Cent ans, Léon Bloy ! Je l'ai
connu lorsqu'il n'en avait que 64. Je dois dire que je ne l'ai pas vu souvent.
Mon oncle Paul Jury m'avait emmené chez lui une première fois — sur les
hauteurs de la butte Montmartre — lorsque j'avais quatorze ans. C'est l'âge
auquel lui-même avait connu l'écrivain de génie le plus haï et le plus aimé.
Lycéen, jeune protestant, Léon Bloy l'avait très facilement changé en
catholique. Mon oncle voulait que je rencontrasse, comme lui, ce grand homme
dont il ne s'était jamais tout à fait séparé et les Bloy me rappelèrent que
c'était bien à mon âge qu'ils avaient connu Paul Jury. Une autre visite chez
Léon Bloy, sans Paul Jury, désarma mes quinze ans. Bloy, d'une extrême
timidité, me reçut, un dimanche après-midi, avec un bon sourire, mais il parla
si peu que je ne savais comment alimenter une conversation qui ressemblait à
une nuit piquée de peu d'étoiles. Le silence était rarement interrompu du côté
de Bloy par un grognement bienveillant, peu fait pour exciter mon audace. La
présence d'un personnage muet, qui m'avait accompagné, le gentil poète René
Dessambre, aggravait la situation. Quand j'eus débité une ou deux phrases sur
son Sang du Pauvre, que je venais de lire, tout le puits de mon
imagination était à sec. Léon Bloy me pria de revenir, mais j'avoue que je n'en
eus plus le courage.
Elle me reste cependant vivante, la
physionomie de Léon Bloy, telle que ses portraits, ses photographies la
reproduisent. On ne peut pas oublier cette mâchoire de molosse, surmontée d'une
forte moustache, ces gros yeux qui étaient des loupes bleues à travers
lesquelles un grand sensible regardait toutes les choses de la terre comme des
sièges vacants de la gloire de Dieu. Pas grand, râblé, on avait devant soi
l'image d'un artisan plus que d'un poète. Rien du journaliste, de l'homme à
papiers, rien non plus de cet écrivain universitaire qui fait l'homme de
lettres d'aujourd'hui. Léon Bloy parlait peu et sans élever la voix : il
détestait dire des choses banales, mais dans sa conversation le ton était toujours
absolument naturel. L'authenticité même. Le lyrisme de Bloy, la magnificence de
sa forme, le manteau constellé dont il croyait bon de couvrir les épaules d'une
littérature frémissante, prête à l'amour, la recherche de l'adjectif rare et de
l'adverbe énorme, tout cela était commandé par un souci de vérité supérieure
dont nos écrivains d'aujourd'hui n'ont même plus l'idée. Ils sont avares, et
Bloy était toute générosité. Ils sont paresseux, et Bloy croyait qu'il fallait
ciseler son style, choisir les pierres précieuses les plus dures et les
travailler sur toutes leurs facettes.
Mais avait-il raison de tant accorder
au style ? On le nie aujourd'hui, pour des motifs suspects. Mais la roue
tourne. Et, enfin, Claudel aussi est rutilant et coruscant, opulent,
surabondant d'intelligibilité : il n'est pas démodé pour cela. J'ai été
surpris d'entendre Eluard me vanter la prose de Huysmans. Oui, Bloy est très
« dix-neuvième siècle », j'en conviens. Mais il n'est pas tombé dans
l'esthétique creux ni l'idolâtrie de l'art pour l'art : ses mots ont un
« sens », ils entrent dans une architecture nécessaire. Faut-il
reprocher aux phrases de Léon Bloy ce nombre qui constitue le dessin de la
poésie ? Ferez-vous grief à l'écrivain public d'avoir une belle
écriture ? J'attends que l'on revienne sur ce jugement.
Mais Bloy n'est pas qu'un styliste,
il n'est pas qu'un poète, il n'est pas qu'un artiste. C'est un visionnaire et
qui a fait, dans l'épaisseur du mystère de l'âme humaine et de l'histoire des
hommes, de prodigieuses trouées. Qu'on lise le dernier ouvrage qui a été publié
sur lui, la si profonde étude à laquelle Albert Béguin a donné ce titre qui
définit une âme : Léon Bloy l'impatient. On verra jusqu'à quelles
profondeurs est descendu l'auteur du Désespéré et de milliers d'autres
pages qui nous sont apparues, tout à coup, prophétiques, lorsque les événements
se teintèrent, ces dernières années, des couleurs d'apocalypse que leur avait
toujours vues Léon Bloy. Son heure sonne, disions-nous durant les années
d'occupation. Et Albert Béguin en administra la preuve en faisant paraître en
Suisse, à côté de Léon Bloy l'impatient, un choix de textes où Léon Bloy
s'identifiait littéralement à la conscience de la France. Voilà pourquoi la
collection inaugurée par ce volume allait s'appeler Le Cri de la France, l'œuvre de Léon Bloy étant la première à
pousser ce cri qui était, de manière exemplaire, durant l'occupation, le nôtre.
J'avais déjà longuement parlé de la mission de Léon Bloy et je n'avais pas
eu de mal à montrer ce qui la composait, cette véhémente et très originale
mission, grâce à laquelle pour beaucoup les cieux ont été rouverts. Il semble
naturel, aujourd'hui, que le christianisme soit anticonformiste et
traditionnel ; qu'il soit la glorification du pauvre et la malédiction des
riches telle qu'elle est stipulée dans l'Évangile ; qu'il prétende ne pas
laisser sans réponse la question de la souffrance des êtres et ait la hardiesse
d'en poursuivre le vertige sacré jusqu'au sein d'un Dieu impassible de soi mais
porté à se faire homme et à en mourir ; qu'il demande tout aux âmes et aux
corps et promette infiniment plus qu'il ne leur demande, à ces mêmes âmes, à
ces mêmes corps ; qu'il assume la défense de la chair contre les hautains
hérétiques ; qu'il se refuse à la plus séduisante abdication dans
n'importe quel domaine où l'on essaye de le faire trébucher ; qu'il oppose
son infrangible absolu à toutes les relativités auxquelles l'enfer seul donne
leur charme ; qu'il ne réduise pas l'homme, et l'artiste — cet homme
créateur — en le soumettant à Dieu ; enfin qu'il permette une introduction
immédiate dans le Paradis au prix de certaine abnégation et rétablisse des
liens sacramentels quotidiens entre la Divinité et l'humilité d'un pauvre
pécheur laïque ; qu'il apprenne à beaucoup de nos Éphésiens catholiques
d'aujourd'hui, qui ne le savent pas, qu'il y a un Saint-Esprit ; — je dis
que tout cela, sans Léon Bloy, à l'heure actuelle, ne serait pas tellement
sûr... Les chrétiens doivent une fière chandelle — un beau cierge de gratitude
— à ce mort qui eut une vie de soixante et onze ans si régulièrement déchirée.
Il naquit en 1846, l'année de
l'apparition de la Salette, qui devait répondre aux plus instantes aspirations
de son âme. Lui, ce fut le 12 juillet qu'il vit le jour, à Périgueux. Eux, les
enfants de la Salette, Mélanie Calvat et Maximin Giraud, c'est le 19 septembre
qu'ils virent un autre jour que le leur : celui que faisait cet autre
soleil resplendissant qui éteignait le soleil matériel de 3 heures de
l'après-midi en plein ciel bleu, sur les montagnes, et qui s'ouvrait comme un
œuf pour laisser paraître une Belle Dame toute lumineuse, assise sur une
pierre, le visage dans les mains et qui, lorsqu'elle se fut levée, dit aux deux
petits bergers : « Approchez, mes enfants, n'ayez pas peur : je
suis ici pour vous conter une grande nouvelle ». Et, tout le temps qu'elle
parlait, cette Mère douloureuse et glorieuse à la fois ne cessait de verser des
larmes.
On comprend que Léon Bloy se soit
passionnément attaché à une pareille synthèse de tout ce qu'il aimait et de
tout ce qu'il concevait. Il remarqua, bien entendu, lorsqu'il connut l'histoire
de la Salette, qu'elle avait, cette apparition — cette nouvelle révélation —
exactement son âge à lui.
Il accorda beaucoup au Dieu des
larmes. On a raison de le prendre pour un mystique. Mais il n'est pas qu'un
spirituel. Ou alors, il faut étendre le sens du terme et dire que Léon Bloy
rêvait d'une impossible assomption de la chair dans l'esprit. C'est un artiste,
un des plus grands artistes de la littérature que la France ait connus. Homme
de foi, il hésitait constamment entre l'incarnation de ses plus chers désirs ou
de ses convictions — et ce qui n'est point la « sublimation » que les
freudiens ne manqueront pas de reconnaître, mais, je le répète, une véritable
assomption du sensible dans la spiritualité. L'esprit, Léon Bloy ne savait
point le séparer de Dieu lui-même, unique objet de sa dilection, unique havre
de son espérance, la plus « impatiente » qui fût, puisque tout ce qui
existe ne pouvait compter à ses yeux et pour son cœur hors de la notion divine
qui faisait les choses ce qu'elles étaient. Un essentialiste, enfin, qui se
posait tous les problèmes de l'existentialisme, proche souvent de Kierkegaard,
et faisait rendre à sa pensée un son éminemment existentiel.
* * *
J'ai l'air de parler de Léon Bloy
comme d'un penseur, d'un philosophe. Rien n'est plus faux et rien ne l'eût
davantage irrité. C'était un voyant. Les idées de Léon Bloy étaient, à la
lettre, des « vues ». Il ne pensait pas, il se contentait de cette
merveilleuse interrogation qui demande aux objets, aux événements, aux êtres
animés et inanimés, à la façon de Marie-Madeleine après Pâques, où toute cette
création a bien pu mettre son Seigneur ! Car, pour Léon Bloy, il n'était
pas d'autre quête — sinon celle de
l'argent, dont, étant très pauvre et, dans sa jeunesse, misérable, il éprouvait
le plus cuisant besoin. Pour ce visionnaire, pour ce réaliste, pour ce génial
écrivain qui ne se payait pas de mots, bien que son vocabulaire fût le plus
riche que le français nous eût donné depuis Rabelais, il y avait au monde, et
il n'y avait au monde que deux Maîtres : Dieu et l'Argent. L'immense
découverte de Bloy, c'est que le reste dans la réalité des hommes ne vient
qu'après. L'Évangile est formel : « Vous ne pouvez servir deux
maîtres, Dieu et l'Argent ». Toutes les autres questions sont subsidiaires
et le monde qui s'étale entre ces deux dominations, sans toujours les nommer en
propre, ne peut servir que l'un ou l'autre. Personnellement, je ne pense pas
que les marxistes aient été assez bons psychologues pour envisager le problème
sous ce jour et je continue à prédire aux communistes que tôt ou tard ils en
viendront à retrouver devant eux, chez eux, quand ils croiront l'avoir derrière
eux, cette dualité invincible : Mammon, sous quelque forme que ce soit, ou
ce Dieu à qui il faut tout rendre, parce qu'il est le Créateur.
Léon Bloy n'avait rien d'un marxiste.
Il n'était pas davantage proudhonien. Mais il a écrit sur la pauvreté et sur
l'argent, à la lumière de son symbolisme, des pages plus éternelles que celles
de nos grands socialistes et même que celles du « Jean Coste » de
Péguy. C'est que Léon Bloy était entré dans certaines affirmations divines de
l'Evangile, que les interprètes et les exégètes ont tôt fait d'éluder s'ils ne
parviennent pas à en minimiser la portée.
Quant à l'œuvre de Léon Bloy, elle a
la même importance que,
celle d'un
Nietzsche ; si on la cite moins, c'est qu'elle n'est pas hérétique, c'est
qu'elle est d'un catholique tempétueux mais rigoureux. Léon Bloy est une espèce
de Luther qui serait demeuré humble et fidèle. Lui qui passait pour si
orgueilleux, il a secoué le licou, mais il est resté dedans parce qu'il en
sentait divine la forme. Il a cru moins en lui-même, au fond, qu'en l'Eglise.
Je sais bien que Luther n'entendait pas protester
(ou affirmer) hors de l'Église, mais
les matières sur lesquelles il a fait porter sa contestation touchaient au
dogme ; au contraire, là, Bloy est d'une obéissance héroïque. Il préfère
la nuit translumineuse, le « Nescivi » du Cantique, à sa propre
sagesse, aux clartés merveilleuses de son intuition.
D'où la fidélité catholique de ce
gémissant et de ce vociférateur, qui gardait une âme d'enfant — tout juste
d'adolescent — dans ses rapports avec non pas l'administration ecclésiastique,
qui ne lui inspirait aucune tendresse, mais avec l'Epouse du Christ, absolument
inviolable et que toute cette palissade cléricale dérobe au regard si
soigneusement.
La Femme pauvre, le Désespéré,
le Symbolisme de l'Apparition, le Salut par les Juifs, le Sang
du Pauvre, les livres consacrés à des sujets historiques, comme l'Âme de
Napoléon ou Jeanne d'Arc et l'Allemagne, autant d'œuvres où la
pensée de Léon Bloy se retrouve, s'enroule sur elle-même avec des éclats
non-pareils. Mais cependant c'est peut-être son Journal qui nous ravit
le plus. Et demain, si Albert Béguin met à exécution son projet, qui est
l'édition intégrale de la correspondance de Léon Bloy, il est possible que nous
ayons là le plus beau monument de toute la prose française.
Stanislas Fumet, in Léon Bloy (Les cahiers du Rhône, 1946)