Une partie de mon grenier était
encombrée de gravats. Je décidai de profiter du lundi de Pentecôte pour les
enlever. J'entassai plâtras et briques cassées dans une caisse, que j'allai
vider dans la cour. Après avoir ainsi descendu plusieurs fois les six étages
avec mon chargement, je dus me reposer. Je m'assis dans le grenier, sur une
malle. C'est alors que se produisit la catastrophe. « Je me convertirai demain », annonça en moi une voix
inflexible, désespérée et inaccessible à la raison. C'était comme si un
étrangleur, surgi soudain, m'avait prise à la gorge. Atterrée, je sentis m'être
arraché plus que la vie je cessais d'être moi-même. Je perdais à jamais
personnalité, indépendance, sérénité. Tout était anéanti. Il allait falloir
s'avancer seule dans le désert sans fin. Demain, j'endurerais ce supplice :
je ferais connaître aux autres ma conversion. Ma ruine entraînait celle de mon
enfant. Nous allions devoir cheminer désormais toutes deux sans précautions, ni
provisions. Pourquoi suivre le Christ, puisque je doutais de lui ?
Pourquoi sacrifier tout à rien ? « Pas moyen d'y échapper », fut ma seule réponse.
De même qu'enfant, j'étouffais ma
toux et qu'elle finissait
cependant par éclater, affreuse, devant ma mère, de même, aujourd'hui, la
conversion, longtemps retenue, rompait les digues. Barny avait une attaque.
J'étais victime d'un mal aussi grave que l'aliénation mentale. Pourtant, mes
facultés demeuraient intactes. J'assistais, je procédais à mon inhumation.
J'essayai de trouver quelque appui dans la parole de Claudel : « Ce
n'est pas l'affaire de l'estomac de comprendre la nourriture, mais de la
digérer ». Il y a des chrétiens heureux, qui mènent une vie normale, me
dis-je. Mais je restai insensible à mes consolations : entrer dans
l'Église, c'était m'emmurer vive. Accablée de honte, je me souvins d'une phrase
entendue autrefois : « Il n'y a plus que des invertis ou des
convertis ».
Quel que pût être le contentement
intérieur de Morin, j'étais sûre qu'il accueillerait mon retour à la religion
par des sarcasmes. J'achevai dans une sorte d'agonie le déblaiement du grenier.
— Monsieur l'abbé, je voudrais vous
dire quelque chose, articulai-je avec difficulté.
Il leva vers moi des yeux attentifs.
— Voilà. Je suis flambée.
— Vous êtes flambée ?
— Oui, je me convertis. Je suis à vos
ordres.
Morin parut consterné. Il demanda
avec sollicitude :
— Qu'est-ce qui
vous est arrivé ?
— Rien. Je vais
devenir, ou redevenir, catholique.
— Pourquoi ?
— Je suis acculée, je me rends.
— Vous êtes peut-être un peu trop
fatiguée, ou sous-alimentée, ces temps-ci.
— Non, je ne suis pas fatiguée, et on
vient de toucher des pommes de terre.
— Pourquoi est-ce que vous voulez
vous convertir ?
— Je ne veux pas, je suis obligée.
— Qu'est-ce que c'est, pour vous, une
conversion ?
— Se mettre à suivre les préceptes du
Christ.
— Quels préceptes ?
— Être toujours pauvre. Se mettre à
aimer les gens, faire le maximum pour eux, renoncer à soi-même et à ses
intérêts, prier Dieu, recevoir les sacrements, entrer dans l'Église, enfin.
— Il vaudrait mieux que vous
réfléchissiez avant de prendre une décision qui engage toute la vie.
— Ce n'est pas une décision. Je n'ai
pas le choix.
— Il vous semble que vous n'avez pas
le choix parce que vous êtes un peu nerveuse et exaltée.
— Oh ! non, j'étais d'un calme,
dans le grenier, toute seule.
— Et qu'est-ce qui est arrivé, dans
le grenier ?
— Il n'est rien arrivé du tout, au
contraire : tout a été fini.
— Comment ça ?
— Comme quand l'arsenal a sauté.
— Elle est complètement braque, cette
fille, murmura Morin.
— Croyez bien que si je me convertis,
c'est à mon corps défendant.
— Voilà une possédée, s'extasia le
prêtre. Il va falloir que je vous exorcise.
— Monsieur l'abbé, vous qui,
naturellement, avez agi en tous points de manière à me christianiser, on dirait
que maintenant, vous voudriez réellement m'empêcher de suivre votre Seigneur.
— Pourquoi est-ce que vous le
suivriez ?
— Parce que je ne suis pas sûre que
ce qu'il a dit était faux.
— Vous allez vous empoisonner
l'existence, vous allez gâcher votre vie.
— Oui. C'est vrai. Vous, vous dites
cela pour m'éprouver, c'est évident. Mais moi, je sais bien que rien ne m'est
jamais arrivé, ni ne pouvait m'arriver de pire.
— Vous n'avez jamais pensé à devenir
protestante ? Ils sont souvent merveilleux, ces gens-là.
— Pourquoi est-ce que vous vous
moquez de moi à ce point-là, monsieur l'abbé ?
— Je ne me moque pas, je dis ce qui
est.
— C'est impossible pour moi de
devenir protestante, puisque le Christ a fondé une seule Église, avec Pierre à
sa tête. Pour être fidèle au Christ, il faut rester dedans, même si elle est
pourrie. Il a dit que les forces de l'enfer ne prévaudraient pas contre elle.
Moi, je trouve qu'elles ont prévalu, seulement ce n'est peut-être pas
définitif, pas total. Et puis, il y a une raison plus grave encore qui fait que
les protestants, même s'ils sont des saints, ne seront jamais des chrétiens.
— Quelle raison ? J'ai
l'impression que vous battez un peu la campagne.
— La raison, c'est que le Christ a
dit : « Ma chair est vraie
nourriture et mon sang est vrai breuvage ». Et les protestants ne
croient pas à cette affirmation du Christ, ils nient la présence réelle. Ils
font partie des disciples qui ont dit : « Cette doctrine est dure !
Qui peut l'écouter ? » et à qui Jésus a demandé : « Cela vous scandalise ? » Les
protestants ont accompagné ces disciples-là, qui sont retournés en arrière et
ont cessé de marcher avec le Christ, ce qui évidemment était beaucoup plus
sage. Les protestants sont bien trop raisonnables pour être chrétiens. C'est
malhonnête d'avoir fait de la communion une simple commémoration. Comme si le
Christ était un amateur de souvenirs !
Par goût personnel, je préférerais de
beaucoup le protestantisme : il est moins choquant et moins encombrant. Le
protestantisme, c'est déjà presque la laïcité.
— Alors, pratiquement ?
— Il faut que je me confesse pour
pouvoir communier. Est-ce que je suis obligée d'aller à l'église de ma paroisse ?
— Non, vous pouvez venir à
Saint-Bernard.
— Est-ce que ce serait vous...
— Oui, il vaudrait mieux, puisqu'on
se connaît. Je confesse les lundi, mercredi, vendredi et samedi de cinq heures
et demie à sept heures et demie ou huit heures, ou alors le matin avant les
messes.
Le dégoût me submergea.
— Je viendrai demain soir,
annonçai-je en me levant.
— Si vous voulez, répondit Morin. Si
vous ne venez pas, ça ne fait rien.
Sur le palier, il dit, en guise
d'adieu :
— On aura tout vu.
Il ressemblait, dans sa souquenille
noire, à un merle moqueur.
Je ne
pouvais aborder mes camarades en claironnant ma conversion, et je n'avais
cependant pas le droit de la leur
laisser ignorer. La seule solution était de me pendre une croix au cou. Les
autres s'étonneraient, railleraient : je leur ferais alors part de mon
revirement.
Je passai en revue toutes les croix
de toutes les bijouteries, mais elles étaient trop chères. Le Grand Bazar du
Travail des Prisons disposait de croix en Strass, dont la vulgarité n'eût pas
fait honneur au Crucifié. Les Galeries proposaient des croix de cristal, trop
discrètes pour l'usage que j'en devais faire. Je battais la ville. Des vitrines
d'antiquaires s'ornaient de croix, mais qui tenaient trop du bijou. C'était un
outil qu'il me fallait. J'arrivai, harassée, au marché aux puces, et là, parmi
des coquillages, des couverts dépareillés, des vieux souliers ; sur un lit
d'andrinople froissée, je vis la bien-aimée qui m'attendait : elle était
grande, martelée, de couleur plombée. Elle coûtait cent quarante francs.
Dès que je la possédai, serrée dans
ma main, je lui promis :
— Je te garderai toujours. On
m'enterrera avec toi.
Je lui achetai une chaîne chez un
quincaillier et aussitôt, dans la rue, je la suspendis à mon cou et la plaçai
en évidence sur ma blouse.
— Oh ! la belle croix !
Mais c'est une croix de moine que vous avez là, madame Aronovitch. Où avez-vous
déniché cette horreur ?
— Ça date du temps des Croisades, au moins. Faites voir.
— C'est un héritage ?
— On ne vous croyait pas si coquette. Vous cachiez bien
votre jeu.
— Vous avez dû vous ruiner pour acheter ça. Vous l'avez
trouvée dans une poubelle ?
— Non, pas dans une poubelle. Au marché aux puces.
— Ça vous va rudement bien. Vous avez l'air d'une Boche,
avec votre croix gammée.
— Elle n'est pas gammée.
Il me semblait être transportée dans
la cour, dite de récréation, de mon enfance, parmi des écolières cruelles.
J'avais lieu d'être satisfaite :
ma croix jouait parfaitement son rôle d'hameçon. Mais je me sentais asticot
plutôt que pêcheur.
— Pourquoi est-ce que vous vous êtes affublée de ça ? Vous avez fait un vœu ?
— Oui, à peu près.
— Le vœu de chasteté ?
— Je porte cette croix comme signe de ma religion.
— Non ?
— Vous avez retourné votre veste ?
— Oui.
— Vous me dégoûtez, madame.
— Vous êtes folle.
— C'était bien la peine de nous faire tant de beaux
discours.
— On ne vous serrera plus la main.
— Bientôt, on va vous voir pousser une auréole et deux
petites ailes.
— Ah ! mais c'était la Pentecôte, vous avez été visitée
par le Saint-Esprit.
— Oui, répondis-je, ça doit être ça,
vous avez raison.
— Attention que le Saint-Esprit ne vous engrosse pas.
Heureusement, Christine Sangredin ni
Danièle ne parurent. Elles auraient eu à prendre ma défense, et leur solidarité
m'eût été plus pénible encore que ces attaques.
J'allai directement, d'une démarche saccadée,
du bureau à Saint-Bernard. C'est insensé, pensais-je, de se persécuter soi-même
comme je le fais. Ô Dieu !
L'atmosphère de l'église ne me parut
pas la même que lorsque j'y étais entrée pour la première fois : ce soir,
elle était expectante, allusive du tambour au chœur, des vitraux au baptistère,
dispensatrice d'une alacrité dont seule j'étais exclue. Devant le confessionnal
de Morin attendait une file longue comme s'il se fût agi d'une distribution de
vivres. Je pris mon tour à côté d'un scout, le visage caché dans les mains.
Deux jeunes filles, la tête couverte, l'une d'une fanchon orange et blanche,
l'autre d'une fanchon aux motifs identiques, mais verts et noirs, se penchaient
sur le même missel. Un Indochinois, sans doute un étudiant, les mains jointes,
hiératique, paraissait dans un état de recueillement qui me fit envie. Une
femme essayait de faire se tenir tranquille un garçon de trois à quatre ans en
lui montrant du doigt une statue de Jeanne d'Arc.
À mesure que l'attente se
prolongeait, mon angoisse s'aggravait. Je ne parvenais pas à me préparer. Le
petit garçon, à deux mains, envoya des baisers à Jeanne d'Arc. Sainte camarade
Jeanne, à l'aide. Morin gardait chaque pénitent un temps fou. J'essayai de
compter lentement et régulièrement pour retrouver mon sang-froid.
Nous nous déplacions au fur et à
mesure qu'un prie-Dieu devenait libre. Il n'y eut plus que trois personnes
devant moi, plus que deux, plus qu'une gamine d'une dizaine d'années dans le
confessionnal. Elle frottait ses pieds l'un contre l'autre. J'entendis Morin
lui dire :
— Oui, ma poulette.
Elle ne resta que quelques minutes.
Elle ne resta que quelques minutes.
— Bonjour, Barny, dit le prêtre en
ouvrant le guichet.
— Oh ! non, protestai-je.
— Pourquoi est-ce que vous êtes si impressionnée ?
Je fis effort pour le découvrir.
Quand j'étais spontanée, j'étais hypocrite. Mon premier mouvement ne venait
généralement pas de moi, mais d'un avocat marron. Pour atteindre la sincérité,
je devais m'en approcher avec précaution, comme un chat d'un oiseau.
— C'est par vanité que je suis
impressionnée, répondis-je.
— Ça va passer, vous allez voir, ce n'est rien du tout.
Répétez après moi : Seigneur, éclairez ma conscience, afin que je discerne
tout ce qui vous a offensé, et que je l'expie par une humble confession, une
vraie contrition et une sincère pénitence.
— Seigneur, éclairez ma conscience, afin que je discerne
tout ce qui vous a offensé...
— Et que je l'expie par une humble confession, redit Morin.
— Il faut absolument que je répète ça ?
— Oui, mais prenez votre temps. Rien ne presse.
— Et que je l'expie...
— Par une humble confession, répéta Morin pour la troisième
fois.
— Par une humble confession, une
vraie contrition, et une sincère pénitence, dis-je d'un trait à toute vitesse,
en avalant les mots.
— Votre esprit plein de bonté me
conduira dans le droit chemin.
— Votre esprit plein de bonté me
conduira dans le droit chemin.
— Seigneur, vous me vivifierez dans
votre équité.
— Seigneur, vous me vivifierez dans
votre équité.
— Vos mains sont toujours pures,
n'est-ce pas ?
— Non. Non, mon père.
— Votre corps est le temple du
Saint-Esprit. Il faut avoir le plus grand respect pour lui. Vous ne trouvez pas
ça merveilleux, un organisme humain ?
— Si.
— Alors, il ne faut pas le galvauder.
Vous ne serez plus vicieuse ?
— Non.
— Est-ce que vous êtes gentille, au
bureau ?
— Les autres me détestent parce que
je me suis convertie.
— Et vous, est-ce que vous les aimez ?
— Je n'y arrive pas. Dieu, s'il
existe, je l'adore, parce qu'il est parfait et tout-puissant. Mais elles...
— Vous savez ce que saint Jean a dit
pour les gens comme vous ?
— Non.
— Il a dit : « Celui qui
dit "J'aime Dieu" et qui n'aime pas ses frères, est un menteur ».
Le silence se fit, écrasant, et dura.
Morin finit par le rompre en demandant :
— Il n'y a rien d'autre qui cloche ?
— Si.
— Qu'est-ce que c'est ?
— La première fois que je suis venue
ici, je me mentais à moi-même en me disant que c'était par dérision. Je crois
que j'ai joué une sorte de comédie depuis des mois, que je me suis cachée, que
j'ai pris la fuite.
— Ça s'appelle la résistance à la
grâce. C'est tout ?
— Oui.
— Pour ces fautes, vous direz
simplement, une fois : Mon Dieu, faites que j'aime mon prochain comme
moi-même par amour de vous.
La légèreté de cette pénitence
m'accabla.
Le dimanche qui suivit, j'allai à la
messe dialoguée de six heures à Saint-Mesmin, l'église voisine de mon domicile.
Je suivis l'office dans le volumineux missel-vespéral quotidien, tout écorné,
dont Morin avait tenu à me faire présent. Je m'approchai avec les autres du
banc de communion. Misereatur tui omnipotens Deus, et, dimissis peccatis tuis,
perducat te ad vitam aeternam : Salut, ô mon dernier matin. Indulgentiam,
absolutionem et remissionem peccatorum nostrorum tribuat nobis omnipotens et
misericors Dominus. Sérénade au bourreau. Ecce Agnus Dei, l'Agneau terrible. Je
m'en retournai à ma place dépourvue de toute grâce sensible, l'âme désertique,
mais scellée, définitivement, je le savais, par le petit cachet blanc.
— Il faut que tu commences à aller au
catéchisme, dis‑je à France, d'un ton que je m'efforçais de rendre naturel.
Elle me rit au nez :
— Il y a longtemps que j'y vais.
— Comment ! Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit ?
— T'aurais pas voulu.
— Pourquoi est-ce que les Plantain ne m'ont rien dit ?
— Elles ne le savent pas.
— Quand est-ce que tu y vas ?
— Après l'école.
— Elles ne s'inquiètent pas que tu rentres en retard ?
— Elles croient que j'étais en retenue.
* * *
Depuis le départ en vacances de sa
mère et de sa Christine Sangredin déjeunait avec moi au restaurant
communautaire. Après avoir absorbé la soupe grise, pâturé la naveline ou la
raveline, nous allions manger notre dessert sur un banc de la place
Saint-Mesmin, en face de l'église.
— C'est chic que tu sois revenue, dit Christine.
— J'en souffre horriblement.
— Oh ! pourquoi ?
— Imagine un escargot arraché de sa coquille, vivant encore,
couvert de plaies qu'il traîne dans la saleté et sur les cailloux.
— Le soleil séchera les plaies, assura Christine avec un
rayonnant sourire.
— Toi, lui dis-je, toi capable de vraie fraternité, comment
peux-tu être collabo ?
— La France ne peut pas s'en tirer
autrement.
— Même si c'était vrai, même si la résistance était vouée à
l'échec, même si la collaboration était pour la France le seul moyen de
subsister, tu n'aurais pas le droit, toi, chrétienne, d'accepter ce moyen.
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu'il vaut mieux que la France crève plutôt que de
vivre en état de péché mortel.
— Oh ! dis, ce n'est pas parce que la France accepte la
collaboration comme un moindre mal qu'elle est en état de péché mortel.
— Si, puisqu'elle accepte qu'on déporte et qu'on tue des
gens qui n'ont rien fait, comme le frère de Sabine, par exemple, entre autres
milliers.
— En résistant, on s'attire des représailles, c'est tout ce
qu'on y gagne.
— Autrement dit : toi, catholique, tu consens à ce
qu'on passe ma fille dans la chambre à gaz pour que la tienne garde son quart
de lait ?
Christine parut ébranlée. Elle
demanda :
— Tu trouves qu'il faut sacrifier la
vie des siens même si ça ne sert à rien ?
— Ceux qu'on embarque sont les tiens autant que les autres.
— Des youpins surtout.
— Justement. Notre-Seigneur est un youpin.
— Nous, à la maison, d'être sûrs que les maquisards feraient
mieux de rester tranquilles, ce n'est pas ça qui nous empêche d'être chrétiens : l'autre jour, maman
en a soigné un qui était blessé au bras et elle lui a réparé ses vêtements.
* * *
— Je ne comprends pas, dit Christine,
que ça ne te donne aucune joie de pratiquer.
— Au contraire, ça m'enlève de la
joie ; ça me fatigue, ça me prend, je n'ose pas dire : ça me perd du
temps, ça me demande toutes sortes d'efforts : d'attention, de
recueillement, d'acquiescement, de renoncement, de luttes contre le respect
humain, le dégoût, etc. etc.
— Tu as la foi, pourtant, puisque tu
t'es convertie.
— Ça été une impulsion comme physique. Ma foi, elle est
surtout faite, je crois, de doutes contradictoires qui se neutralisent. C'est
une foi de dernier ordre.
— En somme, quand tu vas à l'église, c'est comme si tu
faisais des heures supplémentaires ?
— Non. C'est drôle, bien que je ne m'aperçoive pas que la
communion m'apporte autre chose que dérangement, pourtant, c'est idiot, quand
j'ai communié, je pense chaque fois avec inquiétude : « Dire qu'il va
falloir attendre toute une semaine avant de recommencer ».
— Pourquoi attends-tu une semaine ? Pourquoi ne vas-tu
pas communier en semaine ?
— Il ne manquerait plus que ça.
— Moi, j'y vais bien deux ou trois
fois par semaine. Pourquoi est-ce que tu n'irais pas ?
— Tu crois ? demandai-je, hésitante.
Rentrée chez moi, l'envie me prit de
suivre, et même de dépasser le conseil de Christine. Le néant de ma communion
dominicale m'incitait à la rendre quotidienne. Sur-le-champ, je m'engageai à
participer à la messe et à recevoir l’eucharistie tous les jours de ma vie,
sauf cas de force majeure.
« Cela vaut la peine d'être
venue », pensai-je le lendemain matin, et les centaines de matins qui
suivirent, à Saint-Mesmin. J'aurais difficilement pu dire quelle sorte de
bienfait m'apportait l'hostie. Tout, en moi et hors de moi, demeurait inchangé,
sans amélioration ni apport. Mais ce critiquable ensemble bénéficiait d'une
transposition. Ainsi, un paysage mesquin, des modèles vulgaires, reproduits
fidèlement, dans toute leur médiocrité, par un peintre de génie, sont des
chefs-d'œuvre, ainsi nous tous, fixés sur la toile divine, devenions beauté.
C'était là la vie éternelle, commençant à l'instant. Telle qu'en moi-même
enfin...
Ma joie croissait comme un enfant qui
grandit. Introïbo ad Deum qui laetificat juventutem meam, exultais-je. J'étais
la goutte d'eau vinifiée.
Quand Morin sut que j'allais chaque
jour à la messe, il leva les yeux au ciel et dit :
— Sainte fille, va !
Complètement confite en dévotion, maintenant. Et alors, pratiquement ?
J'allais une fois par semaine
chercher un journal clandestin, ronéotypé, chez Lucienne Bernhardt. Je le
faisais circuler au bureau et, quand on l'avait lu, je le reportais chez
Lucienne. Mais, même avant ma conversion, j'aurais effectué cette navette. Je
voyais d'ailleurs autour de moi des incroyants risquer bien plus. À la nuit
tombante, Lucienne allait couvrir un pylône près de chez elle de croix de
Lorraine et d'inscriptions à la peinture noire : « Demain 1918 »,
« Libération » et « Mort aux nazis ».
Un de ses voisins, un gamin de
quatorze ans, transportait des balles dans le guidon de sa bicyclette.
J'apportais bien, de temps en temps,
une part de mes rations à mes camarades, mais, pour les décider à accepter, je
devais recourir au mensonge :
— Je n'ai jamais pu supporter les œufs
de conserve.
Ou :
— L'huile officielle, je vous assure
que je n'en ai pas besoin, mes amis m'ont donné un litre d'huile de noix.
Ces offrandes assaisonnées de fictions
ne devaient guère plaire au Christ.
Le soir, je faisais ruisseler sur moi
la chaste eau froide. Toute vibrante d'hosanna, je me couchais, les bras
croisés au-dessus du drap pareil à une nappe de communion.
Il m'arrivait de continuer à prier en
dormant. Ces oraisons de rêve l'emportaient encore en ferveur sur les prières
du jour, comme les fleurs d'altitude surpassent par leur éclat celles de même
espèce croissant dans la plaine.
Après la messe, je faisais une
demi-heure de gymnastique, pour entretenir l'outil que m'avait prêté Dieu.
Je me contraignais à ne descendre de
bicyclette à aucune côte, si raide fût-elle.
Le dérisoire, le burlesque de mes
sacrifices me tracassait. A-t-on tué le vieil être parce qu'on mène une vie
tenant à la fois de celles du mystique et du coureur cycliste ?
Non seulement ma conversion ne
suscitait chez moi aucune action appréciable, mais parfois elle me rendait pire
qu'avant. Ainsi, quand on m'offensait, du temps de mon athéisme, je laissais
éclater ma colère, à moins que la peur ne l'emportât. Maintenant, je répondais
par un sourire que je souhaitais suave, mais qui fit, dire à une de mes
collègues :
— Vous, quand je vous vois avec votre
sourire, je crois que je vais attraper une crise.
Et elle fit un amer rictus, qui
était, me dit-elle, l’exacte reproduction de mon sourire.
Je racontai l'incident à Morin, qui
s'en amusa.
— Quand on n'a pas encore l'habitude,
dit-il, nos efforts sont un peu grimaçants. Peu à peu, ça devient plus aisé.
— En tout cas, pour le moment, je me
sens comme Byron enfant quand il est devenu lord : il s'étonnait de se
trouver pareil à ce qu'il était avant.
— Vous n'êtes pas devenue lord, vous
êtes entrée en apprentissage.
— Oui, mais l'apprentie que je suis
n'agit pas de manière suffisante pour devenir jamais ouvrière qualifiée.
— Un vrai chrétien ne se préoccupe
pas tellement de son salut, ni de sa sanctification. C'est l'affaire de Dieu.
— Alors de quoi donc se
préoccupe-t-il, votre vrai chrétien ?
— Des autres.
— Justement, je l'ai lu dans saint
Paul : rien de ce que je fais, de ce que je pourrais faire, ne saurait
être accepté par Dieu, puisque je n'ai pas un atome de charité.
— Ça viendra, répondit Morin.
Béatrix Beck, in Léon Morin, prêtre