Ne suffirait-il pas de rassembler, de
réunir en faisceau, en gerbe,
toutes les misères, toutes les afflictions des pauvres et toutes leurs souffrances ?
On aurait l'Histoire de Dieu.
(3 août 1899.)
toutes les misères, toutes les afflictions des pauvres et toutes leurs souffrances ?
On aurait l'Histoire de Dieu.
(3 août 1899.)
Entré dans « la vie surnaturelle »
par la Douleur, Bloy fut amené à donner pour fin à sa pensée une transparence
aussi grande que possible à la grâce, et une croissante pénétration des
mystères qui se cachent sous les apparences de l'histoire et de la condition
des hommes. Ce progrès dans la spiritualité, hors duquel rien ne lui importe,
il l'a recherché dans une multiple et constante œuvre d'exégèse, appliquant son
attention et de précises méthodes à tous les aspects du réel, et orientant sa
quête de l'Absolu selon toujours les mêmes objets de contemplation :
souffrance de Jésus crucifié, espérance de l'Avènement final du Saint-Esprit,
plainte et menaces de la Sainte Vierge sur la montagne de la Salette.
C'est de cette façon que Bloy s'est
penché sur la Pauvreté. Il l'a aimée, non pas selon le doux amour franciscain,
mais à sa manière, d'une sorte de passion violente, et avec l'espoir de trouver
en elle, comme en toute souffrance, la présence cachée de Dieu.
L'une des grandeurs de Bloy qui ont
été les plus apparentes même aux yeux de ceux qui n'entendent pas son message
chrétien, est cette « communion d'impatience » qu'il se sent avec
« tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés
de ce monde ». Ces lignes du Désespéré proclament une profonde
solidarité avec les misérables écrasés par l'injustice sociale et insurgés
contre elle. Mais il est nécessaire de préciser ce qui, tout en le liant aux
révoltés, aux damnés de la terre,
l'en distingue. Certes, il a dénoncé, comme ni Proudhon ni Marx ne l'ont fait,
le scandale non tant de l'inégalité des conditions que de toute résignation à
cette inégalité. Il a adressé les plus virulentes, les plus splendides
invectives à quiconque considère la richesse comme un privilège, en fait
dépendre le bonheur, et érige l'Argent en idole. Mais, s'il se déclare
solidaire des menaces qui montent de la foule des opprimés, et s'étonne que
leur patience puisse durer encore, sa révolte à lui ne s'accompagne d'aucun
espoir de progrès social, d'aucun désir même d'instaurer un monde d'où la pauvreté
aurait été éliminée.
Il fut l'admirateur passionné et
parfois très étrangement partial de Napoléon, mais aucune parole de son grand
homme ne l'a aussi profondément scandalisé que cette phrase à laquelle tant de
braves gens souscrivent sans peine : « J'attache une grande
importance et une grande idée de gloire à détruire la mendicité ». Un code
où « l'inexistence du pauvre est supposée » lui paraît être une
intolérable monstruosité :
On n'avait jamais vu cela dans aucune
législation chrétienne. Le pauvre y avait toujours sa place, quelquefois même
la place d'honneur qui est la sienne... La mendicité est interdite. Napoléon
avait biffé le Pauvre et ce fut son attentat — perpétué.
Et c'est pourquoi, aux yeux de Bloy,
l'Empereur, qui put abattre la riche Angleterre et tous les princes de son
temps, devait être vaincu par « la guenilleuse Espagne » dont les
mendiants appartiennent à Dieu...
Guérir la misère en supprimant la
pauvreté ; transformer les pauvres en riches : l'éternelle illusion
des réformateurs sociaux ne peut gagner l'assentiment de Bloy qui y voit le
pire des crimes, puisque cela revient à assurer à tous les hommes ce faux bonheur de la possession, ces biens pesants qui obscurcissent l'âme,
la rendent opaque, imperméable à la Lumière. La richesse, pour lui, est un mal,
non pas tant parce qu'elle offusque l'équité, mais surtout parce qu'elle
obnubile la transparence de l'être et fait obstacle à cette vision de la Vérité
qui ne s'obtient que dans le renoncement aux biens terrestres et dans l'amour de
la Souffrance.
Cela ne signifie pas, empressons-nous
de le dire, que Bloy consente à l'injustice terrestre et ferme les yeux sur
l'inégalité matérielle qui donne toute la puissance à quelques-uns et rejette
les autres dans une condition indigne. Ce n'est pas chez lui que l'on trouvera
la lâcheté des bien-pensants qui, sous prétexte que la Justice n'est pas de ce
monde, refusent obstinément de rien changer à une société qui, ainsi que le
dira le filleul de Bloy, sécrète la misère comme son produit naturel.
Il n'y a aucune obscurité dans la
paradoxale coexistence, chez Bloy, de la plus véhémente indignation devant
l'égoïsme des privilégiés de ce monde, et d'une idée de la Pauvreté qui lui
fait écrire qu'il l'a « épousée par amour ».
Tout ce qu'il eut à dire à ce sujet,
lui qui vécut toute sa vie dans la plus réelle indigence, est un commentaire de
quelques paroles de l'Évangile, paroles souvent citées avec prudence et avec
toutes les réserves en usage chez les théologiens et les prédicateurs, mais que
Bloy, lui, acceptait dans leur sens intangible. Il connaissait la misère par
une expérience trop personnelle pour chercher à en atténuer l'horreur ;
mais il savait trop, aussi, le prix de la Pauvreté, pour ne pas l'aimer.
Bienheureux les pauvres. La Pauvreté est un don de Dieu, parce
que rien ne vient s'interposer entre Dieu et le regard de celui qui est démuni
de tout bien terrestre. S'il a été privé de satisfactions ici-bas, il a en
échange la promesse de recevoir un jour toutes les joies véritables. Préparé
par son dénuement même à la contemplation, le regard purifié de tout ce qui en
eût terni la transparence, il aura, plus immédiate et plus entière, la vision
de la Lumière incréée.
Mieux encore : il l'a déjà, et
reçoit tout sans attendre. C'est la conclusion de la Femme Pauvre :
On n'entre pas dans le Paradis
demain, ni après-demain, ni dans dix ans ; on y entre aujourd'hui quand
on est pauvre et crucifié.
C'est-à-dire quand on est rendu
proche de Dieu par la misère.
Vous aurez toujours des pauvres parmi
vous. La
Pauvreté est éternelle dans l'histoire et ne peut être éliminée du monde par le
décret des hommes ou la précaution des lois. Éternelle parce qu'elle est un des
noms de l'éternelle et féconde Douleur, et qu'en elle s'accomplit « ce qui
manque aux souffrances de Jésus-Christ ».
Mais ce n'est pas encore assez dire,
et le mystère de la Pauvreté est plus profond. Ou plutôt, le très profond
mystère de la participation à la pauvreté du Seigneur se manifeste, devient
sensible, par le mystère de la participation des pauvres à la communauté
visible des hommes. Nulle part l'union de la créature avec le Rédempteur
crucifié, réalisée dans l'union des créatures entre elles par leur appartenance
au corps mystique du Christ, n'est aussi clairement figurée que dans les effets
de la Pauvreté.
Aucune souffrance, aucune misère
n'est compréhensible, n'est admissible ici-bas pour la raison humaine, quand
elle en juge selon ses moyens et ses critères. Mais aucune qui soit dépourvue
de nécessité, dès qu'on essaie d'entrevoir sa place dans le plan divin. Car
tout demeure obscur, inintelligible, tout est en effet apparemment
inacceptable, parce qu'apparemment injuste, tant que l'on considère l'individu
dans l'isolement de sa destinée particulière et que l'on prétend l'expliquer
comme un tout séparé de l'ensemble et clos en lui-même. Au contraire, on n'explique peut-être pas ce destin, mais
on pénètre jusque dans sa secrète profondeur, si l'on sait reconnaître dans la
communauté de tous les hommes, — vivants, et morts, et à venir, — le corps
mystique du Christ. Dès lors, toute souffrance est une part de l'agonie de
Jésus, et, étant le prix du rachat, elle est nécessairement une grâce. De là
vient l'incompréhensible et universelle solidarité des peines et des joies,
l'admirable correspondance qui fait qu'une souffrance est toujours à sa place, puisqu'elle est la compensation
d'un bonheur, puisqu'elle paie le
bonheur d'un être connu ou inconnu, selon les liens indéterminables qui
unissent les créatures entre elles. Le christianisme, c'est de souffrir les
uns par les autres.
Ce « miracle constant d'une
balance infaillible » est approfondi par Bloy, à propos de la Pauvreté. Il
va de soi qu'il en refuse toute interprétation qui justifierait, non pas la
pauvreté, mais la richesse, et que personne ne devait plus rudement que lui
dénoncer la monstrueuse attitude du bien-pensant qui accepte la misère d'autrui
et l'aisance de sa propre vie, sous prétexte que l'une et l'autre se font
équilibre. Qu'on relise, dans le Sang du Pauvre, les chapitres sur les
« prêtres mondains » ou sur « la dérision homicide » des
fêtes dites « de charité », et tant de pages où Bloy s'indigne de
voir, dans les églises, les miséreux relégués loin de l'autel tandis que les
« notables » se réservent le velours des premiers bancs...
Si la pauvreté est une grâce, c'est
qu'elle est un appel à la charité, c'est-à-dire à la part d'amour divin
qui est en chacun de nous. Dans une chrétienté véritable, où les âmes ne
seraient pas endurcies, l'apparition d'un seul pauvre éveillerait dans tous les
cœurs en sommeil l'étincelle de l'amour, et par là le mendiant servirait au
salut de son prochain. Comme on le pratiquait encore, non seulement dans la
Russie chrétienne (que nous connaissons par ses grands romanciers ou par des
témoignages comme les Récits d'un Pèlerin, récemment traduits par Jean
Gauvain), mais aussi, à une date pas très ancienne, dans les campagnes
françaises, on donnerait l'hospitalité aux mendiants parce que l'un d'eux
pourrait toujours être le Seigneur lui-même, le Pauvre des pauvres, revenu sur
la terre. C'est parce qu'elle joue ce rôle pour autrui, parce qu'en appelant la
charité — non pas la bienfaisance ou l'aumône, la charité, qui est amour de
Dieu dans ses créatures, — elle fait don de la charité, que la pauvreté
est divine. C'est le pauvre qui donne, en recevant, en demandant, et qui ainsi
fait exister Dieu, un instant, dans le cœur de celui qui l'écoute.
Ainsi se tisse, entre tous les
hommes, un réseau d'échanges infinis en dehors duquel ils n'existent pas. Car c'est bien de cela
qu'il s'agit, et nous touchons ici à une des intuitions les plus profondes de
Bloy, qui demande quelques explications : celle qui éclaire d'une lumière
très vive la nature de la personnalité humaine, ou de ce que Bloy appelait de
préférence notre identité. Il a été littéralement hanté par l'ignorance
où nous sommes de notre véritable être, de notre vocation réelle, et par notre
impuissance à nous définir, qui provient à la fois de l'inépuisable diversité
des âmes, et de leurs liens réciproques, inconscients mais essentiels. Sans
connaître ces liens, on ne peut rien dire de l'identité d'une créature, car,
définie par sa vocation, — donc par le rôle qu'elle a à jouer dans le plan de
l'universelle solidarité, — elle n'a pas d'autre existence réelle que cette
place parmi l'ensemble des âmes, qui ne lui sera révélée qu'après la mort. Une
des plus belles pages des Méditations d'un Solitaire en 1916 scrute ce
mystère de l'identité, qui se confond
avec le mystère de la Communion des
Saints, avec une clairvoyance à laquelle n'atteignent sans doute que les
grandes intuitions de Péguy sur le silence
de la race (dans la Note conjointe) :
Ce que chaque homme est exactement,
nul ne pourrait le dire. Les plus favorisés peuvent, tout au plus, invoquer des
ascendants rencontrés, il y a plusieurs siècles, dans les encoignures
ténébreuses de l'histoire et dont les noms, inscrits en de très vieux
parchemins, peuvent se lire encore sur de rares tombes que le temps n'a pas
émiettées.
Les croquants dont je suis ne savent
rien ou presque rien au delà de leurs aïeux immédiats, paternels ou
maternels ; mais les uns comme les autres ignorent invinciblement leur parenté
surnaturelle, et les gouttes d'un sang plus ou moins illustre dont se
réclament les superbes ne constituent pour personne l'IDENTITÉ.
Toute génération est surnaturelle.
L'état civil dont vous êtes quelquefois si fier ne sait absolument rien de
votre âme et son registre de néant ne peut mentionner que votre corps catalogué
à l'avance pour le cimetière. S'il existe un arbre généalogique des âmes, les
Anges seuls peuvent être admis à le contempler. Les autres arbres ainsi
dénommés sont décevants et incertains. La généalogie des âmes, qui peut
comprendre cela ?...
Chacun de nous a une âme infiniment
différente des autres âmes et dont la provenance est un mystère. Elle vient
d'en haut ou d'en bas, de très loin ou de très près, mais elle va où elle doit
aller, infailliblement...
Je sais bien que je suis né à telle
époque, en un lieu déterminé, et que j'ai un nom parmi les hommes. J'ai eu un
père et une mère, j'ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est
indubitable, mais j'ignore le nom de mon âme, j'ignore d'où elle est
venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle
quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui
me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner
dans leurs prières que par le nom d'emprunt qui servit à me séparer un peu des
autres mortels.
J'ai pensé bien souvent à cette peine
étrange qui semble n'affliger personne...
Selon la parenté spirituelle qui
m'est inexorablement cachée, il y a peut-être, en quelque désert, un sauvage
horrible de qui l'âme est sœur jumelle de la mienne, et il se peut aussi que
nos deux âmes soient,
en même temps, cousines germaines de ... tout autre impardonnable profanateur
de la Face du Dieu vivant qui le fit à sa Ressemblance.
Tout cela est certainement possible,
et j'ose dire, du fond de mes ténèbres, que plus ces rapprochements font peur,
plus ils sont probables. C'est de quoi s'humilier profondément.
À cette question posée avec angoisse
sur l'impénétrable secret qui enveloppe notre vraie personnalité, Bloy trouve
réponse dans un autre secret, entrevu mais éblouissant, celui de la Communion des Saints. Nous ne le
comprendrons qu'au delà de la mort, mais il est possible, dès maintenant, de
deviner du moins que c'est là le lieu où l'âme de chacun, est désignée et
définie par ses affinités cachées avec d'autres âmes :
C'est le concert de toutes les âmes
depuis la création du monde, et ce concert est si merveilleusement exact qu'il
est impossible de s'en évader. L'exclusion inconcevable d'une seule serait un
danger pour l'Harmonie éternelle. Il a fallu inventer le mot « réversibilité »
pour donner une idée vaille que vaille de cet énorme Mystère.
On s'est amusé à dire que les globes
célestes situés, par le calcul, à d'épouvantables distances les uns des autres,
sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses
aussi serrés que les grains d'un bloc de granit. Ce paradoxe est une vérité si
on l'applique au monde infini des âmes. Seulement chacune ignore sa voisine
comme les luminaires de la voie lactée ignorent les plus proches luminaires au
milieu desquels ils sont confondus dans l'incompréhensible harmonie de tous ces
colosses de splendeur...
Tout ce que nous pouvons entrevoir,
en tremblant et en adorant, c'est le miracle constant d'une balance infaillible
entre les mérites et les démérites humains, en sorte que les dénués spirituels
soient assistés par les opulents, et les timides suppléés par les téméraires.
Or cela se passe tout à fait à notre insu, selon l'ordonnance merveilleusement
inconnue de l'affinité des âmes.
Tel mouvement de la Grâce qui me sauve
d'un péril grave a pu être déterminé par tel acte d'amour accompli ce matin ou
il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l'âme correspondait très
mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire...
De telles pensées sont à leur place
en notre temps d'apocalypse. Des millions d'hommes s'entr'égorgent en Europe et
en Asie... Que signifie le conflit de ce torrent d'âmes ? D'où
viennent-elles ? Quelles peuvent être leurs parentés respectives et où
vont-elles après avoir quitté leurs pitoyables vêtements de chair ?
Oh ! le silence prodigieux et
surnaturel qui remplace tout à coup le fracas monstrueux de la bataille !
Silence infini dans les ténèbres ou dans la lumière, on ne sait pas. Mais alors
sans doute, il y a des rencontres et des surprises ineffables. Des voix
inaudibles, des visages d'âmes se reconnaissent pour toujours à travers les
cloisons diaphanes des races et les translucides murailles des siècles...
— La voici, ton identité ! prononcera le Juge, s'adressant à la
conscience de chacun. Et c'est vraiment tout ce qu'il nous est donné de
concevoir de cet instant redoutable.
Le miracle de la Pauvreté est précisément de rendre nécessaires et
vivants ces liens avec d'autres âmes qui font de chacun de nous ce qu'il est
aux yeux de Dieu. C'est là ce qu'entendait Bloy, lorsque, dans un chapitre
difficile du Sang du Pauvre, il distinguait Misère et Pauvreté. La misère,
explique-t-il, est la privation du nécessaire, c'est-à-dire de l'Amour ;
le misérable est celui qui ne reçoit pas la seule chose qui soit indispensable : la
charité. La pauvreté est la privation du superflu, c'est-à-dire des biens
terrestres ; le pauvre manque de ces avantages qui réjouissent autrui,
mais il est riche de toute la charité qu'il éveille chez son prochain et qui en
même temps s'éveille en lui-même. Car il fait don à une âme de l'amour, du salut même, et
ce don-là est celui qu'on ne possède que quand on le donne.
Et une fois de plus, nous voici sur
les chemins de Péguy et tout près des merveilleuses strophes d'Ève :
... Et par là vous savez que tout
homme dépense,
Et que le plus avare est le plus dépensier.
Et que le charitable est le seul bon boursier,
Le seul qui sache un peu gouverner sa finance.
Et que le plus avare est le plus dépensier.
Et que le charitable est le seul bon boursier,
Le seul qui sache un peu gouverner sa finance.
... Celui-là seul qui met son front
sur mes genoux
Est seul maître du temps et seul maître du lieu.
Et seul il sait garder ses misérables sous,
Celui qui donne au pauvre et redemande à Dieu.
Est seul maître du temps et seul maître du lieu.
Et seul il sait garder ses misérables sous,
Celui qui donne au pauvre et redemande à Dieu.
C'est dans ce sens que Bloy peut dire
que la Pauvreté unit, tandis que la Misère isole : l'une introduit
l'âme dans la communion des âmes, et c'est dire qu'elle lui confère sa place,
la fait exister selon sa vocation et son identité, dans un lien d'amour avec le
prochain qui la constitue membre de Jésus-Christ. Mais l'horreur de la misère
est qu'elle prive un homme de ces liens, et que littéralement elle tue une âme
en la mettant hors de sa vocation, hors de la communion.
La Pauvreté groupe les hommes, la
Misère les isole, parce que la pauvreté est de Jésus, la misère du
Saint-Esprit.
La Pauvreté est le relatif —
privation du superflu. La Misère est l'Absolu — privation du nécessaire.
La Pauvreté est crucifiée, la Misère
est la Croix elle-même. Jésus portant la Croix, c'est la Pauvreté portant la
Misère. Jésus en croix, c'est la Pauvreté saignant sur la Misère.
L'étrange assimilation de la Misère
au Saint-Esprit et à la Croix ne peut s'éclaircir que par toute l'exégèse de la
Trinité qui est l'une des parties les plus voilées de la pensée de Bloy.
Contentons-nous d'indiquer ici que la misère du Saint-Esprit, vagabond errant à
travers l'histoire, est l'image par laquelle Bloy essaye à diverses reprises de
figurer la souffrance de Dieu devant la désobéissance des hommes après la
Rédemption, et son interminable attente de « l'embrasement » des
créatures par l'amour qui se confondra avec l'avènement du Règne annoncé. C'est
le Créateur implorant vainement la charité et privé, Lui aussi, du nécessaire.
De là, la colère de Bloy contre les
riches : non pas contre ceux qui possèdent quelque chose, mais contre ceux
qui se tuent eux-mêmes en acceptant la misère des autres et la misère même de
Dieu. En se condamnant à ne pas être, — puisqu'ils refusent l'amour, — ils
tuent aussi les pauvres en les privant de la charité qui les « ferait
être ».
*
* *
Malheur aux riches ! Telle est, en effet, la troisième
parole de l'Évangile que Bloy commente, la prenant dans son sens entier et
rejetant les subtiles distinctions dont l'atténue un christianisme qui compose
avec le monde. Malheur aux riches, et non pas aux mauvais riches, ce
qui, dit Bloy, serait un pléonasme.
Un mauvais riche, si on tient à
rapprocher ces deux mots, est comme un mauvais fonctionnaire ou un mauvais
ouvrier, c'est-à-dire un individu ne sachant pas son métier ou infidèle à sa
fonction. Le mauvais riche est celui qui donne et qui, à force de
donner, devient un pauvre, « un homme de désir » ainsi que le
prophète Daniel qui préfigura Jésus-Christ.
Le texte exact de l'Évangile
dit : Vae vobis
divitibus, quia habetis consolationem vestram. Qu'est-ce que cette consolation
dont il est parlé ? Nous le savons maintenant : la consolation que le
riche peut trouver dans la possession des biens terrestres, c'est la
satisfaction qui détourne la Douleur, qui la rejette sur autrui. C'est le refus
de la Souffrance et de l'Amour, donc le refus de Dieu, dont on ne s'approche
que par la souffrance et par la charité, en entrant dans la communion des
membres douloureux de Jésus-Christ.
Consolationem vestram ! Quelle désolation inverse est
impliquée par ce mot ineffaçable, et quel désir de l'autre côté !
Le Pauvre, lui, n'a pas de consolation, mais il possède autre
chose, qui est bien plus précieux ; il a le Désir, et c'est là ce qui fait
sa dignité, ce qui rend son être plus transparent, plus capable de Dieu, que
l'être opaque du riche. En lui, la pauvreté, l'absence de consolation creuse le
Désir, une lacune, un vide, une place ouverte, offerte, qui ne peut être
offerte qu'à Dieu, comblée que par Dieu. L'aumône demeure insuffisante à
répondre à l'appel de ce Désir, parce que l'aumône est le don du superflu, de ce
à quoi nul n'a droit. La charité seule y suffit, étant le don du
nécessaire : le don de soi, de l'amour, le don qu'une âme fait de Dieu à
une autre âme. Et il faut ce don-là, rien moins, pour éteindre le Désir du
Pauvre, cette soif qui est l'homme
lui-même.
Ce qui doit, un jour, accuser si terriblement les riches, c'est
le Désir des Pauvres. Voici un
millionnaire qui détient, inutilement pour lui, ou qui dépense en une minute,
pour une fantaisie vaine, ce qui, durant cinquante ou soixante ans, a été
l'objet des vœux désespérés d'un pauvre homme... Tout homme qui possède au delà
de ce qui est indispensable à sa vie matérielle
et spirituelle est un millionnaire, par conséquent un débiteur de ceux qui ne
possèdent rien…
Quand on n'est pas exactement un
méchant, on fait l'aumône, qui consiste à donner une part très faible de son
superflu volupté d'attiser le désir sans le satisfaire. L'aumônier donne les
autres, c'est-à-dire ce qui appartient aux autres, son superflu. Le charitable
se donne lui-même en donnant son nécessaire et, par là, le désir du pauvre est
éteint. C'est l'Evangile et il n'y en a pas d'autre...
La dérision du Désir des pauvres est l'iniquité impardonnable, puisqu'elle est
l'attentat contre la suprême étincelle du flambeau qui fume encore et qu'il est
tant recommandé de ne pas éteindre.
Prenons garde, cependant ! Cette
condamnation du riche — à laquelle il ne faut rien ôter de sa violence et qui
est prononcée « en communion d'impatience avec tous les révoltés » —
est portée du seul point de vue auquel Bloy accepte jamais de se placer :
point de vue de l'Absolu, du Surnaturel.
Sa colère contre les riches et les
« propriétaires » (l'un des types dominants de sa « comédie
humaine ») ne procède pas d'un besoin d'égalité matérielle, et moins
encore d'un espoir d'inaugurer par des institutions un
meilleur état social. Rien ne lui importe, sinon de savoir si les âmes sont
mortes ou vivantes, si elles montent vers l'amour et la connaissance de Dieu
par la participation à la Douleur, ou si elles s'en éloignent par le refus de souffrir : c'est-à-dire si
elles contribuent à abréger ou à prolonger l'agonie de Jésus-Christ renouvelée
dans ses membres et qui ne prendra fin que quand toutes les âmes se consumeront
à l'incendie de la flamme divine.
Aussi bien les invectives de Bloy
contre les riches et son infinie tendresse pour les pauvres ne se
confondent-elles avec aucune forme d'humanitarisme. Il le marque nettement dans
une lettre à Jehan Rictus, qui date de 1901, et où il distingue son point de
vue surnaturel de l'évangélisme social des Soliloques
du Pauvre :
Vous vous dites chrétien. Soit.
Peut-être même l'êtes-vous plus que vous ne pensez. Mais vous ne semblez voir
qu'un christianisme privé de surnaturel, ce qui est inintelligible et contradictoire dans les termes.
Jésus est venu pour les pauvres,
dites-vous. Hé ! sans doute, mais il est venu pour les riches aussi, afin qu'ils se fissent pauvres par
amour, et vous ne pouvez pas ignorer que des centaines de milliers de saints ont obéi. Jésus est venu pour les ÂMES, voilà
ce qu'il faut dire.
C'est dans le même sens encore, avec
ce même souci de la plus ou moins grande transparence à Dieu, qu'il écrit, dans
le Sang du Pauvre, cette parole toute simple, où éclate la parenté
profonde, instinctivement pressentie par le langage courant, entre la Pauvreté
et la Charité (ou ce qui survit de charité dans les âmes modernes) :
L'homme est situé si près de Dieu que
le mot pauvre est
une expression de tendresse. Lorsque le cœur crève de compassion ou d'amour, lorsqu'on ne peut presque
plus retenir ses larmes, c'est le mot qui vient sur les lèvres.
*
* *
La parabole de Lazare donne à
Bloy l'occasion d'approfondir encore le mystère de la pauvreté. Lazare,
« gisant à la porte du monde et couvert de plaies », prototype du
« Mendiant que Dieu chérit par opposition au Riche glouton et voluptueux
qu'il a maudit », Lazare ne peut être qu'une figure de Jésus-Christ.
Cependant qu'il vit ainsi dans l'abîme de l'indigence, réalisant la perfection
de la Pauvreté, le riche fait ripaille et refuse de lui donner les miettes du
festin. La distance qui est ainsi mise, par la dureté de cœur du riche, entre
ces deux hommes, l'injuste s'imagine sans doute, pour se rassurer, qu'elle
existe fatalement par la loi de cette terre. Il est loin de se douter qu'elle
subsistera dans l'éternité, mais qu'alors c'est lui qui vainement implorera un
acte d'amour qui la franchisse. « Malheur au riche », encore une
fois, car, ayant écarté de lui dans cette vie l'amour qui est la Vie même, il
se sépare à tout jamais de l'amour. Tant il est vrai que notre
« temps » engage et détermine notre éternité ; celui qui,
n'ayant pas voulu de la charité, s'est tué lui-même, se trouvera un jour séparé
de toute consolation, parce que la
distance qu'il avait mise entre lui et son prochain sera devenue l'immense
épaisseur de la Mort infranchissable.
On pourrait croire que ce riche et ce
pauvre ne peuvent pas être
plus séparés. Mais, pour tous deux arrive la mort qui les sépare bien
autrement, comme
le corps de l'âme, et
le grand Chaos
s'interpose, mystérieux et infranchissable abîme qu'aucun homme n'a pu
concevoir — la Mort elle-même à jamais incompréhensible. Le riche alors, du
milieu de tourments atroces inversement préfigurés par les délices de sa table,
implore le mendiant glorieux, n'osant pas même lui demander toute l'eau froide
contenue dans le calice de
l'Évangile, mais seulement une goutte de cette eau, à l'extrémité du doigt,
pour le rafraîchissement de sa langue, et c'est sur l'intercession d'Abraham
qu'il compte pour l'obtenir. Il ne peut tomber plus mal. Abraham objecte
l'abîme. — C'est ton refus qui est cet abîme. Lazare ne t'en demandait pas plus
quand tu jouissais de ses tortures. Ta consolation inexorable est devenue sienne et il n'y a plus rien à
faire.
Bloy a entrevu, lorsqu'il écrivit ce
commentaire si frappant, une
des plus profondes vérités évangéliques : l'existence terrestre a pour fin
propre de donner aux âmes la chance d'accepter l'amour et de se rendre par
l'amour telles qu'après cette vie elles échapperont au grand Chaos de la mort pour entrer dans la vision bienheureuse.
Mais celles qui ont refusé cette chance ne pourront jamais la retrouver. Telle
est la valeur de la vie temporelle. On trouve dans les Frères Karamazov une
interprétation de la parabole de Lazare, prêtée au Starets Zosime, qui
s'accorde en profondeur avec celle de Bloy parce que Dostoïevski, lui aussi,
savait que la charité est le moyen de la connaissance de Dieu, et qu'il faut
avoir approché Jésus-Christ hic et nunc pour ne pas être condamné à la
torture infernale de ne plus pouvoir l'approcher durant l'éternité.
« Qu'est-ce que l'enfer ? demande le Starets. Je le définis : la
souffrance de ne plus pouvoir aimer ». Et il poursuit :
Une fois, dans l'infini de l'espace et du
temps, un être spirituel, par son apparition sur la terre, a eu la possibilité
de dire : « je suis et j'aime ». Une fois seulement lui a été
accordé un moment d'amour actif et vivant ; à cette fin lui a été donnée la vie terrestre, bornée dans
le temps. Or cet être heureux a repoussé ce don inestimable, ne l'a ni apprécié
ni aimé, l'a considéré ironiquement, y est resté insensible. Un tel être, ayant
quitté la terre, voit le sein d'Abraham, s'entretient avec lui, comme il est
dit dans la parabole de Lazare et du mauvais riche ; il contemple le
paradis, peut s'élever jusqu'au Seigneur, mais ce qui le tourmente précisément,
c'est qu'il se présente sans avoir aimé, qu'il entre en contact avec ceux qui
ont aimé et dont il a dédaigné l'amour. Car il a une claire notion des choses
et se dit : « Maintenant, j'ai la connaissance et, malgré ma soif
d'amour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la
vie terrestre est terminée. Et Abraham ne viendra pas apaiser — fût-ce par une goutte d'eau vive — ma soif ardente d'amour spirituel, dont je brûle maintenant après
l'avoir dédaigné sur terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je
donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais c'est impossible, car la vie
que l'on pouvait sacrifier à l'amour s'est écoulée, un abîme la sépare de
l'existence actuelle ».
*
* *
Quel que soit le sujet de sa
méditation, Bloy ne s'exprime
jamais complètement que par l'exégèse d'un symbole biblique. Ce qu'il avait à
dire de la Pauvreté, il l'a éclairci en dégageant les significations que
prennent, dans l'Écriture, les mots Pauvre et Argent.
Personne mieux que lui — sinon encore
une fois Péguy — n'a dénoncé le scandale moderne de l'Argent et de sa royauté.
Personne n'a davantage montré le maléfice du métal tout-puissant, et il eût
souscrit à ces lignes récentes de Georges Bernanos :
Ce qui révolte les peuples dans notre
système social, ce n'est pas, — comme on le leur fait dire
et comme ils le croient peut-être, — la puissance matérielle de l'Argent ;
c'est que l'Argent y ait l'air, non d'un tyran, mais d'un Maître, et d'un
Maître légitime, honoré, béni... C'est de voir, au terme de toutes nos
usurpations, sournoises ou cyniques, l'Argent prendre peu à peu l'aspect d'une
puissance morale et spirituelle...
Et je crois qu'il eût souscrit aussi
à la conclusion de ce grand chrétien, qui se sent comme lui, et pour les mêmes raisons spirituelles, en
vertu des mêmes exigences, des mêmes espoirs, en tant que chrétien, « en
communion d'impatience avec les damnés de cette terre » :
J'ai remis mon espoir entre les mains
des insurgés. J'en appelle à l'esprit de Révolte, non par une haine
irréfléchie, aveugle, contre le Conformisme, mais parce que j'aime encore
mieux voir le monde risquer son âme que la renier... Je n'attends pas des hommes dont je
parle qu'ils organisent la Cité future, la Nouvelle Chrétienté ; j'espère
qu'ils la rendront possible en forçant les maîtres des consciences à répondre
enfin par oui ou par non. Toute
notre chance est dans l'embrasement des forces spirituelles, quelle que soit la main qui approche
d'elles le tison.
Mais Bloy a voulu pénétrer au delà de ces indignations
et de ces impatiences, jusqu'à la source secrète d'espérance qui permet au
chrétien de les nourrir. Il est allé demander aux textes de l'Écriture
l'explication du pouvoir actuel de l'Argent.
Il relève d'abord que, dans le Livre,
l'Argent signifie couramment Dieu, ou la Face
pâle de Jésus ; que, plus précisément, toute parole révélée étant une
figure qui désigne le Seigneur, l'Argent est le symbole du Sang du Christ versé
sur la Croix.
Or, cette assimilation, d'abord
malaisée à bien entendre, s'éclaire dès qu'on se souvient que le Christ
s'appelle aussi le Pauvre. Ego sum pauper.
De là à comprendre le rôle terrestre
de l'Argent, il n'y a qu'un pas pour un esprit entraîné à découvrir sur le plan
de l'histoire temporelle l'exacte analogie de l'histoire de la Rédemption, dans
tous ses épisodes et toutes ses significations. L'Argent est le sang du
sacrifice, versé par le Pauvre, Jésus-Christ, pour tout racheter, tout payer.
Sur terre, il est de même la substance des pauvres, leur vie même, leur labeur et leur peine, au prix
de quoi s'acquiert la consolation des
autres. Le sang des pauvres paie ainsi cette consolation qui, rendant l'âme opaque à la lumière,
impénétrable à l'amour, est le péché contre l'Esprit — tout comme le Sang de la
Croix rachète les péchés des hommes. Comment se
fait-il alors que l'Argent, signifiant dans l'Écriture le Christ et son Sang,
soit devenu dans le temps l'instrument maudit de l'injustice ?
Telle est la suite de symboles que
sous-entend le titre du livre de Bloy, Le Sang du Pauvre, dont le sens
immédiat est l'argent et le sens
secret le sang du Christ. Et telle
est la question à laquelle il tente de répondre par des commentaires qui, au
premier abord, peuvent paraître assez effarants. Le livre débute, en effet, par
cette page :
Le Sang du pauvre, c'est l'argent. On
en vit et on en meurt depuis des siècles. Il résume expressivement toute
souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et
l'Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable,
symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia
constant.
La Révélation nous enseigne que Dieu
seul est pauvre et que son Fils Unique est l'unique mendiant. Solus tantummodo
Christus est qui in omnium pauperum universitate mendicet, disait Salvien. Son Sang est celui du Pauvre par qui les
hommes sont achetés à grand prix. Son
Sang précieux, infiniment rouge et pur, qui peut tout payer !
Il fallait donc bien que l'argent le
représentât : l'argent qu'on donne, qu'on prête, qu'on vend, qu'on gagne
ou qu'on vole ; l'argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l'argent
qu'on adore, l'eucharistique argent qu'on boit et qu'on mange. Viatique
de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l'argent
sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé.
Comment sortir de cette série de
paradoxes, qui ne sont pas la dialectique d'un raisonnement, mais l'essentielle
contradiction inhérente à la réalité même, dont le seul énoncé révèle qu'on est
en présence d'un mystère profond ? L'esprit de l'homme peut-il être jamais
assez lucide pour dépasser la constatation de cette inintelligibilité ?
Est-il interdit, comme Bloy l'a cru possible, de hasarder une hypothèse où la
contradiction se résolve ?
Pour Bloy, tout s'explique par le
fait que l'humanité n'a pas accepté le Salut, et que l’œuvre de Rédemption,
achevée au Consummatum, attend
cependant son accomplissement dans le cours des siècles. Dans ce monde où nous
sommes, depuis la Croix et jusqu'à ce que les hommes s'ouvrent, dans
l'Embrasement final, à l'absolue vérité des paroles divines, il semble qu'il
faille dire que « le christianisme est en vain, la Parole de Dieu est en
vain ». On connaît la plainte de Bloy sur ce refus qui prolonge les
souffrances du Christ dans « les atermoiements de la Rédemption », et
son impatience d'une catastrophe qui y mettrait fin. Mais, à propos de
l'Argent, non content de renouveler sa lamentation et de répéter les menaces
proférées à la Salette au nom de la Justice « au bras pesant », il a
tenté de comprendre comment l'esprit rétif des hommes était parvenu à changer
le sens des paroles saintes, au point que l'Argent, par exemple, pût continuer
dans le Texte à désigner le Sauveur et prendre en même temps, dans la vie des
nations, le poids d'une malédiction.
C'est que, — selon une des idées les
plus chères à Bloy, dès qu'on sort de la Foi, seule source de vraie
intelligence, on perd la possession des symboles. Mais, pour un esprit
comme le sien, qui prend toute affirmation dans sa pleine réalité, — on
pourrait dire dans l'absolu de son efficience, cela ne veut pas dire banalement
que la conscience moderne a perdu le pouvoir de déchiffrer un langage symbolique.
Un acte de refus, d'incompréhension comme celui-là, est quelque chose de plus
grave, atteignant l'être même de la création et des créatures plus profondément
que ne paraît le faire un simple changement d'attitude psychologique ou une
orientation nouvelle de la pensée. L'inintelligence du Symbole, c'est-à-dire de
la Parole de Dieu, ne peut être un acte sans répercussions ; car, étant
fermeture de l'âme à la lumière, et donc privation de la Foi, qui seule donne
vie à l'esprit, cet acte dissocie effectivement — et non seulement dans
la conscience — le symbole et ce qu'il symbolise. Il se produit une réelle déchirure,
une séparation fatale de l'un et de l'autre. Dès l'instant où l'on est sorti de
la Foi, le symbole devient impénétrable, et cela revient à dire qu'il se met à
exister pour lui-même, sans qu'il soit possible d'aller à travers lui jusqu'à
la Réalité à laquelle il correspond ; c'est alors tout le monde visible
qui cesse de porter « la trace des pas de l'Invisible » et qui
commence une vie autonome, — une vie sans vie, — au lieu de puiser la plénitude
de son existence dans la plénitude de sa signification.
Il en est ainsi de l'argent, de même
que de toutes les autres figures de Dieu, qui ont cessé, non seulement d'être
comprises figurativement, mais vraiment d'être
des figures. Si grand est le pouvoir laissé à la liberté de l'homme.
Mais l'homme sans la foi, désormais incapable de retrouver la réalité invisible
dans le symbole, — incapable de découvrir Dieu dans sa Parole aussi bien que
dans sa Création, nature ou histoire, — court à ce qui n'est plus que simulacre
et se met à l'adorer. Ainsi naît la mortelle idolâtrie.
C'est, décrit dans l'Évangile même,
l'acte de Judas qui, perdant le sens du lien qui unit le Christ à son symbole,
l'argent, quitte l'Un pour l'autre et fait le tragique échange du Sauveur pour
les deniers. Il préfigure ainsi ce que commettra l'humanité quand, oublieuse de
la relation symbolique, elle aura dissocié l'Argent du Christ, vu dans l'argent
non plus la figure mais l'équivalent de Dieu, et adoré l'Argent en lui-même au
lieu d'y contempler la mystérieuse traduction
du Seigneur.
Et depuis Judas, on n'a cessé de
renouveler son acte sacrilège. Toute l'adoration que l'homme de foi voue à son
Dieu, on l'adresse désormais à l'Argent. On le révère, on l'exalte et, dans une
démoniaque Eucharistie trahie par une locution courante, on mange de l'argent. Comment ? Il
nous faut revenir ici au transfert dans l'humain de toute vérité révélée, et
nous souvenir maintenant que, parce qu'il était le Sang du Christ, l'argent est
le sang des pauvres. On mange de l'argent,
autant dire que l'on mange la substance des pauvres, que l'on dévore les
pauvres eux-mêmes et qu'on se repaît de leurs souffrances, dans une
anthropophagie pire que toute bestialité.
Peut-être saisit-on maintenant la
pensée de Bloy sur le rôle mortel de l'argent et les motifs d'une
colère, durable autant que sa vie, contre un monde qui, en idolâtrant le pâle
simulacre, avoue à quel point il trahit Dieu. Une fois de plus, Bloy s'accorde
ici avec le langage plus simple de Péguy et lui apporte la confirmation d'une
exégèse obscure dans ses moyens, mais qui vient justifier des conclusions
identiques. Pour Péguy, le maléfice de l'argent vient de ce qu'il attente à la
souplesse de la vie vivante ; en face d'elle et contre elle il est un
agent de mort, de raidissement, et
une société qui distribue aux enfants des écoles des livrets de caisse
d'épargne est une société qui choisit bien son emblème, se rangeant ainsi du
côté de la mort contre la vie. Dans la Note conjointe, Péguy
écrit :
De même que les Evangiles sont un
ramassement total de la pensée chrétienne, de même le livret de caisse
d'épargne est le livre et le total ramassement de la pensée moderne. Lui seul
est assez fort pour tenir le coup aux Evangiles, parce qu'il est le livre de
l'argent, qui est l'antéchrist.
À cette découverte de Péguy, Bloy
donne un prolongement vers l'intérieur, car il précise ce qu'est cette vie que
l'argent tue. Si, chez Péguy, le mot garde une nuance bergsonienne, il désigne
pour Bloy la vie de l'âme ouverte à la lumière divine et, plus profondément
encore, Celui qui a dit qu'il était la
Vie, la Voie et la Vérité. Et c'est bien ce que pressentait Péguy, quand il
donnait le nom d'antéchrist à
l'argent, puissance de mort régnant sur ce monde
moderne dont la fonction propre, à son sens, est de tout avilir.
Cependant, la pensée de Bloy va
connaître un dernier retournement qui lui permettra d'achever par un acte d'espérance
le redoutable développement logique qui l'a amené à condamner tout le monde
contemporain. En effet, ce monde peut encore être sauvé, parce qu'il subsiste
en lui, à côté de ceux qui, mangeant de
l'argent, dévorent les pauvres, un peuple
de Dieu. Ce peuple élu de l'histoire moderne, ce sont les pauvres, ceux qui
souffrent comme le Seigneur crucifié et qui par la douleur sont proches de
Lui : ceux dont le sang est mangé en une eucharistie sacrilège, mais qui
leur confère une sorte d'imitation involontaire mais valable de la Passion du
Christ. Dans l'horreur d'un monde du reniement, les pauvres ont cet avantage,
même s'ils ne peuvent le savoir, d'être des victimes. En eux, dans leur
misérable existence quotidienne et dans leurs cœurs, l'argent n'est pas devenu
un simulacre idolâtré. Il est demeuré le sang vivant de ces créatures de
douleur et, malgré leur ignorance des symboles, il a gardé ainsi son analogie
avec le Sang du Christ. Bienheureux les pauvres, encore une fois, car ils
échappent à la mort.
On trouve dans le Journal de
Bloy, à la date du 10 décembre 1903, l'admirable péroraison d'une conférence
qu'il fit devant un cercle d'ouvriers chrétiens, « petite catacombe moderne, sans un propriétaire », dit-il. Pour exprimer ce qu'est une
âme vivante, il recourt à deux de ses images préférées, celle de la fournaise
et celle des étoiles, qui sont toujours le signe que l'on touche à l'un des
moments de la plus grande profondeur de sa pensée. Et ce qu'il évoque dans ce
langage de feu, c'est précisément la communion établie par l'intensité de la vie
entre tous ceux qui, grâce à la pauvreté ; sont heureusement
soustraits au durcissement mortel des hommes d'argent.
... Autrefois, il y a plus de trois
mille ans, le Peuple de Dieu, c'était
le peuple hébreu... Depuis Jésus-Christ, le peuple de Dieu, c'est chacun de nous,
c'est moi, c'est vous, le menuisier, vous, le serrurier, vous, l'employé de
bureau, le vidangeur ou le poète. C'est tout ce qui est pauvre, tout ce qui souffre, tout ce qui est humilié profondément. C'est un
immense troupeau dans la solitude, une multitude infinie de cœurs tristes à la
recherche du Paradis. Il
y en a qui
gagnent tout juste leur pain, qui n'ont jamais une heure pour la culture de
leurs âmes et qui finissent par y renoncer.
D'ailleurs, qui pourrait les
instruire, les guider, les encourager ? Le clergé insuffisant quant au
nombre, est, presque toujours, d'une épouvantable médiocrité. Quant aux Léon
Bloy, quand il s'en trouve, on les étrangle, on les étouffe, si bien qu'il est
impossible de les connaître et qu'il n'y a pas moyen de les entendre. Alors
quoi ? il ne reste que les patrons et les propriétaires. Franchement, ce n'est pas assez.
Pourtant, cela existe, les
âmes ! Vous avez été achetés, payés d'un grand
prix, disait saint Paul. Je crois bien ! il n'a pas fallu moins que le
sang de Dieu ! Ce sont là des choses que nous ne
pouvons pas comprendre. Mais ce que nous comprenons très bien, c'est que rien au monde ou dans les enfers ne serait capable de
payer nos âmes...
Des saints ont affirmé que si, par la
permission divine, une âme pouvait être vue telle qu'elle est, on mourrait à
l'instant, comme si on était jeté dans un brasier ou dans un volcan. Oui, l'âme de n'importe qui, l'âme d'un huissier, l'âme d'un concierge nous consumeraient.
Ah ! Seigneur, que voilà un
triste peuple de Dieu ! un étrange et inconcevable peuple de Dieu !
Une procession perpétuelle et universelle, un torrent de flambeaux plus incandescents que les étoiles et
qui ne se connaissent pas eux-mêmes ! Sirius, Aldébaran, Altaïr ou cet
effrayant astre de la constellation d'Hercule sur qui notre soleil se précipite
avec une vitesse accélérée de plusieurs millions de lieues par seconde — de tels astres,
dis-je, absolument couverts de ténèbres, insoupçonnables, mais certains,
puisqu'ils ont tous coûté le Sang de Jésus-Christ : c'est de quoi se
compose le
Peuple de Dieu. Des fournaises grandes comme les mondes, mais invisibles et ne
se sachant pas des fournaises...
Je suis venu pour vous dire que nous
sommes tous ensemble des misérables
extrêmement intéressants, puisque nous, sommes le Peuple de Dieu, n'étant pas
des propriétaires. Mais ce langage ne peut convenir qu'à des âmes, et j'ai
naturellement supposé les vôtres. Vos âmes !
Ah ! je
songe toujours à ces invisibles fournaises ! Interrogez le premier bourgeois venu. Il
vous dira que le sérieux de la vie, c'est de se remplir les tripes. À ce
compte, je n'ai jamais été sérieux et je déclare que je ne sais pas parler à la
viande. Vous venez d'en faire l'expérience.
*
* *
On peut relever cependant, dans le Journal
de Bloy et dans d'autres de ses œuvres, bien des pages où sa dénonciation
du scandale de l'argent est plus simple, plus directe. Ce sont d'abord celles
où il peint sa propre misère et, moins connues mais d'une puissance
extraordinaire, celles où, décrivant la société contemporaine, il s'indigne
moins des inégalités de fortune que d'un certain refus de voir et
d'aimer, auquel les hypocrisies de la bienfaisance
servent ordinairement de paravent.
Parmi ces pages vengeresses, il en
est peu d'aussi légitimement violentes que le chapitre du Sang du Pauvre qui
est intitulé Le Système de la Sueur.
Il évoque le travail des enfants dans l'industrie du siècle dernier, et on ne
niera pas, cette fois-ci, la tendresse de Bloy. Il a longuement contemplé ce
dernier gouffre de l'injustice sociale, et pourtant il trouve encore, jusque
dans ce martyre de l'enfance, la confirmation de la béatitude par la pauvreté
et la douleur :
L'évangéliste saint Luc entendit
tomber par terre, goutte à goutte, la Sueur de Sang de Jésus-Christ. Ce bruit
si faible, incapable de réveiller les disciples endormis, dut être entendu des
constellations les plus lointaines et modifier singulièrement leur vagabondage.
Que penser du bruit, plus faible encore et beaucoup moins écouté, des pas
innombrables de ces pauvres petits allant à leur tâche de misère et de
souffrance exigée par les maudits, mais, quand même, sans le savoir et sans
qu'on le sache, allant ainsi à leur grand frère du Jardin de l'Agonie qui les
appelle et les attend dans ses bras ensanglantés ? Sinite pueros
venire ad me. Talium est enim regnum Dei.
Résignation ? On aurait grand
tort de le penser. Bloy peut s'émerveiller de savoir que tant de peine subie
injustement rend les victimes plus proches du Crucifié et leur ouvre à l'avance
le royaume de Dieu. Humainement, il ne supporte pas sans fureur l'idée qu'il se
trouve des gens pour justifier de pareilles atrocités, et de savants
théoriciens pour les codifier en systèmes. Aussi est-ce dans ce même
chapitre qu'il se fait le plus menaçant et que son impatience est prête à
applaudir à l'émeute :
Ce qu'il y a de plus incompréhensible
au monde, c'est la patience des pauvres, médaille sombre et miraculeuse de la Patience de
Dieu dans ses palais de lumière.. Quand
la souffrance a été trop loin, il semble que ce serait pourtant bien simple
d'assommer ou d'éventrer la bête féroce. Il y a des exemples. Ils sont même
nombreux dans l'Histoire. Mais, toujours, ces révoltes furent des mouvements
convulsifs et de peu de durée. Aussitôt après l'accès, la Sueur du Sang de Jésus
recommençait silencieusement dans la nuit, sous les oliviers tranquilles du
Jardin, les disciples dormant toujours. Il lui faut continuer cette Agonie pour
tant de malheureux, pour un si grand nombre d'êtres sans défense, hommes,
femmes, enfants surtout !
Bloy a eu, d'ailleurs, l'occasion
d'observer une société qui avait tenté de porter remède aux plaies sociales. Ce
fut au Danemark, pendant le séjour qu'il y fit en 1899-1900. Il en revint
épouvanté, et son Journal de cette époque garde le souvenir de sa
frémissante indignation. L'état social de ce pays avancé lui donna un frisson d'angoisse, car son regard prophétique
n'avait pas été long à pressentir que le Danemark de 1900 préfigurait l'avenir
vers lequel s'orientait nécessairement la civilisation matérialiste, avec son ordre inhumain, son injustice déguisée,
et les faux-semblants de son moralisme. Comment, à notre tour, n'être pas effrayés
de la prescience de Bloy, en lisant la description qu'il faisait, voici
quarante ans, des institutions et des mœurs danoises ?
Elle est lourde de terribles
avertissements, cette peinture d'une société qui semble n'être organisée que
pour qu'à tous rapports humains de prochain à prochain se substitue le fonctionnement
administratif des œuvres sociales et
de la bienfaisance mécanisée.
À un bout de la chaîne sociale, celui
qui possède, — et pour qui déjà cette possession est la dangereuse consolation qui obnubile le regard, —
est un homme dont la conscience est paisible. Il se targue de ne pas ignorer
l'existence difficile de beaucoup de ses semblables, quoiqu'il admette
malaisément que, de nos jours, il y
ait encore de la misère, après qu'on
a tant fait pour en éliminer la gênante présence. Il donne une part de son
revenu pour que soient soulagées les peines d'êtres lointains, un peu
mythiques, dont il a entendu dire qu'ils souffrent de cette suspecte pénurie
d'argent qui est généralement la conséquence de la faillite, de la paresse, de
l'insoumission aux lois établies ou d'une coupable fantaisie. Ayant fait ses
classes, il invoque la cigale de la fable... Mais il n'est pas sans bonté. Il
donne donc : au début de chaque mois, il remplit, en faisant son budget
jusque dans les centimes, une dizaine
de bulletins de versements destinés à des
œuvres reconnues d'utilité publique qui lui envoient, pour rafraîchir sa
mémoire et lui laisser l'illusion d'avoir
quelque chose pour son argent, une brochure, un almanach ou une série de
cartes postales. Deux ou trois fois par semaine, on sonne à sa porte, et une
dame à chapeau démodé lui présente le carnet d'une quête où,
consciencieusement, il inscrit son nom et le chiffre de son obole, avant de
retourner à ses affaires en se frottant les mains dans la satisfaction d'avoir
fait le bien. Parfois, il revêt son habit pour se rendre à une fête de charité, — expression qui ne
fait plus bondir que de rares révoltés comme Léon Bloy, — et le samedi il se
promène, portant à la boutonnière un nouveau colifichet que les enfants des
écoles lui ont vendu pour qu'il pût donner à connaître aux passants qu'il a le
cœur sur la main.
L'horreur de cette organisation de la
charité, qui ne semble plus frapper
personne, tient à ce que cet homme ne voit jamais le déshérité du sort qu'il assiste.
En réalité, il ne donne rien, puisque tout se borne à une série d'opérations
d'argent. Il ne connaît pas le regard de celui à qui s'adresse son aumône et
renonce ainsi à ce lien que créerait entre eux la véritable charité. Il refuse
le présent que le pauvre pouvait lui faire : protégé du spectacle du Désir du pauvre, il met entre lui-même
et son prochain d'infinies distances et les précautions d'une scandaleuse
hygiène. Car il est soucieux de se préserver d'une contagion qu'il redoute plus
que tout : la contagion de la souffrance.
Mais, à l'autre bout de la chaîne,
celui qui reçoit assistance est également frustré de son privilège, qui serait
de recevoir d'autrui la vraie charité, le don personnel, l'amour seul capable
d'apaiser sa faim, de combler son Désir. Il aurait alors la joie de donner à autrui, en recevant son aide, cet
amour dont l'un et l'autre ont besoin et qui les lierait de la plus profonde
communion. Mais on ne lui accorde plus rien que de l'argent, anonyme,
sans humanité, pure valeur matérielle, abstraite et impersonnelle. Et, comme
aucun argent ne se donne sans contre-valeur, — ce serait le jeter par la fenêtre, — on lui demande
en échange tout ce qui lui reste : une part croissante de sa liberté, lui
prescrivant comment il doit vivre, réglant son budget, le blâmant de toute
dépense superflue, surveillant sa conduite.
On ouvre ses armoires, pour compter son linge et le compléter, on organise ses
loisirs, ses vacances, l'éducation de ses enfants, et la manie pédagogique,
l'orgueil de l'enseignement mettent le comble à cette intervention dans
l'initiative de chacun. Le pire, au reste, ce n'est pas qu'une société
précautionneuse empiète ainsi sur la liberté du pauvre ; c'est la facilité
avec laquelle celui-ci y consent et accepte d'être traité en mineur.
De l'un à l'autre de ces deux hommes,
celui qui donne et celui qui reçoit,
— sans qu'on puisse dire lequel est davantage frustré du meilleur de soi, —
rien ne circule, sinon le misérable argent, dans un infini isolement de tous
les êtres. Et tout cela dans une euphorie singulière, satisfaction de fonctionnaires
dont l'administration tourne rond,
vanité des pays qui n'ont plus de pauvres.
Certes, le procès qu'après Bloy on
est amené à faire de cette affreuse caricature de la charité ne signifie pas
que la société, en tant qu'organisme collectif, doive se désintéresser de la
détresse, et que tout ne doive être mis en œuvre pour y remédier. Mais rien
n'est plus mortel que ces palliatifs qui tendent, non point à sauver le pauvre
de la misère, mais à maintenir l'ordre social — le désordre établi — en éliminant le pauvre, parce qu'il est un
ferment de révolte. Cette froide bienfaisance est l'effet d'un calcul
précis ; elle n'est pas pour le pauvre, mais contre lui,
contre le péril qu'il représente.
Tout au fond, — et nous revenons à
l'idée la plus profonde de Bloy, — cette fuite devant le prochain n'est autre
chose qu'une fuite devant Dieu : évitant de voir le pauvre, et cherchant à
le supprimer, c'est en réalité Celui qui a été le seul Pauvre absolu, qu'on
relègue derrière une double et triple rangée de cordons protecteurs. L'homme de
la société bourgeoise redoute plus que tout d'avoir à aimer son
prochain, et à aimer Dieu en ses créatures ; il repousse loin de lui le
mystère de l'existence du pauvre, il refuse de l'affronter parce qu'il sait
encore que c'est le mystère même de toute existence, l'unique mystère de la
Chute, de la Rédemption, de la Pénitence et de l'Espérance.
Une fois encore, Dostoïevski va nous
apporter une confirmation de tout ce que pense Bloy. Lui aussi a vu que le
monde moderne se définit d'un mot par son refus d'aimer. Et lui aussi a compris
qu'à l'origine de ce refus il y avait d'abord l'inintelligence des intelligents : leur impuissance à
voir la réalité concrète des êtres, qui finit par leur devenir un objet
d'horreur. Bloy nous a appris que cette impuissance, qui condamne toute la vie
moderne à une croissante tyrannie de l'abstrait, provenait de la rupture entre
les symboles visibles et leur profondeur invisible. L'homme n'aime plus les
hommes et n'aime plus Dieu, parce qu'il ne les voit plus. Et réciproquement,
il refuse de les voir, parce qu'il ne veut plus aimer. Aussi est-ce Ivan
Karamazov, le révolté,
l'intellectuel, qui fait l'aveu le plus clair de la crainte de la charité, et
qui trace le programme précis des sociétés contemporaines, lorsqu'il ricane ce
discours :
Je n'ai jamais compris comment on
peut aimer son prochain. C'est précisément, à mon idée, le prochain qu'on ne
peut aimer ; du moins ne peut-on l'aimer qu'à distance... Il faut qu'un
homme soit caché pour qu'on l'aime ; dès qu'il montre son visage, l'amour
disparaît... À mon avis, l'amour du Christ pour les hommes est une sorte de
miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu'il était Dieu, mais nous ne
sommes pas des dieux... Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse,
ne devraient jamais se montrer, mais demander l'aumône par l'intermédiaire des
journaux. En théorie encore, on peut aimer son prochain ; de près, c'est
presque impossible.
Albert Béguin, in Léon Bloy (Les
cahiers du Rhône, 1946)
Inédit en 1943, le présent essai est
devenu un chapitre de Léon Bloy l'Impatient