Le premier grand siècle de la poésie française est aussi le plus grand. Non que le XVIe siècle ait rien produit qui dépasse Villon ou Racine. Mais sa fertilité est sans égale. Jamais époque n'a été plus riche en poètes du premier rang, jamais les grandes œuvres n'ont été produites en telle profusion, avec tant de générosité, d'abondance créatrice et de joie. D'innombrables poèmes sont alors parcourus d'un bout à l'autre par le divin bonheur de la réussite absolue. Jamais poèmes n'ont connu aussi aisément la grâce d'être poèmes tout entiers. Scève, Ronsard, Du Bellay, d'Aubigné, Garnier, voguent à pleines voiles dans l'espace enchanté où Baudelaire et Rimbaud ne s'élancent à chaque fois que pour deux ou trois coups d'aile de l'essor condamné d'Icare. Bien qu'on l'ignore de moins en moins, on n'a encore. rendu justice à cet âge doré qu'avec timidité. La réhabilitation du XVIe siècle a porté principalement sur les œuvres poétiques les plus accessibles, et pour ainsi dire les plus banales, celles où le poète traitait avec facilité quelque lieu commun rassurant. Le Mignonne, allons voir si la rose, de Ronsard, les regrets de Du Bellay sur son petit village, telle agréable chanson de Belleau restent les types de la création poétique de l'époque, avec les quelques passages où la fureur inspirée de D'Aubigné est solidement maintenue dans les bornes de l'indignation polémique. On fait gloire au XVIe siècle de je ne sais quelle grâce adolescente, d'une vivacité, d'une abondance brillante et d'une fraîcheur qui ne sont certes point méprisables, mais qui font oublier le plus difficile et le plus important.
Le moment paraît favorable à de plus
justes évaluations. Toute époque applique en effet aux œuvres des époques
antérieures le même système de valeurs qui lui sert à créer ses propres
œuvres ; elle aime dans les œuvres passées ce qui peut lui servir de justification.
Or, la transformation à beaucoup d'égards heureuse qui s'est produite dans le
goût littéraire depuis quelques décades n'a pas encore porté ses conséquences
dans les jugements de l'histoire littéraire : ceux-ci datent d'un temps où
le goût littéraire était gouverné par France et par Lemaître, où la faveur du
public le plus raffiné allait à des œuvres sans originalité, sans gravité, sans
grandeur, où la tâche du littérateur semblait être de traiter avec élégance et
« naturel » des thèmes simples et des lieux communs distingués.
L'attention s'est lassée de cette littérature de salon, elle s'est tournée vers
des œuvres plus difficiles, plus secrètes, plus noires, plus violentes, plus
chargées de périls et de pensées. Il est temps que cette heureuse transformation
porte ses conséquences dans le domaine de l'histoire littéraire où les
préférences de M. Brunetière continuent à compter pour des lois. La connaissance
de Mallarmé peut introduire à la connaissance de Scève, la connaissance de
Claudel à la connaissance de d'Aubigné.
Peut-être verra-t-on bientôt
disparaître la défiance, le dédain ou seulement l'ignorance dont pâtissent dans
le jugement commun et dans les manuels scolaires, toutes les grandes œuvres de
la littérature française qui n'offrent point au lecteur paresseux les portes
grandes ouvertes de la simplicité, de la facilité, du « naturel »,
les œuvres plus réservées, plus savantes, plus précieuses, plus audacieuses,
mieux défendues. Alors, le XVIe siècle sera aperçu dans ses
dimensions véritables. Aucune époque de notre littérature ne saurait nous être
plus fraternelle. La fraîcheur, la vigueur et la liberté n'ont été que les
moindres vertus de poètes qui nous donnent avec une prodigalité incomparable
tout ce que nos propres poètes s'efforcent aujourd'hui de reconquérir. Tout ce
qui dans la poésie française valait par les grâces faciles, l'aisance du
développement oratoire, le haïssable « sublime » des sentiments, la
clarté, la « mesure » et quelquefois la platitude a été placé dans la
pleine lumière de la gloire littéraire aux dépens de tout ce qui était
méditation un peu rigoureuse, abstraction, ésotérisme, investigation de
l'esprit, audace inspirée. Sainte-Beuve ne sauvait de la Délie que
quatre ou cinq dizains — les plus médiocres — parce qu'ils étaient les plus
clairs. Ronsard et Du Bellay eux-mêmes sont glorifiés pour celles de leurs œuvres
dont l'accès est le plus aisé, non par celle dont la qualité poétique est la
plus éclatante. Pour les mêmes raisons, c'est Nerval qui est traité en poète
mineur, non Musset. Il serait bon qu'on cessât de considérer la clarté formelle
de certaines œuvres, qui ne résulte bien souvent que de leur insignifiance,
comme la garantie la meilleure de leur valeur et de leur durée. Il faut rendre
à la poésie française le trésor de ses profondeurs.
* * *
On peut dire de Villon qu'il crée la
poésie française, même temps qu'il la conduit à l'un de ses sommets les plus
glorieux et les plus purs. Grâce à lui, la poésie française a l'un des
commencements les plus éclatants qui soient. Jusqu'à lui, en effet, il faut une
grande bonne volonté pour,
discerner, ça et
là, eu milieu du fatras, du bavardage et de la préciosité qui emplissent la littérature
versifiée du Moyen âge quelques timides éclairs annonciateurs. Durant des siècles,
la poésie française a été sollicitée par les tentations et les besognes les
plus contraires à sa nature, les interminables récits héroïques, les
laborieuses dissertations galantes, un symbolisme subtil et morne. Durant ces
siècles, il semble que la conscience poétique ait manqué absolument, de sorte
que les rares éclairs dont il s'agit doivent être attribués moins à le volonté
du poète qu'à l'état de fraîcheur du langage, à le grâce de mots encore
adolescents. Avec Villon, il semble que la poésie française naisse soudain à elle-même, s'écarte, comme sous
l'effet d'une révélation, de ce qui la sollicitait en l'étouffant pour courir à
des objets plus rebelles à son effort et plus conformes à son destin, les
étreindre et s'y accomplir. Villon donne ainsi à la poésie française
quelques-uns de ses thèmes de prédilection, quelques-unes de ses traditions les
plus authentiques, au point que la gloire de lui ressembler par moments
comptera au nombre des titres les plus hauts d'un Péguy ou d'un Apollinaire. D'autres
poésies sont parées ou drapées. La poésie de Villon est nue. Aucune harmonique
indiscrète n'y altère le timbre de la voix humaine dans sa pureté, nul soleil,
nul astre nocturne ne s'y vient ajouter à la faible clarté de lait et de
phosphore dont le corps humain et l'âme humaine sont pour ainsi dire la source.
L'homme est dans cette poésie dépouillé et désarmé, offert au monde sans
défense, sans ruse et sans secret comme dans les lits de l'amour, la mort et la
prière, il y oscille seulement entre les grands horizons magnétiques qui le
sollicitent de leurs aimantations contraires, le péché et la pénitence, la
quête de la joie terrestre et le doux néant de l'humilité, la vie et la mort.
On a voulu dresser autour de Villon le
décor d'un pittoresque facile, lui donner la démarche et le visage du voyou de
génie sur lequel s'attendrit volontiers le public. Il n'y a guère de traitement
plus indigne à faire souffrir à Villon que celui qui fait de lui l'ancêtre de
la poésie du milieu. S'il est une qualité éclatante dans cette œuvre, c'est sa
distinction. L'homme y a les mêmes traits délicats, pensifs et tristes, la même
décence hautaine qui n'exclut ni l'impudeur, ni l'humilité, la même sincérité
et la même force que dans les portraits de Jean Fouquet et de ses contemporains.
L'amour, la douleur et la mort sont par Villon jetés, dépouillés et saignants,
loin des faubourgs et des bouges, à la face même du ciel, au delà des faciles
et vains sursauts de la pitié et de la révolte, là où il n'est demandé nul
adoucissement à la condition humaine, si ce n'est ceux du respect, de la
miséricorde et de le calme espérance qui ne tremble ni ne supplie. Villon a
assumé, eu nom de la poésie française, toute la charge d'humanité dont cette
poésie était capable.
* * *
Avant que l'éden doré de la Pléiade
emplisse le siècle, avant
qu'apparaisse au plus noir du ciel, tournant sur son orbite héroïque et
inconciliable, l'astre rouge de D'Aubigné, la constellation lyonnaise a
resplendi de toute sa clarté limpide et méditative dans le haut ciel de la
Renaissance. L'école de Lyon n'a pas reçu, il s'en faut de beaucoup, la place
qu'elle mérite dans l'histoire des lettres françaises. Maurice Scève doit être
considéré comme le pair des plus grands poètes de notre race. Pernette du
Guillet et surtout Louise Labé ont donné à notre littérature quelques-unes des
œuvres qui méritent de nous rester les plus chères, œuvres voluptueuses et
pures, porteuses d'une charge presque terrible de tendresse et de connaissance.
Les paroles de Pernette et de Louise sont irremplaçables, elles n'ont plus été
prononcées après elles, fût-ce par les plus violentes et les plus tendres des
filles de Racine. Il est certes inutile de s'abandonner aux tentations
sentimentales, aux amours archéologiques devant ces tendres corps dévorés de
tendres passions, devant ces deux femmes évanouies qui furent l'une et l'autre
belles, sensuelles, aimées, amoureuses, infidèles, et que la mort frappa l'une
et l'autre avant qu'elles eussent cessé de faire « signe d'amantes »
comme Louise Labé l'avait souhaité.
Mais il faut se garder plus encore de
la stupide et malsaine tentation des réhabilitations vertueuses auxquelles se
sont livrés quelques niais commentateurs du très moraliste XIXe
siècle. II faut en prendre son parti, la Délie de Maurice Scève n'est
pas une figure symbolique de « l'idée », les amants de Pernette et de
Louise ne sont pas des amants allégoriques. Il y a une sottise sacrilège à
transformer en exercices d'école et en jeux intellectuels quelques-uns des
chants les plus ivres des joies et des douleurs de la terre, les plus
splendidement chargés d'impureté, les plus réellement charnels qui aient passé
par des lèvres humaines. Tel huitain de Pernette du Guillet, tels sonnets de
Louise Labé sont la voix même d'une civilisation qui ne cherche pas à
s'accomplir ailleurs que dans les voluptés, les souffrances et les
connaissances de la terre, la voix du seul paganisme possible. Jamais, dans la
littérature, l'impudeur même des sens n'a atteint à une telle gravité. Jamais
l'âme et le corps n'ont paru aussi peu séparés, la lucidité la plus claire
ainsi présente dans les exigences de l'amour et dans ses gratitudes, dans les
corps comblés et dans les corps avides, jamais l'âme n'a été ainsi engagée et
mise en jeu tout entière dans la passion sans cesser pourtant d'y trouver un
surcroît de pouvoir, de connaissance et d'enrichissement, jamais l'être humain
n'a su conserver cette possession de soi dans la possession de l'autre. Cette
claire amitié, cette tendresse et cette décence jusque dans les caresses que le
corps reçoit et donne, ou brûle de donner et de recevoir. Il convient moins de
parler ici de passion, que d'une véritable création amoureuse, qui ne tient de
la passion que sa violence et son intensité presque mortelle. C'est cette même
fusion nuptiale de la connaissance et de la sensualité, entreprise rare et
admirable de l'esprit de la Renaissance, que l'on trouve aussi dans l’œuvre de
Maurice Scève : mais, chez ce poète animé d'un extraordinaire génie, la
méditation intellectuelle parcourt les dimensions de l'amour humain jusqu'aux
frontières même du monde.
* * *
Par Maurice Scève, la création
poétique s'unit à une
démarche singulièrement audacieuse et secrète de la connaissance, et à ce
titre, ce poète est le héros de la tradition la plus hautaine, la plus réservée
de la poésie française. Maurice Scève n'écrit pas pour raconter, ou pour se
raconter, ou pour faire à la ronde la description lyrique de ses joies ou de
ses tourments. Il fait de la création du langage poétique le plus haut exercice
de lime aux prises avec l'universel mystère. Scève est sans aucun doute celui
de nos poètes qui fut le plus hanté de préoccupations cosmiques. Son Microcosme,
encombré de longs récits descriptifs et de dissertations scientifiques,
n'est sauvé que par un petit nombre de passages d'une beauté surprenante. Sa
véritable création du monde est dans les quatre cents et quelques dizains de la
Délie, dont presque tous sont d'une intensité mallarméenne, d'une
gravité telle que les atomes du langage s'y resserrent, semble-t-il, en un
métal d'une densité inexplicable. Dans une extraordinaire exploration du monde,
le poète va continuellement se perdre au fond de soi-même, au sein de la
substance originelle, pour en ramener les secrets dérobés à la mort, et revenir
chargé d'un magique butin, doué d'une force incorruptible. Par l'exercice de la
poésie, l'homme descend ainsi dans ses propres profondeurs, Orphée possédant en
lui-même son abîme, son chemin des ténèbres et ses dieux infernaux, en quête
d'une Eurydice qu'il cherche moins pour la délivrer que pour s'en faire, contre
le néant qui monte autour de lui, un tendre rempart invincible. Dans le vertige
d'une inquisition dévorante, Scève reste conduit, soutenu, défendu par son
amour, cuirasse et philtre, myrrhe et cèdre, talisman radieux opposé au Serpent
intérieur du néant et de la mort. Scève procède déjà à une déification
nervalienne et faustienne de la femme, dressée sur le limon même du chaos, le
front ceint de toutes les étoiles, égale aux limites extrêmes du temps. Mais,
tandis que le panthéisme féminin de Nerval a pour objet un fantôme presque
arbitraire de l'imagination et de la mémoire, c'est avec sa maîtresse de chair
que Scève construit son mythe, c'est la vivante Délie à laquelle il confère
l'éternité. Par la main prodigieuse du poète, cette femme devient la seule
femme, et son regard et son baiser sont tels que s'il n'y avait jamais eu de
regard et de baiser au monde, et lorsque sa main couronne la hanche ou le col
du poète, ce n'est pas seulement pour la première, c'est aussi pour la dernière
et pour la seule fois.
La Délie est sans doute la méditation poétique la plus forte et la
plus assurée qui soit. Scève marche en lui-même avec des pas calmes et purs.
Nous sommes très loin de la Pléiade, de ses chants de fontaines, de ses
campagnes peuplées de faunes et de fées, de son ciel bourdonnant de dieux. La
terre que foule Scève ne porte pas le masque des fleurs et des forêts, des
villes, des hommes ; elle garde nu au contact libre de l'espace son véritable
épiderme d'astre. Il ne s'y trouve pas d'autre nourriture que le lait même de
la nuit. Il n'y est pas suspendu d'autres fruits que les grappes de feu des
constellations fatidiques. Là où se trouve l'horloge même du monde, avec ses
grands rouages d'astres bien huilés, et le balancier des siècles, dont l'ombre
ne passe sur chaque homme qu'une fois, là descend Scève à la rencontre de son
amoureuse immortelle. Aucun poète ne s'est avancé dans un tel silence.
* * *
Ronsard et Du Bellay font à eux seuls
presque toute la Pléiade. Leurs vies et leurs talents sont dissemblables.
Ronsard meurt à son heure, après avoir à l'aise édifié son œuvre. Du Bellay
appartient à cette phalange de poètes qui traversent l'existence humaine avec
la vitesse enflammée des météores. Il est effacé du monde à trente-cinq ans,
comme Nerval est effacé du monde, comme Rimbaud est effacé de la poésie, et il
a les mêmes dons fulgurants que ses successeurs, le même dédain de la pesanteur
terrestre, la même facilité de dieu humain à obtenir le plus difficile. Sans
doute est-il l'égal de Ronsard, et son œuvre paraît même à certains égards plus
homogène, soulevée d'une énergie poétique plus continue. Ces poètes ne sont pas
sans défauts, mais leurs défauts même ont les traits de leur génie, ils sont
éclatants, insouciants et triomphants comme lui. Ronsard et Du Bellay n'ont
point pour eux-mêmes assez de sévérité, ils traitent avec désinvolture, et
plient à toutes leurs exigences, une langue encore adolescente, ductile,
docile, pleine de richesse et aussi de mollesse, et qui prendra bientôt sa
revanche des caprices que lui ont fait subir les poètes de la Renaissance, en
enserrant la poésie du XVIIe siècle, jusqu'à l'étouffer, dans un
corset de fer. Mais ces restes de gaucherie, et ces excès d'habileté, qui se
trouvent chez Du Bellay et Ronsard, ne les ont point empêchés d'atteindre
souvent à la plus grande pureté dont la poésie française soit capable, et à cet
égard, bien qu'ils aient été les plus favorisés des poètes du XVIe
siècle par la bienveillance des siècles suivants, on ne leur a pas encore assez
rendu justice. Les premières Amours de
Ronsard, l'Olive de Du
Bellay ont été négligés au profit des œuvres postérieures de l'un et de
l'autre. Or, ces recueils ne sont pas seulement, dans une œuvre poétique qui
rayonne tout entière de jeunesse, jusque dans ses moments funèbres, ceux qui
resplendissent surtout de l'éclat doré de la jeunesse. Ils sont aussi dans
l’œuvre de Ronsard et de Du Bellay ceux où le grand esprit de la Renaissance
est le plus complètement incarné. La densité de la pensée poétique y
rappelle souvent les éblouissantes méditations de Scève, et on y trouve les
derniers efforts, les derniers éclats de cette grande poésie intellectualiste,
de cette transmutation intellectuelle de la sensibilité et de la sensualité par
l'instrument poétique, dont Scève avait été le représentant souverain, et qui
va disparaître de notre littérature pendant plus de trois siècles.
La Pléiade n'a peut-être rien apporté
de nouveau à la Renaissance. Peut-être même quelques-unes des inestimables
possibilités de la Renaissance commencent-elles à s'y fermer. Mais elle en a
été le dernier, le plus tendre et le plus brillant triomphe. La poésie
française n'a plus retrouvé, depuis lors, cette sensualité si humaine, ce culte
des corps et des amours, ces douces arabesques, cette fraîcheur d'eau vive
jusque dans le plus subtil artifice, ce goût admirable du bonheur, non pas
combattu, mais accru et comme tendrement exalté par la certitude de la
fragilité de toute chose, du peu de durée qu'ont la beauté, le plaisir, les
chères souffrances de l'amour.
Ronsard et Du Bellay puisent, en même
temps qu'aux plus littéraires des thèmes de la poésie antique, aux sources
mêmes des ruisseaux, aux racines des forêts ; les plus savants de leurs poèmes ont la
grâce des rondes ou des chansons populaires ; l'extrême de l'artifice s'unit
dans leur langage à l'extrême de la liberté. Il y a dans la poésie de la Pléiade une union
extraordinaire de la mythologie et de la nature. Les rivières et les bois, les
roses et la rosée sont pleins alors de secrets magiques, les nymphes et les
amours s'installent dans les campagnes françaises où ils n'avaient jamais vécu,
et qui pourtant les accueillent comme leurs plus anciens et plus naturels
habitants. Ces surnaturels habitants de la terre, dont la poésie légère des
siècles suivants fera de simples signes allégoriques, les mots de passe d'un
ésotérisme de salon, possèdent alors, en vertu d'une extraordinaire
résurrection littéraire, une existence dans la pensée poétique aussi réelle
qu'ils la possédèrent jadis dans la pensée religieuse. La mythologie est, par
la Pléiade, incorporée à la littérature à son état naissant, comme la
projection du visible sans figure en figures invisibles. Le monde et ses fêtes,
et ses femmes et ses matins portent, pour les yeux de Ronsard et de Du Bellay,
la mince parure d'or de leur épiderme divin. Il en résulte qu'il est impossible
de concevoir une poésie à ce point grecque, latine, alexandrine, qui soit à ce
point française. Ce qui se peuple alors d'Adonis aimés des déesses, de
baigneuses nées des eaux mêmes, de Narcisse penchés sur leur mortelle image, ce
sont des vallons de Touraine, des fontaines du Parisis ou du Vexin, des
horizons rigoureux et doux, avec leurs toits et leurs fumées. Jamais poète n'a
traité avec plus de conviction pathétique ce qu'on peut considérer comme les
lieux communs de la littérature éternelle, jamais poésie plus remplie de si
brillants artifices n'a montré cette robustesse, cette vivacité, cette santé,
cette vitalité victorieuse, jamais poésie plus dansante et plus ivre de sa
jeunesse n'a inscrit en elle avec plus d'intense discrétion les secrets
tragiques du monde, les noirs filigranes de la mort. Jamais poètes n'ont été si
pleins de spontanéité et de préciosité, de
science et d'innocence en même temps.
* * *
D'Aubigné est notre Hugo, il est
celui que Hugo crut être, et réussit à faire croire qu'il était... Aucun autre
poète de France n'a cette carrure terrible, cette voix de géant inspiré, ce
souffle fait pour les trompettes des désastres cosmiques, pour le rassemblement
des nuées chi déluge, la chute des murs réprouvés, l'appel de l'aube à
Josaphat. Son œuvre est d'une richesse incomparable, et ce ne sont pas
seulement les Tragiques, noirs bataillons d'alexandrins rangés sous leurs
enseignes farouches : Fers, Feux, Vengeances ;ce sont aussi les grands
recueils de l'Hécatombe, du Printemps,
des Psaumes, que traversent, non point des éclairs passagers, mais
de grandes vagues lyriques, de grands enchaînements de strophes maintenues sans
faiblesse à la plus haute altitude qui soit. Il n'est pas un poète qui
appartienne aussi peu que d'Aubigné, à notre vivant univers. Comme ces poissons
abyssaux dont le cœur éclate dès que cesse de peser sur lui le poids de
la mer tout entière, certains êtres ne trouvent rien d'habitable et de
respirable qu'à l'envers noir du monde. Leur regard est aveuglé par le jour,
leur âme est étouffée par le paix et par l'espérance, leur vol défaille au sein
des tièdes courants du ciel et n'est porté qua par les abîmes, comme s'il
prenait son appui non pas sur les airs secourables, mais sur les
atomes mortels et la substance irrespirable du vide. D'Aubigné est de ceux-là.
Son royaume n'est pas dans l'humaine lumière du ciel, il n'est pas dans
l'humaine nuit, il est dans cette nuit de la nuit dont seul il a su et nous a
dénoncé l'existence, au delà des ombres funèbres. Sous les sombres
clartés du dédain, de la solitude et de la persécution, loin des tendres
triomphes de son siècle, ce chef de bande en armes, jette sur l'amour même des
lueurs d'éclair et de soufre. Loin des vaisseaux en fête où les poètes de Lyon
et les poètes de la Pléiade étreignent avec une même sensualité nuptiale des
idées aux formes de chair et des femmes au nom étoilé, cet Alcyon erre entre
les foudres, au sein du néant son chemin et de la fureur son refuge, son Dieu
vaincu contre son cœur.
* * *
La poésie atteint au XVIe
siècle à un tel degré de splendeur et de vitalité que les poètes secondaires se
distinguent alors des plus grands moins par la qualité de leurs œuvres que par
la difficulté plus grande qu'ils éprouvent à atteindre une même qualité. La plus
grande partie de l'œuvre de Baïf, de Pontus de Tyart, de Jodelle, de du Bartas,
de Bertaut, de Desportes est seulement agréable, ou médiocre, ou gauche et
embarrassée, ou terne ou prosaïque. Mais il n'est pas un de ces poètes en l’œuvre
de qui ne puisse être découvert quelque fragment admirable, quelque éclat
voluptueux ou sombre, quelque descente vers les profondeurs du mystère et de la
mort, quelque essor mystique qui interdit de les considérer au rang des poètes
mineurs. La haute pensée poétique de Scève est présente dans un ou deux sonnets
des « Erreurs amoureuses » que Pontus de Tyart dédie
magnifiquement « à l’ombre de sa vie ». Il y a chez Baïf tel sonnet
d'une douceur voluptueuse unique qui est peut-être le chef-d'œuvre de la poésie
érotique française, tel psaume en vers mesurés où, comme dans les plus beaux
psaumes de d'Aubigné, la voix s'élève entre les murs des limbes de la terre,
sans vibration, sans. éclat, sans écho, du plus profond et du plus nu des
dénuements humains. Il y a chez Desportes, non seulement le célèbre sonnet
d'Icare, mais le miraculeux sonnet des Ombres, plus enveloppé de mystère
que les plus mystérieuses ballades du romantisme germanique. Il y a le cantique
à la Vierge de Bertaut, que Péguy, dans ses grands moments ne dépassera pas. Il
y a enfin chez Jodelle, à qui il ne manque presque rien pour atteindre au
premier rang, le sonnet splendide à la triple Diane, stellaire, chasseresse,
infernale, et les Stances à Claude Colet,
un des chefs-d'œuvre incontestables de la poésie française, d'une si somptueuse
et si pure magnificence que les Stances à du Périer paraissent
auprès oratoires et banales, et les strophes d'À Villequier, d'une
vulgarité et d'une pauvreté indécentes.
* * *
Dans les mêmes années, ou presque,
qui portaient à son plus haut rayonnement la gloire de la Pléiade, Garnier
composait ses tragédies. Il n'est pas de poète, parmi nos grands poètes dont la
mémoire ait été traitée plus injustement. Dans la hiérarchie de nos écrivains, organisée
par des juges mystérieux et irresponsables, mais consacrée par le respect des
situations acquises, Garnier ne figure qu'en rang modeste. L'oubli ou le mépris
vaudraient mieux pour lui que la condescendance avec laquelle on lui reconnaît
quelques mérites. On a fait de lui un précurseur obscur et sacrifié, dont les
travaux sans gloire ébauchèrent les formes de la tragédie française ; on
ne lit pas ses œuvres, qu'on a décrétées illisibles, mais on leur est
reconnaissant d'avoir ouvert la voie à des successeurs éclatants ; et Les
Juives, — la seule tragédie de Garnier qui ait modestement survécu étant
naturellement la plus ennuyeuse — sont parfois commentées dans les universités,
moins pour leur beauté littéraire que pour la place qu'elles tiennent dans
l'histoire du théâtre et de la langue. Ainsi, on a rejeté, non pas dans
l'obscurité, mais dans une gloire obscure pour étudiants et philologues, un des
génies les plus éclatants, les plus libres et les plus divers de nos lettres,
un pair d'Agrippa d'Aubigné et de Ronsard, un des plus grands dramaturges, un
des plus grands lyriques français.
Les tragédies de Garnier, qui n'ont
jamais été représentées, passent pour indignes d'être portées à la scène. Au
théâtre de Racine aussi, le plus dramatique qui soit, on a fait parfois
le reproche d'être destiné à la lecture, plutôt qu'à la représentation, parce
qu'il manque de cette agitation scénique que les dramaturges contemporains
confondent volontiers avec l'action. Certes, il n'y a pas dans les tragédies de
Garnier l'implacable et homicide enchaînement de Racine, cette nécessité
dévorante, ce glissement, plus rapide de minute en minute, des héros sur la
pente de la mort : la structure de ses pièces, avec leurs grands
monologues, leurs invocations, le commentaire lyrique des chœurs, est plutôt à
la ressemblance des tragédies antiques. Elles ont subi aussi l'influence de
Sénèque ; et sont encombrées parfois d'une rhétorique que sa sombre
magnificence ne parvient pas toujours à soutenir. Mais le théâtre élisabéthain
— dont la parenté avec le théâtre de Garnier est telle qu'on pourrait presque
dire Garnier un élisabéthain français — a lui aussi ses lenteurs, ses
répétitions, ses inutilités, ses moments d'enflure et d'emphase. Quel metteur
en scène osera rendre ou plutôt donner la vie du théâtre à l'Antigone ou à l'Hippolyte, entreprise
d'autant plus facile que la juste résurrection des élisabéthains a accoutumé le
public à ce que le style théâtral a de plus libre, de plus inégal, de plus noir
et de plus heurté ? C'est avec stupeur que le spectateur découvrira alors
la prodigalité poétique qui emplit les drames de Garnier, la hauteur où ils se jouent, leur somptueuse et terrible
beauté.
* * *
Garnier a pourtant été un lyrique,
plus encore qu'un dramaturge. Dans les poèmes lyriques qu'il nous a laissés, le
seul défaut semble dans l'excès même de la facilité. Il n'est pas un poète
français à qui la grâce poétique ait été donnée avec plus de générosité, pas un
dont l'œuvre poétique paraisse alimentée à une source ainsi ruisselante et
inépuisable. Qui connaît, qui lit et relit l'Ode pour la mort de Ronsard, où Garnier s'égale aux réussites les
plus hautes de celui qu'il pleure ? Qui connaît telle élégie, dédiée à
Nicolas de Ronsard, ouverte sur un crépuscule sombre et doré, et mourant en soupirs
d'une limpidité céleste ? Certes Garnier est parfois trahi par sa
surabondance, il a souvent quelque chose de relâché dans un lyrisme qui
s'abandonne aux répétitions, aux développements, et n'atteint que rarement à la
prodigieuse densité poétique où parvient la rigueur de Maurice Scève, et même
de Jodelle. Il n'hésite pas, à l'occasion, à puiser dans les poètes anciens des
strophes entières qu'il traduit avec une éclatante aisance. Mais on ne saurait
contester au poète le droit de prendre à d'autres poètes, ses thèmes, ses mots,
ses images, s'il le juge bon ; quelques-uns des plus raciniens parmi les
vers de Racine, ne sont que la traduction de vers anciens, quelques-uns des
vers que Nerval a chargés de toute l'irradiation nervalienne sont dans la
traduction de Faust ou dans la ballade de Lénore. Dans l'œuvre de
Garnier, la poésie emporte tout : poésie qui se nourrit indifféremment
d'Horace et de Sénèque, et des ruisseaux d'Île-de-France qu'elle peuple de
« naïades saintes », et de la myrrhe et des lis, et des dieux et des
amours, et qui parfois s'élève aux astres et se fait suivre, comme dans le
chœur prodigieux de la Troade, d'un somptueux cortège étoilé.
Mais le lyrisme de Garnier n'a pas
besoin, pour s'éveiller et se libérer, des formes proprement lyriques. Les
poèmes de Garnier, et les chœurs souvent sublimes des tragédies ne doivent pas
faire oublier les beautés plus mêlées, parfois plus éclatantes encore, des
tragédies elles-mêmes. Ici encore, la variété des tons est extraordinaire.
Certes, Garnier est, dans le cours de ses tragédies, gêné plus d'une fois,
comme l'ont été tous les grands classiques, hors peut-être Racine, lorsqu'ils
ont utilisé les ressources de l'alexandrin à des tâches trop discursives, à la
discussion, à l'exposé, au récit. Mais il n'y a pas dans les tragédies de
Garnier plus de faiblesses que dans les tragédies de Corneille, et Garnier, si
sa personnalité de dramaturge est moins originale que celle de son puissant
successeur, est à coup sûr plus naturellement et plus généreusement poète.
Tantôt, il décharge dans les foudres du langage toute l'énergie humaine
élémentaire, et arrache à la chair et à l'âme d'Hémon cette réplique
stupéfiante :
Moi, j'ai toujours l'amour cousu dans
mes entrailles.
Tantôt, il fait naître sur les lèvres
des femmes délaissées les plaintes accablées et pures, la musique mortelle dont
l'impitoyable Racine tire son cruel plaisir. Voici Bradamante qui gémit d'être
privée de son amant :
Quelle mer, quel rivage a ce qui
m'appartient ?
Plus loin, le ton même de la plainte
change, et la douleur s'y pare d'une adolescente fraîcheur que le trop savant
Racine ne connaît pas. C'est la même Bradamante qui appelle :
... revenez, ma lumière,
Las ! et me ramenez la saison
printanière.
Quant à la « déclaration »
et à la prière de la Phèdre de Garnier, il faut bien dire qu'elles s'égalent
plus d'une fois à ce que le même sujet a inspiré à Racine de plus incomparable,
c'est-à-dire à ce qui, dans la littérature dramatique, n'a point été dépassé. La Phèdre de
Garnier est bien la même Phèdre, dévorée de la même tendre et terrible ardeur :
Dieux, qui voyez, sécher mon sang
dedans mes veines...
La sorcellerie de Garnier atteint par
moments une telle puissance, l'incantation poétique s'y décharge en tels rayonnements
que l'on est, par moments, tenté de traiter Racine, le meilleur Racine, en
plagiaire :
Qu’il t’eust bien mieux valu,
délaissée au rivage,
Comme fut Ariadne en une isle sauvage,
Ariadne ta sœur, errer seule en
danger !
Pourtant, ce n'est pas là encore que
Garnier remporte ses plus surprenantes victoires, et l'on s'étonne moins de
trouver en lui un Racine qu'un Shakespeare. Il n'a pas d'égal dans notre
littérature, il n'en trouve qu'en Shakespeare et dans les antiques, lorsque ses
héros se détournent des héros qu'ils affrontent, lorsqu'ils adressent la parole
aux dieux, et, au delà des dieux, à l'inconnu des éléments et des ténèbres, aux
présences et aux imminences mortelles. Garnier est le poète incomparable de
l'invocation, de l'imprécation, de la malédiction. Que sont les pâles
déclamations de Camille, à côté des fureurs sacrées de Cléon, d'Œdipe, de
Phèdre encore ? L'épouvante d'Oreste meurtrier est aussi belle que
l'épouvante de Macbeth, et nous le voyons, lui aussi, devant ses propres mains,
reculer de terreur :
Je fuirai ces deux mains, ces deux
mains parricides...
Je ne connais guère, dans la poésie,
de moments plus solennels et plus funestes que la conjuration adressée par Porcia
à tous les maléfices des astres et aux divinités ténébreuses :
Toi, reine de la nuit, Hécate aux
noirs chevaux...
Il y a ici un dialogue vraiment
démoniaque entre l'homme et les puissances les plus informes et les plus noires
de l'univers, une force hallucinatoire, une magie shakespearienne des songes nocturnes,
des chiens hurlants, des hiboux funèbres, dont la tradition s'est perdue dans
notre théâtre classique. Tel est Garnier.
* * *
On confond un peu trop volontiers le
XVIIe siècle avec le siècle de Louis XIV. La courbe de gloire de la
civilisation française n'a pas au XVIIe siècle un sommet, mais deux
sommets de hauteur égale, et si le second est atteint aux environs de 167o, le
premier peut être situé aux environs de 1630. L'apogée de Louis XIV a été
précédée de l'apogée de Louis XIII et de Richelieu. Louis XIV a pour lui la
grandeur de Racine, et La Fontaine, et Molière, et Bossuet, et
Versailles ; peut-être le temps de Louis XIII offre-t-il le spectacle
d'une richesse plus diverse. Au plus brillant du règne de Louis XIV, le moment
de la gloire suprême pour la peinture française, pour la science française,
pour la pensée philosophique française est déjà passé. Jamais, comme dans la
première moitié du XVIIe siècle, la civilisation française n'a été
près de pousser simultanément à leur point extrême ses plus diverses
possibilités. Plus agité que l'époque de Louis XIV, moins favorisé par la
clémence du sort, la paix intérieure, la grandeur d'une nation triomphante, la
cour, le mécénat, ce temps où les croyances et l'incroyance s'affrontent, où la
monarchie lutte avec les factions, où les dramaturges fixent les règles de leur
art, où les philosophes construisent le monde, où les esprits multiplient les
investigations, les interrogations, les disputes, ce temps où tout est encore
sur la béance, et où tout est encore possible, a presque tout réalisé.
* * *
Aucun des étés florissants de
l'histoire n'a donné plus riche moisson. C'est alors que Retz fixe dans ses
Mémoires la langue française au point de perfection qu'elle ne dépassera plus.
C'est alors que Corneille écrit ses Comédies intellectuelles et dures, la
merveilleuse Illusion, Le Cid, et apporte dans le théâtre, avec les
règles savantes et compliquées d'une esthétique nouvelle, son culte étrange et
fanatique de la volonté solitaire, affirmant son dédain de toute entrave
humaine à la double épreuve du crime et du sacrifice de soi. C'est alors
qu'apparaissent, sur le champ de la pensée, jonché par Montaigne des débris des
vieilles certitudes, le héros Descartes et le pathétique Pascal. C'est alors
que Malherbe et Maynard ouvrent des voies nouvelles à la poésie française et
composent quelques-unes de nos plus grandes œuvres lyriques. C'est alors que
Descartes et Pascal — eux encore — accroissent le domaine et perfectionnent les
méthodes de la physique et de la mathématique dans des proportions incroyables,
en même temps qu'ils refont la philosophie. Le peintre de Louis XIV s'appellera
Le Brun, mais les peintres de ce qu'on peut appeler le siècle de Louis XIII
s'appellent Philippe de Champaigne, les Le Nain, La Tour, Poussin enfin, et
c'est de Fouquet à Poussin que la peinture française acquiert le droit de
balancer la peinture du plus grand siècle d'Italie. Au même moment, les
architectes couvrent la France d'hôtels et de châteaux sans défaut. Le style
décoratif est un des plus beaux qui soient, d'une somptuosité, d'une noblesse
et d'une vigueur que la génération suivante ne connaîtra plus. Époque
aventureuse et savante, galante, brillante, dure et profonde, où les
philosophes montent à cheval, où les cardinaux sont les plus cyniques des
intrigants, les plus audacieux des politiques et les amants les plus réputés,
où les plus grandes dames se rendent illustres par leurs exploits de maîtresses
et d'amazones, où les aventuriers des guerres civiles sont princes de l'Église
et écrivains raffinés, le temps de Louis XIII n'est pas riche seulement de ce
qu'il enfante et prépare, mais de ce qu'il mène à son terme, il unit
magnifiquement les accomplissements avec les promesses, la liberté avec la
force, la violence de la jeunesse avec les subtiles vertus de la décadence, la
splendide immoralité de la Renaissance dont il est digne avec la noble
ordonnance du Grand Siècle qui ne fait que le continuer.
* * *
La poésie brille dans la première
moitié du xvii siècle d'un éclat égal à celui des autres arts et investigations.
Le demi-siècle où Maynard succède à Malherbe, et Corneille à Maynard, compte
parmi les moments heureux de l'histoire poétique française, et l'école
précieuse a produit alors des œuvres mineures, qui ne sont point méprisables.
Malherbe a été victime des injustices commises en son nom. Maynard a été
victime du voisinage de Malherbe. Corneille, d'une admiration qui s'est assez
régulièrement portée sur ce que ce grand poète avait de moins admirable, le
sublime « romain » et l'emphase héroïque ; victime aussi
d'utilisations morales et patriotiques assez répugnantes. Malherbe a jeté hors
du temps quelques poèmes d'une substance si dense, si pure, si inaltérable,
qu'il n'en est guère qui puissent être dits plus exactement immortels. Maynard,
qui dépassa son maître, est regardé comme un poète mineur, alors qu'il plane et
respire à l'aise à une altitude lyrique que Lamartine et Hugo ne songent même
pas à atteindre. Corneille est plus grand que sa gloire.
* * *
Les poètes du XVIe siècle
avaient presque tous reçu en partage la douceur insondable, les démons et les
phosphores de la nuit. Les explorations intellectuelles de Scève le portaient
aussi loin que possible des routes habituelles de l'âme, il s'enfonçait au cœur
du silence du monde vers le fantôme adorable dont une femme de chair n'était
que le reflet. D'Aubigné errait à travers son pays de brasiers et de cendres,
portant, comme un coureur que vêtent les feux d'or de sa torche, son nimbe et
son manteau infernal jusque dans la vive clarté du jour. Sur les fronts des
héros de Garnier passaient les ailes noires des anges, des désirs, des crimes,
des oiseaux nocturnes. Les poètes de la Pléiade, rassemblés sous leur patronage
stellaire, recherchaient le secret de tout ce qui n'a de secret que la nuit,
les feuillages, les femmes, les sources, ouvraient sur les aubes terrestres les
jeunes yeux du réveil, abritaient sous des ombrages leurs dieux et leurs
baisers. Au XVIIe siècle, les tentations et les vertiges de la nuit,
les tendres limbes terrestres, l'envers redoutable du monde ne sont pas oubliés
des poètes. Saint-Amand, Tristan sont extraordinairement attentifs à la vie cachée
du silence, de l'immobile et de l'obscur. On commence seulement aujourd'hui,
après trois siècles de vaine critique, à suivre les sombres filigranes inscrits
dans. la substance hypocritement claire de
Corneille. Malherbe n'est pas seulement le pompeux ordonnateur de la poésie du
Grand Siècle. Il n'est pas seulement, comme Maynard, l'auteur de poésies
érotiques dont la brutalité est dans la pure tradition du XVIe siècle,
encore que la sensualité véritable y soit malheureusement absente. Il est
encore, avec Maynard, un des pères du seul véritable et valable romantisme
français.
Les images de la vieillesse et de la
mort étaient sans cesse présentes dans la poésie du XVIe siècle ;
mais elles y étaient accueillies et traitées librement, pour être opposées aux
images contraires de l'heure qu'il faut cueillir, de l'immortalité du poème,
pour conseiller aux femmes de faire l'amour, et les avertir qu'elles ne
seraient pas toujours désirables. Chez Malherbe et Maynard les mêmes images
apparaissent avec je ne sais quoi de plus cruel, de plus inquiet et de plus
morbide qui annonce Baudelaire et s'apparente au sadisme espagnol. Tel sonnet
de Maynard, telle strophe splendide de Malherbe mêlent les thèmes, non de la vieillesse et de la mort, mais
de la décrépitude et de la décomposition aux thèmes de la vie triomphante et
même de l'érotisme. Mais ces ténèbres ne sont chez Malherbe et Maynard que les
ennemies vaincues de la lumière, elles ne sont hantées que des monstres
meurtris sous les pas de la victoire apolliniens, pourrissants sous les rayons
corrupteurs de l'été. Maurice Scève et d'Aubigné étaient les poètes de la nuit.
Malherbe et Maynard apparaissent dans notre littérature comme les premiers et
peut-être les plus grands des poètes solaires, au matin d'un siècle solaire.
Leur démarche est éclatante. Et leurs alexandrins, leurs strophes, leurs hymnes
s'élèvent, triomphent, expirent avec la majesté du jour. À cet égard, ils
ressemblent à leur contemporain Descartes, cavalier armé de lumière, Persée
sauvant Dieu des ténèbres. Toutes les grandes images de Malherbe et de Maynard
sont des images radieuses, moissons florissantes, fruits mûrs, brasiers clairs
de passions resplendissantes, filles aux visages de feu. Il n'est presque pas
un grand instant poétique dans l’œuvre de Malherbe et de Maynard, où ne brille
le signe solaire sous lequel ils sont nés, les thèmes du déclin et de la mort
se chargent, pour eux, non pas des ombres de la nuit, mais de toute la clarté
du couchant, et lorsque Maynard nous annonce sa fin, il ne nous annonce pas un
crépuscule :
... Et l'on verra bientôt naître du
sein de l'onde
La première clarté de mon dernier
soleil.
Il ne songe à mourir que dans une dernière victoire du jour.
* * *
Corneille est le dernier héros de
cette ère héroïque où fut accompli l'un des plus grands efforts de l'homme, et
des plus féconds, pour une plus complète possession du monde. Ce n'est pas
simple rencontre, si le mot de sa Médée émergeant seule des désastres est le
mot même de Descartes au milieu de l'univers qui se dérobe : « Que
vous reste-t-il ? — Moi ». Je suis, dit Médée. Je suis, dit
Descartes. À nulle autre époque de notre littérature, l'affirmation du moi n'a
eu ce caractère serein, stoïque, implacable. Au-dessus des flux et des reflux
de la fortune et de l'infortune, au-dessus du bien et du mal, au-dessus de
l'amitié et de l'inimitié des hommes, des dieux, du sort lui-même, les héros de
Corneille s'affirment maîtres d'eux et maîtres du monde. Chevaliers assassins,
amants sacrifiant leurs maîtresses, mères égorgeant leurs enfants, uniformément
voués à abolir la pitié, la vengeance, la morale, l'amour, l'amitié, la colère,
devant la décision d'une volonté hautaine et solitaire, jusque dans le crime le
plus gratuit et le désintéressement le plus dénaturé, ils font sans nécessité
don à autrui de la femme qu'ils aiment, ils trahissent leur père, ils
assassinent leur fils, ils pardonnent à leur ennemi pour le seul plaisir de se
sentir dociles à eux-mêmes, obéissants à leurs décrets inflexibles, mécanismes
bien huilés que, ne sauraient arrêter ni la peur, ni l'amour, ni le scrupule,
ni la souffrance. Cette apothéose du pur pouvoir humain offrait malheureusement
à Corneille les tentations de la rhétorique, du « romain », du
sublime. Cet inestimable poète n'est poète que par moments.
* * *
Garnier avait sacrifié dans ses
œuvres le drame à la poésie. Corneille avait sacrifié la poésie au drame.
Racine porte à leur état de fusion poétique intégrale les matériaux jusque-là
rebelles de l'art tragique. De là, la place absolument incomparable et
solitaire occupée par cet écrivain qui n'a, avec aucun autre, de parenté même
lointaine. Lié à son siècle par les amitiés et par les pitiés, par les
bienfaits et par les offenses, ambassadeur devant la postérité de la grande
époque qu'il paraît rassembler en lui et accomplir, Racine n'en est pas moins
seul, tombé au sein de son siècle comme un météore inexplicable, porteur du feu
d'un autre monde. De quels espaces, de quelles nuits sans fond arrivent sur la
scène française ces créatures habitées de fatalités mortelles, ces serviteurs
acharnés et lucides d'un destin qui les dévore ? La tragédie se fait ici
poésie, la poésie se charge de puissances furieuses et de fièvres implacables,
elle élève sa voix dans les limbes de l'angoisse humaine, sur une terre hantée
de crimes et de silence, sous un ciel sournois et meurtrier. Racine jette au
milieu du plus policé des siècles, d'un siècle qui attend de lui de beaux
spectacles ordonnés. amoureux, héroïques, les bûchers humains, les meurtres rituels
surgis du fond des âges, le vol noir des sorts funestes, le va-et-vient dans
les âmes des grandes marées homicides. Mais jamais, fût-ce dans les cérémonies
solennelles de la tragédie antique, les plus douces formes de la chair, les
corps les plus glorieux, les âmes les plus riches de conscience et de passion
n'avaient brûlé eu se consumant
d'une flamme aussi claire. Jamais artiste n'avait transmué en un tel or cruel
le plus vif de l'humain, n’avait composé pureté plus miraculeuse de tant de
trouble et de supplice. Les jeunes gens et les jeunes filles que Racine conduit
à la mort sur sa scène, ce ne sont pas des jeunes gens et des jeunes filles, ce
ne sont même pas des héros, ce sont les diverses figures, soudain éclatantes,
pourvues d'un nom et d'une voix, de ce dieu qui meurt oublié au plus profond de
chaque homme depuis le commencement du monde, Icare au vol toujours brisé,
Prométhée crucifié, Orphée offert en proie à la bacchante immortelle. Racine
n'est point auteur dramatique, il n'est point poète. Il met la poésie sur la
scène, il compose de poésie ses tragédies tout entières. De là résulte que
Racine porte la responsabilité du poète devant son œuvre à un degré qui n'a été
égalé par nul autre. Possesseur serein, souverain sans conteste du domaine où
les autres poètes n'accèdent que par l'effort, la méditation ou la transe, il
semble désigné et né pour vivre et respirer à l'aise dans les espaces les moins
explorés de l'ordinaire langage humain : artiste si maître de son art
qu'il ne songe même pas à se forger un langage qui lui soit propre, et que les
alliances de mots les plus ternes et les plus desséchées par l'usage, il suffit
qu'elles aient passé un instant entre ses mains pour réapparaître aussitôt
ruisselantes des gouttes lustrales du miracle. Aucun poète ne s'est vu obéi des
démons, que les naïfs « romantiques » crurent redoutables, avec une
si adorable docilité.
* * *
Si Racine avait eu des héritiers,
c'est qu'il n'eût point été complètement Racine. Ce génie dévorant avait épuisé
dans ses extrêmes ressources, porté à ses dernières conséquences la matière
littéraire dont il disposait. Il ne laissait à ses successeurs d'autre voie
ouverte que celle de l'imitation. Lorsqu'un art est parvenu à son instant
classique, — lorsque les œuvres dans lesquelles il s'incarne épuisent les
richesses et circonscrivent à leur limite les efforts d'une longue suite de
siècles, lorsqu'une forme d'art a une fois atteint cette minute de plénitude où
elle consomme toute la matière que l'époque lui soumet, cette forme d'art est
vouée ensuite inéluctablement à une ère de stérilité. Une grande œuvre
classique est un aboutissement, ce qui signifie qu'elle ne peut avoir
d'héritage. Léonard de Vinci dit que c'est un pauvre disciple, celui qui ne
dépasse pas son maître, voulant dire non que le disciple doit être plus grand
que son maître, mais que, profitant de son maître, il doit charger d'un supplément
de sens les formes d'art dont le maître s'est servi. Racine a fait une
consommation si totale des ressources de la poésie française qu'il la laisse
épuisée pour un siècle et demi.
* * *
Chénier s'efforcera de ranimer la
morte aux lèvres de marbre à qui le ravisseur Racine a pris, pour les donner à
Hermione et à Phèdre, le sang, le souffle et la pensée. Mais la poésie ne peut
renaître qu'après que les transes de la civilisation et le bouleversement de la
culture elle-même lui ont permis de quitter des voies qui ont été parcourues
jusqu'à leur terme, de tracer son chemin dans des régions encore obscures et
vierges de la conscience et du langage. Mais, comme il arrive des terres
régénérées par un bouleversement profond, la première végétation de la poésie
française après 1800 n'est qu'une floraison hâtive et avortée. Les grands
« romantiques » de 183o ont eu l'étrange et injuste bénéfice du
contraste avec l'absolue stérilité qui les avait précédé, du facile éclat de
quelques-uns de leurs exercices verbaux, de l'attrait qu'exerçait sur le grand
public la banale clarté de leurs œuvres et l'allure provocatrice de leurs
manifestations, de l'ignorance où se trouvait ce grand public des époques
vraiment éclatantes de la poésie française, comme le XVIIe siècle, et le début du XVIe. La place de Lamartine, de Hugo, de
Vigny, de Musset dans l'histoire de la poésie française ne tardera pas, il faut
l'espérer, à apparaître ce qu'elle fut réellement, c'est-à-dire extrêmement
mince. Ils n'apportèrent rien de nouveau dans la poésie, si ce n'est ce qui n'y
avait jamais manqué, et s'attribuèrent la qualité de romantiques par un
véritable abus de vocabulaire, puisqu'ils n'introduisirent à peu près rien en
France de la vérité du romantisme étranger dont ils se prétendaient les
imitateurs. Ils bornèrent leur révolution à quelques innovations d'ordre
formel, d'ailleurs extrêmement timides. Enfin, ils manquèrent surtout de génie
poétique, et c'est par imposture, distraction ou malentendu, qu'ils sont restés
dans l'histoire de la littérature française les types de l'abondance et de la
richesse lyrique. Il est en réalité extrêmement difficile d'extraire des Premières
Méditations, des Nuits ou de la Légende des Siècles quelques
vers, quelques fragments de vers véritablement poétiques. Il y a dans la Chute d'un Ange de Lamartine quelques vers d'une pureté, d'une
solidité et d'une splendeur véritablement valéryennes ; dans la médiocrité
de Vigny, quelques vers si beaux que l'auteur en paraît irresponsable ;
Musset, qui était richement pourvu de dons mineurs, a écrit quelques chansons
presque aussi admirables que son théâtre. Il a malheureusement écrit aussi les Nuits.
Il y a dans l'œuvre de Hugo les possibilités innombrables d'une splendeur
presque toujours vulgaire, impure ou avortée. On n'y peut découper que des
citations très brèves, et le trait dominant de l'école de 183o est dans
l'immense déchet qu'elle laisse, dans la pauvreté poétique qui s'y associe à
une singulière abondance verbale. Mais, dans le temps même où l'on assistait à
l'immense avortement romantique, un jeune poète apparaissait qui ne put
résister que quelques années à la morsure d'un génie intolérable et finalement
mortel, un jeune poète qui connaissait, lui, et le XVIe siècle et
Racine et le romantisme allemand. Ce poète, non le plus grand, mais le seul
romantique français, porta son effort non sur des problèmes scolaires de
prosodie ou de vocabulaire, mais sur la puissance irradiante même dont il
s'agissait de recharger un langage vidé d'énergie poétique. Ce poète fit du
langage le magique instrument d'un commerce continuel entre la réalité et
l'inconnu dont elle est l'ombre, entre la chair sensible du présent et les
figures immobiles dans le ciel du mythe et du souvenir, entre les choses et les
esprits des choses, entre les visages des femmes que croisait son chemin et le
fantôme dressé au delà des constellations visibles de se maîtresse éternelle.
La première moitié du XIXe siècle, dans l'histoire de la poésie
française, ce n'est pas Hugo, Vigny, Lamartine, Musset : c'est ce diamant
aux feux obscurs, cette limpidité insondable, ce miroir où se reflète la part invisible du monde : Gérard de
Nerval.
* * *
Le XIXe siècle a donné
naissance à un nombre incroyable de versificateurs diversement habiles, parmi
lesquels apparaissent, après Nerval, deux ou trois poètes authentiques. Les
défauts parfois insupportables de celui qui a donné à son œuvre ce titre
ridicule, « Les Fleurs du Mal », son satanisme à bon marché, la
médiocrité de certaines de ses œuvres trop admirées, les concessions qu'il fait
selon le cas à un immoralisme et à un moralisme également fades et
laborieusement didactiques, ne sauraient faire oublier qu'on doit à Baudelaire
quelques poèmes noirs et splendides, qui comptent parmi les plus beaux de nos
lettres. Il en est de même de Rimbaud, qui n'est assuré de durer, lui aussi,
que pour une part de son œuvre relativement mince. Dans Bateau Ivre, lui-même,
le déchet est important : c'est celui du bric-à-brac symboliste : flottaison
blême, noyé pensif, lichens de soleil, morves d'azur, mais certaines
strophes de cette beauté presque irrespirable au contact de laquelle le cœur
humain est près de défaillir, ces seules strophes assureraient l'immortalité à
Rimbaud, quand bien même l'attention se serait détournée des problèmes
poétiques qu'il a posés et qui semblent d'ailleurs avoir été compliqués à
plaisir. Ce jeune écrivain, aussi évidemment comblé de génie que Gérard de
Nerval, parcourt en peu de temps, et sans un instant faire halte, toute
l'étendue du domaine qui lui est offert. On peut dire qu'il n'y a pas pour lui
de problème de la création littéraire, puisque le langage ne lui offre aucune
résistance. Comme il est naturel à ceux qui jouent trop bien le jeu, il
commence par le pastiche ; ses premiers vers sont dignes du pire Sully
Prudhomme, puis du pire Hugo (Le Forgeron), puis de Nerval, puis des
symbolistes. Explorateur passionné à la recherche des difficultés créatrices
qui se dérobent, Rimbaud finit par briser le langage lui-même comme l'enfant le
jouet dont il a parcouru jusqu'au bout les mystères, pour en faire jaillir le
dernier miracle possible. Mais ces nouveaux secrets sont à leur tour épuisés,
et Rimbaud finit dans la seule forme de révolte contre le langage qui ne se
contredise pas elle-même, c'est-à-dire dans le silence.
* * *
Comme l'œuvre de Rimbaud, l'œuvre de
Mallarmé est de peu de volume, mais elle dépasse de loin l'œuvre de Rimbaud par
l'immensité des problèmes auxquels elle a été affrontée, par l'audace de ses explorations
hors de l'univers poétique fréquenté, par les voies qu'elle illumine d'un bref
éclair et laisse ouvertes derrière elle ; Rimbaud passe dans les lettres
françaises comme un météore, poursuit sa route au-dessous de l'horizon de notre
faible réalité, et illumine un instant de fragments éclatants les miraculeuses
profondeurs dans lesquelles il se brise. L'alchimiste Mallarmé extrait
lentement des abîmes du langage le produit de fusions mystérieuses, et remplit
à peine le creux de nos mains de cristaux à l'éclat insoutenable et glacé.
Mais, tandis que Rimbaud tentait d'enserrer dans les mailles d'un langage de
plus en plus ingénieux et délié les fantômes aux couleurs sauvages que lui
permet d'entrevoir, au delà-de son âme claire, un regard d'une extraordinaire
acuité, le magicien Mallarmé sonde et torture les mots eux-mêmes, les soumet
aux plus singulières combinaisons et aux plus insolites températures, pour les
forcer à abandonner un peu de leurs pouvoirs les plus secrets, de leurs vertus
les plus insaisissables. Ainsi retourne-t-il aux vraies richesses du poète, qui
ne sont que les puissances insondables et méconnues enfermées dans le langage
même. Les poèmes réunis de Mallarmé ne sont pour ainsi dire que
d'extraordinaires montages où chaque mot, dégagé du terne esclavage du
discours, passe sous nos yeux et se présente en lui-même, ouvert dans ses
profondeurs d'azur et de nacre, avant de s'évanouir et de se fondre dans le mot
suivant qui s'allume à son tour et brûle une seconde avec une pureté de feu.
Nul poète peut-être ne nous a aussi clairement montré que chaque facette du
langage, comme l'or des trésors souterrains, tient en elle un pouvoir endormi,
et pour s'éveiller, radieuse, n'attend que la visitation du jour.
* * *
Le début du XXe siècle
brille dans notre histoire littéraire d'un éclat qui n'a point d'égal dans les
deux siècles précédents. Il n'est pas donné à beaucoup de générations de
rassembler en elles une richesse égale à celle qui compte Gide, Barrès, Proust,
Bergson, Maurras, Valéry, Péguy, Claudel, Apollinaire. Quant à la poésie,
l'époque qui nous a donné les cinq derniers de ces noms se fera aisément
pardonner d'avoir produit aussi Edmond Rostand et la comtesse de Noailles, et
mérite d'être considérée comme une des époques royales de la poésie française.
Il n'est pas impossible que cette ère favorisée dont nous nous éloignons déjà
apparaisse demain toute baignée du printemps lumineux d'une nouvelle
Renaissance.
Thierry Maulnier, in Introduction à
la poésie française (1939)