Lorsque Guizot reçut sous cette
coupole Lacordaire, le premier religieux admis à l'Académie française
depuis trois siècles (vous serez le second), il surprit le public en appelant
ce dominicain « Monsieur ». Je le surprendrai peut-être, en vous
appelant tout simplement : « Père ».
Mon Père,
Permettez-moi
de vous remercier
pour cette première parole silencieuse, qu'est le symbole de votre habit.
L'habit de saint Dominique, vous l'avez porté sous la coupole, comme l'avait
fait jadis le Père Lacordaire. Cette apparition blanche est déjà un discours.
Non, certes, que vous regrettiez les temps révolus où le costume désignait
l'état secret de la vie, la consécration aux aimes ou à l'Église, en somme le
désir de porter l'apparence jusqu'à la dignité de l'être. Ces temps sont révolus, et désormais personne ne veut
paraître ce qu'il est, ni ce qu'il fait dans la société. Chacun désire qu'on
oublie sa fonction, et le vêtement dissimule jusqu'à la différence du sexe. On
voudrait se confondre avec les autres et n'être qu'un exemplaire monotone de la
blanche espèce humaine. Mais il y a encore certains îlots où le vert, le noir,
le rouge et surtout la blancheur, désignent, comme par le passé, ce qui est
caché au-dedans. Viendra bientôt un temps où l'humanité ne trouvera plus que
dans les monastères et les grands ordres religieux de moines et de moniales ces
formes blanches et noires d'hommes et de femmes qui lui rappelleront sa
destinée.
Vous avez revêtu, disais-je, l'habit
de Lacordaire, cet habit qu'il fallait assez d'audace pour prendre lorsqu'il
réintroduisait en France la règle des ordres religieux, si peu comprise après
Voltaire et la Révolution, même par les esprits les plus libéraux. Et ce fut un
jour solennel sous cette coupole que celui où l'on vit apparaître la forme
blanche de Lacordaire, qui prononça l'éloge de M. de Tocqueville.
* * *
Ce qui avait fait la gloire de
Lacordaire, c'étaient les conférences de Notre-Dame. Ce sont vos conférences à Notre-Dame
qui vous ont appelé ici.
Mme Swetchine, cette femme
exceptionnelle, génie slave transplanté rue Saint-Dominique, groupait à Paris
l'élite politique et religieuse. Elle a donné le premier exemple du dialogue
œcuménique, et de cet entretien, encore plus difficile, qui consiste à
réconcilier entre eux les catholiques de droite et les catholiques de gauche.
Mais, disait-elle, c'est en entrant dans la pensée des autres qu'on se
réconcilie avec la sienne. Elle avait su persuader un prélat légitimiste, Mgr
de Quélen, membre de l'Académie française, d'appeler à Notre-Dame ce converti
fougueux qu'était le jeune Lacordaire. Et elle avait surtout compris qu'il
fallait cesser de faire à Notre-Dame des discours, ou des sermons, ou des
oraisons funèbres, mais qu'il fallait reprendre l'idée des Pères grecs, qui
concevaient que l'idéal de toute parole, même ecclésiastique, était la
conversation, la causerie d'égal à égal, l'homélie. Qui donc a défini ainsi
l'éloquence : « Être éloquent, c'est dire quelque chose à quelqu'un ».
Et combien ne disent rien ! Combien disent trop, parlent à tous, alors
que le véritable orateur descend dans le cœur de chacun, qui se sent
directement concerné, comme au jour de la Pentecôte faisait l'Esprit.
Lacordaire inventa la conférence dans la basilique.
Le cours public, le discours, la
conférence sont devenus, surtout après Mai
68, des genres désuets. On a redécouvert la causerie, où les disciples sont
les maîtres des maîtres, comme au temps de Platon et de Phèdre, au temps de Jésus « retrouvé
parmi les docteurs » alors qu'il « les écoutait et les
interrogeait ». Comme vous, j'allais jadis en Carême à Notre-Dame pour
entendre le Père Janvier, le Père Sanson. Comme vous, j'examinais cet art
ancien de l'éloquence dont la Sorbonne ne me parlait plus, et qui allait
bientôt s'éteindre même au parlement : la radio a mécanisé la parole
humaine. Je me souviens d'avoir entendu Marc Sangnier (comme Alain entendait
Jaurès, comme Bergson entendait Viviani), d'avoir cherché comme vous comment procède
l'orateur lorsqu'il veut remplir sous une voûte de pierre un vaste espace vide.
D'abord des phrases assourdies, un peu hésitantes, dont il attend l'écho, comme
s'il voulait créer à l'intérieur de la pierre une sphère sonore, comme s'il
disposait avec patience une toile faite de fils invisibles sur lesquels il ne
fait passer d'abord aucun frémissement. Ces premières mesures créent cette
complicité nécessaire à l'art oratoire pour faire de ses auditeurs d'abord
juxtaposés un seul peuple attentif. Et vient un moment où, la parole engendrant
la parole et se soutenant elle-même, l'auditeur et l'orateur se trouvent
ensemble dans un état de sommeil et d'éveil, délivrés du poids de l'existence
et prêts à consentir. C'est à ce moment-là que Lacordaire (et, je crois, tous
les orateurs), laissent flotter les rênes, étonnés d'entendre « cet
accent », disait Lacordaire, « qui me trouble moi-même, et que je ne
connaissais pas ». C'est ce moment où celui qui parle devient la parole
même.
Et ce moment passé, peu importe que l'orateur
finisse ou ne finisse pas, poursuive ou ne poursuive pas, conclue ou ne conclue
pas. Il ne faut pas qu'il tourne autour de sa finale comme un Boeing qui
cherche la piste, mais qu'il se pose à la manière des mouettes, finissant sans
avoir l'air de finir, et faisant lentement sur ses frêles épaules le signe de
la croix. Alors, rentré dans la sacristie ou dans sa cellule, l'orateur sacré
s'interroge lui-même. Il se demande s'il n'a pas parlé trop bien. Lacordaire se
flagellait.
La différence de l'orateur profane et
de l'orateur évangélique est grande. Pour le prédicateur de Jésus-Christ, son
premier converti, et si j'ose dire sa première victime, c'est lui-même.
L'aboutissement de votre discours, c'est votre prière. Quant à vos auditeurs,
ils devraient entrer dans le silence. Un stoïcien orateur disait à
l'assemblée : « S'il vous reste encore quelque liberté pour m'applaudir,
c'est que je ne vous ai pas convaincus ». Chaque fois que je vous ai
entendu, j'ai découpé dans la musique verbale un moment où vous aviez ce
frisson qui révèle l'homme. Michelet disait qu'un cours public devait être un
exposé lucide, traversé par des cris d'intimité. Et ce sont ces cris que seuls
nous retenons.
Je me souviens qu'ayant rencontré
après quarante ans mon ancien élève Jean Verdier, le si regretté préfet de Paris, je lui ai
demandé quelle était la leçon de philosophie qu'il avait retenue. Il m'avait
signalé une de ces leçons. Oh confusion, oh surprise ! C'était le jour où
je n'avais rien préparé, où ce que j'avais été obligé de dire était sorti de
mes entrailles.
À Notre-Dame, vous avez fait une
expérience spirituelle incomparable sur le problème de la prédication. Il faut
parler, disait un sage, non pas seulement pour ceux qui comprennent votre
spécialité, qui sont de votre Église ou de votre parti, qui sont vos amis, vos
élèves ; il faut aussi parler pour ceux que vous ne voyez pas, pour ceux
qui vous ignorent, pour ceux qui ne viendront jamais. Et il est vrai que nous
avons toujours deux auditoires, l'un qui est visible, l'autre qui est
clandestin, invisible, indiscernable. Et c'est pourquoi Jésus parlait en
paraboles énigmatiques, qui étaient obscures pour ses Apôtres mais qui
maintenant éclairent tous les hommes : sa mort fut le plus parlant de ses
discours. Un des dangers de la parole publique, de la parole chrétienne, est de
ne parler que pour ceux qui sont au-dedans, comme on le faisait au temps de
Bossuet et hier encore dans les chaires. Mais il existe un danger inverse, qui
est bien visible dans les Églises chrétiennes après le Concile de Vatican II,
qui est de parler seulement pour ceux du dehors, pour les amis de la justice et
de la liberté civique, pour les promoteurs du progrès, pour ceux que Jules
Romains, citant l'inexacte traduction de l'hymne des anges, nommait « les
hommes de bonne volonté ». Alors on risque de réduire l'Évangile à une
déclaration politique sur la justice sociale, le bonheur temporel. Il perd son
identité. Vous évitez ces dangers contraires. Vous êtes social, vous êtes
mystique. Vous êtes vous-même. Vous parlez pour ceux qui ne savent pas, sans
lasser ceux qui savent. Et peut-être avez-vous encore un progrès à faire dans
cet art d'obscurité qui entre dans l'éloquence comme dans la poésie. Puis-je
vous citer la confidence d'une vieille paysanne qui revenait du sermon et qui
me disait : « Notre nouveau curé ne parle pas aussi bien que l'autre.
Figurez-vous, pauvre Monsieur, que j'ai tout compris ! »
Ce mystère de la multiplication des
vérités selon les personnes va prendre un aspect nouveau avec les progrès
techniques, qui sont si souvent des serviteurs de l'esprit, en raccourcissant
l'espace et le temps. Lorsqu'en 1920 j'écoutais avec vous dans la cathédrale,
j'étais gêné par mes voisins. Si je suis seul dans ma chambre à des milliers de
kilomètres, alors se réalise le vrai dialogue pur. Du haut de la fameuse chaire
de Notre-Dame, où nul sans fatigue du cou ne pouvait apercevoir votre visage,
vous deviez jouir confusément de cet auditoire invisible, pulvérisé, fait
d'innombrables esprits
solitaires. Les mille lettres que vous receviez après chaque conférence vous en
ont donné la preuve.
Et demain, lorsque votre visage,
sculpté par l'attention, l'âge et la pitié, sera projeté sur les écrans de
télévision, l'éloquence fera place à une communication plus simple encore.
Avant la télévision, on ne communiait que par la voix. Désormais on parlera
aussi par cette face humaine qui n'admet ni la feinte ni l'emphase. L'homme
entier sera jeté devant un autre homme. Alors enfin on vous verra, comme
présentement ici nous vous voyons. Vous parlerez aussi par votre regard.
Ce que j'ai le plus admiré, en lisant
vos conférences, c'est le courage d'esprit avec lequel vous abordez les
problèmes les plus délicats qui se présentent de nos jours à la conscience
catholique : la morale conjugale, le rôle des laïcs, les mouvements
charismatiques, l'usage de la violence, d'autres encore... Au fond, tout se
ramène pour un théologien à dessiner la ligne difficile qui sépare l'esprit et
la lettre. Je prendrai un seul exemple pour faire toucher du doigt votre
finesse, votre hardiesse.
Il vous est arrivé de prêcher une
station de carême au Vatican, dans la chapelle Mathilde, devant soixante
cardinaux et prélats et, dans un enfoncement invisible, un auditeur privilégié,
tendre et redoutable, celui qui vous avait choisi pour le sermonner. Vous avez
candidement cité un passage un peu honteux de Bossuet, dont entre parenthèse
vous occupez le fauteuil. En 1672, le maréchal de Bellefont avait écrit à
Bossuet pour lui demander comment il conciliait avec ses cinquante domestiques
son appréciation de l'éminente dignité des pauvres, et Bossuet lui avait
répondu qu'il perdait « la moitié de son esprit s'il était à l'étroit dans
son domestique », mais qu'il confiait cette question problématique au
jugement de Dieu. À la place de Bossuet, j'aurais sans doute répondu qu'il peut
y avoir un pharisaïsme du publicain, qu'on peut se ruiner pour garder les
apparences de la pauvreté et gagner honnêtement sa vie en critiquant les pompes
de l'Église. Au reste un évangile dit : « Bienheureux les
pauvres », un autre précise : « Bienheureux ceux qui ont
l'esprit de pauvreté ».
À vrai dire, ce sont des problèmes
qui ont toujours agité la France : l'esprit janséniste tient pour la
lettre et la rigueur, l'esprit jésuite pour la souplesse et l'esprit
d'adaptation. Il me semble qu'en général, pour résoudre les cas de conscience,
vous, dominicain, vous participez à l'esprit jésuite. Vous avez le cœur
accueillant ; vous vous penchez sur les difficultés ; vous êtes toujours
tenté par l'indulgence. Et cela vous prédisposait à être aimé des acteurs.
* * *
Vous avez été l'aumônier des acteurs
et des actrices, et l'ami de ceux qui se consacrent à cette occupation
longtemps condamnée par l'Église qu'est le théâtre.
Nous sommes bien loin du temps où
Molière était enterré sans aucun éclat et où la comédie était considérée comme
un divertissement qui nourrissait les trois concupiscences. Je vous ai entendu
dire à un service funèbre pour Marcel Achard que Dieu lui-même aimait à sourire,
et qu'il avait créé le monde dans un sourire.
Sur le théâtre vous avez écrit un
ouvrage original et neuf, qui demeurera un classique de théologie morale. Vous
serez cité comme l'adversaire de Bossuet, votre prédécesseur. Ce sont les pages
les plus anti-Bossuet de notre littérature.
Contre Bossuet, qui rappelait
l'anathème : « Malheur à vous qui riez, car vous
pleurerez ! » vous avez eu le courage de dire que Molière a joué,
tout mourant qu'il était, pour que les pauvres ne manquent pas de pain. Mauriac
avait entendu le Christ dire à Molière : « Ce que vous avez fait au
plus humble de ces petits, c'est à moi que vous l'avez fait ». Molière
joua, quoiqu'il fût malade, pour éviter le chômage, qui est encore pour tant de
comédiens un mal endémique. Mais vous avez aussi rappelé le propos de
Tertullien qui est si vrai : qu'en revenant d'un spectacle on trouve sa
maison trop simple par rapport aux splendeurs de la mise en scène, et sa femme
moins belle que l'actrice ou la danseuse, et sa vie plus terne, plus monotone.
Mais, philosophe plus encore
peut-être que théologien, vous êtes allé jusqu'à considérer l'essence même du
théâtre, son problème éternel.
Vous vous êtes demandé si l'acteur
n'était pas contraint à un dédoublement de la personnalité. Vous avez cité
cette confidence de Fresnay : « J'ai pu, disait-il, tourner Monsieur
Vincent dans la journée et jouer le soir Auprès de ma blonde. Dans
la pièce, cinq âges différents, cinq maquillages, et dans le film à peu près
autant : dans la même journée, une dizaine de personnages d'aspect et de
comportement différents. Jamais je n'ai senti aussi clairement ce que notre
métier a d'anormal ».
Je me suis entretenu souvent avec
Pierre Fresnay du Paradoxe du Comédien. Je lui disais :
« Comment pouvez-vous être à la fois le docteur Schweitzer, Monsieur
Vincent, Einstein, le défroqué, l'officier aristocrate, le clochard, et vous
incarner tant de fois, tout en restant immobile et inchangé, peut-être
secrètement diverti par vos métamorphoses ? » Il me répondit :
« Vous touchez là le fond de mon art : un comédien doit être celui
qu'il n'est pas ». Il ajoutait : « Et si je vous disais que plus
l'être que je représente diffère de mon être, mieux je joue. Plus les larmes
sont feintes, plus le rire est factice, mieux nous pleurons, mieux nous
rions ». Et je pensais alors que le plaisir que l'on goûte au théâtre
vient en partie de ce que nous y reconnaissons la part d'artifice qui entre
dans la politesse et le jeu mondain, et jusque dans l'expression de nos joies
et de nos deuils, et jusque dans les signes de nos amours.
Et Fresnay remarquait que la sévérité
de l'Église contre les comédiens tenait beaucoup moins à la dissolution de
leurs mœurs qu'à l'essence même du théâtre, qui est d'être une diabolique
imitation. Shakespeare avait déjà dit que la nature du comédien était monstruous.
Si vous aviez causé avec Fresnay,
vous auriez sans doute répondu que le prêtre aussi change de paroles,
d'attitude et pour ainsi dire d'amour à chaque pénitent de son confessionnal.
Et il ne faudrait pas, sans doute, vous pousser beaucoup pour vous faire avouer
que seul un grand saint pourrait être un comédien véritable, authentique :
l'efficacité de la grâce lui permettant d'avoir plusieurs êtres à la fois et de
s'emparer des passions, si diverses, si changeantes, si contradictoires, pour
les unir, chacune diversement, à l'Amour divin impassible qui a créé les
passions humaines.
J'ai considéré aussi qu'il y avait
une affinité entre l'action du théâtre et l'action sacrée. L'art du théâtre
n'imite-t-il pas toujours comme l'indiquait l'ancien plafond de la
Comédie-Française, la chute d'Adam et Eve autour de l'arbre mystique ? Le
comédien nous en fait rire, le tragédien nous en fait gémir et pleurer.
M'est-il permis ici de poser une
question indiscrète, et de me demander si l'office du pasteur et du prêtre
(comme aussi celui du professeur), en vous forçant à jouer un rôle sublime, ne
vous conduit pas à un procédé théâtral ? Je touche ici à un problème assez
commun : tout honnête homme est obligé de paraître ce qu'il n'est pas. En
notre temps d'authenticité, on reproche l'hypocrisie aux croyants. On leur dit
qu'ils jouent un rôle et qu'ils ne sont pas ce qu'ils paraissent être. Mais, je
vous le demande, comment être héroïque à la guerre, comment être honorable dans
les magistratures, comment être tout simplement honnête, comment condamner les
honnêtes gens au nom de la sincérité, sans jouer un rôle, sans avoir quelque
art de paraître, qui est alors apparenté à l'art de l'acteur ? Molière,
avant d'accuser Tartuffe, regarde-toi toi-même !
Vous avez aussi remarqué que vous,
orateur sacré, deviez beaucoup aux comédiens pour vous corriger. Les comédiens
connaissent les trucs et les recettes du pathos : c'est leur métier. Ils
préfèrent que l'orateur bafouille et parle mal, pourvu que ce soit sincère. Ils
repèrent tous les procédés. Et, dans les nouvelles liturgies, je sais qu'ils
sont parfois déconcertés et qu'ils préfèrent à nos nouveautés les liturgies
anciennes et graves qui ont pour elles la pérennité.
Vous vous êtes enfin posé une
« terrible question » : peut-on réaliser un chef-d'œuvre à la
fois avec son art et avec sa vie ? Les forces de l'homme ne sont-elles pas
limitées ? Et ceux qui les mettent dans leur œuvre peuvent-ils les maintenir
dans leur vie ? Peut-on réaliser un chef-d'œuvre à la fois avec son art et
avec son existence ? Vous répondez que, lorsqu'on échoue, et l'on échoue
presque toujours, Dieu sauve l'artiste de sa folie par une profonde et secrète
douleur, qui est alors la rançon de ses succès en ce monde.
Ainsi, mon Père, lorsque vous
réfléchissez sur le théâtre, vous portez votre scalpel comme la Parole divine,
à la couture de l'âme et de l'esprit. Sainte-Beuve disait que, lorsque la Cour
et la Ville bruissaient d'applaudissements, Molière solitaire et morose
contemplait, derrière le mal qui égayait, « le mal profond dans son
entière étendue ». J'ai été frappé de retrouver, chez Marcel Achard et
chez Marcel Pagnol, ce même esprit de contemplation. Ceux qui nous font rire
sont tristes.
* * *
En somme, il n'est pas facile de
percer le mystère du comédien, qui est indéchiffrable aussi pour lui-même. Mais
plus paradoxal, plus inquiétant pour la raison commune et pour la société
démystifiée, est le mystère du prêtre.
J'entends parler ici du prêtre catholique,
cet être solitaire dès la vingtième année, qui renonce à l'amour de la femme et
plus encore à la paternité, ces seuls biens qui nous permettent, avec notre
corps de chair, de lutter contre la mort. Nous savons des penseurs qui, comme
Stendhal, comme Michelet ou Paul Valéry, se sont irrités contre l'idéal du
prêtre, et se sont parfois demandé si cet idéal inhumain est possible sans
mutilation. Ils s'étonnent devant cet être doué de pouvoirs étranges, et qui
cependant est l'un d'entre nous, pauvre comme nous, pécheur comme nous, et
d'autant plus conscient de son imperfection qu'il a visé plus haut que nous.
Ayant connu beaucoup de prêtres
autour de moi, j'étais curieux de savoir quelle est la conscience qu'un prêtre
prend de lui-même. Stendhal, Balzac, Hugo, Zola, Barbey d'Aurevilly, Bernanos
se sont affrontés à ce secret, peut-être impénétrable. En lisant l'histoire de
votre vie, j'ai cherché en vain quelque indication. Le secret d'un prêtre est enseveli
dans le silence. À l'heure où le nombre de prêtres diminue, où l'identité du
prêtre est mise en question jusque dans l'Église, le sacerdoce passe par une
épreuve. Et il ne sera vainqueur et purifié qu'au jour où après l'expérience
des aberrations, la pensée aura redécouvert ces valeurs d'intimité, de pudeur,
de secret, de mystère, inséparables et nécessaires, à mon sens, pour atteindre
ce je ne sais quoi que les philosophes ont scruté de Parménide à Heidegger et
que, faute d'un autre mot, ils appellent l'ÊTRE
.
Les lecteurs de vos confessions ont
recueilli les pages presque indiscrètes qui racontent vos plus grandes joies.
Et la joie d'un apôtre est de prendre en collier à son cou la brebis
perdue : ce qui était la volupté du Verbe fait chair.
Mais ici, que de problèmes intimes
inexprimables se posent, sur lesquels vous jetez quelques lumières !
L'apôtre n'a-t-il pas ses cas de conscience ? Comment respecter la liberté
lorsqu'on s'adresse à cette liberté pour la convaincre, pour la
convertir ? J'ai trouvé dans le récit de vos rencontres apostoliques un point
sur lequel je ne suis pas d'accord avec vous. Il s'agit d'une visite que vous
fîtes à Henry de Montherlant quand était joué son Port-Royal à la
Comédie-Française.
« Il me regardait »,
disiez-vous, « avec un air faussement détaché ». Vous lui aviez annoncé
l'entrée en religion d'un de ses amis. Vous ajoutez : « Le monde
secret où des hommes bataillent avec Dieu était pour lui un monde
inconnu ». De cette visite tragique (quand on pense à ce qui devait
survenir dans cette même chambre où vous causiez avec lui), Montherlant avait
aussi parlé. Et il m'avait dit : « Je ne sais pas pourquoi le Père
Carré est venu me voir : est-ce pour préparer une candidature à
l'Académie ? est-ce pour me préparer à ma dernière heure ? » Il
est clair que les deux hypothèses le choquaient, et qu'elles étaient toutes les
deux fausses, comme était inexacte, à mon sens, celle que vous portiez sur
Montherlant, qui avait si fort le sens de la noblesse, humaine et divine. Mais
il est difficile à l'incroyant qui pense sans cesse à la mort de rencontrer un
prêtre qui y pense pour lui. Chacun songe à une dernière heure : l'un veut
se prémunir d'une faiblesse dernière, l'autre veut préparer une âme à
l'éternité. Quant à vous, mon Père, vous avez toujours senti devant ceux que
vous rencontrez dans cette heure suprême où la perception du passé est modifiée
du tout au tout par l'approche de la reddition des comptes, la vérité d'une
réflexion de l'abbé Huvelin à propos de Littré mourant : « Je ne l'ai
jamais sollicité ; toujours je l'ai suivi ».
Les épisodes de la vie de Lacordaire
vous sont présents et souvent ils vous guident. De même que Lacordaire était
allé voir et entendre à Ars son humble vainqueur en éloquence, vous êtes allé
visiter, à San Giovanni Rotondo, en Calabre, le capucin Francesco Forgione,
qu'on appelle le Padre Pio. Tout à
côté de lui, vous assistiez à cette lourde et lente et radieuse agonie d'un
prêtre stigmatisé, où l'on découvre au moment de la consécration la réalité du
sacrifice de la messe et sa différence avec un repas mystique de commémoration.
Le prêtre catholique porte ce grand mystère en lui : c'est là sa grandeur,
sa solitude ; le moment où il échappe au monde chaque jour pour en
pénétrer la profondeur. Les comédiens jouent la Passion sur le parvis de la
cathédrale ; les évêques et les prêtres la réalisent au chœur de la
cathédrale, comme si cette Passion était le drame unique, le seul qui mérite ce
nom et dont l'ombre se projette dans tous les autres drames de l'existence.
Mais il me faut descendre de ce sommet, peut-être inexprimable, de votre
existence secrète, pour parler de votre action visible en cette fin du deuxième
millénaire après Jésus-Christ, dans une crise du monde et de l'Église qui n'a
pas de véritable analogue dans l'histoire. On ne sait jamais lors d'une crise
si l'on assiste à un crépuscule ou à une aurore, à une fin ou à un
recommencement, à l'Apocalypse ou à la Genèse. Cette fois,
l'imminence est proche, l'enjeu presque infini... Vous m'avez appris qu'un
discours est une spirale qui monte en accélérant vers sa pointe ; que le
dernier quart d'heure toujours est capital.
* * *
Que de différence, avec ce mois de
janvier 1861 où Lacordaire faisait ici l'éloge de M. de Tocqueville !
C'était l'heure où Hugo écrivait : « Le XIXe siècle a été
grand ; le XXe sera heureux. Il n'y aura plus
d'événements ». Tocqueville disait alors si profondément : « Les
Français veulent l'égalité, et, quand ils ne peuvent l'obtenir dans la liberté,
ils la souhaitent dans l'esclavage ». C'était l'heure où Nietzsche et Dostoïevsky
avaient raison contre tous les prudents et les sages, car ils entrevoyaient une
crise sans précédent et qu'ils résumaient ainsi : d'abord une mort de
Dieu, ensuite une mort de l'homme.
Votre vie de penseur et de
prédicateur a été sans cesse confrontée au drame de notre civilisation. Je veux
dire comment vous vous y êtes situé.
Vous appartenez à cet ordre
dominicain dont la vocation est de transmettre à chaque époque d'une manière
publique ce que l'on a contemplé d'une manière secrète. Mais comment le
transmettre à la fin de ce second millénaire où l'humanité a déjà reçu ce
message évangélique et l'a rejeté pour des raisons qu'elle croit
valables ? Comment affronter cet athéisme pratique, à l'Occident comme à
l'Orient, qui compose une négation latente ? Comment, surtout, le faire
après le Concile du Vatican II, lorsque l'effort de rajeunissement et
d'adaptation semble aboutir à déconcerter la foi, à tarir les vocations
religieuses ?
La crise présente de l'Église ne peut
étonner ceux qui ont étudié la postérité des grands conciles, et en particulier
du Concile de Nicée, où l'Église, pendant le IVe siècle, s'il n'y
avait pas eu le pape Libère et les laïcs pour garder la foi définie à Nicée,
faillit se retrouver arienne. Un concile remue les profondeurs. Il fait surgir
à la fois le grain et l'ivraie, il faut un long espace de temps pour les
discerner. Or, notre époque est impatiente et le temps s'accélère. D'où ce
phénomène, qui est fatal en toute croissance : les uns rejettent le
Concile au nom du passé et d'autres au nom de l'avenir, comme à chaque instant
nous rejetons le moment présent tantôt par trop de hâte tantôt par trop de
mémoire, tantôt par trop d'espérance, tantôt par trop de crainte. Votre ordre
dominicain est un ordre pilote, actif et contemplatif. Comment ne serait-il pas
touché par cette raréfaction, cette anarchie, cette incertitude, cette
confusion si générale de la mystique et de la politique, c'est-à-dire de
l'éternité avec le temps ?
Mais élevons-nous plus haut. Allons
jusqu'à l'ultime interrogation. Cherchons à penser notre place dans le monde,
le sens de l'existence éphémère.
Nous tous qui voulons penser le
monde, nous devons choisir finalement entre deux hypothèses et deux hypothèses
seules. Ou bien il n'y a que des hasards et des nécessités ; ou bien il y
a une fin, une Cause des causes, qui est une pensée. Et la nature, comme
l'histoire, évolue vers un moment final où ce qui est mortel en nous sera
absorbé par la vie. Cet univers muet n'a d'autre fin que d'être une
cybernétique divine, et comme le disait Bergson à la dernière ligne de son
dernier ouvrage, une machine à faire des dieux.
À chacun de nous de choisir entre ces
deux explications des choses. Mais si, comme je le crois, la seconde est seule
juste, alors, ce sont les héros, les sages et les saints qui sont les vrais mutants,
les annonciateurs de ce moment ultime que nous appelons la fin et
qui est déjà présent au milieu des causes. Ainsi, par voie de conséquence,
c'est l'homme consacré, et singulièrement le religieux, qui est l'être des
derniers temps, l'être futur, l'être eschatologique, comme on a dit au
Concile, la colombe qui annonce que le déluge du temps est fini, et que l'arche
va aborder bientôt à l'immuable. Voilà, mon Père, comment je me représente
votre raison d'être, comment, au-delà du problème posé par les religions, je
vous situe dans l'évolution des mondes. Et cela d'autant plus qu'à notre
époque, après vingt siècles de christianisme et quarante siècles de révélation,
il me semble que se prépare une mutation sans précédent qui nous mènera dans
l'abîme, ou qui nous obligera à nous dépasser, car la médiocrité ne sera plus
tenable.
À première apparence les héros, les
sages et les saints sont au service des hommes ; mais plus profondément,
on pourrait dire que, dans la prédestination suprême, si l'histoire existe
(si les nébuleuses, si la matière existent) c'est pour que se
peuple la cité des saints. La création et l'évolution seraient assez
justifiées, si elles avaient produit des héros, des sages et des saints, je
veux dire des êtres dignes d'aimer et d'être aimés. Or, ici le nombre n'a pas
d'importance. Qu'importe que les dominicains de l'an 2000 soient moins
nombreux ! La qualité est la quantité à l'état naissant. Le monde va vers
de grandes épreuves, peut-être vers des catastrophes ? Mais le
renouvellement de toutes choses est toujours possible. Et les plus grands
succès sont du côté des plus grands risques. C'est cette humanité purifiée et
nouvelle que vous préparez, en excitant en vous et dans les autres cette
énergie appelée espérance, dont à Notre-Dame vous avez si bien parlé. Je
suis persuadé que l'excès du mal, comme il est arrivé souvent dans l'histoire,
donnera lieu à une purification et que l'Ordre dominicain, image de l'Église,
retrouvera en qualité pure ce qu'il aurait perdu en quantité. Vous
l'avouerai-je pourtant ? J'ai peur que les générations soient sévères pour
nous. J'ai peur qu'elles nous reprochent, à nous tous, guides des images, des
informations, des pensées, d'avoir trop respecté ce tyran aux mille têtes que
l'on nomme l'opinion. J'ai peur que nous soyons jugés sur nos silences ;
et que se murmure en nous le cri du prophète : « Malheur à moi parce
que je me suis tu ! » Vae mihi quia tacui. Robert Aron, dont
j'avais tant désiré faire ici l'éloge, me répétait l'avant-veille de sa
mort : « Avant tout la vérité. Avant tout la justice ». Je ne savais
pas qu'il me laissait en testament le plus pur de la tradition d'Israël, qui
est aussi la nôtre.
* * *
J’aimerais tenter de dessiner un
diptyque : les dominicains et les jésuites. C'en est bien l'occasion.
Le dominicain conserve l'esprit du
moyen âge. Il a la candeur du héraut d'armes. Il clame, il proclame ; il
résume la pensée dans les sommes théologiques. Il prêche sans trop se
soucier des adaptations : c'est un croisé. Le jésuite est l'homme des
temps modernes, armé, pratique, transformateur. Il transpose dans la conquête
des esprits les méthodes de la guerre. Considérez les élèves des
jésuites : Descartes, Voltaire, Foch, de Gaulle. Ils sont éminemment
stratèges. Et c'est bien l'esprit stratégique que nous avons admiré en Jean
Daniélou, dont l'impétuosité se portait au lieu de combat, au point le plus
exposé du champ de bataille, sans trop se soucier des contradictions ou des risques.
Il avançait seul, pionnier plutôt que maître, initiateur plutôt qu'organisateur,
agité tout autant qu'actif, explosant jusque dans ses gestes, homme de la mer
plutôt qu'homme de la terre : il était né dans la Bretagne de Pélage, de
Lamennais et de Renan. Je retrouvais en lui un contestataire dompté, qui avait
soumis ses impulsions à l'obéissance jésuite, à la discipline romaine.
Il était beau et bon de l'entendre
louer par vous comme il avait été loué par le comte d'Ormesson il y a si peu
d'années (pour nous faire mesurer la brièveté du bonheur). Et, en vous
écoutant, je continuais de dessiner ce diptyque, jadis si visible entre un
grand ordre et une grande compagnie. Ici la liberté féodale, et là une
discipline presque militaire. Ici, l'amour de la vérité poussé jusqu'à son
abîme, qui est l'intolérance inquisitoriale. Là, l'amour de charité poussé
jusqu'à l'opportunisme de la casuistique. Mais toujours, chez les plus grands
esprits de chacune de ces familles, un désir d'imiter l'autre : le souci
chez les jésuites de tempérer le zèle et l'adaptation par l'amour du seul vrai ;
le souci chez les dominicains de tempérer les arêtes doctrinales par l'amour
des personnes.
Daniélou, me disais-je, est un
jésuite porté vers la rigueur dominicaine, Carré évangélise les comédiens,
comme bien des jésuites l'auraient désiré. Et, après Vatican II, il arrive que
la différence des instituts s'estompe, que chacun s'empare de ce qui est
meilleur dans l'autre, afin de figurer l'impossible, éternelle et nécessaire
alliance de la charité et de la vérité, de la miséricorde et de la justice.
* * *
Je récitais à mon père par manière
d'excuse cette phrase de Lacordaire aux pères de famille : « C'est
l'honneur de l'homme de retrouver dans ses enfants l'ingratitude qu'il eut pour
ses pères ». Faisons ici mentir Lacordaire : cédons à la gratitude.
En ce jour de gloire pour votre Ordre sept fois séculaire qu'il me soit permis
de nommer les neuf dominicains qui m'ont aidé à vivre : dans ma jeunesse
le Père Louis, le Père Barge, le Père Gillet ; à Jérusalem, le Père
Vincent, le Père Benoit, le Père Lagrange ; en captivité, le Père
Genevoix, le Père Grégoire, le Père Congar. Tous, pour mon cœur vous les
représentez.
Le comte d'Ormesson avait formé le
projet de présenter le Père Daniélou aux suffrages de l'Académie française, et
il avait écrit au Général des Jésuites, le Père Arrupe, pour qu'il permît au
Père Daniélou de se présenter. Le Général répondit que les Jésuites avaient
renoncé à tous les honneurs du monde. Paul VI avait connu cette réponse :
elle ne fut pas étrangère à la promotion de Daniélou au cardinalat, qui le
soustrayait à l'obédience religieuse. Paul VI voulait honorer en Daniélou ces
deux qualités rarement unies : la compétence érudite et le zèle le plus
ardent. C'est pourquoi il avait souhaité que Daniélou succédât un jour au
cardinal Tisserant. Puis-je ajouter ici une anecdote, qui complétera le
portrait du cardinal Tisserant, dont son successeur fit ici l'éloge ?
Un jour où je causais familièrement
avec Tisserant, croyant lui être agréable (car il est beau de se survivre dans
un successeur), j'évoquai le jour où Daniélou pourrait faire ici son
éloge ; par prudence et déférence, j'avais pris une longue marge de
mortalité : j'avais parlé de trente ans. Le Cardinal me répondit
simplement : « Dans trente ans, j'aurai cent dix ans ».
C'est une chose singulière que cette
succession de deux religieux, puisque les vœux religieux impliquent le
renoncement à tous les honneurs du monde. Serait-ce que le zèle
s'affadit ? Ou voulez-vous, en prenant place parmi nous, rappeler que tout
honneur est de la poussière ? Je ne sais. En vous entendant faire l'éloge
du cardinal Daniélou, je ne pouvais manquer de me souvenir de notre dernière
controverse. À la dernière séance où il parut parmi nous, le travail, toujours
subtil, du dictionnaire amenait à définir ces mots chargés de mystère, destin
et destinée. Ayant beaucoup réfléchi sur ce thème, j'avais osé
exposer une pensée qui m'est familière sur la distinction du destin et de la
destinée. À mes yeux, le destin est un aspect de la nécessité : c'est par
exemple le destin qui a inspiré le théâtre tragique des Grecs, et qui forçait Œdipe,
pour échapper à l'oracle du Sphinx, d'épouser sa mère et de tuer son père,
malgré ses efforts et même à cause de ses efforts. À mes yeux, la destinée est
tout autre chose : elle implique une collaboration de l'Ordonnateur
suprême avec la liberté intime. Je pense que le Christ, qui a introduit dans
l'histoire des pensées plusieurs changements irréversibles, a fait
celui-ci : changer le destin en destinée.
Je disais donc cela au cardinal Daniélou,
qui s'emporta et qui me fit remarquer : « Mais alors, que faites-vous
de la prédestination ? Mettez-vous la prédestination dans le destin ou
bien dans la destinée ? » J'ai songé après coup que j'aurais dû lui
répondre en lui citant la belle prière paradoxale de saint Augustin, qui avait
scandalisé Pélage : Donne-moi ce que tu m'ordonnes. Et ordonne-moi ce que
tu veux. « Da quod jubes et jube quod vis ». Il me semble,
disais-je au Cardinal, qu'Ignace de Loyola a aimé cette prière qui explique et
qui justifie ce qui est folie dans la croix, ce qui peut paraître imprudent
dans le zèle. Le Cardinal écouta, sourit et ne répondit pas. C'est un grand
mystère que la prédestination...
Vous allez avoir parmi nous une tâche
difficile. Lacordaire, trop vite disparu après son élection à l'Académie, ne
pourra vous proposer son exemple. Vous allez être un religieux honoré, un
pauvre accablé d'honneurs, un apôtre voué à la grammaire. Pour l'obéissance,
vous ne trouverez pas une immense différence. J'ai toujours constaté que
l'ordre de saint Dominique produit des esprits aussi différents que le sont
pour saint Thomas les anges, dont chacun est une espèce. Et le Concile a plutôt
augmenté la différence des tendances à l'intérieur de votre ordre.
Vous allez entrer dans une société
d'égaux où il n'y a ni supérieurs ni inférieurs. Elle serait compromise si l'on
y marquait une différence entre les spécialités, les âges ou les honneurs, si
la volonté du Prince y introduisait une hiérarchie entre les membres, fût-ce
sous la forme d'une retraite et d'un éméritat.
Votre mère, si clairvoyante pour
vous, était aveugle par accident dès sa naissance. « Le ciel étoilé, le
printemps, la terre entière, tu les verras à ma place », pouvait-elle vous
dire, tandis que vous avez vu d'abord par elle les choses invisibles. Je devine
que votre mère avait offert sa cécité pour que vous deveniez un jour la lumière
de plusieurs. Ce qui est sûr, car vous l'avez écrit, c'est que, métaphysicienne
sans le savoir comme la plupart de nos mères, elle vous a dévoilé, fait
comprendre avant l'expérience de l'existence, le mystère du temps. Vous avez
souvent noté que le temps est tissé d'interruptions et de renaissances :
on appelle cela la vie...
Votre mère vous avait légué une
maxime d'apparence très simple, qui est le titre de votre dernier livre : Aujourd'hui
je commence.
J'associe ce conseil d'une mère à la
confidence du Père Lacordaire qui disait à ses amis : « Je n'ai pas
vieilli. J'ai connu plusieurs jeunesses successives ».
Jean Guitton, Accueil du père
Ambroise-Marie Carré à l’Académie Française
26 février 1976