Une
lecture-contemplation
À quoi sert de prier, dans un monde où il faut construire, produire, vendre ? dans un monde soumis aux injustices, aux famines, aux guerres ?
Quel sens donner à ces rites,
qui nous font communiquer avec
l'ineffable, lors même que la
science, ou les diverses idéologies qui tiennent le haut du pavé, poursuivent un
projet de rationalité pure et dure, dans un univers de plus en plus
chaotique ? Sans aborder de
front ces questions, qui circonscrivent partiellement le thème de la relation
entre l'Église et le monde actuel, rappelons que, pour un chrétien, l'essentiel de sa vie se
situe en Dieu : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les
paroles de la vie éternelle » (Jean
6,68). La parole de Dieu, voici la
priorité absolue, urgente,
unique, ainsi que tout ce qui nous permet de nous en
approcher, de l'éclairer, de l'interpréter correctement, d'en faire l'aliment
de notre vie quotidienne afin, comme le dit saint Paul, que « notre homme
intérieur se renouvelle chaque jour » (2 Cor. 4,16). Tel est le
juste point de départ, à partir duquel
nous pourrons contribuer à la construction de la cité des hommes.
À l'homme
moderne asservi au temps, qui veut tout faire et n'a le temps de rien faire — surtout pas de lire des prières —, qui court toujours comme pour fuir l'angoisse de la mort, et ne fait que s'y précipiter de plus
belle, nous osons proposer un
mode de lecture contemplative. Une lecture qui, en marquant un temps d'arrêt
dans le rythme haletant de notre existence, élargirait un espace de silence en nous, affirmerait la liberté de notre moi face à
l'écoulement des événements. Pourvu qu'elle soit intense, la pause peut être
brève. Le centenier n'implorait-il pas du Seigneur « une seule parole »
pour que son serviteur soit guéri (Mat. 8,8) ? Cette parole il nous
faut la chercher, sans nous lasser,
mais sans hâte. Jaillie,
peut-être inopinément au détour d'une page, elle saura se frayer le
chemin de notre cœur, illuminer peut-être des instants de notre vie. Il serait
donc vain de se livrer à une lecture
cursive de cet ouvrage, celui-ci est proposé à une savouration lente, une rumination en profondeur en
quelque sorte.
En
ménageant, au cours de nos journées toujours si remplies, des
haltes pour faire silence en soi, pour creuser un vide intérieur, la préparation à la lecture contemplative permet de susciter une
présence, qui vient justement combler ce vide, et elle entraîne à savourer la
joie de cette présence. Dans la Bible, on le sait, le nom contient la présence
de Celui qui est invoqué, et pour cette raison les Hébreux, pleins de crainte et
de tremblement devant la face de l'Éternel, ne prononçaient jamais Son Nom,
enfermé dans un tétragramme sacré. Avec le Nouveau Testament, le nom de Dieu, par contre, est invoqué sans
relâche, comme « Père », comme « Christ Jésus » (« afin
qu'au nom de Jésus tout genou
fléchisse dans les cieux, sur la terre
et sous la terre » (Phil. 2,10),
comme Esprit Saint, qui est donné
« à tous ceux qui le demandent »
(Luc 11,13). Toute prière, dans l'Église d'Orient,
personnelle ou liturgique, débute toujours par une invocation à l'Esprit Saint, qui nous
donne la force de prononcer le nom du Seigneur (1 Cor. 12,3).
La lecture intériorisée des textes
liturgiques, qui nous renvoient
toujours à la personne du
Sauveur et à sa mission dans le monde pécheur, abolit en quelque sorte notre solitude humaine, elle fait naître la
présence de Dieu parmi nous, et elle nous rétablit dans la communion de l'Église, de tous ces hommes et femmes
qui ont intégré ces textes dans
leur prière et ont, à travers eux, réalisé leur destin.
Dans la
vie, il nous est sans doute demandé d'apprendre la beauté du monde, de la laisser rayonner
en nous, comme devant un beau paysage,
lorsque les arbres, l'herbe, les oiseaux, le soleil, tout chante la gloire du
Créateur. Il nous est sans doute également demandé d'apprendre la souffrance, près d'un malade, d'un prochain en difficulté, de dire les paroles
d'amitié, de communiquer les énergies de la vie. Et il nous est aussi demandé
de vivre, le plus souvent possible (même la nuit : « je dors, mais mon
cœur veille », est-il écrit dans
le Cantique des Cantiques), dans
la présence de Dieu, dans sa proximité aimante. Saint Jean Chrysostome enjoint
à ses disciples de demeurer continuellement dans le nom du Seigneur Jésus, « afin que le cœur absorbe
le Seigneur, que le Seigneur absorbe le cœur, et que les deux deviennent un ».
Si ce livre pouvait servir de guide, parmi bien d'autres, dans cette quête de
l'unique nécessaire, il aurait rempli son but. Vivre en Dieu est une question d'humilité, d'ouverture à la volonté
divine, d'imprégnation, de progression vers la plénitude. Une femme, un jour,
se plaignait à un évêque russe
de ne plus pouvoir formuler les mots
de ses prières, de se débattre dans un désert spirituel. L'évêque lui conseilla
simplement, à ses moments de loisirs, de prendre son tricot et de s'asseoir
sans mot dire devant ses icônes ; peu à peu, le calme revint en elle, les
mots se reformèrent, cette femme s'était laissée imprégner par les énergies
rayonnantes de ses icônes. Chez les grands spirituels, une telle imprégnation
de la présence, approfondie par un effort ascétique, poussée à son plein épanouissement, aboutit à cet état
dont parle saint Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui
vit en moi » (Gal. 2,20).
Le ciel sur
la terre
Un grand théologien russe du début du siècle, le Père Serge Boulgakov,
qualifiait la liturgie de « ciel sur la terre ». Le plus sûr moyen
de parvenir au cœur de l'Orthodoxie
est de se familiariser avec la riche complexité de ses rites : « Viens
et vois ». Source de vie et source de joie, la liturgie, dès lors que le
Christ est descendu sur terre pour être célébré parmi les siens, nous
donne un avant-goût du banquet
messianique, un gage de la gloire céleste. Elle rétablit dans sa pureté la
pleine relation, jadis pervertie par la chute d'Adam, entre l'homme et Dieu,
elle permet de se tourner vers Lui et d'oser avec confiance l'appeler « Père »,
tout comme elle rétablit la relation entre la personne et la communauté, le
membre et le corps tout entier, le chrétien et tous les hommes : « Aime
ton prochain comme toi-même ». Ce serait un faux problème que de vouloir
dissocier le Christ et l'humanité, l'Église et le monde. Le sacrement de
l'autel, nous enseigne saint
Jean Chrysostome, est indissociable du sacrement du frère, même
si, au cours de son histoire, l'Église a souvent été tentée de privilégier le
premier au détriment du second. La grande prière transmise par le Christ nous
enseigne que Dieu pardonne nos
offenses dans la mesure où nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Avant de présenter ton offrande à l'autel, va d'abord te réconcilier avec ton
frère (Mat. 5,24). L'amour de
Dieu passé nécessairement par l'amour du frère, nul ne peut dire qu'il aime Dieu s'il hait son frère, dans toutes les situations « existentielles »
de celui-ci, pauvreté, souffrance de
toutes sortes, torture peut-être,
injustice, privation de joie et d'amour.
L'Église a
été fondée le Jeudi Saint, lorsque, dans la chambre haute (la hauteur de cette
chambre est symboliquement représentée dans les églises orthodoxes par la
hauteur de l'estrade, appelée ambon, où se trouvent l'iconostase et le
sanctuaire), le Christ entouré des douze a célébré la Pâque juive en lui
donnant un contenu radicalement nouveau. Toute liturgie s'ordonne autour de ce
repas qui lie le ciel et la terre, d'où se dégagent deux éléments constants,
l'écoute de la Parole vivante et présente, et le partage du pain et du vin,
acte matériel et vital, par lequel s'exprime notre intime communion avec Dieu.
Bible et
liturgie
On
pourrait développer la notion de drame liturgique, ou plus précisément de drame « biblique ». Le « service du
peuple » (sens étymologique du mot liturgie) n'est-il pas en définitive
une manière communautaire, collégiale, de lire, de chanter, de représenter, de jouer,
dans le sens d'un drame sacré, les
Écritures, où est consignée toute l'économie divine, de les commenter, de les
enrichir par les éclairages qu'ont apportés les conciles, les saints, les
Pères, la tradition, toute l'expérience vivante de l'Église à travers les
siècles, expérience toujours
renouvelée à sa source, et jamais épuisée ? Bref, il s'agit d'un art
total, qui introduit de plain-pied dans l'événement du salut annoncé à l'homme
d'aujourd'hui comme il y a deux mille ans.
Le cosmisme
La
liturgie, qui s'est développée à l'époque de la civilisation agraire, est également toute chargée et imprégnée d'éléments cosmiques : le
blé, le vin, l'huile pour les
onctions, l'eau, les fleurs à la
Pentecôte, les fruits à la Transfiguration, tous concourent à la sanctification du chrétien, et nous
rappellent que la création, entraînée elle aussi par la chute de l'homme,
attend, dans « les douleurs de l'enfantement », d'être « libérée
de la servitude de la corruption », comme le dit saint Paul (Rom. 8,21). De nos jours, les
hommes ne sont plus guère sensibles aux vastes symboles cosmiques, notre civilisation urbaine et industrielle s'est désacralisée sur
ce plan, mais pour reporter le sacré dans d'autres domaines, plus
aisément perçus : la
solitude ou l'amitié, l'absurde
ou le sens de la vie, l'injustice, les famines, la souffrance sous formes
diverses, la captivité, le bonheur. Des symboles cosmiques, qui gardent leur
rôle indispensable de support sacramentel, on passe ainsi à des situations existentielles, qui recèlent un mystère
tout aussi profond. La liturgie s'ouvre pareillement sur tous ces mystères, les enveloppe dans son
intercession, les porte au pied
de la croix du Christ, qui assuma toute la tragédie de la douleur humaine
jusqu'à en mourir, et jusqu'à en triompher : « par la mort, le Christ
a vaincu la mort ».
Dans la
liturgie, la compassion de l'Église s'étend sur tout
l'univers et englobe l'humanité tout entière. Tous les grands spirituels le
disent « tu seras sauvé si tu sauves ton prochain ». Car si l'Église
n'est pas de ce monde, c'est pour le monde qu'elle offre le sacrifice, « pour
tous et pour toutes », en conformité au dessein de Dieu qui « n'a pas envoyé
son Fils dans le monde pour juger
le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jean 3,17).
Alors
toute liturgie pourra être vécue, comme le dit le père Boulgakov, dans la joie
et l'exaltation qui « nous transportent dans la vie du siècle à venir,
dans la joie nouvelle, la joie des joies, la joie sans soir ».
Esquisse sur le mystère de la beauté
Le Seigneur
revêtu de splendeur
Notre Dieu
est un Dieu qui se laisse entrevoir, pressentir dans l'éclat fulgurant de sa
beauté, comme le proclame un
verset de psaume chanté aux vêpres :
« Le Seigneur est entré dans son règne, Il s'est revêtu de splendeur ».
La beauté
qualifie non seulement l'être même de Dieu, source unique
de toute beauté dans le monde créé, mais également la beauté de ses actes, en
particulier de son amour sacrificiel
pour les hommes, comme le souligne cette prière tirée du canon eucharistique :
« Tu es parfaitement
saint, magnifique est ta gloire, Toi qui as aimé le monde jusqu'à donner ton
Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse, mais ait la vie
éternelle ». Cette beauté se communique aux hommes, qui peuvent étancher
leur soif en communiant avec elle. La prière d'action de grâces à la fin de la liturgie demande à Dieu de
sanctifier « ceux qui aiment la beauté de ta maison ». À l'ordre de
l'intelligence, requise pour discerner
la parole de Dieu, à l'ordre de la charité, indispensable pour mener une vie droite et s'occuper de son prochain, s'ajoute
un autre ordre, trop souvent méconnu,
celui de l'émerveillement. Devant la
splendeur, devant les bontés inépuisables du Seigneur qui nous a « amenés du néant à l'être », nous ne pouvons que « rendre grâce »,
c'est-à-dire célébrer l'Eucharistie (« Eucharistie »,
en grec, signifie reconnaissance, merci). Ce sentiment d'émerveillement jaillit
à toutes les pages de la Bible, depuis le « Dieu vit que cela était bon »
de la Genèse, en passant par la
louange du psalmiste face à l'infinie miséricorde de Dieu (Ps. 118), par l'adoration des mages à Bethléem, par le saisissement des païens qui, après avoir
reçu l'Esprit, « magnifiaient Dieu » (Actes 10,46). L'émerveillement
relève non de la catégorie de
l'agir, où bien souvent vient s'épuiser l'activisme fébrile de nos contemporains, mais de celle de l'être, où
l'homme retrouve son axe, se
laisse transformer par l'infinie
gratuité du don de Dieu.
Toutes ces
considérations ne doivent pas nous
faire oublier que le monde est aussi
en proie à la laideur, c'est-à-dire à cette forme de révolte et de destruction
qui se nomme Satan, l'ancien ange porte-lumière précipité dans les ténèbres. De
lui découlent ces fléaux majeurs qui mettent en danger l'équilibre actuel du monde, et qui sont la
faim, et pas seulement de pain, mais aussi d'Esprit seul capable de donner un
sens à la vie, la torture et le
fanatisme idéologique, qui ont engendré sous tous les cieux les camps de concentration et les asiles psychiatriques,
ces condensés de l'enfer des hommes, sans parler de cette tendance à la perte des valeurs qui entraîne la
dérision, le ressentiment, voire un nihilisme désespéré.
Le
romancier russe Dostoïevski, explorateur des abîmes ténébreux de l'âme humaine,
lança un jour
cette parole prophétique : « la beauté sauvera le monde ».
Quelle beauté ? Non
certes celle, éphémère, des choses qui passent, ou celle ambiguë, de la
jouissance esthétique. Mais une beauté venue d'ailleurs, plongeant ses racines
dans un lointain
au-delà. La beauté nous
blesse par son
côté fugace, et provoque en nous une poignante nostalgie, celle du Paradis
perdu. Voilà pourquoi elle exerce une attraction si puissante sur nos esprits. Pour Dostoïevski la beauté
ne contraint jamais l'homme, elle a partie liée avec la liberté, la laideur,
elle, s'impose sans vergogne aucune. Toujours fragile, la beauté doit être
conquise de haute lutte, préservée dans notre milieu existentiel, elle est à
découvrir en
nous, dans le prochain, dans le monde, source
éternellement jaillissante de la main généreuse du Créateur.
L'icône,
réceptacle de la beauté divine
Dans la
Bible, Dieu se révèle comme lumière et feu : le buisson ardent, la
nuée précédant le peuple hébreux dans le désert, la transfiguration sur le Mont Thabor. Telles
sont les diverses manifestations de sa gloire. Mais, Il se révèle également
comme personne,
et comme visage : « Celui qui m'a vu a vu le Père » (Jean 14,9).
L'homme, d'après
l'Écriture, a
été créé à l'image de Dieu. En nous révélant le visage de Dieu, l'Incarnation nous révèle également le visage de
l'homme qui lui est semblable. Tels sont les fondements de l'iconographie, impensable et même interdite à
l'époque de l'Ancien Testament, lors même que Dieu n'avait pas encore dévoilé son visage. Seuls les anges,
accessibles au regard
humain, comme dans l'épisode de la lutte de Jacob,
pouvaient alors être représentés, et étaient sculptés sur l'Arche de l'Alliance.
Les Pères
du septième concile œcuménique (787) précisent que c'est « l'humanité du
Christ elle-même qui est l'image de la divinité ». Délaissant toute
représentation objective, tout détail réaliste — une icône n'est pas un
portrait — le peintre iconographe cherche à capter cette image divine dans le
Christ, la Vierge, les prophètes, les saints, telle qu'elle a pu se déployer
dans toute sa plénitude (en Christ, elle est parfaite), comme un feu embrasant
l'être de l'intérieur. Les Pères mettent en garde contre toute adoration
intempestive qui serait pure
idolâtrie : l'icône n'est pas
sacrée en soi, mais, comme l'Ecriture, elle est un chemin qui mène au prototype, un réceptacle du sacré d'où émane la grâce du
salut. À l'instar des vitraux dans les cathédrales d'Occident, on a pu dire de
l'iconographie qu'elle était une « Bible en images ». De là découle
sa triple fonction : enseigner — raviver le souvenir constant de Dieu
partout où l'homme se trouve, à l'Église comme à son logis — exciter le désir
d'imitation.
La vraie
beauté que diffuse l'icône dépasse les problèmes d'esthétique, les procédés
techniques mis en œuvre, elle dépasse la pure jouissance sensible et
périssable, pour se situer dans la vérité intelligible de
l'être représenté. Le beau est la splendeur du vrai, disait Platon, c'est dire
que le beau vit grâce à l'idée qui le transcende et sur laquelle il se fonde.
Ainsi, la vérité de l'icône de la Nativité, au-delà de son aspect anecdotique (la crèche, le bœuf et
l'âne, les bergers...), est de rendre présente à travers l'œil charnel une
vision spirituelle, tout le grand
mystère du Dieu Tout-Puissant qui a déchiré les cieux pour naître humblement parmi les hommes. Pour naître même dans ce trou
noir, au centre de l'icône, symbole de
la mort et de l'enfer des
hommes, pour apporter une lumière d'espérance au creux même de la grande désespérance humaine.
Cette vérité ouvre déjà sur l'éternité,
l'icône fait éclater le cadre spatio-temporel auquel nous sommes assujettis
pendant la durée de notre existence ; les proportions de l'art classique
volent en éclat, les corps allongés sont comme en apesanteur, la ligne brisée
du paysage le découpe déjà en formes géométriques avec une audace que n'aurait
pas reniée l'art cubiste au XXe siècle ; plusieurs scènes sont juxtaposées
dans le même instant pictural : la naissance et le lavage de l'enfant,
l'arrivée des mages, l'annonce des bergers, la tentation de Joseph, et même le
regard douloureusement pensif de la Vierge, pressentant l'avenir. Cette
dislocation de l'espace et du temps montre que nous sommes devant un paysage spirituel, dont la vérité éternelle,
qui communique à l'ensemble son harmonieuse unité, s'offre à l'homme de tous
les temps désireux de la vénérer. Nous avons là une théologie ruisselante de formes
et de couleurs.
Les Pères
insistent sur cette idée que l'icône mène à la présence de
celui qui est représenté. Grand est l'homme qui grâce à l'icône aura donc son
esprit orienté vers Dieu. Mais grand aussi est celui qui, dans ces icônes
vivantes que sont les visages des hommes, fussent-ils les plus pécheurs, saura
y déceler l'empreinte de l'image
divine. Ainsi agissait un grand saint
russe du XIXe siècle, Séraphim de Sarov, apôtre de la joie pascale, lorsque, en
se rendant au-devant de ses visiteurs, il s'écriait : « ma joie !
le Christ est ressuscité ! »
Au seuil
de l'enfer où l'homme menaçait de sombrer, Dieu dans son immense compassion
envoie son Fils qui « s'abaissa lui-même en devenant obéissant jusqu'à la
mort, la mort de la croix » (Phil. 2,8). Dans le regard de tout homme compatissant se reflète miraculeusement la
beauté de la compassion divine. Sur le visage des saints, vivants ou représentés iconographiquement, la
compassion s'enflamme, tel un feu
intérieur, signe visible de la réalité des promesses de Dieu, de l'amour
rendu possible dans ce monde. Comme
l'a écrit un contemplatif de
notre temps, à la fin « le monde entier ne sera plus qu'une immense et intense lumière où nous
verrons rayonner le visage de
ceux qui nous aurons aimés, et ces visages auront le visage du Christ, et le
visage du Christ aura leurs visages... C'est là l'expérience que simplement,
humblement, chacun de nous peut faire en pleine vie quotidienne. Mais à une
condition : que nous soyons follement amoureux de la beauté originelle
absolue, donc de Dieu seul ».
Le titre
de cet ouvrage, Lumières d'Orient, appelle un commentaire. Nul n'ignore que la lumière qui éclaire le
monde se lève à l'Est, et que c'est dans le berceau oriental de la
Méditerranée, par rapport à nous, qu'ont
pris naissance les trois grandes religions monothéistes, judaïsme,
christianisme et islam. Cette région du globe, son cœur métaphysique en quelque sorte, semble avoir été
prédestinée à accueillir le plan divin sur le monde, à être le point de départ
de la diffusion de son message. C'est sur ses collines, au bord de ses lacs,
que le Dieu des chrétiens a marché, a parlé avec ceux qu'il rencontrait en
chemin, a guéri leurs
infirmités. Le caractère dit oriental, par voie de conséquence, y sera
fortement marqué par cette imprégnation du divin, cette intimité avec
les réalités spirituelles. Toutefois. cette notion de caractère oriental doit être élargie à tous ceux qui. de la Russie aux pays du
Levant, de l'Extrême-Orient au continent africain, se reconnaissent plus ou moins dans cet
ensemble de traits communs. C'est dire que la notion d'Orient est, somme toute, assez relative. Et ce,
pour deux raisons principales. La première, d'ordre géographique, est
corrélative au lieu où l'on est situé sur cette ronde planète : pour un Indien, le christianisme est une religion occidentale.
L'autre est d'ordre historique, elle, nous prévient que ces lumières
d'Orient ne sont pas exclusives de l'Orient, le propre de la lumière étant de se
diffuser le plus largement possible de par le vaste monde.
Pendant
les mille premières années de son histoire, l'Église indivise, c'est-à-dire
l'unique Église du Christ en Orient
comme en Occident, a vécu de ce trésor commun des lumières d'Orient, de tout ce
mouvement de louange,
d'adoration liturgique, de témoignage de foi, qui très tôt suivra une
voie originale en Occident. Il y sera marqué, par exemple, par une pluralité de
rites, par la riche iconographie des fresques et sculptures romanes, qui lui
sont propres, et
relèvent d'un état d'esprit, comme d'un état de langue et de culture. Les
formes changent, évoluent, mais à la base l'élan profond est le même, dans
notre monde plongé dans les
ténèbres, la même quête de lumière se poursuit sous tous les
cieux.
Puisse cet
ouvrage combler les abîmes d'ignorance qui séparent les chrétiens divisés, leur permettre de retrouver leurs
racines, jeter un pont sur ce qui peut les rapprocher le plus : l'acte d'adoration du même
Seigneur, le sentiment bouleversant d'être aimés de Dieu, qui a envoyé son Fils
non pour juger mais pour
sauver le monde pécheur, et
l'espérance de l'unique Bonne Nouvelle proclamée dans les Évangiles. Ce livre
aura accompli sa mission si, modeste flamme parmi toutes celles qui brillent en
notre temps, il a pu contribuer à embraser les cœurs de tous ceux qui veulent
suivre le Seigneur Jésus, » venu
jeter un feu sur la terre » (Luc 12,49).
Michel Evdokimov, in Lumières d’Orient