Le songe de Jacob, José de Ribera |
LE SOMMEIL DU PÈLERIN
Jean Escuyot eût pu certainement aller dormir dans quelque
hôtellerie modeste, y prendre un long repos bien gagné après les longues
traites du voyage et les allées et venues au cours de cette journée qui venait
de s'achever, à dix heures, dans les flambeaux et les cantiques. Mais son
esprit, volontiers pénitentiel, bien qu'il ne repoussât pas, comme on l'a vu, l'apéritif ou le bon repas
offerts à l'occasion par quelque Mazères, reprit le dessus.
Il ne voulut pas cependant refuser une détente nécessaire
à son corps racineux duquel il exigeait beaucoup. Mais il n'userait du sommeil
qu'avec sobriété.
Il ne reprit donc pas le chemin de la ville, et s'en fut à
l'Abri des Pèlerins. Ceux-ci,
pêle-mêle, s'entassaient déjà sur des banquettes, ou même sur
le sol. Dans ce refuge, des sacs et couvertures avaient été laissés à la
discrétion de Dame Pauvreté. Des ronflements nombreux se mêlaient en un
bruit de tonnerre.
Jean Escuyot avisa, dans un coin, un de ces couples
mûrs à qui l'infortune donne le désir si touchant et sincère d'obliger le
prochain. L'homme et la femme avaient l'un de ces accents du nord qui nous
produit l'effet, à nous gens du sud, d'une langue étrangère. Mais la Charité
est une langue universelle, et Jean Escuyot l'éprouva encore une fois lorsqu'il
vit ces bonnes gens lui sourire et lui offrir, dans leur unique gobelet, un peu
de vin qu'il accepta en se confondant en mille remerciements. Il ôta ensuite
ses chaussures qu'il rangea tout à côté de son chapeau, de sa musette et de son
bâton. Il s'étendit sur une serpillière, et, à demi roulé dans une couverture
de laine, s'endormit.
La lune, à travers les vitres d'une haute fenêtre,
frappait de ses rayons les méplats de sa face dont le modelage revêtait, dans
l'abandon du sommeil, la majesté de ce qui n'est point tout à fait la mort ni
tout à fait la vie. Le masque de l'homme reflète alors la gravité suprême, les
angoisses de toute une existence, les appels à Dieu comme si, enseveli sous
plusieurs ondes, il épousait les unes après les autres leurs vibrations. Ribera
a fixé une telle expression sur la face de ce jeune et solide muletier qui
représente Jacob en proie au songe sacré. C'est quand il va s'éveiller en
proférant :
— Ce lieu est terrible, c'est la maison de Dieu et la
porte du Ciel, et on l'appellera le Palais de Dieu.
En cette nuit, la douceur de l'Évangile baignait d'une
lueur d'aube la physionomie de Jean Escuyot, donnant à ses traits la
ressemblance avec Celui qui, au temps des patriarches, ne s'était pas encore
incarné.
C'est que le bon pèlerin avait bien revêtu, à l'intérieur
comme à l'extérieur, dans son esprit et dans ses membres, l'Homme-Nouveau. Il
était, dans cette ville de l'Immaculée, plus que jamais le fils de la divine Grâce.
Pauvre Jean Escuyot, pauvre enfant de gendarme, pauvre percepteur émérite,
pauvre poète qui s'ignore, couché là, dans cet asile public, il était enveloppé
de la gloire de la vraie création, la plus initiale si l'on peut dire :
celle où Dieu n'a plus emprunté an limon de la terre pour créer le Nouvel Adam,
mais à l'argile sublimée d'un sein de Vierge.
Ce n'était plus de la côte d'Adam, qu'était désormais
issue l'humanité qui s'éveillait de la mort, mais de la côte du Christ accouché
d'un coup de lance.
En ce moment, un sourire léger comme la brise parcourut la
face du dormeur. Peut-être percevait-il, avec la sensibilité qui parfois
préside à notre sommeil, le murmure du gave coulant à peu de distance de là,
vers la grotte. Traduisait-il, en mots intelligibles, la louange que son eau
vive allait mettre, un peu plus loin, aux pieds de la Vierge parcourus du
frisson des deux roses d'or révélées à Bernadette ?
Lorsque Jean Escuyot s'éveilla, deux heures sonnaient dans
la nuit. Il avait donc dormi peu de temps, mais il se sentait dispos. Il se signa
pour offrir sa journée au Cœur sacré de Jésus, et, prenant garde de ne pas
réveiller ses voisins, il s'achemina vers la grotte.
Il ne se fut permis, sous aucun prétexte, de n'être pas, ici,
autant que le lui permettaient ses forces, le Chevalier servant de la Reine des
Cieux. Cette espèce de pieuse veillée d'armes, bien des fois il l'avait
accomplie. Elle ne pourrait être que délices aujourd'hui, avant l'aube, dans
cette clarté, dans cette solitude que la fraîcheur un peu trop aiguë de la
tombée de la nuit ne troublait plus. Certes, vêtu comme nous savons qu'il était
– il venait de se rechausser, de reprendre son chapeau, sa musette et son bâton
– un esprit léger n'aurait pu l'apparenter à quelque chevalier du Saint
Sépulcre qui s'est paré d'une cape de soie pour présenter ses hommages à la
Madone, ni à un Croisé tel que saint Louis qui revêt une armure d'or à
Damiette, ni même au pèlerin poétique de Compostelle…
« avec l'humble bourdon et les blancs coquillages ?... »
Pourtant Jean Escuyot était bien tout cela. Il l'était au
dedans, et presque au dehors, sans y chercher, parce que dans tout cœur noble
il y a un pèlerin avec l'armure de la foi, avec le casque spirituel dont parle
saint Paul.
Va-t-on croire qu'aux yeux lucides de celle dont la statue
se dressait là, de celle que Jean Escuyot venait saluer sous les astres, ce
chapeau roussi de pluie, et qui commémorait des fêtes et des deuils, ce tricot,
parodie de la cotte de mailles, cette jaquette et cette culotte qui n'avaient
rien d'une armure, ce bâton en guise de rondache ou de lance, allaient sembler
moins beaux que l'attirail pompeux du Moyen Âge ? Et lorsque Jean Escuyot
se servirait, pour puiser l'eau de source qui a jailli sous les doigts de
Bernadette, de ce récipient que l'on eût dit taillé dans une boîte à conserve,
celui-ci ne serait-il l'égal, au même regard, de la plus rare coquille où chanta
la plus belle épopée chrétienne ?
À peine quatre ou cinq ombres, prosternées ou assises
entre les bancs de bois, peuplaient à cette heure insolite le devant de la
grotte. Autant dire que c'était la solitude complète. Ces apparences de
fantômes pouvaient appartenir à des corps assoupis. Tel était leur silence, que
Jean Escuyot n’entendait
rien que le bruit de ses pas qui, pourtant, se faisaient légers, le
murmure des fontaines et le gloussement du gave.
Au clair de lune, le creux du rocher à l'entrée duquel se
dresse, comme un bourgeon de lumière, la statue vénérée, prenait des noirs
mordants d'eau-forte. Est-il vrai, comme une tradition le rapporte, que, dans
la profondeur de cette cavité ténébreuse où la Vierge est apparue, se
trouverait une sorte de table de pierre, d'une autre nature que la roche
environnante, et qui aurait servi à des sacrifices humains de la
préhistoire ? On peut bien en douter, et ne pas davantage se soucier d'une
telle fable que ne s'y fût complu, dans la simple ferveur de l'oraison matinale
qu'il faisait à genoux, le chapelet en main, Jean Escuyot.
Quatre heures sonnèrent à la Basilique. Et le vieux
pèlerin alla s'asseoir sur le parapet. L'eau qui passait rapidement lui donna
l'illusion, qu'il avait éprouvée quelquefois, de se sentir emporté sur un
bateau, à contre courant, alors que l'on se trouve en terre ferme. L'idée lui
vint que cette église, qui dressait au-dessus de lui son triple pont et ses
mâts, était en marche, et qu'il en était un vieux marin. Il songea au Saint-Pierre
de bronze, dont on baise le pouce à l'entrée de la Crypte, et qui était
l'amiral de ce vaisseau voguant vers le riel. De concert avec le chef des
Apôtres, la Vierge guidait la galère catholique dont, toute la journée, les
galeries de marbre avaient supporté l'équipage et les passagers qui chantaient
dans un azur invraisemblable où vibraient tous les pavillons, cependant que,
comme des ailes, les rampes de pierre se gonflaient.
L'une des ombres qui s'immobilisaient devant la figure
virginale se déplaça, et Jean Escuyot,
dans la clarté du point du jour, distingua la silhouette d'un prêtre qui se
dirigeait vers lui.
Cet inconnu marquait trente ans. Une douillette fatiguée
laissait à peine entrevoir le froc blanc d'un moine de Picpus. Les yeux marrons
avaient une vivacité singulière, entre lesquels prenait naissance un nez qui
ressemblait à un bec d'aigle. Une barbe noire, frisée, encadrait les joues
assez creuses, la bouche ascétique. Le front s'arquait avec fierté. Une
courroie barrait la poitrine et retenait un sac de cuir usé comme le vêtement,
mais taillé néanmoins dans une matière solide, le sac du voyageur qui vient de
loin, tandis que la simple musette de Jean Escuyot était aussi légère que celle
du petit soldat qui va chez lui en permission.
Le religieux salua d'un mouvement de tête le pèlerin de
Tournay qui, toujours assis sur le parapet, se trouvait être encore en proie à
son rêve qui lui montrait l'imposante nef de Saint-Pierre où la grotte
s'incorporait.
— Alors, mon bon Monsieur, fit l'inconnu, nous faisons
partie du même bateau ?
La voix était claire, distinguée, sans accent.
Jean Escuyot, qui s'était redressé, répondit après un
moment d'hésitation causé par la surprise :
— Mais oui, mon Père.
— Nous ne sommes pas très nombreux, ce matin, sur le
pont !
Ayant dit cela, le moine sembla scruter l'abîme du ciel où
fermaient leurs yeux les dernières étoiles. Il reprit :
— Il faut, Monsieur, que je reprenne mon train d'assez
bonne heure. Je vous ai vu là. Nous nous croisons dans la vie, tels que deux
astres en un point de l'infini, et à un moment prévu de toute éternité. Je
demande à votre Charité de vouloir bien m'accompagner non loin d'ici.
— Qu'est-ce que vous désirez, mon Père ?
— J'ai besoin de vous, reprit l'autre avec douceur. Et je
vous demande ce service au nom de notre Mère.
Jean Escuyot, toujours original, sinon inattendu, lui
répondit :
— Excusez-moi, mais les vieux pèlerins ont leurs manies,
et je ne saurais accompagner un serviteur de Dieu sans que j'aie fait un brin
de toilette.
Et Jean Escuyot, enjambant lestement le parapet après
avoir déposé sur le banc sa jaquette, son chapeau, son bâton et son sac d'où il
retira une serviette et un bout de savon, se laissa glisser tout debout sur la
berge.
Le prêtre le vit se déchausser, frotter ses souliers avec
de l'herbe humide, entrer nu-pieds dans l'eau, fort basse en cet endroit, puis
se mettre à plat ventre, enfouir dans l'eau sa face barbue, se savonner,
s'éclaircir. Il l'entendit renifler, pousser des soupirs de satisfaction. Quand
il se fut essuyé, rechaussé, il revint sur le quai en se hissant à la force des
poignets.
— Maintenant, à vos ordres, mon Père, fit-il.
Ils cheminèrent l'un près de l'autre, le religieux se
dirigeant vers l'Esplanade et les rampes qui montent à la Basilique.
Jean Escuyot se sentait doucement et simplement ému par la
présence inattendue de cet homme qui avait un peu la physionomie que plusieurs
maîtres espagnols ont prêtée au Christ. L'atmosphère dans laquelle ils
plongeaient était délicieuse : une sorte de rosée enveloppait les choses,
leur communiquait une vibration que l'on sentait venir du soleil qui se levait.
Quand ils furent parvenus à la plate-forme qui donne accès
à la crypte, le religieux comme se parlant à lui-même demanda :
— N'est-il pas vrai que notre cœur était tout brûlant au
dedans de nous lorsqu'il nous parlait en chemin et qu'il nous expliquait les Écritures ?
Puis, après une courte pause :
— La Vérité parle au dedans de nous sans aucun bruit de
parole.
Ils pénétrèrent dans la crypte.
Lorsque Jean Escuyot vit le Père entrer à la sacristie,
après l'avoir prié de l'attendre un instant, il avait déjà compris qu'il allait
lui servir la messe. C'est que le prêtre n'avait point douté que ce vieux
pèlerin, juché sur la pierre qui surplombe le gave, ne sût lui rendre ce bon
office. En effet, depuis son plus jeune âge, Jean Escuyot avait toujours aimé
jouer le rôle d'enfant de chœur.
Le religieux avait bientôt reparu avec les ornements
sacerdotaux, les objets liturgiques, et Jean Escuyot, le précédant après s'être
débarrassé de son petit bagage, se fit le très humble servant d'une messe
basse, mais si fervente qu'il crut y assister au Ciel.
Lorsqu'il se pencha vers la parcelle d'Hostie, que lui
avait réservée le prêtre, à qui il avait témoigné du désir de communier, et
quand il l'eut prise, il fut tellement touché d'amour qu'il lui fallut un temps
assez long pour se ressaisir.
* * *
Après la messe, au sortir de la sacristie, ils
s'agenouillèrent sur le même banc pour vaquer à leur action de grâces.
— Voulez-vous, demanda ensuite le religieux, j'en ai le
temps encore, que nous nous rendions à la grotte pour adresser à l'Immaculée
notre adieu reconnaissant ?
— Mon Père, je vous suivrai où vous voudrez.
Ils redescendirent par la rampe et, bientôt, se retrouvèrent
à l'endroit qu'ils avaient quitté une petite heure auparavant.
Après une prière assez brève, le religieux toucha l'épaule
de Jean qui se leva, et il l'invita à le suivre et s'asseoir à quelque
distance, là-même où il l'avait abordé. Alors, d'un ton assez brusque :
— Je vais vous raconter mon miracle.
Jean Escuyot fit un geste de surprise, plissa le front.
— Oui, mon miracle, qui s'est produit il y a quelque vingt
ans, à quelques mètres d'ici, là où cette nuit vous m'avez tout d'abord aperçu.
Je ne sais quelle idée m'a fait me diriger vers vous. II est vrai que vous étiez seul à prier là.
... Je suis né, raconta d'une voix assez basse le moine,
et en fixant plus d'une fois des yeux la Vierge du roc de Massabieille, je suis
né en face de ce reposoir où la dernière des petites Pyrénées expire dans le
golfe de Biscaye.
Français, fils de Français, j'ai vu le jour dans l'antique
Fontarabie qui est posée là, toute cramoisie et dorée, sur la plage, et
pareille à une grenade ouverte à l'heure où les rayons du couchant en éclairent
les ruines solennelles. La rumeur rauque du bourdon de la cathédrale se mêle
parfois au chant lugubre de cette conque marine, tordue comme une sirène
qu'elle évoque encore par son charme dangereux sous le vent des tempêtes qui
émeuvent toute la côte. Mais, la dominant de trois cents mètres, la Vierge de
la Guadaloupe, dans sa belle robe à cloche, pose son pied tranquille sur la
divinité païenne dont elle étouffe le grondement et la colère. Les flots
s'apaisent, le soleil luit de nouveau, les cris aigus et ensoleillés des
poissonnières rivalisent avec le piaulement des mouettes ou les sifflets
stridents des hirondelles. Des barques, ailées par leurs avirons, glissent sur
la nappe de la Bidassoa, s'enventurent vers le large à la recherche de la
sardine ou du thon. Sur la jetée, verdie par les varechs, et d'où monte une
saine odeur de goudron, et de fenouil de mer, les douaniers, pareils à des
images d'Épinal, causent avec les commères. Sur la place ombragée de platanes
l'on raccommode des filets, on tresse de la corde. Dans le quartier des
pêcheurs, des hardes et des toiles huilées sèchent sur les galeries qui
arborent des buis bénits. Un relent d'huile, à l'heure des repas, s'exhale des
cuisines.
J'étais en pension
à Bayonne, mais les moindres vacances
me ramenaient dans cette bien-aimée Fontarabie où mon père était retenu par un
important commerce de vins et de cidre. Je me promenais aux environs avec ma
mère et mes deux sœurs. Nous allions jusqu'à Notre-Dame-de-Guadaloupe dont je
vous ai parlé, sur le Jaïzquibel. Et je n'avais pas été sans remarquer, au
flanc de la montagne, une construction blanche dont on m'avait dit :
— C'est le couvent des Pères de l'Ordre de Picpus.
— Qu'est-ce qu'ils font ? avais-je demandé.
— Ils partent de là pour l'Océanie afin d'aller y soigner, au péril de leur vie, la
plus horrible maladie qui soit sur terre.
— Quelle est cette maladie ?
— La lèpre.
Cette explication, donnée par ma mère, m'avait épouvanté.
Et, sans que j'eusse questionné davantage à ce sujet, le seul mot de lèpre
évoquait en moi la brûlure dévorante d'un feu infernal, la manifestation la
plus tragique du péché.
Or, un matin du mois d'août que je me trouvais à Lourdes
où nous nous rendions quelquefois, j'avais fait ma première communion l'année
précédente, j'étais assis là, vous dis-je, où j'ai prié. Il était environ dix
heures. Les voitures transportant les malades circulaient, venaient se ranger à
cet endroit où j'implorais la Vierge de concert avec les pèlerins pressés sur
les mêmes banquettes.
Je crois revoir le petit garçon que j'étais avec une
casquette de collège laurée d'or.
J'avisai, soudain, à cinq ou six mètres de moi, dans sa
roulante guérite de cuir, un enfant de mon âge dont la face était
monstrueusement ravagée par un chancre ou un lupus qui déchaussait ses dents
jusqu'aux narines, rongeait le nez, gagnait les joues et les paupières.
Tandis que je considérais ce rebut de l'humanité avec un
profond effroi mêlé de compassion, une jeune fille, qui se trouvait non loin de
moi et qui venait d'arrêter son regard horrifié sur ce masque de feu, s'écria,
sans savoir au juste ce qu'elle faisait, dans un accès de terreur folle qui la
fit se redresser et s'enfuir :
— La lèpre !
Le religieux poursuivit :
— Le miracle...
— Quoi, mon Père, vous avez assisté à un tel
miracle !
— Un moment, cher Monsieur..., à un miracle auquel vous ne
vous attendez point, et que je ne prévoyais pas davantage avant que j'eusse
contemplé ce terrible visage.
… Le cri poussé par la jeune fille devait entrer comme une
flèche bien profondément dans mon cœur et ne me laisser aucun répit, non plus
que le souvenir de cette plaie lamentable que j'eusse voulu guérir. J'éprouvais
alors, nettement, que l'Hostie que j'avais reçue plusieurs fois, était la
transfusion même en moi du Christ et de sa Charité, et qu'il fallait le laisser
faire à ma place, ne lui servir que d'instrument, sauver les misérables,
peut-être innocents par eux-mêmes, qui expient les fautes de l'Humanité tout
entière dans les îles de corail, vaste partie d'un monde pour ainsi dire
pulvérisé sur le désert du Pacifique. Il fallait donner le Ciel à ces
déshérités.
— Mon Père !
— Je revins à Fontarabie, et, trois mois après, j'entrai
au Séminaire de Picpus. Et, maintenant..
— Maintenant ?
— Maintenant je suis missionnaire des Sacrés-Cœurs à
Molokaï, l'île de l'apôtre Damien. Priez pour ma Mission. Remerciez la Vierge
de Lourdes pour le miracle qu'elle a fait en plaçant, ici, sous mes yeux, il y
a vingt ans, un pauvre enfant défiguré, et en m'intimant l'ordre, par le cri
d'effroi, qui me fut un signal, poussé par la jeune fille, de ressentir l'appel
de l'Océanie. Là, par l'eau baptismale, j'ai guéri des centaines de lépreux non
dans leurs corps, mais dans leurs âmes qu'a reçues le Dieu tout Puissant.
— Mon Père...
— Je vous bénis, bon et serviable pèlerin.
— Avant que vous me quittiez, puis-je vous demander
d'intercéder pour un moindre miracle, un miracle que je souhaite de tout mon
cœur à une petite infirme ?
Le religieux, avant que de tendre la main à Jean Escuyot,
et prendre à jamais, sans doute, congé de lui, jeta un long regard sur la
statue de la Vierge. Mais il ne prononça pas un seul mot.
LE RETOUR
Le bon pèlerin Jean Escuyot s'en revenait comme il était
parti, à pied, allègre et chantant à tue-tête des fragments d'une complainte
que son père lui avait jadis apprise et qui rythmait sa marche :
Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif Errant ?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux !
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif Errant ?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux !
Et il revoyait, épinglée dans la cuisine de la gendarmerie,
la vieille image d'Épinal qui représentait, avec le texte de la chanson
au-dessous, le vieillard légendaire avec son bonnet pointu, bleu et rouge, d'où
débordaient les crocs des cheveux sur le col d'un mantelet jaune. Les yeux
ressemblaient à des liards vert-de-grisés sous des sourcils hirsutes, et le nez
en girouette semblait s'orienter sur le vent. Les culottes et les socques étaient d'un rouge
écarlate, les bas bleus. Un cèdre gigantesque, au feuillage glauque, indiquait
la lisière d'une forêt qu'il venait de traverser. Il allait à larges enjambées,
d'un mouvement irrésistible, et l'index crochu de sa main gauche désignait un
bateau qui dansait sur une mer dont les flots étaient représentés par plusieurs
rangées, bien en ordre, de taupinières. De l'autre main il tenait un bâton qui mordait
de sa pointe la grève parsemée de coquillages, et rocheuse çà et là.
... Je traverse les mers
Les rivièr', les ruisseaux,
Les forêts, les déserts,
Les montagn', les coteaux,
La plaine et les vallons,
Tous chemins me sont bons.
Les rivièr', les ruisseaux,
Les forêts, les déserts,
Les montagn', les coteaux,
La plaine et les vallons,
Tous chemins me sont bons.
Et Jean Escuyot projetait en esprit
ce descendant de je ne sais quelle tribu d'Israël dans la banlieue de la
Capitale, un jour de fête populaire qu'il faisait très chaud et que des gens se
tenaient dans la cour d'une auberge sous les ombrages sonores de cigales et de
ménétriers :
... Dans Paris la grand' ville,
Des bourgeois en passant
D'une humeur fort civile
L'accostèr' un moment.
Jamais ils n'avaient vu
Un homme aussi barbu.
Des bourgeois en passant
D'une humeur fort civile
L'accostèr' un moment.
Jamais ils n'avaient vu
Un homme aussi barbu.
... Entrez dans cette auberge
Vénérable vieillard :
D'un pot de bière fraîche
Vous prendrez votre part
Nous vous régalerons
Autant que nous pourrons.
Vénérable vieillard :
D'un pot de bière fraîche
Vous prendrez votre part
Nous vous régalerons
Autant que nous pourrons.
Le houblon écumait. Ah ! que
Jean Escuyot comprenait bien que le routier éternel pût être tenté par cette
boisson glacée et délicieusement amère.
... Messieurs, je vous proteste
Que j'ai bien du malheur,
Jamais je ne m'arrête
Ni ici ni ailleurs :
Par bon ou mauvais temps
Je marche incessamment.
Que j'ai bien du malheur,
Jamais je ne m'arrête
Ni ici ni ailleurs :
Par bon ou mauvais temps
Je marche incessamment.
... J'accepterai de boire
Plus d'un coup avec vous
Mais je ne puis m'asseoir
Je dois rester debout :
Je suis, en vérité,
Confus de vos bontés.
Plus d'un coup avec vous
Mais je ne puis m'asseoir
Je dois rester debout :
Je suis, en vérité,
Confus de vos bontés.
Et Jean Escuyot semblait, à chaque
heurt de son pas sur le sol, enfoncer davantage encore, clouer la légende
merveilleuse dans son cœur enfantin. Il en
était à l'état civil du fils des Hébreux qui continuait de chanter de
par les lèvres d'un Chrétien de Bigorre :
Laquedem
Pour nom me fut donné.
Né dans Jérusalem
Ville bien renommée ;
Oui, c'est moi mes enfants
Qui suis le Juif Errant.
Pour nom me fut donné.
Né dans Jérusalem
Ville bien renommée ;
Oui, c'est moi mes enfants
Qui suis le Juif Errant.
... J'avais douze ans passés
Quand Jésus-Christ est né.
Quand Jésus-Christ est né.
Et le pèlerin de Lourdes imaginait
une Jérusalem étrange, une sorte de jeu de dominos entassés les uns sur les
autres, un jeu auquel Judas eût certainement triché. Mais, soudain, une face
apparaissait pleine de boue et de sang et les bras d'une croix gigantesque se
balançaient au-dessus d'une couronne d'épines :
... C'est ma cruelle audace
Qui causa mon malheur ;
Si mon crime s'efface
J'aurai trop de bonheur
J'ai traité mon Sauveur
Avec trop de rigueur.
Qui causa mon malheur ;
Si mon crime s'efface
J'aurai trop de bonheur
J'ai traité mon Sauveur
Avec trop de rigueur.
... Montant sur le Calvaire
Jésus chargé d' sa Croix,
Me dit en débonnaire
Passant devant chez moi :
Veux-tu bien, mon ami
Que je repose ici ?
Jésus chargé d' sa Croix,
Me dit en débonnaire
Passant devant chez moi :
Veux-tu bien, mon ami
Que je repose ici ?
... Moi cruel et rebelle
Je lui dis sans raison :
Pars, âme criminelle,
De devant ma maison :
Avance et marche donc
Car tu me fais affront.
Je lui dis sans raison :
Pars, âme criminelle,
De devant ma maison :
Avance et marche donc
Car tu me fais affront.
Et voici que le sang de la vraie
vigne, plantée par le Père de famille, fermenta de fureur dans les veines de
Jean Escuyot — catholique. Comme il était seul sur la route poudreuse, au
milieu des champs en ce moment déserts, il lança de toutes ses forces :,
« Vive Jésus ! Vive sa
Croix ! »
Repris par le souffle de la légende,
il terminait :
... Jésus la bonté même
Me dit en soupirant :
Tu marcheras toi-même
Pendant plus de mille ans :
Le dernier jugement
Finira ton tourment.
Me dit en soupirant :
Tu marcheras toi-même
Pendant plus de mille ans :
Le dernier jugement
Finira ton tourment.
... De ce jour-là je suis
En marche jour et nuit.
En marche jour et nuit.
... Messieurs le temps me presse,
Adieu la compagnie,
Grâc' à vos politesses !
Je vous en remercie.
Je suis trop tourmenté
Quand je suis arrêté.
Adieu la compagnie,
Grâc' à vos politesses !
Je vous en remercie.
Je suis trop tourmenté
Quand je suis arrêté.
Un clocher venait d'apparaître, celui de l'église de
Piétat, charmante dévotion, nid de mousse situé sur un coteau où un vieil homme
à barbe blanche, accordeur de pianos, entretenait jadis un jardin d'herbes
balsamiques. Il en distillait une liqueur dorée et dont la fiole portait sur
son étiquette : « Prix confidentiel pour MM. les
Ecclésiastiques ». Le pauvre M. Jasmin, c'était son nom, ne fit point
fortune avec. Il me souvient d'avoir goûté de cet élixir et de l'avoir associé
à cette ivresse que donne l'air vierge des Pyrénées en fleurs.
Jean Escuyot avait-il jamais bu de ce nectar ? Je
l'ignore. Mais, ce que je peux assurer c'est que, ayant interrompu ou suspendu
la complainte du Juif Errant pour se restaurer de quelques vivres achetés à
Tarbes, où il avait fait halte la veille, il fit la sieste sous des frênes.
Il dormit environ deux heures. Puis il descendit en une
prairie au long de laquelle coulait un affluent de l'Arros. Il ôta sa chaussure
et, entrant dans l'eau, il se mit à soulever les pierres du fond et à fouiller
sous les souches de la berge, et il dénicha bon nombre d'écrevisses dont il
emplit son sac débarrassé de peu de choses dont il avait fait un paquet à part.
Il était heureux d'avoir, en si peu de temps, fait une
fructueuse pêche, une pêche qu'il offrirait, ce soir, avec la boussole et
quelques menus objets, à la pauvre Méniquette qui aimait beaucoup ces
crustacés.
Il évoquait, de tout son cœur apitoyé, paternel, la petite
infirme. Que faisait-elle à cette heure, dans sa gangue de plâtre ? Il se
la rendait presque présente : elle laissait pendre de sa couche une main
que venait lécher Mouffetard, le chien de Jean Escuyot, un chien classique, bon
comme le pain, épagneul bâtard, bouclé, d'un poil presque bleu à force d'être
noir, et qui malgré sa taille assez grande rappelait ces essuie-plume que
s'offraient jadis les vieilles filles. Ce nom, Mouffetard, Jean Escuyot l'avait
emprunté d'une poésie qu'il ne pouvait réciter dans son enfance sans avoir les
larmes aux yeux. Elle était intitulée : « Le chien
Mouffetard ».
Le pèlerin poursuivit sa route vers Tournay. Déjà il
touchait au village de Bordes qui n'en est guère distant que de deux kilomètres
et demi. La douceur du crépuscule le fit s'attarder en ce lieu, et aussi un souvenir
d'enfance qui l'attendrissait.
Dans ce jardin, resté le même, aux allées bordées de
poiriers mélancoliques, une petite fille lui avait offert, il y avait quelque
soixante ans, une poire tiède qui avait le goût du soleil. Elle en avait alors
cinq, du même âge que lui. Orpheline, elle vivait chez son grand-père, un
ancien juge de paix. Jean Escuyot se souvenait d'avoir entendu dire que cette
petite fille, qui s'appelait Marie, était entrée dans l'Ordre de Nevers qu'a
rendu illustre la présence de sainte Bernadette de Lourdes.
Lourdes ! Toujours Lourdes ! Lourdes
partout ! Lourdes qui, telle qu'une entité bien vivante, anime de son
souffle toute cette sienne Bigorre puis, franchissant monts et vaux et passant
les mers, mieux que le Juif Errant, vivifie les pays les plus lointains,
inspire aux religieux des Antipodes d'édifier, avec des roches, de petites
grottes qui soient les sœurs cadettes de Massabieille ! Lourdes qui croise
le monde, du Groënland jusqu'au-delà de la Terre de Feu, et des îles Gilbert
aux îles Marquises.
Les contrées les plus reculées peuvent ignorer le vrai
Dieu, le méconnaître ou le défigurer, mais un frisson parcourt le monde qui se
fait soudain sensible comme une bulle de savon, et c'est le frisson de Lourdes
qu'irradie le mystère de la Vierge apparue à une enfant.
Partout un missionnaire catholique annonce Lourdes aux
peuples qu'un Jean Escuyot ne connaît guère que par des on dit, des images d'Epinal,
des documentaires du cinéma paroissial et des gravures de la Propagation de
la Foi. Il l'annonce à l'Esquimau nain, huilé et bouffi, qui poursuit le
morse ; au Canadien dont le canot d'écorce affronte les rapides et
sillonne en silence les lacs giboyeux ; à l'Indien coiffé de plumes
multicolores et qui jette sur les rapides des ponts de lianes ; au pasteur
protestant des États-Unis qui accueille ce qu'il tient pour une légende avec un
rictus solennel ; au Mexicain dont la violence a soif du sang des martyrs
quand son mysticisme s'égare au crépuscule dans l'odeur trop capiteuse du
jasmin et du chocolat ; au Caraïbe des Antilles qui chasse les ramiers
dans les bois de la Goyave ; au Colombien qui se pique de cultiver le miel
attique et y réussit ; au Brésilien incrusté d'or qui a le goût des
femmes, du café, des onctueux cigares, des perles grosses comme des noisettes
qu'il fixe aux boutonnières de sa chemise ; à l'Argentin dont l'épouse a
beaucoup de grâce dans sa petitesse, et ne dédaigne pas la poésie ; au
Chilien pommadé qui fait des déclarations nombreuses au sujet de tout et de
rien ; au Scandinave qui écoute seulement avec ses yeux qui vous répondent
par un éclair de glace ; à l'Anglais de la Haute-Église qui fume sa pipe
confortable, vêtu avec une élégance bourrue et qui arpente à longues enjambées,
flanqué de saines jeunes filles, les gazons paradisiaques du golf ; à
l'Espagnol qui oppose avec morgue la dévotion de Notre Dame del Pilar à tous
les autres sanctuaires ; au Noir d'Afrique cachant derrière sa barbarie et
son fétichisme une âme qui, régénérée, se couvre de rosée et de fruits ;
au Soviet que le diable fait cracher sur le Christ ; au brahme dédaigneux
et beau qui suit les cours de théologie des Jésuites ; au paria qui souffre
dans son taudis avec son chien famélique ; au bonze qui, dans la solitude
de la montagne, brûle de l'encens devant un moulinet à prières et frappe sur un
gong afin de convoquer les adorateurs de divinités obèses et grimaçantes ;
au Chinois qui donne les enfants qui le gênent à manger aux truies, se délecte
de nids d'hirondelles, d'ailerons de requin, de racines de nénufar, d'huile de
ricin, repasse avec volupté dans son esprit le détail du supplice qu'il va
faire infliger, goutte à goutte, aux propagateurs de l'Évangile ; à
l'Océanien dont la chair qui semblait pétrie de fleurs est maintenant rongée
comme un madrépore.
À tous ceux-là, et j'en passe, la Vierge de Lourdes a été
révélée par la bouche d'une petite enfant qui disait vrai — Bernadette.
La petite Marie avait donc été prise dans ce doux cyclone
de la foi lourdaise et soulevée jusqu'à Nevers, sans doute en sa vingtième
année. Elle s'était détachée, pensait-il, comme sous un doux orage au printemps
s'envolerait le pétale de l'un de ces poiriers, toujours les mêmes. Elle était
peut-être morte. Quand ? Il n'avait guère plus arrêté sa pensée sur elle
qu'il n'avait d'ailleurs que peu connue, alors que son père, gendarme, allait
rendre visite au vieux monsieur de ce village. Celui-ci avait-il quitté ce
monde avant ou après l'entrée au Couvent de sa petite fille ? Il ignorait,
ou avait oublié ces choses. La propriété, croyait-il se rappeler, avait été
achetée par des Américains revenus au pays.
Il entra dans la pauvre église déserte et, s'agenouillant
dans un coin d'ombre, il continua de projeter dans l'atmosphère apaisante ces
souvenirs qui remontaient à sa naissance presque. Cette gentille Marie, qu'il
revoyait habillée d'un petit tablier bleu et blanc à petits carreaux comme un
geai – de tels détails survivent alors que de plus importants s'annulent !
– n'était-elle venue sur la terre, en cet infime bourg des Hautes-Pyrénées, que
pour y devenir plus aisément une enfant de Marie, sa divine Patronne ?
De même que la petite fille s'était portée au-devant de
lui, petit garçon, pour lui offrir de ce fruit fondant et lumineux, Bernadette
était allée à elle, du haut du Ciel, pour l'inviter à goûter les fruits de la
Croix. Il imaginait l'une et l'autre : la voyante coiffée de son capulet,
chaussée de gros bas de laine et de sabots, le bras gauche passé dans l'anse
d'un cabas de pauvresse et conduisant sa protégée par la main dans un sentier
céleste qui, bientôt, s'inclinait vers le cloître.
À cette compagne des premiers ans, morte ou non, Jean
Escuyot voulut s'unir par la prière.
Lorsqu'il quitta la chapelle, son cœur allègre était plein
d'azur et plus que jamais il se sentait le pèlerin chantant des vieux âges,
celui en qui prennent l'essor les rythmes des complaintes et des mystères et
dont la marche même, scandée, est une oraison. Et tandis que le soleil comme un
ostensoir envoyait au ciel ses derniers rayons derrière la colline, il lançait
à pleine voix les strophes du cantique populaire que l'on chante à la
procession aux flambeaux :
Sur cette colline
Marie apparut :
Au front qu'elle incline
Rendons le salut.
Marie apparut :
Au front qu'elle incline
Rendons le salut.
À l'enfant timide
Priant au vallon,
Au Gave rapide
Elle a dit son nom.
Priant au vallon,
Au Gave rapide
Elle a dit son nom.
L'enfant le répète,
Comme un doux écho ;
Le Gave lui prête
La voix de son flot.
Comme un doux écho ;
Le Gave lui prête
La voix de son flot.
La France l'écoute,
Se lève soudain,
Et se met en route
Chantant ce refrain.
Se lève soudain,
Et se met en route
Chantant ce refrain.
La voix maternelle
Dit : Venez ici !
Le peuple fidèle
Répond : Me voici !
Dit : Venez ici !
Le peuple fidèle
Répond : Me voici !
Un souffle de grâce
Pousse vers ce lieu ;
Ce souffle qui passe
Est celui de Dieu.
Pousse vers ce lieu ;
Ce souffle qui passe
Est celui de Dieu.
Reçois la prière
De tes pèlerins :
Montre-toi leur Mère,
De tous fais des saints.
De tes pèlerins :
Montre-toi leur Mère,
De tous fais des saints.
Et quand il en avait fini avec une strophe, il attaquait
la suivante après un Gloria Patri majestueux qui semblait s'arrondir
dans le ciel comme un arc roman.
Il ne s'accordait quelques minutes de silence que pour
grossir une gerbe de bruyères et de grandes marguerites qu'il avait commencé de
cueillir au sortir de l'église. Et, les ramassant au bord des talus, ou sur la
lisière sableuse d'un champ dont il entr'ouvrait puis refermait avec soin la
claie, il songeait qu'il avait appris, dans un langage des fleurs appartenant
à Méniquette, que la bruyère est le symbole de la solitude.
Et cela le touchait beaucoup. Il s'était répété
parfois : je suis une vieille bruyère, j'en ai le teint vineux et aussi
les racines brunes et résistantes.
Il se disait à lui-même ces choses qu'il n'aurait jamais
osé confier à personne. Mais, dans le secret de son âme, il en était heureux,
comparant aussi les grandes-marguerites à tige trop frêle, aux cols blancs bien
repassés des jeunes filles et au cœur d'or de Méniquette.
Ah ! si celle-ci avait été libérée de son mal, si
elle était devenue une grande enfant radieuse, épanouie, qui se fût mariée à un
beau garçon et qui eût pressé sur cette guimpe couleur de lait un enfant
bigourdan, son désir eût été comblé — sa vie plongée, lui semblait-il, dans un
lac de béatitude.
Et, projetant ces choses, il laissait parfois faiblir sa
voix, et des larmes coulaient sur sa joue.
Un long moment, il se tut tout à fait.
Il s'était arrêté sur la route, lumineuse à l'approche du
crépuscule comme la nappe de la table d'Emmaüs, et il offrait, en la haussant,
cette humble gerbe au Créateur dans la gloire duquel il se sentait submergé.
Ce n'était qu'un acte d'amour très simple. Et la nuit
venait et, comme une longue caresse sur le front fatigué du ciel glissa une
longue étoile filante.
Il reprit sa marche et son chant jusqu'à l'entrée du
village.
Déjà il atteignait les premières maisons en bordure de
route où jadis les peupliers rendaient à la moindre brise un long bruissement.
Loustalot, encore au travail, frappait de son marteau
rebondissant l'enclume qui chantait comme une cloche claire mêlée à l'angélus
du soir. Et Jean Escuyot se découvrit, se signa, récita la prière mariale en
envoyant les syllabes dans la direction de Lourdes. Le maréchal-ferrant
n'aperçut point Jean Escuyot, car le feu de sa forge, à la fois blanc et
cerise, l'éblouissait.
Puis, ce fut l'auberge Feugère portant encore la vieille
enseigne : « Au Cheval Blanc ».
Par les vitres éclairées il aperçut Mme Félisson,
l'épicière, qui pliait une denrée dans du papier-chandelle avant de rendre, le
plus lentement possible, la monnaie au client qui n'avait peut-être pas encore
soupé, bien qu'il fût près de neuf heures.
Le perroquet de Mlle Abadie attendait,
majestueux sur son perchoir, qu'on le rentrât à l'intérieur de la pharmacie. Il
grommelait.
L'automobile du docteur Noguès stationnait devant la
boutique du perruquier Sénac, le plus grand blagueur de toute la terre.
Un petit garçon rapportait chez lui un gros pain dont on
eût dit un grain de blé charrié par une fourmi.
Jean Escuyot franchit le pont poétique et jeta un regard
affectueux aux rochers sur lesquels il aimait s'installer parfois pour jeter sa
ligne.
Il déboucha sur la place. Devant l'étude de M. Denagiscarde
il aperçut quelques personnes qui prenaient le frais, mais on n'en distinguait
guère que l'ombre. Il eût pu les nommer pourtant à cause de la vieille habitude
qu'elles avaient de se réunir ainsi, l'été, devant la porte surmontée de
panonceaux étincelants le jour comme les boucliers des héros d'Homère. C'était
messieurs Cazenavette, Pédebidou, Carrère, avec le tabellion.
Parvenu au bout de la place, Jean Escuyot tourna à gauche
pour retrouver la vieille maison qu'il avait acquise depuis longtemps et où il donnait
asile à Méniquette et sa maman en les secourant de mille manières. Sans doute
avaient-elles déjà terminé leur frugal repas. Ce ne serait que demain qu'il
pourrait faire manger à la petite infirme les écrevisses, grouillantes encore
dans la musette, et qu'il accommoderait au vin blanc avec beaucoup de poivre et
de laurier. En vue de la cuisson de ces bêtes, qui ne pouvaient attendre, il
enverrait acheter tout à l'heure chez Brondou une bouteille de vin
d'Ozon-Lanespède.
Il y avait un parterre qui dépendait de sa demeure, bien
qu'il en fût séparé par la rue. Suivant les saisons, on y admirait les cloches
rouges des bignonias, bleues des paulownias, et les longs cigares des catalpas.
Ces fruits, obliquement dirigés vers le sol, simulaient une grosse averse
espacée.
Jean Escuyot n'était plus qu'à trente mètres du seuil
devant lequel il distinguait deux ombres : celle du bon chien Mouffetard
et celle d'une petite fille. Il crut tout d'abord que celle-ci était la nièce
du curé, son voisin. Elle se tenait debout et le chien assis se laissait
caresser par elle. Il se rapprocha, se demandant s'il était le jouet d'un
songe. Cette enfant était Méniquette. Elle le reconnut. Elle fit, à sa
rencontre, quelques pas, avec toute l'aisance légère d'une petite fille bien
portante.
— Toi ? lui dit-il.
Et Méniquette répondit :
— Bonjour, Janot.
C'est ainsi qu'elle appelait tendrement le vieillard.
— Toi ? répéta-t-il.
— Oui, moi.
— Quoi, tu marches ?
— Oui.
— Tu ne souffres plus ?
— Non, parce que j'ai rêvé.
— Qu'as-tu rêvé ?
— J'ai rêvé, hier, qu'il fallait que l'on me sorte du
plâtre, et maman a décousu l'appareil avec un sécateur.
Francis Jammes, in Le Pèlerin de Lourdes