothèse, terrible, que Jésus ne soit pas là à mon dernier souffle. Si
c'était le cas, j'aurais encore la liberté de dire non et je choisirais l'enfer
plutôt que d'accepter un Christ usurpateur, un faux, inventé par les apôtres.
Tel est d'ailleurs le sort des apostats selon certaines interprétations du
Coran. Mais être apostat pour le Christ Jésus, quelle joie, quelle chance !
J'ai toujours eu du mal à expliquer que mon choix est un choix d'amour. De même
qu'une femme aime Pierre ou Zidane et ne peut aimer les deux à la fois, j'ai
choisi le Christ. C'est pourquoi je ne me considère pas comme un renégat, ni un
apostat. Je me suis tourné vers un autre visage de Dieu, voilà tout.
Je ne peux pas croire en un autre que
le Christ car Jésus dans l'Évangile n'a annoncé aucun autre après lui. Il n'a
pas dit : « Voici qu'un autre viendra avec d'autres paroles et vous
l'écouterez car il vient de ma part ». À moins que, comme certains le
prétendent, l'Évangile ait été falsifié ! Jésus dit au contraire : « Lorsque
viendra le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de vérité
qui procède du Père, Il rendra témoignage de moi ». Aurait-on remplacé un mot par un
autre ? Certains
savants musulmans l'affirment, me disait naguère Hocine. En ce cas, l'Esprit de feu, descendu sur les disciples
à la Pentecôte, ne serait pas celui que Jésus a promis. On pourrait certes le
penser s'il n'avait pas confirmé ses apôtres, au point de
transformer ces hommes timorés en de téméraires témoins d'un Évangile au nom
duquel ils ont été mis
mort. Et sans autre moyen de défense que cet Esprit de vérité !
Bien entendu,
à lire d'une part l'Évangile et de l'autre le Coran, j'ai été amené à réfléchir : je suis contraint d'admettre qu'il
s'agit de la parole d'un témoin contre celle d'un autre. Des événements vieux
de quinze ou vingt siècles, contradictoires, sont rapportés différemment, dans
des livres différents. Dans le premier, on lit : « Ecce homo, voici
l'homme, cloué sur la croix, le roi des Juifs, ressuscité le troisième jour
selon ses intimes et monté au ciel sous leurs yeux le quarantième ». Et dans le second il est dit : « Ne croyez pas que Dieu
permette une telle infamie pour son prophète : un autre est mort à sa place, lors même que Eissa a été élevé
par Dieu au ciel ».
Dieu ne peut
pas se contredire. Alors qui dit vrai et qui croire ? Bien sûr, il y a l'histoire ; il y a les témoins et leurs
comportements, la manière aussi dont ils ont propagé leur doctrine. Et je
l'avoue, je préfère celle de Perpétue et de Félicité à Carthage ou celle de la petite Blandine dans le
cirque de Lyon... Ce qui m'a frappé aussi depuis mon enfance, c'est le
désintéressement des chrétiens (spécialement des catholiques), leur abnégation
pour autrui ; dans aucune
religion, me semble-t-il,
on ne trouve des sœurs Emmanuelle
ou Teresa, pour ne citer que les plus connues. Mais cela reste du domaine
de la raison, car ce qui emporte mon adhésion, c'est cette voix que j'entends
en mon cœur, à moins que ce ne soit en, mon âme. C'est cette même voix qui fait
dire à Pierre :
« À qui irions-nous, Seigneur ? Tu as des paroles de vie éternelle ». Et Jésus ne dit-il pas : « Ce n'est pas
vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis » ?
Enfin, je
suis convaincu que Jésus n'est pas εissa et que εissa ne peut pas être Jésus. Lorsque j'ai traduit en kabyle
l'évangile de Luc dans les années quatre-vingt, j'ai personnellement refusé de
traduire Jésus par εissa.
En Syrie et dans tout l'Orient, les Arabes de tradition chrétienne, une
tradition qui remonte au premier siècle, ne disent pas εissa 2, mais Yassuε (en français,
on dit Aïssa
pour le mot arabe εissa).
Ainsi les deux noms, Yassuε
et εissa ne sont pas
équivalents, et pour cause : ils recouvrent des personnages tellement opposés !
Certaines
divergences doctrinales entre islam et christianisme, et tout particulièrement
le fait de croire ou non en la mort et la résurrection du Seigneur, demeurent
insurmontables. Malgré ces différences, il m'importe peu de savoir si Mahomet
siégera ou non à la droite du
Seigneur glorieux, l'une des deux places réclamées par les fils de Zébédée... Car du moment
que le Jésus de l'Évangile est là
et bien là, je ne trouverai rien à y redire : Dieu n'a pas de comptes à me rendre et je ne lui en demande pas. Il me suffit
d'avoir entendu :
« Mohammed, fils de Salem, m'aimes-tu ? » Et d'avoir
donné, comme Pierre, ma réponse : « Seigneur, tu sais bien que je t'aime ! »
Mohamed-Christophe Bibb, in Un
Algérien pas très catholique (cerf, 1999)
1. Prénom très ancien chez les Berbères de Kabylie.
2. Eissa
est le nom
attribué au fils de Marie dans le Coran, dans la sourate II et que le
traducteur (voir par ex. Kasimirski), sans que l'on n'en connaisse la
signification exacte, indique comme étant le Jésus de l'Évangile. Or, dans ce
dernier Jésus (en arabe Yassuε) a un sens précis. Voir Mat. (chap. I, verset 2)
de la Tob. La plupart des noms bibliques qu'on retrouve arabisés dans le Coran ne
changent guère, sauf Jésus.
Jacob = Yaεquo
Marie = Meriam
Salomon = Slimane
Abraham = Ibrahim
David = Dawed
Mais Jésus = εissa, fait exception.