Dans Les Grands Cimetières sous la lune, Georges Bernanos, qui a assisté à Palma
de Majorque à l'épuration sanglante menée par les nationalistes, dénonçait
cette Terreur « inséparable des révolutions de désordre [...] qui atteint
la racine de l'âme ». La Terreur c'est « tout régime où les citoyens,
soustraits à la protection de la loi, n'attendent plus la vie ou la mort que du
bon plaisir de la police d'État ». Ces Grands Cimetières, il les a vus de
ses propres yeux : attiré par une lueur noirâtre, Bernanos franchit la
grille d'un cimetière où des dizaines de corps arrosés d'essence, forment un
immense bûcher sous la lune, symbole de l’Argent « Il est naturel que [le
peuple] soit surtout sensible à la cruauté du dieu couleur de lune ».
C'est la lecture des Grands Cimetières sous la lune qui suscita chez Simone Weil le désir
de lui communiquer les réflexions nées de son expérience sur le front l'Èbre.
Jusqu'à sa mort, Bernanos conserva
deux lettres dans son portefeuille, celle que lui envoya Mgr
Fontenelle, correspondant à Rome de La Croix, et celle de Simone Weil.
Monsieur,
Quelque ridicule qu'il y ait à écrire
à un écrivain, qui est toujours, par la nature de son métier, inondé de
lettres, je ne puis m'empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois
qu'un livre de vous me touche : le Journal d'un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de
ceux que j'ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j'ai pu aimer
d'autres de vos livres, je n'avais aucune raison de vous importuner en vous
l'écrivant. Pour le dernier, c'est autre chose ; j'ai eu une expérience
qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs
et éprouvée, en apparence — en apparence seulement —, dans un tout autre
esprit.
Je ne suis pas catholique, bien que — ce
que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la
part d'un non-catholique, mais je ne puis m'exprimer autrement — bien que rien
de catholique, rien de chrétien ne m'ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que
si seulement on affichait aux portes des églises que l'entrée est interdite à
quiconque jouit d'un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me
convertirais aussitôt. Depuis l'enfance, mes sympathies se sont tournées vers
les groupements qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie
sociale, jusqu'à ce que j'aie pris conscience que ces groupements sont de
nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque
confiance, c'était la CNT espagnole 1. J'avais un peu voyagé en
Espagne — assez peu — avant la guerre civile 2, mais assez pour ressentir
l'amour qu'il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais
vu dans le mouvement anarchiste l'expression naturelle de ses grandeurs et de
ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes.
La CNT, la FAI étaient un
mélange étonnant, où on admettait n'importe qui et où, par suite, se
coudoyaient l'immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi
l'amour, l'esprit de fraternité, et surtout la revendication de l'honneur si belle chez des hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là
animés par un idéal l'emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence
et du désordre. En juillet 1936, j'étais à Paris. Je n'aime pas la guerre ;
mais ce qui m'a toujours fait le plus
horreur dans la guerre, c'est la situation de ceux qui se trouvent à l'arrière.
Quand j'ai compris que, malgré mes efforts, je ne pouvais m'empêcher de
participer moralement à cette guerre, c'est-à-dire de souhaiter tous les jours,
toutes les heures, la victoire des uns, la défaite des autres, je me suis dit
que Paris était pour moi l'arrière, et j'ai pris le train pour Barcelone dans
l'intention de m'engager. C'était au début d'août 1936.
Un accident m'a fait abréger par
force mon séjour en Espagne. J'ai été quelques jours à Barcelone ; puis en
pleine campagne aragonaise, au bord de l'Èbre, à une quinzaine de kilomètres de
Saragosse, à l'endroit même où récemment les troupes de Yagüe 3 ont
passé l'Èbre ; puis dans le palace de Sitgès transformé en hôpital ;
puis de nouveau à Barcelone ; en tout à peu près deux mois. J'ai quitté
l'Espagne malgré moi et avec l'intention d'y retourner ; par la suite,
c'est volontairement que je n'en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune
nécessité intérieure de participer à une guerre qui n'était plus, comme elle
m'avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les
propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre
entre la Russie, l'Allemagne et l'Italie.
J'ai reconnu cette odeur de
guerre civile, de sang et de terreur que dégage votre livre ; je l'avais
respirée. Je n'ai rien vu ni entendu, je dois le dire, qui atteigne tout à fait
l'ignominie de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux
paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de
matraques. Ce que j'ai entendu suffisait pourtant. J'ai failli assister à l'exécution
d'un prêtre 4 ; pendant les minutes d'attente, je me demandais
si j'allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant
d'intervenir ; je ne sais pas encore ce que j'aurais fait si un hasard
heureux n'avait empêché l'exécution.
Combien d'histoires se pressent
sous ma plume... Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule
suffira. J'étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus, les miliciens de
l'expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons
partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu'au retour des trente et
un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua
neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il
ne s'était rien passé. Parmi ces neuf, un boulanger d'une trentaine d'années,
dont le crime était, m'a-t-on dit, d'avoir appartenu à la milice des « somaten » ;
son vieux père, dont il était le seul enfant etl le seul soutien, devint fou.
Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux
miliciens de tous pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de
quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant
d'avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu'on l'avait enrôlé de
force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et une carte
de phalangiste ; on l'envoya à Durruti 5, chef de la colonne,
qui, après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l'idéal anarchiste,
lui donna le choix entre mourir et s'enrôler immédiatement dans les rangs de
ceux qui l'avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti
donna à l'enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de
vingt-quatre heures, l'enfant dit non et fut fusillé 6. Durruti
était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros
n'a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l'aie apprise
qu'après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient
pris, perdu, repris, reperdu je ne sais combien de fois, les miliciens rouges,
l'ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d'êtres
hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes.
Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d'aller avec nous
la dernière fois où nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les
fascistes, c'est qu’ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à
manger aux autres et se crurent très humains. Une dernière histoire, celle-ci
de l'arrière : deux anarchistes me racontèrent une fois comment, avec des
camarades, ils avaient pris deux prêtres ; on tua l'un sur place, en
présence de l'autre, d'un coup de revolver, puis on dit à l'autre qu'il pouvait
s’en aller. Quand il fut à vingt pas, on l'abattit. Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me
voir rire.
À Barcelone, on tuait en moyenne, sous forme d'expéditions
punitives, une cinquantaine d'hommes par nuit. C'était proportionnellement beaucoup moins qu'à Majorque, puisque
Barcelone est une ville de près d'un million
d'habitants ; d'ailleurs il s'y était déroulé pendant trois jours une bataille de rues meurtrière. Mais
les chiffres ne sont peut-être
pas l'essentiel en pareille matière. L'essentiel, c'est l'attitude à l'égard du meurtre. Je n'ai jamais vu, ni parmi
les Espagnols, ni même parmi les
Français venus soit pour se battre, soit pour se promener — ces derniers le plus souvent des intellectuels
ternes et inoffensifs — je n'ai jamais vu
personne exprimer même dans
l'intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l'égard du sang inutilement
versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ;
mais là où j'étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des
hommes apparemment courageux — il en est un au moins dont j'ai de mes yeux
constaté le courage — au milieu
d'un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel
combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » — terme très large. J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque
les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains
en dehors de ceux dont la vie a un prix,
il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer. Quand on sait qu'il
est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue ; ou du
moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on
éprouve d'abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l'étouffe de peur de
paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle
il est impossible de résister sans une force d'âme qu'il me faut bien croire
exceptionnelle, puisque je ne l'ai rencontrée nulle part. J'ai rencontré en
revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisai pas, qui
n'auraient pas eu l'idée d'aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette
atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne
pourrai jamais avoir à l'avenir
aucune estime.
Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la
lutte. Car on ne peul formuler le but qu'en le ramenant au bien public, au bien
des hommes — et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres
sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être
un but essentiel pour tout groupement d'extrême gauche ; et cette guerre
fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des
terres.
Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d'Aragon,
restés si fiers sous les humiliations, n'étaient même pas pour les miliciens un
objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité — du moins je
n'ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes,
étaient passibles de la peine de mort — un abîme séparait les hommes armés de
la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les
pauvres et les riches. Cela se sentait à l'attitude toujours un peu humble, soumise,
craintive des uns, à l'aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.
On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on
tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup
de cruautés en plus et le sens des égards dus à l'ennemi en moins.
Je pourrais prolonger indéfiniment de telles réflexions,
mais il faut se limiter. Depuis que j'ai été en Espagne, que j'entends, que je
lis toutes sortes de considérations sur l'Espagne, je ne puis citer personne,
hors vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l'atmosphère de la
guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de
Drumont — que m'importe ? vous m'êtes plus proche, sans comparaison, que
mes camarades des milices d'Aragon — ces camarades que, pourtant, j'aimais.
Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la
politique extérieure française après la guerre m'est également allé au cœur.
J'avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j'avais été patriote
avec toute l'exaltation des
enfants en période de guerre. La volonté d'humilier
l'ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui
suivirent) d'une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce
patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus
douloureuses que celles qu'il peut subir.
Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi
longue. Il ne me reste qu'à vous exprimer ma vive admiration.
S. WEIL
Mlle Simone Weil,
3, rue Auguste-Comte, Paris (VIe).
3, rue Auguste-Comte, Paris (VIe).
PS — C'est machinalement que je vous ai mis mon adresse.
Car, d'abord, je pense que vous devez avoir mieux à faire que de répondre aux
lettres. Et puis je vais passer un ou deux mois en Italie, où une lettre de
vous ne me suivrait peut-être pas sans être arrêtée au passage.
Simone Weil, Lettre à Georges
Bernanos,
in Œuvres (Quarto Gallimard)
in Œuvres (Quarto Gallimard)
1. La Confederación
national del Trabajo d'inspiration anarchiste dominait le mouvement syndical espagnol
(2 millions d'adhérents), situation tout à fait originale en Europe.
2. Simone
Weil avait fait un voyage en Espagne puis au Portugal en août-septembre 1935.
3. Juan de Yagüe (1891-1952), colonel de la Légion ayant déjà participé
à la répression de l'insurrection des Asturies en 1934.
4. Le carnet de route de Louis Mercier-Vega est publié dans Le Libertaire ; à la date du 16 août 1936, on y lit : « Au village de Pina [..]
la grande église est noircie par le feu qui a détruit tout le mobilier et les
objets pieux. Pas de messe aujourd'hui, le curé est en fuite ou fusillé » (Le Libertaire, 11 septembre 1936).
5. Fils d'un cheminot, Buenaventura Durruti devint mécanicien à 14 ans.
Il commit plusieurs attentats, qui lui valurent de nombreuses condamnations et le contraignirent à l'exil. À
Paris, il devint l'ami de l’anarchiste ukrainien Nestor Makhno. Rentré en
Espagne en 1931, il fut arrêté et déporté en Afrique. Dès le 19 juillet 1936,
il joua un rôle considérable dans l'organisation de la riposte populaire au
coup d'État en Catalogne. Il participait à la défense de Madrid avec sa colonne
lorsqu'il fut tué, le 19 novembre, dans des
circonstances étranges (assassinat ? accident ?).
6. Dans son livre Salud
camarada (1937), le
Belge Mathieu Corman, journaliste et libraire-éditeur, compagnon de route des
communistes, donna un récit de l'exécution d'un jeune phalangiste très proche
de celui de Simone Weil.