La seule théorie sociale reconnue
dans la France du Moyen-âge n'est pas une théorie du changement. Au contraire.
On constate l'ordre des choses établi depuis un temps que l'on croit immémorial
et l'on s'y tient. Depuis l'évêque Adalberon, contemporain d'Hugues Capet,
jusqu'au prédicateur Jacques de Vitry, contemporain de Philippe-Auguste, les
publicistes d'église ont donné à cette idée une redoutable rigueur.
Par la volonté divine, la société est
divisée en trois classes ou castes qui ont chacune leur fonction propre et qui
sont toutes trois nécessaires : les prêtres qui sont chargés de prier et
de conduire les hommes au salut ; les nobles qui défendent la nation au
péril de leur vie et qui doivent faire régner la justice ; le peuple des
bourgs et des campagnes qui est tenu de nourrir par son travail les deux
classes supérieures et de pourvoir à tous leurs besoins. Parfois, la théorie
prend une tournure métaphorique. La société est comme un corps humain dont les
prêtres sont la tête et les yeux, les nobles les bras et les mains, le peuple
les jambes et les pieds. Cet ordre a été établi une fois pour toutes. Les
excès, les misères, les scandales proviennent uniquement de la faiblesse et de
l'orgueil des hommes. Tout irait bien si les grands pratiquaient la charité et
si les petits remplissaient leur tâche avec conscience, sans prétendre sortir
de leur condition.
D'après les paroles du Christ :
« Mon royaume n'est pas de ce monde », « Rendez à César ce qui
est César », on pouvait imaginer une société où l'Eglise et le siècle
auraient coexisté sans se mêler. L'évolution historique a été contraire. L'Eglise prise
dans le système féodal, le religieux et le profane se sont intimement mêlés. À
vrai dire, cet amalgame était antérieur même aux invasions : dans la
décadence de l'empire romain, l'évêque était devenu le premier citoyen de la
cité. Politiquement et socialement, le régime carolingien avait reposé sur la
coopération et l'harmonie des pouvoirs civil et religieux. En haut, collaboraient
le pape et l'empereur, en bas, l'évêque et le comte.
Au temps féodal, l'évêque est un
seigneur qui a des terres, des vassaux, des vilains, des serfs et qui, par
l'effet de sa richesse foncière, entre nécessairement dans la hiérarchie.
Abstraction faite de la dispense d'hommage que lui accorde le douzième siècle,
il ne se différencie guère, en tant que seigneur, du laïque revêtu de la même
qualité. Comme lui, il a son château fortifié ; comme lui il a ses
officiers domestiques, le sénéchal ou porte-mets, l'échanson, le maréchal pour
les écuries, le chambrier ou trésorier, l'écuyer, le panetier ; ses
domaines sont administrés comme les siens par des prévôts, des maires, des
doyens et des sergents, à la fois fermiers, percepteurs, juges et
gardes-champêtres. Et puis ce ne sont pas seulement des prélats qui peuvent
être revêtus, à titre personnel, de la dignité seigneuriale, ce sont des
personnes morales, des collectivités, des églises, des monastères, qui, pour la
défense de leurs intérêts temporels, sont représentés par un fondé de pouvoirs
appelé vidame ou avoué.
D'autre part, l'Eglise a sa justice,
source abondante de
revenus et puissance politique envahissante. Cette justice en effet n'est pas
seulement celle qu'un évêque ou un abbé exerce normalement sur son fief en
vertu du droit civil ou coutumier, elle est d'ordre canonique et infiniment
plus étendue. Elle s'exerce sur les clercs et sur leurs biens pour tous les
procès où ils sont mêlés, excepté ceux qui intéressent le lien vassalique, sur
les écoliers, sur les croisés, sur les veuves, sur les orphelins et sur tout le
peuple chrétien en général, pour les causes relatives aux sacrements (y compris
le mariage), aux dîmes, aux biens ecclésiastiques, aux serments, aux
testaments, à la sorcellerie, à la magie, au trafic des choses saintes et à
l'hérésie. Enfin toute église, tout monastère, constituent un lieu
d'asile : le coupable qui s'y réfugie a l'impunité assurée à l'égard de
toute juridiction extérieure.
Ajoutons à cela, que le clergé
assiste les pauvres et les malades, qu'il préside à tous les actes importants
de la vie des fidèles, qu'il est maître d'une grande partie du territoire, que
ses domaines sont les mieux administrés, qu'armé de l'excommunication et de
l'interdit, il contribue à faire la police, qu'il fournit aux princes le
personnel de leurs bureaux, enfin qu'il a seul la garde des connaissances
scientifiques et littéraires. Tous les intérêts intellectuels et moraux de la
société, une partie importante de ses intérêts matériels lui sont confiés :
comment n'occuperait-il pas une situation incomparable ?
L'évêque
Mais aussi il est de son temps. Il en
subit l'atmosphère. Les forces de désagrégation qui ont mis en pièces la
puissance publique ont morcelé aussi le pouvoir épiscopal. L'évêque n'est plus
le chef incontesté de son église. Les chanoines lui disputent la cathédrale,
les seigneurs nomment sans lui les curés de villages et retiennent une partie
des dîmes, il n'est pas jusqu'à ses collaborateurs les plus directs, les
archidiacres, qui n'essaient de se soustraire à son autorité. Certes, une
réaction s'annonce mais c'est au profit de deux puissances lointaines, le pape
et le roi, dont l'intervention va se faire de plus en plus lourde. Enfin, le
clergé est envahi par des hommes que n'appelle aucune vocation.
Les plus puissants barons traitent
les sièges épiscopaux comme un bien de famille réservé à l'établissement des
cadets. Le duc Richard Ier
de Normandie fait
de son fils Robert un archevêque de Rouen, de son neveu Hugues un évêque de
Bayeux, de son autre fils Jean un évêque d'Avranches, de son petit-fils Hugues
un évêque de Lisieux. Comme les mœurs de l'époque tolèrent encore le mariage
des prêtres, il arrive quelquefois que l'évêque a femme et enfants. Des
dynasties se perpétuent sur le même siège. On vit une femme recevoir un évêché
en dot, le mettre en vente et désigner comme titulaire le plus offrant. Guifred
de Cerdagne, qui fut archevêque de Narbonne pendant près d'un demi-siècle,
avait toujours traité sa province en pays conquis. Le métier lui paraissant
bon, il voulut en faire profiter son frère. Il acheta pour lui l'évêché d'Urgel
et le paya en vendant à des Juifs les tableaux, les croix, les reliquaires, les
patènes et les calices de ses propres églises.
Assurément, ces exemples ne doivent
pas être généralisés. Il n'en est pas moins vrai que l'épiscopat présente de
singuliers contrastes. Evêques vertueux d'un côté ; évêques brigands de
l'autre. Fulbert de Chartres (1007-29) embrassa et enseigna toutes les
connaissances de son
temps, forma un grand nombre d'écolâtres, d'archidiacres, de doyens, qui
avaient pour lui une véritable vénération et qui peuplèrent un grand nombre
d'églises en France et dans les pays voisins. Hugues de Salins, archevêque de
Besançon (1031) ramena la vie dans la métropole des Séquanes. Il releva les
églises et les murailles, ouvrit des écoles, attira sur les rives du Doubs les colons et les marchands qui
bâtirent le nouveau bourg. Maurice, fils d'un paysan misérable de la seigneurie
de Sully en Orléanais, fut élevé à l'Université de Paris. Il y mena la vie
d'étudiant pauvre. On prétendait même qu'il avait mendié son pain et servi de
domestique à des écoliers riches. Maître en théologie, chanoine, archidiacre,
il devint évêque de Paris en 1160, et gouverna ce diocèse trente-six ans. C'est
lui qui a élevé dans
l'île la cathédrale Notre-Dame.
Mais voici Mathieu de Lorraine,
évêque de Toul (1198-1210). Il appartenait à la famille ducale. Avant son
élection, prévôt de l'église de Saint-Dié, il vivait déjà en grand seigneur
fastueux et dissolu, dilapidant les revenus de sa charge, terrorisant les
chanoines, ses collègues. Devenu évêque, il exploite son diocèse avec tant
d'impudence que le chapitre demande au pape sa déposition. Innocent III ordonne
d'instruire son procès. La veille du jour où il doit comparaître, Mathieu fait
saisir le doyen du chapitre, l'attache à un âne, le promène dans la ville et le
jette en prison. Un légat l'excommunie, mais il faut huit ans pour que la
déposition devienne effective. Dans l'intervalle, il s'est bâti sur une
hauteur, près de Saint-Dié, un château d'où il pille le pays. Le duc de
Lorraine, son parent, l'attaque, l'expulse et démolit la tour. Mathieu se
retire dans un ermitage en forêt où il vit de chasse et de vol. En 1217, dans
le défilé d'Étival, il tend une embuscade à son successeur, l'assaille, le
blesse mortellement et s'enfuit en montagne avec ses bagages, les chasubles,
les vases sacrés et le Saint-Chrême. Enfin, le duc Thibaud Ier organise
une battue en règle, rejoint le meurtrier et le poignarde de sa propre main.
Qu'on ne s'étonne pas que, pour se
défendre contre les gens de guerre, les routiers, les pillards mitrés ou non,
tant d'églises soient fortifiées, cuirassées d'épais contreforts, avec de
hautes murailles et des clochers semblables à des donjons !
Cluny, capitale monastique
Certes, d'une voix lointaine, la
papauté tente parfois d'intervenir. À la fin du dixième siècle déjà, on
l'entend affirmer qu'en cas d'élections irrégulières ou simoniaques, elle a le
droit de désigner et de sacrer elle-même le nouvel évêque. Mais Rome est loin
et le pape lui-même est bien souvent un jouet aux mains des barons du Latium.
Il fallait un instrument très fort pour extirper les abus qui compromettaient
l'autorité papale et pour l'assister ensuite dans ses urgentes besognes de
réformation. Cet instrument fut l'ordre de Cluny.
Guillaume d'Aquitaine, comte de
Mâcon, son fondateur, avait dans l'acte même de donation (910) décidé que les
moines installés sur une de ses terres seraient « soustraits à toute
domination temporelle, qu'elle vienne de nous, de nos parents ou même du roi ». Cluny était placé
pour n'obéir à personne, dans ce pays de Bourgogne, où l'action du roi et celle
de l'empereur s'équilibraient en s'annulant. Cluny ne doit dépendre que du pape,
et les papes, à l'envi, comblent l'abbaye des plus rares privilèges. Ils
pressent les fidèles de l'enrichir, ils lui reconnaissent le droit de frapper
monnaie, ils l'enlèvent à l'obédience des diocésains, ils confèrent à son chef
les insignes épiscopaux et le titre d'archi-abbé. Cinquante ans après sa
fondation, Cluny attire les regards et les richesses de l'Europe entière. Au
bout de deux siècles, la modeste maison bâtie dans la vallée de la Grosne pour
une douzaine de solitaires, est devenue la capitale du plus vaste empire
monastique que la chrétienté ait jamais connu.
Pour agir puissamment et régner au
loin, Cluny s'est faite congrégation. Par ce temps de morcellement
indéfini des souverainetés concurrentes, elle représente un corps immense ayant
un seul chef, une seule pensée, capable de se mouvoir avec promptitude sous
l'impulsion d'une volonté maîtresse. C'est une monarchie.
L'abbé est souverain absolu. Il est
élu à vie par ses moines, mais l'usage veut que les suffrages se portent
toujours sur le coadjuteur que l'abbé défunt s'est choisi de son vivant. Dans
les maisons qui dépendent de la métropole bourguignonne, il n'y a qu'un prieur
désigné par le chef suprême. Ces maisons — plus de trois mille — sont
elles-mêmes groupées en provinces. La France en possède le plus grand nombre
mais hors de France,
l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, l'Italie et surtout l'Espagne, se
remplissent, elles aussi, de moines à robe noire. Parmi les filles françaises de Cluny, deux ont
joui à l'étranger d'une particulière renommée : sainte Foy de Conques,
patronne de Londres, et saint Gilles du Gard, si respectée dans les pays
nordiques qu'elle percevait des redevances, à l'autre bout de l'Europe, dans la
province suédoise de Smaaland.
La règle renouvelle celle de saint
Benoît. Elle n'impose le travail manuel (écosser des fèves, arracher des
mauvaises herbes, cuire le pain) que pour rappeler au moine le précepte
d'humilité qui est à la base de son institut. En revanche, elle donne une
importance extrême aux travaux de l'esprit, au chant, à la lecture, à l'écriture,
à la copie des manuscrits. Elle veut dominer par l'intelligence en même temps
que par la vertu et par la charité. Quelque chose de l'esprit pratique et
conquérant de l'ancienne Rome se retrouve dans ces préceptes clairement
formulés. Cluny n'est pas seulement un asile de chrétiens exemplaires, dont
plusieurs deviendront papes, c'est un foyer de science et de méditation, une
école, un chantier, un conservatoire de musique, un atelier d'art et
d'industrie. Les premiers abbés, Odon, Maieul, Odilon et Hugues sont de grands
chefs et de grands saints. Leur autorité morale s'est exercée bien au delà de
l'ordre dont ils étaient la tête. On a pu écrire d'eux que, par leur action et
par leur prestige, ils avaient résumé et transfiguré l'humanité de leur temps.
Cîteaux et saint
Bernard
Cluny ne fut
pas seule à combattre
pour la réforme du clergé. En grandissant, d'ailleurs, l'ordre devenait une
trop grande puissance politique et territoriale. Le sentiment religieux
réclamait d'autres formes de renoncement. Il fallait remettre en honneur
l'ascétisme, la contemplation, la pauvreté, la mortification. Ce fut comme une
effervescence de l'esprit monastique. On vit des cloîtres s'élever dans les
solitudes les plus affreuses, dans les cantons les plus déshérités,
Saint-Martin-de-Pontoise, Grandmont,
Solesme, la Grande-Chartreuse (1084), Fontevrault, Prémontré... « Aujourd'hui, écrit un homme de ce
temps, dans les déserts, dans les forêts, dans les landes, vivent des milliers
de moines ou de chanoines, ermites et anachorètes, tantôt seuls, tantôt en
communauté. Ils décorent les déserts de leurs saintes perfections. Ils ornent
les solitudes de leurs justices,
de leurs
pieux entretiens, de leurs bons exemples, de leur silence, de leurs paroles, de
leur travail, de leur chasteté, de l'austérité de leur vêtement, de la fatigue
de leur corps, de la dureté de leurs lits, de la continuité de leurs veilles,
de la mélodie de leurs cantiques, de l'abondance de leurs aumônes, de la
bienveillance de leur hospitalité, enfin de l'exercice de toutes les vertus et
de la pratique de toutes leurs bonnes œuvres ».
Mais toutes
ces fondations pâlissent devant Cîteaux, qui avait été fondé par Bernard de
Molesmes (1098) et dont saint
Bernard fit la prodigieuse fortune. Bernard était né, en 1091, à Fontaine,
près de Dijon, de très noble famille. Sa personne fut l'union presque
inconcevable de deux natures contradictoires. Un corps qui avait été beau et
sain dans la jeunesse, mais de bonne heure exténué par les jeûnes et les
macérations, détruit au point de refuser presque toutes les nourritures ; sous cette frêle enveloppe, un
tempérament d'une vigueur prodigieuse, une force de travail incroyable, une énergie qui dominait
toutes les fatigues.
Un moine
selon l'idéal du temps, mystique, contemplatif, qui a dompté la chair au point
d'anéantir la sensation et de boire de l'huile pour de l'eau ; à d'autres jours, un prédicateur
de feu, convertisseur passionné, homme d'action toujours occupé et agité,
conseiller impérieux, dominant de très haut les barons, les évêques, les rois
et même les papes, chef véritable de l'Eglise d'Occident pendant plus d'un quart de siècle (1125-1153). Et dans cette
âme même des antinomies singulières, la douceur, l'onction, la bonté, l'humilité
la plus sincère, mais aussi un goût de domination qui éclate en expressions
hautaines, en apostrophes violentes, en tirades enflammées d'une passion qui ne
se contient plus. Mais les contrastes se concilient par la foi et par le
dévouement à l'Église.
L'intérêt
supérieur de la religion, tel est le principe auquel il sacrifie affections,
amitiés, convenances et jusqu'à « la cohésion extérieure de sa pensée et
de sa conduite » (A. Luchaire).
Raconter la
vie de saint Bernard, ce serait, pour le même laps de temps, écrire l'histoire
des ordres monastiques, de la papauté, de la réforme épiscopale, de la lutte
contre les infidèles, des destinées de
la France, de l'Allemagne et de l'Italie. Il est mêlé à tout. Il est présent partout. Mais pas plus
que Charlemagne n'avait brisé les forces qui travaillaient à la désagrégation
de l'empire, il n'a pu remonter les courants qui emportaient le siècle. Il avait fait de Cîteaux et de ses quatre filles, Clairvaux, Morimont, La Ferté,
Pontigny, les chefs-d'œuvre de l'ascétisme monastique. À la fin du treizième
siècle, la congrégation comptait sept cents couvents d'hommes et autant de
femmes, mais enrichie par les libéralités des fidèles, elle n'avait plus rien à
reprocher à Cluny. Il avait proclamé la nécessité de la concorde entre le
sacerdoce et l'Empire :
dix ans après
sa mort, la guerre sévissait de nouveau entre les deux puissances. Il avait
ordonné de traiter les Juifs avec bienveillance et il était venu lui-même à
Mayence mettre fin à des pogroms déchaînés par la prédication d'un
moine : pillages et
massacres n'en recommencèrent pas moins. Il avait craint que l'Église catholique ne
devînt une monarchie centralisée à l'excès : tout le Moyen-âge tendait à cette fin. N'agissant que
pour le bien suprême de la chrétienté, il était demeuré étranger à l'idée
dynastique et nationale :
le grand fait
de l'âge qui va suivre est la consolidation des monarchies nationales.
Mais, si pour
toutes ces raisons, l'on a pu soutenir que le moine de Cîteaux n'avait fait que
retarder et troubler une évolution irrésistible, il n'en est pas moins certain
que du dixième au quatorzième siècle, la France est, autant et plus que Rome,
la tête de la chrétienté. Cette vérité nous apparaîtra de plus en plus
clairement à mesure que nous découvrirons les divers aspects de la vie
religieuse. Sans plus attendre cependant, mettons le doigt sur un fait de
géographie humaine :
Cluny et
Cîteaux, les deux capitales monastiques, sont situées toutes deux en Bourgogne.
Coïncidence ? Peut-être,
mais cette coïncidence nous aide a mieux comprendre la nature et l'âme de la
province.
Région faite
de morceaux disparates, la Bourgogne est un carrefour, un pays de routes, un
lieu de passage et de rencontre. Elle est le contraire d'une barrière ; elle unit beaucoup plus qu'elle ne
sépare ; les peuples
d'Occident y ont trouvé leur champ de liaison. Elle est, en ce sens, une
articulation capitale de la France, puisque la France géographique et
historique exprime elle-même la facile et rapide circulation de la Méditerranée
à la Manche et aux pays riverains de la mer du Nord. Si la Bourgogne était
demeurée hors de l'unité française, notre patrie n'aurait pu avoir son rôle
décisif dans les destinées de l'Europe. Mais au sein d'un monde t out chrétien, il était peu de
régions aussi commodément disposées pour devenir un foyer d'apostolat, un
centre d'influence d'où il fut possible aux hommes et aux idées de rayonner en
tous sens.
Les pèlerinages
Si l'Etat féodal, le morcellement du pays en
fiefs, répugne à une vie
générale, l'idéal catholique, pour le seul maintien de la communauté des
fidèles, exige des relations étendues et fréquentes. Dans cette société
compartimentée à l'infini, l'Eglise représente à la fois l'universalité et le
mouvement. Elle est l'âme d'un Moyen-âge nomade qui se propage par ondes
continues sur les chemins.
Le prêtre se
rend au siège épiscopal pour faire acte d'obéissance et recevoir des instructions ; l'évêque inspecte les églises de
son ressort ; l'importance
grandissante de la cour de Rome l'oblige à faire visite au Souverain Pontife, à prendre part aux conciles
d'outre-monts, à se charger
d'enquêtes et d'ambassades lointaines. On est surpris du nombre de clercs qui,
en dépit des fatigues et des dangers, affrontent la terrible traversée des
Alpes. Sous le seul règne de Philippe-Auguste, une douzaine d'évêques français
au moins meurent à Rome ou sur
les routes. Quant aux chefs d'ordres, aux grands abbés de Cluny et de Cîteaux,
ils vont par toute l'Europe, tombant à l'improviste dans les monastères les plus éloignés
pour y corriger abus et scandales, aidant les princes à réformer les cloîtres déchus,
toujours courant, toujours en bataille. On dirait qu'ils possèdent le don
d'ubiquité. Enfin, les pèlerinages mettent en marche la masse anonyme et
pressée.
La vraie
religion du Moyen-âge, c'est le culte des saints et des reliques. Les saints
sont des modèles, des intercesseurs et des patrons. Au jour du jugement, ils
plaideront devant Dieu la cause des pécheurs qui ont reçu leur nom au baptême.
Les uns protègent les paroisses ; les autres protègent les métiers. Le tailleur de
pierre chôme la fête de saint Thomas apôtre ; le cardeur de laine, la fête de saint Blaise ; le tanneur, celle de saint
Barthélemy ; le
cordonnier, celle de saint Crépin.
Ce jour-là, maîtres, compagnons et apprentis se rendent à la messe en cortège, derrière la
bannière du saint patron. Les saints sont présents dans tous les actes de la
vie. Contre la fièvre, le malade invoque sainte Geneviève de Paris, saint
Blaise contre les maux de gorge. Saint Hubert guérit la rage. Le chevalier qui
va combattre en champ clos demande l'appui de saint Drausin ; le voyageur
égaré dans la nuit prie saint Jean l'Hospitalier. Les causes désespérées sont
remises à saint Jude. À
la campagne, les saints rythment l'année, le retour des saisons et des travaux.
Le paysan ne dit pas :
à telle date ;
il dit : à la Saint-Jean, à la
Saint-Valentin, à la Saint-Médard... Cette
dévotion va naturellement aux reliques. On apporte des reliques où se tiennent
les assemblées et sur ces reliques se prêtent les serments, se jurent les
contrats et les traités. Elles sont la sauvegarde des villes, la protection des
voyageurs. Le chevalier en cache une dans le pommeau de son épée, le marchand
dans un petit sac suspendu à
son cou. Un des moyens les plus sûrs du salut, la grande source des
bénéfices spirituels est le pèlerinage au tombeau des saints. On l'ordonne au
criminel pour la punition de son crime, au pécheur pour la rémission de ses
péchés. Plus le sanctuaire est loin et d'accès difficile, plus le pèlerin a de
mérite. Dans le Jugement Dernier d'Autun, parmi les morts qui
sortent du tombeau, nus comme Adam, on aperçoit deux pèlerins. Ils ont gardé,
eux, leur panetière suspendue à
l'épaule. C'est avec cet emblème protecteur qu'ils se présentent sans
crainte au jugement de Dieu. Au surplus, les hommes du Moyen-âge ont aimé
passionnément ces grands voyages qui leur semblaient l'image même de la
destinée. Qu'est-ce que le chrétien, sinon un voyageur qui ne se sent nulle part chez lui, un passant en marche vers une
Jérusalem éternelle ?
On possède
une sorte de journal des acquisitions de reliques faites par le prieuré de Tavaux (Haute-Vienne) entre 1180 et 1213. C'est un document extraordinaire. On y voit que cette
modeste maison a fini par posséder des morceaux d'étoffe détachés de la robe ou
du manteau de saint Thomas, de saint Bernard, de saint Martin, des fragments
d'os de saint Martial, de saint Grégoire, de saint Hilaire, de saint Ausone, de
saint Eustache, de saint Ferréol,
de saint Fronton, de saint Vast, des cheveux de saint Pierre et de saint
Paul, un peu d'encens que les mages apportèrent à Bethléem, un morceau du soulier de
la Vierge, un doigt de saint Jean-Baptiste, la mâchoire de sainte Radegonde, un
morceau de bois provenant de la vraie croix, une des pierres avec lesquelles
saint Etienne
fut lapidé, un fragment de la crèche où reposa Jésus enfant et enfin un
fragment du rocher sur lequel il s'est tenu pour s'élever au ciel. La foi des
fidèles accueillait toutes ces reliques avec une entière candeur. De belles
légendes, pleines de prodiges et de miracles, expliquaient comment elles
étaient arrivées ici ou là ; les précautions prudentes des théologiens, quand elles
osaient s'exprimer, étaient repoussées avec indignation, comme inspirées par le
diable. Entre les mains de moines peu scrupuleux, le commerce des reliques
devint si rémunérateur qu'on finit par compter dans les différents trésors
d'églises au moins cinq cents épines provenant de la couronne du Christ. On
donnait aux trafiquants de fausses reliques le sobriquet de pardon-fleurs. Dans une
farce populaire, on voit un de ces pardonneurs présenter à la foule ébahie une
planche de l'arche de Noé et la crête du coq qui chanta dans la maison de Caïphe, lors du
reniement de saint Pierre.
Si l'on peut
s'égayer de ces grossières tromperies, si elles justifient en quelque mesure
les indignations de Luther, la croyance populaire en des intercesseurs pleins
de miséricorde qui prennent en pitié tous les frissons, toutes les défaillances
de notre pauvre chair, reste singulièrement touchante. Elle traduit, dans
l'ignorance profonde de toute chose, un désir passionné d'appui, de guérison,
de salut qui, lui, ne prête pas à sourire.
En France
seule, les lieux de pèlerinage étaient nombreux, Sainte-Geneviève de Paris,
Saint-Denis, Saint-Martin de Tours, le Mont Saint-Michel, Notre-Dame de
Chartres, Saint-Martial de Limoges, Notre-Dame du Puy, Rocamadour, Sainte-Foy
de Conques, Saint-Sernin
de Toulouse, Vézelay qui se vantait de posséder le corps de
Marie-Madeleine, Aix-la-Chapelle où Charlemagne avait transporté les reliques
de la Passion. Par le hasard qui préside à la conservation des documents, nous
savons qu'entre le 1er
août 1368 et le 25 juillet 1369, un hospice situé rue Saint-Denis,
à Paris, a reçu 16.690 pèlerins qui
allaient au Mont Saint-Michel ou qui en revenaient. Dans les églises les plus
fréquentées, l'affluence était parfois si grande que des bagarres éclataient
jusque dans le chœur où les moines donnaient les reliques à baiser. C'est pour
remédier à ces désordres
que le plan de nos grandes cathédrales comporte un déambulatoire, c'est-à-dire
une galerie tournante destinée à faciliter la giration des fidèles autour de
l'autel. Mais plus illustres encore étaient Jérusalem, Rome et Saint-Jacques de
Compostelle, en Galice, dans cette partie de l'Espagne que la reconquête
chrétienne avait déjà sauvée des Maures.
Un guide et une
agence de voyages
Selon la
légende, l'apôtre Jacques, fils de Zébédée, frère de saint Jean l'évangéliste, était enseveli à
Compostelle et son sépulcre avait été découvert par miracle. Le pèlerinage
fréquenté dès le dixième siècle, fut organisé en grand au douzième par un homme
énergique et ambitieux, l'évêque, puis archevêque Diego Gelmirez, qui trouva le
concours empressé des moines de Cluny. Ceux-ci y poussèrent les foules. Une
multitude de confréries s'organisèrent pour faire le voyage en commun ; un ordre militaire fut créé pour
assurer la sécurité des caravanes des Pyrénées au sanctuaire ; des auberges, des hospices, des
refuges s'élevèrent au bord des chemins et au haut des cols.
Les touristes
qui visitent aujourd'hui l'abbaye du Grand Saint-Bernard, sur la route de Rome,
et qui la trouvent presque déserte, ont peine à croire qu'elle a été, il y a sept ou huit cents ans,
un des grands lieux de passage de l'Occident et qu'elle a abrité, durant des
nuits et des nuits, tant de processions en marche vers le tombeau de l'apôtre
Pierre. L'hospice de Sainte-Christine au Somport et celui de Roncevaux ne le
cédèrent en rien au Grand Saint-Bernard. Quatre routes qui se réunissaient près
de Pampelune, conduisaient de France à Compostelle. Le chemin en Navarre et en Galice a gardé
l'appellation de camino
frances, le chemin français, tout comme la rue Saint-Jacques à Paris perpétue le souvenir d'un
hospice où pouvaient se reposer quelques jours les personnes en route pour
l'Espagne. Les itinéraires étaient des voies de sainteté, allant d'une église à une autre, d'un sanctuaire à un autre sanctuaire, du tombeau
d'un saint au tombeau d'un autre saint. Les pèlerins qui passaient par Bordeaux
trouvaient à l'abbaye de
la Grande-Sauve une véritable agence de tourisme. Ils s'y confessaient,
faisaient leur testament, recevaient des mains de l'abbé, le bâton et la
panetière bénits. Au besoin, on leur procurait des guides et des chevaux. Au
retour, ils remerciaient Dieu et reprenaient les choses précieuses qu'ils
avaient mises en dépôt. À Roncevaux, ils pouvaient gratuitement se faire raser
et tondre. Des cordonniers réparaient les chaussures. En d'autres endroits,
nous voyons les moines se charger de l'entretien des ponts. Saint Bénezet et une
communauté de frères pontifes construisent en onze années le pont
d'Avignon ; une confrérie
nîmoise, sous le nom de Saint-Saturnin du Port, établit le pont Saint-Esprit
sur le Rhône ; les moines de
Saint-Florentin s'engagent à
transformer en pierre, à
raison d'une arche par an, le pont de bois que les habitants de Saumur ont
jeté par-dessus la Loire.
Nous
possédons un guide latin à
l'usage des pèlerins de Saint-Jacques. Il date de 1140 environ. L'auteur, Aimery Picaud, est
originaire du Poitou. « Les
Poitevins, écrit-il, en effet, sont des gens vigoureux et de bons guerriers,
courageux sur le front de bataille, très rapides à la course, élégants dans leur façon de se vêtir, beaux
de visage, spirituels, très généreux, larges dans l’hospitalité ». Son livre
n'est pas une simple énumération d'étapes et de relais ; c'est un recueil
savoureux de descriptions et de conseils pratiques (traduction Jeanne
Vieillard). « Si par
hasard, tu traverses les Landes en été, prends soin de préserver ton visage des
mouches énormes qui foisonnent surtout là-bas et qu'on appelle guêpes ou
taons ; et si tu ne
regardes pas à tes pieds
avec précaution, tu t'enfonceras rapidement jusqu'au genou dans le sable marin
qui, là-bas, est envahissant ».
Les paysages
succèdent aux paysages. Après les Landes, « on trouve la Gascogne, riche en pain blanc et en
excellent vin rouge, elle est couverte de bois et de
prés, de rivières et de
sources pures. Les Gascons sont légers en paroles, bavards, moqueurs,
débauchés, ivrognes, gourmands, mal vêtus de haillons et dépourvus d'argent ; pourtant, ils sont entraînés aux
combats et remarquables par leur hospitalité envers les pauvres. Assis autour
du feu, ils ont l'habitude de manger sans table et de boire tous au même
gobelet. Ils mangent beaucoup, boivent sec et sont mal vêtus. Ils n'ont pas honte de coucher tous ensemble sur une
mince litière de paille
pourrie, les serviteurs avec le maître et la maîtresse ». Ensuite viennent les
Navarrais :
« Quand on les regarde manger, on croirait voir des chiens ou
des porcs dévorer gloutonnement ; en les écoutant parler, on croit entendre des chiens
aboyer ». Ils sont
impudiques, perfides, corrompus, ivrognes, noirs de couleur, féroces,
malhonnêtes, impies, cruels, querelleurs,
experts en toute violence, dressés aux vices et iniquités. « Voilà
pourquoi tous les gens avertis les réprouvent ». Pendant la traversée de leur
pays, que le pèlerin se méfie des embûches ! Des eaux malsaines, des aliments frelatés, des mauvais
péagers qui vont
au-devant du voyageur « avec deux ou
trois bâtons », et qui le
fouillent jusque dans sa culotte, des passeurs enfin qui prennent plaisir à faire basculer leurs barques pour
noyer le passager et voler son bagage !
Mais s'il
échappe a ces dangers, que de félicités ! Les saints l'attendent couchés
dans leurs chasses d'or ;
la route est parsemée de bonheur et de prodiges. Voici le bienheureux Trophime, saint
Honorat, saint Genès, saint Léonard...
« Il faut rendre
aussi des égards très attentifs au corps vénérable de saint Gilles, pieux
confesseur et abbé, car saint Gilles, célèbre dans tous les pays du monde, doit être vénéré par tous, dignement
honoré par tous, et par tous aimé, invoqué et supplié. Après les prophètes et
les apôtres, nul parmi les bienheureux n'est plus digne que lui, nul n'est plus
saint, plus revêtu de gloire, nul n'est plus prompt à venir en aide. En effet, c'est lui
qui avant tous les autres saints a coutume de venir le plus vite au secours des
malheureux, des affligés et des angoissés qui l'invoquent. Ô comme il est beau et profitable de
visiter son tombeau !
Le jour même où l'on aura prié de tout son cœur, on sera exaucé sans aucun
doute. J'ai fait moi-même l'expérience de ce que j'avance ». Comme le ciel alors était près de
la terre et attentif à ses demandes ! Mais voici les martyrs d'Agde, Tibère, Modeste et
Florence, le bienheureux Sernin,
évêque et martyr, sainte Foy dont l'âme fut emportée au paradis par les
chœurs des anges, saint Léonard, saint Front, saint Eutrope, saint
Romain.., et tant d'autres.
Enfin, voici
Saint-Jacques. L'église est la merveille des merveilles, la beauté parfaite,
sans défauts, sans fissures. « Celui qui
parcourt les parties hautes, s'il y est monté triste, s'en va heureux et
consolé ». Il faut
admirer en détail les colonnes, les portails, les vitraux, les sculptures, les
tours, les autels. Certaines abbayes prétendent posséder des reliques du saint.
Mensonge !
« Le corps de l'apôtre est ici tout entier, ce corps
divinement illuminé par des escarboucles paradisiaques, sans cesse honoré de
suaves parfums divins, paré de l'éclat de célestes flambeaux et entouré
d'égards par les anges empressés ». Mais, comme en dépit de son lyrisme, notre Poitevin
n'a pas perdu la tête, il a grand soin d'ajouter :» Quiconque
voudrait par dévotion envers saint Jacques envoyer un dessus d'autel ou une
nappe pour couvrir l'autel de l'apôtre, devrait lui donner comme dimensions
neuf palmes de large et vingt et une de long ».
L'afflux des
pèlerins attire les aubergistes, les marchands et les changeurs. Sur le parvis de Saint-Jacques, on
vend non seulement des objets de piété, mais aussi du vin, du pain, des fruits,
des herbes médicinales, des souliers, des besaces, des bourses, des courroies,
des peintures, « et bien
d'autres choses encore ».
De la même façon, à Saint-Denis, le grand concours de
peuple provoqué par la procession des reliques que conservait l’abbaye a fait naître
plusieurs foires. La plus célèbre, celle du Landy, se tenait, du second mercredi de juin à la veille de la Saint-Jean, dans
l'échancrure qui sépare les collines de Montmartre et de Chaumont. Une petite pièce de vers composée au treizième
siècle rapporte qu'on y trouvait
des faux, des faucilles, des pierres à aiguiser d'Ardenne et d'Angleterre, des haches, des cognées, des meubles, des harnais, des
brides, des cordes, des
chaussures, des galoches, des chandelles, du parchemin, toutes sortes
d'étoffes, des chevaux, du bétail : vaches, bueus,
brebis et porciaus, sans compter
les oublies, la cervoise et le bon vin.
Mais si les
grands courants de circulation provoqués par l'Eglise à travers l'Europe dans un dessein d'édification et de
piété, ont eu des répercussions sur l'économie, s'ils ont provoqué un
déplacement de marchandises et d'argent, ont-ils été sans effet sur les œuvres
de la pensée ? L'art et les idées ont-ils cheminé par d'autres voies que
les denrées nécessaires à
la vie ?
Les chansons de geste
Les premières
œuvres de notre littérature sont les chansons de geste, poèmes épiques dont
l'étendue varie de six cents à
dix-huit mille vers et la date du onzième au treizième siècle. Nous en
possédons environ quatre-vingts,
certaines en plusieurs versions. Primitivement, elles n'étaient point
faites pour être lues, mais pour être chantées ou déclamées avec accompagnement
de vielle par des jongleurs forains devant des auditoires de fortune. Chaque
audition prenait une ou plusieurs séances et ces jongleurs constituaient une
vaste tribu où voisinaient sous une appellation unique des amuseurs de toutes
espèces, acrobates, montreurs de bêtes, pitres, musiciens, colporteurs d'œuvres
littéraires. Pendant les fêtes, on les trouvait aux carrefours des villes, aux
pèlerinages, dans les châteaux : les uns menaient une vie errante au gré de l'aventure
quotidienne, les autres trouvaient le moyen de s'installer auprès d'un
protecteur qu'ils avaient pour fonction de divertir et ils prenaient alors le
titre de menestrels
(E. Faral).
Geste vient
du mot latin gesta, actions. Les chansons de geste sont
des feuilletons versifiés, des romans d'aventures héroïques, surchargés
d'épisodes, avec des rebondissements
infinis. La psychologie en est sommaire ; le caractère des héros décrit une fois pour toutes en
quelques traits simples. Mais le récit est bien mené, avec couleur, avec force
et, par la succession rapide des coups de théâtre, l'intérêt ne faiblit jamais.
Une théorie mise à la mode par
les romantiques allemands voulait que les chansons de geste fussent
contemporaines des événements qu'elles racontent. On voulait y voir l'effusion
spontanée d'un enthousiasme collectif, issu de la masse anonyme et
inconsciente. Les textes qui sont en notre possession ne seraient que l'écho
affaibli d'anciens poèmes disparus à jamais, des remaniements de cantilènes populaires,
plus vieilles de trois ou quatre cents ans et transmises d'âge en âge par les
récitants.
Ces œuvres
d'art sans auteurs, ces cantilènes qui vivent et se développent dans les ténèbres sont choses bien
mystérieuses. Alexandre Dumas n'était point contemporain des Trois
Mousquetaires ni de la Reine Margot et cependant ces œuvres contiennent chacune beaucoup plus
d'histoire que nos chansons de geste. La plus ancienne et la plus belle, la Chanson
de Roland raconte
comment, au retour d'une expédition de Charlemagne en Espagne, l'arrière-garde
commandée par Roland fut
massacrée dans les montagnes. L'anecdote se résume en une phrase : le reste est invention. C'est le propre du trouveur, du romancier, du poète. Il transforme
les Basques en Sarrasins, il invente des événements, des
dialogues, des conflits, des drames. Il crée des personnages, il fait vivre sous Charlemagne des contemporains de Charles
Martel, de Lothaire ou de ses fils. Il imagine l'assemblée auguste des douze pairs, dont onze n'ont jamais
existé ailleurs que dans ses vers. Bref, il crée un monde irréel et il le rend vivant par la vertu de son propre génie. Au surplus, il
compose avec soin, il évite
les grossièretés
et le comique forcé, il est très conscient des ressources de son art. Il est instruit, pénétré d’esprit religieux. Une fois, il mentionne Homère
et Virgile, une autre fois il intercale dans son propre texte la
traduction d'une partie de l'office des morts. Sans cesse il montre Dieu
présent et agissant, arrêtant le tonnerre, émouvant la nature, agitant le ciel.
Roland est une œuvre de clergie.
Faut-il s'en étonner ?
N'en est-il pas de même des plus anciens textes de notre littérature, la Cantilène
de sainte Eulalie (881),
la Vie de saint Léger, la Vie de saint Alexis (vers 1040) ? Où s'étaient
donc réfugiés la connaissance et l'amour des lettres, sinon parmi les
clercs ?
Les chansons
de geste n'ont pas été écrites pour amuser les pèlerins aux étapes, mais elles
s'accrochent souvent aux sanctuaires, aux reliques, aux tombes, parfois même
aux paysages et aux monuments antiques que les pieux voyageurs rencontraient.
Dans la basilique Saint-Romain à Blaye, les pèlerins de Saint-Jacques s'agenouillaient
devant le tombeau de Roland, à Saint-Sernin de Bordeaux on leur montrait l'olifant avec lequel il
avait appelé l'armée impériale, à Roncevaux le rocher qu'il avait fendu de son
épée ; à Saint-Guilhem-du-Désert, entre
Montpellier et Lodève, ils contemplaient la châsse où reposait le corps de
Guillaume, héros du cycle de Garin.
Ainsi localise-t-on
les chansons de geste autour d'une cinquantaine d'églises, la plupart
dépendant de Cluny.
Mais les
clunisiens ne se sont pas contentés de guider vers Saint-Jacques les paisibles
cortèges de fidèles. Pendant tout le onzième siècle, ils ont appelé la
féodalité française à
l'assaut de l'Espagne sarrasine, dont le recul progressif leur valait de
nombreux prieurés et de vastes domaines. Normands, Champenois, Gascons,
Provençaux, Bourguignons surtout ont, sous leur conduite, collaboré à la
reconquête. C'est pourquoi, si le Charlemagne véritable passa une grande part
de sa vie à réduire les Saxons, le Charlemagne et les barons de la légende
apparaissent, eux, comme les héros et les martyrs d'une guerre sans fin contre
les Sarrasins. Les chansons de geste sont une publicité chevaleresque pour la
petite croisade ibérique qui préludait à la grande.
Comment, dans
le détail des œuvres, s'est manifestée l'influence des clercs ? Ont-ils suscité, guidé et
documenté les auteurs ?
Ont-ils en d'autres occasions travaillé à répandre des œuvres déjà écrites
et qui servaient leurs desseins ? A-t-il existé de véritables entrepreneurs de spectacles qui
fournissaient aux jongleurs les textes à réciter et qui, en cas de succès,
faisaient fabriquer les suites ? Dans quelles proportions se sont mêlées toutes les
influences ? Ce sont là
des questions qu'il faut laisser aux historiens de la littérature.
Voici
cependant un fait essentiel. Au onzième siècle, le territoire de la France est
morcelé linguistiquement comme politiquement. Au sud, dans le Limousin, en
Auvergne, dans le bassin de la Garonne, dans le bassin du Rhône en aval de
Lyon, se parlent les dialectes que l'on groupe sous le nom de langue d'oc. Au nord, le territoire
de langue d'oui, se
divise en dialecte de l'Ile-de-France, en
dialectes normand, champenois, picard, wallon, lorrain, franc-comtois,
poitevin, bourguignon, angevin. Dans le domaine de langue d'oc devait fleurir
une littérature distincte ;
dans le domaine de langue d'oui,
la nation sut se constituer de très bonne heure, par-dessus les
diversités provinciales et le foisonnement des patois, une langue commune, une langue de l'élite qui
était celle de la cour des rois et dont le prestige devint très grand. Dès le
onzième siècle, il faut compter avec cette grande et réelle entité, la littérature française : il serait
impardonnable d'oublier son rôle comme instrument de l'unité nationale.
La Chanson de
Roland exprime même un sentiment patriotique si complet, si pur, si semblable
au nôtre, d'une dévotion si entière qu'on ne peut se défendre d’un certain étonnement ! France la sainte, France la glorieuse, France la
douce, France terre des aïeux, sont des expressions qui reviennent sans
cesse comme un refrain d'amour.
Terre de
France, moult estes doux pays.
Est-il
possible d'exprimer avec plus de tendresse l'intime enchantement de son
cœur ?
Les croisades
De tous les
pèlerinages, il n'en était pas de plus saint que Jérusalem. La conquête
musulmane elle-même ne l'avait pas interrompu de façon définitive (preuve
nouvelle que la théorie de Pirenne doit être corrigée). Les chrétiens de la
ville enfermés dans un quartier spécial, ceint de solides murailles, vivaient
sous le protectorat de l'empereur byzantin, soutenus par les dons qui
affluaient de France et d'Italie. Au onzième siècle, la conversion du roi de
Hongrie, saint Etienne,
ouvrit aux voyageurs la route du Danube et dès lors, écrit un chroniqueur, « une multitude innombrable, non
seulement de nobles, mais de gens du peuple » s'écoula vers Jérusalem.
Tout change à l'arrivée des Turcs Seljoukides. Les maîtres
tolérants et policés de l'Egypte
font place à des fanatiques durs et tracassiers. Un régime de
vexations, de cruautés, de persécutions intolérables commence. Les chrétiens ne
renoncent pas au pèlerinage, qu'il s'agisse d'une pénitence imposée ou d'un
acte de dévotion, mais au lieu d'aller individuellement ou par petits groupes,
ils s'assemblent en troupes armées. En 1064-65, un pèlerinage venu d'Allemagne sous la conduite d'un
archevêque, compte plus de six mille combattants. Que lui manque-t-il pour être une
croisade ? Le signe
matériel, l'estampille du Saint-Siège.
La première
croisade fut organisée par Urbain II, pape français et clunisien, qui commença
la prédication au concile de Clermont, le 23 novembre 1095. Il était entouré de quatorze archevêques, deux cent
cinquante évêques, quatre cents abbés, d'une foule de seigneurs et de
chevaliers. Son brûlant discours est accueilli par un enthousiasme indicible.
Clercs et laïques se lèvent par milliers. Pour se conformer à la parole de l’Évangile : « Chacun doit
renoncer à soi-même et se charger de la croix », ils fixent sur leurs vêtements des
croix d'étoffe rouge en s'écriant : « Dieu le veult ».
L'essor était
donné. Mais le pape ne voulait rien laisser au hasard. Missions, quêtes,
publications d'indulgences, mesures de garantie pour la conservation des biens
des croisés et la protection de leurs familles, nomination d'un légat, fixation
d'itinéraires, achat de vivres, négociations avec Gênes et Byzance pour les
transports par mer, la traversée des Balkans et le passage du Bosphore, tout
fut mis en œuvre pour assurer le succès. Mais, tandis que les préparatifs
nécessaires à la conduite
de cette énorme machine s'accomplissaient par toute la France, une vague
d'enthousiasme mystique emportait le petit peuple. Sous la conduite d'un moine
d'Amiens, Pierre l'Ermite, et d'un petit chevalier, Gautier-sans-Avoir, des
milliers de pauvres gens s'assemblèrent à Cologne et se lancèrent vers l'Asie
presque sans armes, dans l'ignorance complète des dangers qui les attendaient.
Grossis d'autres bandes, ils traversèrent l'Europe danubienne, massacrant les
Juifs, volant, pillant pour se nourrir, semant de leurs cadavres les routes de
Hongrie et de Bulgarie. Décimés, ils parvinrent enfin en Asie Mineure où la faim, la soif et les Turcs
achevèrent la catastrophe.
À l'automne 1096, l'armée des barons fut prête à son tour. Elle était divisée en quatre
grands corps qui rallièrent
Constantinople par des chemins différents. Les principaux
chefs étaient le légat du pape, Adhémar de Monteil,
évêque du Puy, le duc de Basse-Lorraine, Godefroy de Bouillon, son frère Baudouin, le comte Hugues de Vermandois, frère de Philippe Ier,
Robert Courteheuse,
duc de Normandie, Etienne
comte de Blois,
Raymond de Saint-Gilles comte de Toulouse, Bohémond et
Tancrède, chefs des Normands établis en Italie. En avril 1097, tous les croisés étaient passés en
Asie Mineure. Après une longue et épuisante campagne à travers l'Anatolie et la
Syrie, ils arrivèrent devant Jérusalem, le 7 juin 1099
et s'en
emparèrent le 15 juillet. Ensuite,
avec le concours de la flotte
génoise, ils
étendirent et consolidèrent la conquête.
La domination
chrétienne en Palestine et en Syrie se maintint pendant deux siècles (jusqu'en 1291), beaucoup plus longtemps encore
dans les îles de Rhodes (jusqu'en 1522) et de Chypre (jusqu'en 1571). Mais ce fut toujours
une possession précaire :
dès 1187, Jérusalem fut perdue une première
fois et ne put être rouverte aux chrétiens que quarante ans plus tard, et pour
quinze ans seulement (1229-1244).
Les raisons
de cette faiblesse sont nombreuses. Tout d'abord, les Etats latins, principauté d'Antioche,
comté de Tripoli, royaume de Jérusalem, ne formaient qu'une étroite bande de
terrain entre le Liban et la mer, tandis que les grandes villes de l'intérieur,
Damas et Alep, demeuraient aux mains des Turcs. Au nord seulement les croisés
s'enfoncèrent profondément jusqu'à l'Euphrate, mais cette marche que l'on
appela le comté d'Edesse
(aujourd'hui Ourfa) était elle-même presque isolée et
très difficile à défendre.
En second
lieu, les barons occidentaux avaient apporté avec eux leurs habitudes
politiques et un système de gouvernement tout monté. Le royaume de Jérusalem,
par exemple, ressemblait à une fédération de fiefs sur laquelle le roi
n'exerçait qu'une autorité strictement limitée que lui disputait encore le
patriarche, seigneur spirituel. Or, une action unie et vigoureuse eût été
nécessaire. Contre les attaques incessantes des Musulmans contre les ambitions
de l'empire byzantin, les Etats
latins ne
purent se soutenir que par l'afflux constant des forces de la chrétienté
occidentale, c'est-à-dire
par une
croisade perpétuelle. Les historiens distinguent huit expéditions
principales auxquelles prirent part trois rois de France, un roi d'Angleterre,
trois empereurs, un roi de Navarre, des chevaliers et des marins venus de toute
l'Europe, mais en réalité les demandes et les envois de secours ne cessèrent
jamais.
Il se créa
même plusieurs ordres de moines-soldats, Hospitaliers, Templiers, Chevaliers
teutoniques, qui se vouèrent complètement à la défense de la Terre Sainte. C'était une chevalerie
monastique toujours au combat, l'armée permanente de la croix contre le
croissant. Ces ordres devinrent très populaires et furent bientôt comblés de
dons. Possédant à travers toute
l'Europe un nombre incalculable de fiefs dont les revenus devaient être mobilisés contre l'Infidèle, ils devinrent de grandes
organisations financières, aux ramifications internationales.
Français hors
de France
En dépit du
danger, en dépit de leur organisation imparfaite, les États latins d'Orient connurent au
douzième siècle, un développement des plus prospères. Pour repeupler le pays,
le deuxième roi de Jérusalem, Baudouin,
successeur de Godefroy
de Bouillon, provoqua le retour à l'orthodoxie des communautés chrétiennes, Maronites,
Nestoriens, Grecs, Arméniens, Jacobites, qui vivaient isolées depuis plusieurs
siècles. Grossies de négociants marseillais, vénitiens et génois, elles
formèrent dans les villes une bourgeoisie laborieuse qui eut ses institutions
propres. Partout s'élevèrent des châteaux, des monastères, des églises ; d'énormes forteresses
surveillèrent les cols du Liban ; à la faveur des trêves, des relations commerciales s'établirent avec
l'arrière-pays. Chaque année, les navires qui abordaient dans les ports de
Syrie pour y débarquer les renforts et les produits d'Occident, s'en
retournaient remplis de marchandises nouvelles, verrerie, sucre, étoffes de
coton, mousselines, velours, satins, produits des industries locales,
épices, soieries, parfums, tapis, porcelaines de Chine, chargement des
lointaines caravanes.
La croisade
était née d'un grand mouvement d'enthousiasme mystique et guerrier ; pour vivre et prospérer, les
colonies franques avaient besoin de travail et de paix. Entre la croisade
proprement dite et les nécessités impérieuses de la colonisation, l'accord ne
fut pas toujours facile. Avec le temps, les intérêts économiques des villes de
la côte et des ports italiens pesèrent de plus en plus sur la politique
chrétienne en Orient. C'est Venise qui, par sa diplomatie astucieuse, réussit à
détourner de la Terre Sainte la quatrième croisade (celle qu'a racontée
Villehardouin) et à la jeter
contre l'empire byzantin, dont la conquête offrait à ses ambitions mercantiles
une terre d'exploitation plus fabuleuse encore. L'empire latin n'eut qu'une vie
brève, un peu plus d'un demi-siècle (1204-1261). Mais pendant ce laps de temps, on
vit un Flamand empereur de Constantinople, un Piémontais roi de Macédoine, un
Bourguignon duc d'Athènes, un Blésois duc de Nicée, un Champenois prince de
Morée, partout des colonies de marchands italiens, vénitiens et génois.
Essayons donc
de nous représenter le gigantesque ébranlement produit par les croisades :
« La terre que
vous habitez, s'écriait Urbain II au concile de Clermont, cette terre fermée de
tous côtés par des mers et par des montagnes, tient à l'étroit votre trop nombreuse
population ; elle est
dénuée de richesses et fournit peine la nourriture à ceux qui la cultivent. C'est pour
cela que vous vous déchirez et dévorez à l'envi, que vous vous combattez, que vous vous
massacrez les uns les autres. Apaisez donc vos haines et prenez la route du
Saint-Sépulcre ».
Ne dirait-on un économiste de notre temps invitant les déshérités de
l'ancien monde à chercher
fortune en Afrique ou en Amérique ? Pendant deux siècles, des milliers et des milliers
d'hommes, tous ceux qui aspiraient à plus de liberté, à plus d'espace, à des choses
neuves, inconnues, s'en allèrent vers l'Orient chercher une vie plus forte,
plus large, plus intense et parmi eux les Français furent les plus nombreux.
Des dynasties françaises s'implantèrent dans toutes les principautés de Syrie
et dans la plupart des fiefs. Le Français fut, dans les nouveaux Etats, la
langue officielle et courante. De ce temps date l'influence particulière de
notre pays à l'est de la
Méditerranée. Presque jusqu'à nos jours, tous les Européens y étaient confondus
sous le nom de Francs.
Sur le
Bosphore, en Syrie, en Egypte,
en Grèce, dans les îles, les occidentaux découvrirent non seulement une
autre nature, mais d'autres civilisations, celle de Byzance, héritière directe
de l'Antiquité, celle des Arabes enrichie de tout ce qu'ils avaient pu prendre
aux vaincus. Il arriva aux croisés de se conduire en vrais barbares. Lors de la
prise de Constantinople, ce fut un pillage effréné des trésors que les empereurs
avaient accumulés dans la ville depuis des siècles. Reliques, statues,
mobiliers, pièces d'orfèvrerie, étoffes, manuscrits, autels précieux, tout fut
pris, lacéré, brisé, emporté. Les églises d'Occident reçurent ces dépouilles
sacrées. Par bonheur, il n'y eut pas que des pillages. Dans tous les genres
d'activité se produisit une sorte de contamination. Beaucoup de mots arabes
passés dans notre langue témoignent encore de l'ampleur de ce que nous avons
reçu dans le domaine du calcul, de l'astronomie, de la médecine, de la
navigation, du commerce, de la musique
et de l'art militaire. Citons parmi bien d'autres : algèbre, zénith, azimut, almanach,
alambic, alcali, sirop, élixir, camphre, amiral, arsenal, câble, calfat,
récif, felouque, corvette, tartane, tarif, douane, magasin, bazar, caravane,
luth, tambour, timbale, cimeterre, carquois, barbacane... Les Arabes
étaient alors les premiers médecins et les premiers mathématiciens du monde.
Leurs traités traduits en latin se répandirent en Occident et leur système de
numérotation, avec le zéro, devait remplacer les chiffres romains si incommodes
dans le calcul. Pour se reconnaître dans les combats, les croisés prirent
l'habitude de peindre leurs boucliers, de se distinguer par des armoiries : beaucoup de nos animaux
héraldiques sont empruntés à l'Orient ; parmi les noms de couleurs, sinople (vert)
vient du grec, azur (bleu) et gueules (rouge) du persan. De Syrie
enfin arrivèrent des plantes nouvelles qui s'acclimatèrent en France et en
Italie, le riz, le sarrasin, le mûrier, le figuier, le melon d'eau,
l'abricotier, l'échalote, l'artichaut, l'épinard, l'estragon, l'aubergine. Les
pèlerins, à leur retour,
apportaient les graines dans leur sac et les cultures inconnues se propageaient
de jardin en jardin. L'abricot s'appelait alors prune de Damas et le nom
d'échalote vient de la ville d'Ascalon.
Cependant,
les raisons qui gouvernent le rapprochement des civilisations ont quelque chose
de mystérieux qui déroute l'esprit. Au XIIIe et au XIVe siècle, un
grand nombre d'occidentaux ont vu intacts le Parthénon et les temples de la
Grèce ; certains
mêmes les ont admirés. Mais alors nul n'a songé à les imiter. Pourquoi a-t-il fallu
attendre deux siècles pour que leur beauté devînt agissante ? En revanche, en Syrie, à Rhodes, à Chypre, les croisés élevèrent des châteaux-forts, des églises,
des abbayes, des hôpitaux, des auberges, qui sont des châteaux, des églises,
des maisons de chez nous. De hauts palmiers dressent leur silhouette tropicale
auprès de cathédrales découpées comme la cathédrale de Reims. Ce mariage de
l'art du nord avec la nature et la lumière de l'Orient, est une des merveilles
qui, aujourd'hui encore, enchantent les artistes.
Mais la plus
extraordinaire réussite coloniale de ce temps fut le royaume qui s'est
appelé des Deux-Siciles. Il avait été fondé par des condottières normands qui
s'en revenaient de pèlerinage (1016-1073),
sous le commandement
de Robert Guiscard et de ses frères, fils de Tancrède de Hauteville. L'île
avait connu toutes les dominations : grecque, carthaginoise, romaine, vandale, ostrogothique, byzantine,
arabe. Les rois normands réalisèrent le miracle de se faire accepter et obéir
par tous. Toutes les religions sont admises. Églises, mosquées et synagogues restent ouvertes l'une auprès
de l'autre. Le Juif paie au Normand la redevance qui allait jadis au Sarrasin,
mais il garde sa loi et ses docteurs. Le Coran est enseigné à Palerme dans de florissantes
écoles. Certain jour, comme la terre s'était mise à trembler, la panique s'empara de
la cour. On criait dans toutes les langues. Alors le roi Guillaume, dominant le
tumulte, donna cet ordre inouï pour un chrétien d'Occident : « Que chacun prie ici le Dieu qu'il adore et dans lequel
il croit ». Les rois
parlent français et vivent en sultans, mais leurs diplômes sont rédigés en
latin, en grec et en arabe. Leur cour est à la fois normande, byzantine et musulmane. Des
architectes sarrasins leur bâtissent des palais de féerie entourés de jardins délicieux. Des moines normands élèvent
à Monreale, à Cefalu, des
cathédrales qui, par l'extérieur, font penser aux abbayes de Caen, et par
l'intérieur à Sainte-Sophie,
Saint-Marc de Venise, à
Ravenne. Dans les délices, le Normand ne perd rien de sa vigueur combative.
Il envahit Corfou, l'Acarnanie,
l'Etolie ; il prend Thèbes et Corinthe. Au premier bruit de
révolte, il tombe sur l'Italie du sud, bouleverse tout avec furie et d'une cité
florissante comme Bari fait un désert de pierres.
La vie du
royaume sicilien et napolitain fut agitée. Il passa par mariage à l'empereur
Henri VI, revint par la volonté du Saint-Siège à un frère de saint Louis, Charles d'Anjou, puis se
scinda en deux, la terre ferme restant aux Angevins, l'île tombant sous la
domination aragonaise. Depuis lors, l'unité italienne a beau s'être faite, les
carrioles bariolées qui roulent sur les routes siciliennes entre des haies de
cactus, sont toujours ornées de peintures naïves représentant les exploits
du « grand comte
Roger » et de ses
successeurs.
L'Université de Paris
Cluny,
Cîteaux, les légendes épiques, la croisade d'Espagne, la croisade d'Orient, peu
à peu se découvre la place éminente
qu'ont tenue les Français dans l'Europe chrétienne. Mais en un temps où la
religion s'impose aux âmes comme un absolu et donne leur cadence aux âges successifs
de la vie, il va de soi qu'il n'y a d'autre enseignement que l'enseignement de l'Église. Les écoles,
ce sont celles de l'évêque, du chapitre, de l'abbaye. Parfois, à la campagne, les leçons du curé.
Mais de cette instruction élémentaire et rurale, nous ne savons à peu près rien. L'attention des
contemporains ne s'est portée que sur les grandes écoles des cathédrales et des
monastères : l'école de
Reims illustrée par Gerbert, le futur pape Sylvestre II, et par Bruno,
fondateur des Chartreux, l'école de Chartres, personnifiée par Fulbert, saint
Yves, Gilbert de la Porrée,
Jean de
Salisbury, celles d'Angers, de Laon, d'Orléans, les écoles monastiques de
Fleuri, de Saint-Benoît-sur-Loire, de Marmoutier, de Cluny, de Jumièges, du Bec
où enseigna saint Anselme, archevêque de Cantorbery.
L'école de
Paris finit par l'emporter sur toutes les autres par la renommée de ses
professeurs et par le nombre de ses étudiants. En 1180, un bourgeois de Londres, revenu de Jérusalem,
acheta une salle de
l'Hôtel-Dieu et fonda une rente pour y coucher et entretenir dix-huit
écoliers pauvres. Telle fut l'origine du premier collège de boursiers, celui
des dix-huit. D'autres furent créés par de riches bienfaiteurs, celui de
Saint-Thomas du Louvre, celui de Saint-Honoré, celui de Robert Sorbon,
chapelain de saint Louis, ceux des Bons-Enfants, de Cluny, de Navarre (fondé
par la femme de
Philippe le Bel), d'Harcourt, du cardinal Lemoine, de Montaigu,
du Plessis,
de Presle, des Lombards, des Ecossais, de Lisieux. Bien plus tard, on y admit les élèves
payants et c'est à la Sorbonne
que la Faculté de Théologie tenait ordinairement ses réunions.
Les étudiants
qui se pressent autour du cloître Notre-Dame sont de toutes conditions. Parmi
eux, il en est de très pauvres qui sont venus dans l'espoir de faire carrière
dans les rangs du clergé. Ils ne vivent que de charité ou d'humbles travaux.
Ils se font valets, copistes, porteurs d'eau bénite. Un même esprit de
turbulence et de combativité anime l'école tout entière. Un prédicateur compare
les professeurs, dans leurs querelles, à des coqs hérissés pour le combat. Et les élèves
imitent les maîtres, à
cela près qu'ils en viennent facilement aux coups. Dans les tavernes, dans
les rues, à la sortie des
cours où les auditeurs s'entassent, assis par terre ou sur des bottes de
paille, les bagarres avec les bourgeois
sont fréquentes et parfois sanglantes. Or, l'esprit d'association a été une
des grandes forces du Moyen-âge. La moindre rixe menace de dégénérer en conflit
général, en grève professorale, en cessation de cours.
Au début du
treizième siècle, à la suite de grands désordres, le roi et le pape rivalisent
pour donner à la population
écolière un statut privilégié. Le mot université qui désignait n'importe
quelle collectivité agissante, en vient peu a peu à ne plus signifier que la
corporation des maîtres et des élèves, c'est-à-dire la réunion des quatre
facultés : arts, droit,
médecine et théologie. À l'étroit dans l'île, autour de la cathédrale,
l'Université ne tarde pas à
passer la Seine pour s'établir rive gauche, au milieu des vignes, sur des
terres dépendant des abbayes Saint-Germain et Sainte-Geneviève. Elle couvre la Montagne,
formant un petit État
à part, une sorte de république savante, avec son recteur, ses doyens, ses
lois, ses tribunaux et presque sa langue propre : c'est déjà le pays latin. Les
étudiants peuvent former des coalitions pour contraindre les logeurs et les aubergistes à leur donner à prix honnête le lit et les repas.
Tout étudiant arrêté en flagrant délit par la police royale doit être remis
sans délai à des juges particuliers. L'autorité
même de l'évêque est étroitement limitée par la protection et par
l'intervention des papes qui se
réservent la haute surveillance sur le personnel et les matières d'enseignement
(1208-1231).
Avec ses
nombreuses écoles rivales, avec son armée de copistes, avec ses milliers
d'étudiants venus de toute l'Europe et groupés en nations,
l'Université de Paris est une véritable puissance internationale. Parmi ses
professeurs, on rencontre un saint Albert le Grand qui est de Cologne, un
Albert de Bohême, un Siger de Brabant, un Roger Bacon et un Duns Scot qui sont Ecossais, un saint
Bonaventure et un saint Thomas d'Aquin qui sont Italiens. Au treizième siècle,
elle domine la chrétienté de toute sa force spirituelle et morale ; elle est un des éléments essentiels
du prestige français. « La France, écrit un légat pontifical, est le four
où cuit le pain intellectuel du monde entier ». Un prédicateur : « Paris est la
source de la doctrine d'où partent des aqueducs qui vont jusqu'aux extrémités
du monde ». Et le pape
Alexandre IV :
« La science des écoles de Paris est dans la sainte Eglise comme l'arbre de vie dans le
paradis terrestre et comme la lampe resplendissante dans la maison du
Seigneur... C'est à Paris que le genre humain... recouvre sa vue et sa
beauté ». En 1220, se constitue l'Université de Montpellier et, en 1229, celle de Toulouse. L'école de Montpelier
fait pâlir, en médecine, la renommée de l'école de Salerne.
La vie
intellectuelle
Les grades
universitaires, baccalauréat, licence, doctorat, sont comparables aux nôtres.
Mais la distinction des trois degrés qui est la base de notre enseignement,
n'existe pas. On passe insensiblement de l'un à l'autre : la Faculté des Arts admet les étudiants à partir de treize ans. Beaucoup n'arrivent pas à la théologie qui est le
couronnement de l'édifice scolaire et qui exige dix à quatorze ans d'assiduité
obligatoire. La plupart se contentent des connaissances qui forment les sept
arts libéraux, grammaire, rhétorique et dialectique, d'une part, arithmétique,
géométrie, astronomie et musique, de l'autre. Cette science est vaste, mais peu
approfondie. Un grand mathématicien du douzième siècle n'en sait pas plus qu'un
élève de première aujourd'hui.
La méthode en
usage est toujours celle du texte expliqué. Le maître ne professe pas un cours
personnel. Il commente Cicéron, Quintilien, Tite-Live, Virgile, Horace,
Térence, saint Augustin, Stace, Platon, Aristote, Hippocrate, Galien (les Grecs
en traduction latine). Mais, de tous les auteurs, le plus lu, le plus suivi, le
plus admiré, est Boèce, un Romain du sixième siècle, contemporain de Clovis et
de Théodoric, qui a compilé tout ce que les Anciens savaient de géométrie,
d'astronomie et de physique.
Les hommes de
ce temps ne croient guère au progrès. L'idée que la pensée humaine est en
marche pour la découverte d'une vérité plus large, pour la possession plus
assurée des forces qui régissent l'univers ne retient pas leur méditation.
Pourtant le Moyen-âge n'est pas une période d'inertie intellectuelle, mais de
féconde et laborieuse incubation. C'est qu'à force de confronter les textes et
les autorités, pour faire de la religion un exposé rationnel, satisfaisant aux
besoins de l'esprit et de la science acquise (ce que nous appelons au sens
large, la scolastique), le Moyen-âge ouvrit à l'intelligence, à la spéculation et à la critique, un horizon indéfini.
Un des
problèmes les plus discutés, un des plus importants de ceux qui ont sollicité la raison humaine,
fut de savoir d'où viennent les idées générales, les universaux, comment elles
se forment, quels sont leurs rapports et dans quelle mesure elles correspondent
à une réalité. Pierre Abélard (1079-1142),
fut le
dominateur, le dictateur de la pensée au douzième siècle. Il a élargi dans tous
les sens le champ de la réflexion. Grand remueur d'idées, professeur
incomparable, il a déterminé un mouvement scolaire comme l'Europe n'en avait
encore jamais vu. À Paris, il eut, dit-on, jusqu'à cinq mille auditeurs. L'un
d'entre eux devint pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques. Mais
bien qu'il n'ait jamais cessé de reconnaître l'autorité traditionnelle de l'Eglise, il fut
dénoncé par saint Bernard comme coupable de nouveautés hétérodoxes. Condamné au
silence, il dut se retirer au monastère de Cluny et termina dans un prieuré de
l'ordre la vie la plus tourmentée qui ait jamais été.
Renaissance
La
renaissance du douzième et du treizième siècles fut bien plus réelle que la
renaissance carolingienne, aussi vive, aussi curieuse, aussi passionnée que la
renaissance du seizième siècle, sollicitée comme elle par l'hérésie, et comme
elle pénétrée de l'admiration des Anciens. « Nous sommes des nains hissés sur les épaules des
géants, écrivait l'écolâtre Bernard de Chartres, et si nous voyons plus loin
qu'eux, c'est grâce à eux, lorsque, appliqués à lire leurs ouvrages, nous
ressuscitons pour une vie nouvelle leurs pensées éminentes que les siècles et
la négligence des hommes avaient, pour ainsi dire, laissé choir dans la mort ».
Dans l'énorme production littéraire du Moyen-âge, la justice voudrait qu'on
accordât la première place à la littérature en langue latine, qui est la plus
abondante et dont le cours se poursuivra pendant des centaines et des centaines
d'années jusqu'à Descartes et au delà. Les œuvres latines sont d'autant plus
importantes qu'écrites dans la langue dont se servaient les clercs, elles
pouvaient être lues dans n'importe quel pays. On y trouve tout ce que le Moyen-âge aimait le mieux : des commentaires sur la Bible, des
vies de saints, des écrits de polémique sur le dogme et la discipline, des
traités d'enseignement, des histoires, des hymnes religieux et des drames
liturgiques.
On a dit que
pendant des siècles, tout essor de la littérature française avait été précédé
et préparé par un renouveau du latin en France. Il est certain que, par
beaucoup d'aspects, la civilisation médiévale doit être considérée comme « un travail de restauration et
d'absorption de la civilisation gréco-latine ». La pensée médiévale est sous la
dépendance d'Athènes et de Rome ; elle cherche à s'assimiler les œuvres antiques qu'elle interprète et
corrige suivant les besoins et les exigences de la foi ; c'est le mélange divers, la réaction des
éléments qui fait l'originalité des systèmes. Le plus souvent l'hellénisme se
plie au christianisme ;
parfois il
s'affranchit et tend à se rétablir dans son intégrité. Aussi a-t-on pris l'habitude de distinguer la
philosophie du Moyen-âge en deux périodes que sépare au treizième siècle la
grande entrée d'Aristote dans le monde latin. C'est en effet une date
importante. La première époque a vécu sur des documents assez pauvres : elle n'aboutit pas à une systématisation suffisante. La
seconde a reçu les œuvres d'Aristote de deux points différents : de l'empire grec conquis en 1204 et, plus encore, de l'Espagne et
de la Sicile où les docteurs arabes et juifs avaient commenté longuement les écrits du
maître. La philosophie d'Aristote formait un monde immense, riche de théories,
de faits, de renseignements de toute nature, liés par une logique rigoureuse.
Elle contenait la totalité de la science grecque et elle formait en même temps
une doctrine admirablement cohérente. Par sa matière et par sa forme, par les
connaissances qu'elle apportait, par la méthode qu'elle proposait, elle ouvrait
à la scolastique des voies prodigieusement nouvelles. Deux hommes s'y
avancèrent, doués l'un et l'autre d'une puissance d'assimilation, Albert le
Grand et saint Thomas d'Aquin (1224-1274),
mais celui-ci avec tant de précision, de force et d'esprit critique que son
œuvre est, dans l'Eglise,
demeurée vivante et actuelle, comme une des bases de la philosophie
orthodoxe.
Une autre
originalité du treizième siècle fut son goût décidé pour les encyclopédies. À
aucune époque, on ne publia autant de Sommes, de Miroirs, d'images du
Monde, comme si on se flattait de condenser en quelques livres la totalité
des connaissances humaines : l'histoire sainte dans la Légende dorée, la Legenda aurea de Jacques de
Voragine ; tout ce qu'on
savait du monde physique et de l'histoire dans le Speculum majus, le Grand
Miroir, de Vincent de Beauvais, du monde moral dans la Somme
de saint Thomas, toute la liturgie symbolique dans le Rational des divins
offices de Guillaume Durand.
L'amour courtois
Mais les œuvres
profanes, les œuvres en français n'échappent pas davantage à l'influence de
l'école. Elles portent, elles aussi, la marque de l'Antique. Dans une vie de
saint Grégoire, on pousse l'esprit d'imitation jusqu'à lui attribuer tous les
malheurs d'Œdipe.
Pillant Virgile, Ovide, Lucain, Stace, les auteurs adaptent au goût du
public les textes naguère inscrits à leur programme d'étudiant. De là, une
profusion de romans en vers, bien différents des chansons de geste. Les uns,
dont les héros se nomment Alexandre de Macédoine, Énée, Achille, Jason, Hector de Troie,
renouvellent les fictions illustres de l'antiquité gréco-latine ; d'autres, les lais, narrent de menues
légendes de féerie et d'amour ; d'autres encore, les plus originaux, les plus
émouvants, déroulent dans une Bretagne de rêve, brumeuse et mélancolique, de
belles aventures pleines de passion et de merveilleux. Le caractère commun de
ces œuvres, très dissemblables de forme et de décor, c'est de s'adresser non
plus au public mélangé des foires et des pèlerinages, mais à une élite d'auditeurs choisis. À
la chanson de geste, à
l'épopée à prétention
historique, s'oppose désormais le roman courtois. Il se crée aux alentours de 1150 ; il s'impose
dans la seconde moitié du douzième siècle avec les œuvres de Chrétien de
Troyes, auteur du premier Tristan et créateur du Graal ; il domine
tyranniquement au treizième siècle avec le Roman de la Rose « où l'art
d'amour est tout enclose ».
Ce qu'il
peint de préférence, ce ne sont plus les exploits brutaux de héros batailleurs,
mais les préoccupations sentimentales des raffinés, les tableaux de la vie
élégante, les enchantements du désir, les règles idéales d'une société non plus
fondée sur la guerre, mais sur l'amour où la force de l'homme s'incline
volontairement devant la faiblesse de la femme. Aussi dans ces poèmes, les
femmes sont-elles plus vivantes que les hommes. Il en est de patientes, de
rusées, de déshonnêtes, de vertueuses, de coquettes, de sentimentales. Ses
héros sont uniformément braves, épris, victorieux et dociles, Don Quichottes de
vingt ans qui n'ont pas encore rencontré leurs Sanchos.
Cette
transformation s'explique pour une part par les circonstances : l'absence prolongée du mari ou du
père partis pour la croisade et laissant plus de liberté à la femme et aux filles, le
rétablissement de relations avec l'Orient, enfin de longues périodes de paix
favorables à une vie élargie, égayée, propre aux plaisirs de l'esprit. Mais
s'il est vrai que la littérature soit l'expression de la société, elle en est
aussi un moyen de transformation. La poésie courtoise n'a pas commencé au point
chronologique précis où cessait la chanson de geste. C'est peu à peu qu'elle s'est répandue, en
partant du Poitou, du Limousin et des provinces de langue provençale. Elle a
popularisé en le magnifiant un nouvel idéal de chevalerie et ce fut là le don
gratuit et magnifique que la France fit au monde occidental.
Les cathédrales
Cependant, le
Français du Moyen-âge, défini par un système social et par une activité
intellectuelle resterait à moitié dans l'ombre, s'il n'était encore présent
parmi nous, dans les pierres des églises et des cathédrales.
À chaque
époque de civilisation, il y a toujours un mode d'expression artistique qui
prime les autres. Dans l'antiquité grecque, c'est la sculpture qui tient le
premier rang ; après les
invasions, l'orfèvrerie et les miniatures ; à partir du quinzième siècle, l'hégémonie passe à la
peinture. Du douzième à
la fin du quatorzième, c'est l'architecture qui domine et qui exerce sur
tous les autres arts plastiques une effective souveraineté. Sur les chantiers,
maçons, sculpteurs, peintres, verriers, travaillent également sous la direction
de l'architecte qui est, dans toute la force du terme, le maître de l’œuvre.
Reine des
arts, l'architecture n'en est pas moins la servante de l'Eglise. Elle ne
profite de ses privilèges que pour les mettre au service de la religion. Tout
l'effort des bâtisseurs est requis par la maison de Dieu ou, comme on disait,
par la Chaise-Dieu (Casa Dei) ; la demeure des hommes passe au second plan. Chaque
ville veut surpasser la ville voisine par le nombre, la beauté, la richesse de
ses églises. Chaque évêque rêve de perpétuer son nom en élevant au Seigneur un
temple plus digne de lui. Symbole de foi, la cathédrale est aussi un symbole
d'amour. Tous y travaillent. Le peuple offre ses bras, le bourgeois son argent,
le baron sa terre, l'artiste son génie. Pendant deux siècles, toutes les forces
vives de la France collaborent ; une vie puissante venue du cœur même de la nation,
rayonne de ces œuvres éternelles.
Mais si nulle
époque n'a élevé des monuments plus nombreux et plus vastes, « la tendance au colossal qui, dans
certaines civilisations, est un signe de dérèglement et de déclin, s'associe
ici à la plus ferme raison » (H. Focillon). Nos cathédrales, si spacieuses, si
hautes, sont en même temps si robustes et si bien assises, elles présentent un
équilibre si parfait dans la distribution des masses et des volumes, qu'elles
restent à la mesure de l'homme, faites pour abriter ses douleurs, ses consolations, ses mystères et
ses espérances. Il est impossible d'entrer dans la grande nef d'Amiens sans se
sentir purifié. « L'église par
sa seule beauté agit comme un sacrement... Nous en goûtons la paix
profonde ; le bruit de
la vie se brise aux murs du sanctuaire et devient une demeure lointaine : voilà bien l'arche indestructible
contre laquelle les vents ne prévaudront pas ». Nul lieu au monde n'a rempli les
hommes d'un sentiment de sécurité plus intime. Cependant, que la gloire de
Paris, de Chartres, de Reims, d'Amiens, de Bourges, de Laon, de Beauvais, de
Strasbourg, de Metz, de Rouen, ne fasse pas oublier les centaines, les milliers
d'églises campagnardes Les solutions découvertes par les architectes du Moyen-âge ne valaient pas
seulement pour quelques privilégiés, mais pour tout un monde. Sur la place
d'étroits villages, au centre de toutes petites villes, se dressent des
édifices accomplis. « Certaines
régions rustiques sont comme jalonnées de chefs-d'œuvre ».
Les premières
basiliques chrétiennes et les églises carolingiennes étaient couvertes en
charpente, c'est-à-dire vouées fatalement à la destruction par suite des incendies allumés par la
foudre. Le problème essentiel qui se posait était donc de construire sur le
plan basilical cruciforme imposé par la liturgie,
des églises vastes et claires avec une couverture en maçonnerie incombustible.
Les Byzantins
avaient adopté la coupole, mais la coupole hémisphérique qui
convient au plan ramassé des églises byzantines se concilie mal avec le plan
allongé des basiliques. Dans le sud-ouest de la France, on imagina de remplacer
la coupole unique par un chapelet de coupoles, à raison d'une par travée (ex. : la cathédrale de Cahors) solution
d'autant plus difficile que ces coupoles ne sont pas appareillées en briques
légères, comme à Sainte-Sophie
de Constantinople, mais en pierres. Partout ailleurs, les constructeurs romans (c'est le nom improprement donné à ce style) ont préféré la voûte en
berceau, engendré par un arc en plein cintre prolongé.
(Ex. : Saint-Savin-sur-Gartempe,
dans la Vienne.) L'inconvénient de ce système, c'est que les voûtes exercent
une poussée considérable et continue sur les murs qui leur servent de
piédroits. Comment assurer la solidité de l'édifice sans trop sacrifier l'éclairage ? En quête d'une solution idéale,
les maîtres d'œuvre ont, selon les endroits, essayé un grand nombre de
procédés. Tantôt ils ont divisé la voûte par des arcs en saillie (ex. : Saint-Sernin de Toulouse),
tantôt ils ont épaulé la nef en faisant monter les collatéraux au niveau de la
maîtresse voûte (ex. :
Notre-Dame la Grande à Poitiers) ; tantôt encore ils ont surmonté les bas-côtés de
tribunes voûtées en quart de cercle, qui font office d'ares-boutants continus
(ex. : Notre-Dame du
Port, à Clermont-Ferrand). Ici, ils ont
percé des fenêtres hautes donnant directement sur la nef ; ailleurs, ils ont réservé
l'éclairage aux bas-côtés. Cette extrême diversité des partis, jointe à la variété des matériaux, des
décorations sculptées et peintes, a donné lieu à diverses écoles provinciales, bourguignonne,
auvergnate, poitevine, normande, provençale..., en tout, une dizaine que les archéologues
ont délimitées en se chicanant sur leur nombre.
Progrès très
appréciable sur la voûte en berceau, la voûte d'arêtes (ex. : l'église Notre-Dame à Saint-Dié) est formée par la
rencontre de deux berceaux de même portée, ayant leurs clefs dans le même plan
et dont les intersections déterminent quatre arêtes. L'avantage de cette
trouvaille est que les poussées au lieu d'être continues sont localisées sur
les quatre supports placés aux points où aboutissent les arêtes. Ainsi canalisées, elles sont
plus faciles à équilibrer
par des contreforts et par des arcs-boutants. Les murs n'ont plus besoin d'être
aussi épais ; ils peuvent
sans danger être ajourés, percés de fenêtres dans l'intervalle des supports.
Enfin,
dernière et parfaite solution : la voûte sur croisée d'ogives, que l'on
pourrait aussi définir une voûte d'arêtes nervée, avec quatre arcs d'encadrement et deux arcs de liaison
diagonaux. À la vérité, on discute
encore sur le rôle exact de la croisée d'ogives et sur l'avantage qu'elle
présente par rapport à
la simple voûte d'arêtes. Ossature ? Ornement ? Jointure ? Renforcement des points faibles ? Expédient de chantier dispensant
d'élever au début du travail des cintres compliqués ? Archéologues et architectes ne
s'entendent pas toujours sur la réponse à faire.
Quoi qu'il
faille penser du calcul technique, les églises absurdement baptisées gothiques, sont
une des plus magnifiques créations dont le monde soit redevable notre patrie.
C'est dans les provinces du nord de la Seine, Île-de-France, Picardie,
Champagne, qui avaient le moins participé à la grande floraison romane, qu'est né et que s'est
épanoui le gothique. À la façon d'un texte allemand du treizième siècle, on
l'appellerait plus justement l'art français, car « la France fut pour l'Europe du Moyen-âge ce que la Grèce avait
été, dans l'Antiquité, pour le monde méditerranéen : l'initiatrice ».
Rien n'est
plus instructif que le rapprochement des deux formes d'esprit. Le temple grec
présente l'apparence d'un cube massif ; on n'y voit d'autres ouvertures que la porte ; les pleins l'emportent de beaucoup
sur les vides et les lignes horizontales sur les lignes verticales. L'entablement
massif posé sur les colonnes avec les trois linteaux superposés de
l'architrave, de la frise et de la corniche, le toit plat ou faiblement
incliné, donnent une impression de sérénité et de solidité inimitables. Dans la
cathédrale gothique, les proportions sont inversées. La construction,
débarrassée de toute chair superflue, devient aussi aérienne que possible ; les murs sont ajourés ; par d'immenses baies garnies de
vitraux pénètre une lumière féerique ; la pierre se spiritualise ; clochers, flèches, piliers,
gables, crêtes en pente raide des arcs-boutants, toutes les lignes sont
accentuées dans le sens de la hauteur pour produire un effet de légèreté et
d'ascension. Si le temple grec est une harmonie terrestre, la cathédrale
gothique est un élan vers Dieu.
Ce verticalisme est de plus
en plus marqué à mesure que
l'on avance dans le temps. Parmi les grandes églises gothiques, l'abbatiale de
Saint-Denis est la plus ancienne, mais à la façade de Notre-Dame de Paris (1163-1245), la galerie
des rois et la galerie à jour divisent et contiennent encore le mouvement
d'élévation. Cent ou cent cinquante ans plus tard, on construit des cathédrales
dont la hauteur représente près de cinq fois la largeur, proportion
vertigineuse. À Beauvais, les voûtes montent à 48 mètres (celles de Paris à 35) ; la flèche de Strasbourg à 142 (celle de Chartres à 115).
La cathédrale, révélation totale
En même temps
qu'elle donne au monde l'art gothique et le vitrail, la France fait renaître la
sculpture monumentale oubliée depuis cinq cents ans. Mais, pour en pénétrer
le sens, il ne faut pas y voir seulement des combinaisons de formes visant à la beauté. Ce serait méconnaître
l'esprit même du temps. Pour reprendre une expression piquante, on ne dissèque
pas le tympan de Moissac comme une nature morte cubiste (L. Réau). L'art du Moyen-âge
n'a pas été conçu comme une délectation sensuelle, comme un plaisir des yeux et
de l'âme, c'est une prédication muette, un sermon illustré, une explication
chrétienne de l'univers, dont les développements ont été élaborés par des
théologiens guidant la main des imagiers, des peintres et des verriers. Le
Moyen-âge, a écrit M. Émile
Mâle, a conçu
l'art comme un enseignement. Tout ce qu'il était utile à l'homme de connaître,
l'histoire du monde depuis sa création, les dogmes de la religion, les exemples
des saints, la hiérarchie des vertus, la variété des arts, des sciences et des
métiers, lui était enseigné par les vitraux de l'église ou par les statues du
porche. La cathédrale eût mérité d'être appelée de ce nom touchant qui fut
donné par les imprimeurs du quinzième siècle à un de leurs premiers livres : la Bible des pauvres. Les simples,
les ignorants, tous ceux qu'on appelait la sainte plèbe de Dieu, apprenaient
par les yeux tout ce qu'ils savaient de leur foi ».
Assurément,
si les clercs reconnaissaient dans les images des murs les personnages, les
sciences et les symboles qui leur étaient familiers, s'ils pouvaient se
complaire à voir dans la
cathédrale une illustration sublime de leur science, une transposition
grandiose des Miroirs et des Sommes, il fallait bien que les simples fidèles fussent guidés par
les sermons et par les causeries des prêtres. Ils devaient s'initier aux
diverses conceptions qui font de l'art une écriture sacrée. Ils devaient apprendre
que le nimbe circulaire placé derrière la tête d'un personnage sert à exprimer la sainteté et le nimbe
timbré d'une croix, la divinité, que l'auréole de lumière qui émane de tout le
corps appartient aux trois personnes de la Trinité, à la Vierge, aux âmes des
bienheureux, et qu'elle exprime la béatitude. La nudité des pieds est un signe
auquel on reconnaît Dieu, les anges, Jésus-Christ et les apôtres. Un arbre
indique que la scène se passe sur la terre ; une tour percée d'une porte est une ville ; si un ange veille aux créneaux,
c'est la Jérusalem céleste. Plusieurs lignes concentriques sinueuses et
dentelées représentent le ciel ; des lignes parallèles, l'eau, les fleuves et la mer.
Les Juifs se reconnaissent à
leur bonnet conique ;
les martyrs à l'instrument de leur supplice placé auprès d'eux ; saint Pierre a les cheveux crépus,
la barbe dure et courte, une tonsure au sommet de la tête. Saint Paul a la
barbe longue et il est chauve...
Alors sous
les yeux de l'initié se déroule tout le monde passé, présent et futur, la
création, le péché, les scènes de l'Ancien Testament qui annoncent et
préfigurent le Nouveau, les épisodes de la vie du Christ, les paraboles,
l'Assomption et le Couronnement de la Vierge, les grands saints de la
chrétienté, leurs miracles et leur mort, les saints locaux, les docteurs, les
animaux symboliques (l'aigle symbole de l'Ascension, le pélican symbole de la
Rédemption, etc.), l'Apocalypse,
le Jugement dernier, la bataille des vertus et des vices, les arts libéraux,
les quatre éléments, les travaux des mois, les saisons, les plantes et les
bêtes des campagnes, les animaux des pays lointains, les divers peuples de la
terre, les monstres de la fable, les métiers, les grands faits religieux de
l'histoire de France, le baptême de Clovis, les exploits de Charlemagne, la
victoire des premiers croisés. L'Antiquité même n'est pas tout à fait absente. Beaucoup d'églises
de l'Ouest ont une statue de l'empereur Constantin. À Chartres, Cicéron est
sculpté au pied de la Rhétorique, Aristote sous la Logique, Pythagore sous
l'Arithmétique et Ptolémée sous l'Astronomie.
Dans la
distribution des personnages et des épisodes, la place, l'ordonnance, la
symétrie, le nombre surtout, prennent une importance extraordinaire. Le Moyen-âge,
en effet, n'a jamais douté que les nombres ne fussent doués d'une force
secrète, comme étant les pensées
de Dieu. Douze est le chiffre de l'Église : il y a douze patriarches, douze prophètes, douze apôtres.
Trois est le chiffre de la Trinité, et par suite le chiffre de l'âme ; quatre le chiffre des éléments, et
par conséquent le symbole des choses matérielles. Sept, composé de quatre et de
trois, est le nombre humain par excellence : il exprime l'union des deux natures. Tout ce qui se
rapporte à l'homme est
ordonné par série de sept. Le
monde a été créé en sept jours, la vie humaine se divise en sept âges,
gouvernés par les sept planètes. À chacun d'eux est attachée la pratique d'une
des sept vertus qui s'opposent aux sept péchés capitaux et dont on obtient la
grâce par les sept demandes du Pater. L'Eglise reconnaît
sept sacrements ;
elle célèbre la sublimité du Créateur en chantant ses louanges sept fois
par jour et les sept tons de la musique grégorienne sont, en dernière analyse,
l'expression sensible de l'ordre universel.
Chaque
cathédrale, il est vrai, ne se présente pas à nous comme une encyclopédie
complète. Le programme varie de l'une à l'autre et à partir du onzième siècle l'iconographie de la Vierge
prend de plus en plus d'importance. De toutes, la plus riche est Chartres. Avec
ses dix mille personnages peints ou sculptés, c'est la pensée même du Moyen-âge
devenue visible. Amiens est messianique, prophétique. Paris est l'église de
Notre-Dame : quatre
portails sur six lui sont consacrés. Bourges illustre la légende dorée. Reims
est la cathédrale du sacre, la cathédrale nationale : les rois de la galerie sont les
rois de France et non les rois de Juda ; ils sont peints aussi sur les vitraux de la nef et le
baptême de Clovis emplit le haut du pignon.
Primauté de la France
Servi par les
dynasties françaises établies à
l'étranger, propagé par les ordres religieux dont les capitales étaient en
France, le gothique a conquis la chrétienté entière. Cantorbery, Westminster,
Salisbury, Sainte-Gudule
de Bruxelles, Cologne, Magdebourg,
Lubeck, Saint-Étienne de Vienne, Saint-Stanislas de Cracovie, Burgos, Léon,
Tolède, Séville, Milan, Saint-Laurent de Gênes, Famagouste, Nicosie, sont
filles de Paris, de Laon, de Soissons, de Chartres, de Reims ou de Bourges. La
primauté de la France au douzième et au treizième siècles a donc été
universelle. Elle s'est étendue à toutes les branches du savoir, de la pensée, de la
littérature et des arts. Elle vaut pour les arts mineurs comme pour les arts
majeurs, pour la musique comme pour l'architecture, pour la vie courtoise comme
pour la vie monastique. Parmi les siècles écoulés, il n'en est pas de plus
glorieusement français que ceux-là.
Pierre
Gaxotte, in Histoire des Français (1951)