Depuis le début de la politique de non-intervention, une
préoccupation me pèse sur le cœur. Beaucoup d'autres, certainement, la
partagent.
Mon intention n'est pas de me joindre aux violentes
attaques, quelques-unes sincères, la plupart perfides, qui se sont abattues sur
notre camarade Léon Blum. Je reconnais les nécessités qui déterminent son
action. Si dures, si amères qu'elles soient, j'admire le courage moral qui lui
a permis de s'y soumettre malgré toutes les déclamations. Même quand j’étais en
Aragon, en Catalogne, au milieu d'une atmosphère de combat, parmi les militants
qui n'avaient pas de terme assez sévère pour qualifier la politique de Blum,
j'approuvais cette politique. C'est que je me refuse pour mon compte personnel
à sacrifier délibérément la paix, même lorsqu'il s'agit de sauver un peuple
révolutionnaire menacé d'extermination.
Mais dans presque tous les discours 1 que notre
camarade Léon Blum a prononcés depuis le début de la guerre espagnole, je
trouve, à côté de formules profondément émouvantes sur la guerre et la paix,
d'autres formules qui rendent un son inquiétant. J'ai attendu avec anxiété que
des militants responsables réagissent, discutent, posent certaines questions. Je
constate que l'atmosphère trouble qui existe à l'intérieur du Front populaire
réduit bien des camarades au silence ou à une expression enveloppée de leur
pensée.
Léon Blum ne manque pas une occasion,
au milieu des phrases les plus émouvantes, d'exposer en substance ceci :
nous voulons la paix, nous la maintiendrons à tout prix, sauf si une agression
contre notre territoire, ou les territoires garantis par nous, nous contraint à
la guerre.
Autrement dit, nous ne ferons pas la
guerre pour empêcher les ouvriers, les paysans espagnols d'être exterminés par
une clique de sauvages plus ou moins galonnés. Mais, le cas échéant, nous
ferions la guerre pour l'Alsace‑Lorraine, pour le Maroc, pour la Russie, pour
la Tchécoslovaquie, et, si un Tardieu 2 quelconque avait signé un
pacte d'alliance avec Honolulu, nous ferions la guerre pour Honolulu.
En raison de la sympathie que
j'éprouve pour Léon Blum, et surtout à cause des menaces qui pèsent sur tout
notre avenir, je donnerais beaucoup pour pouvoir interpréter autrement les
formules auxquelles je pense. Mais il n'y a pas d'autre interprétation
possible. Les paroles de Blum ne sont que trop claires.
Est-ce que les militants des
organisations de gauche et de la CGT, est-ce que
les ouvriers et les paysans de notre pays acceptent cette position ? Je
n'en sais rien. Chacun doit prendre ses responsabilités. En ce qui me concerne,
je ne l'accepte pas.
Les ouvriers, les paysans qui, de
l'autre côté des Pyrénées, se battent pour défendre leur vie, leur liberté,
pour soulever le poids de l’oppression sociale qui les a écrasés si longtemps,
pour arriver à prendre en main leur destinée, ne sont liés à la France par
aucun traité écrit. Mais tous, CGT, Parti socialiste, classe ouvrière, nous
nous sentons liés à eux par un pacte de fraternité non écrit, par des liens de
chair et de sang plus forts que tous les traités. Que pèsent, au regard de
cette fraternité unanimement ressentie, les signatures apposées par des Poincaré,
des Tardieu, des Laval quelconques sur des papiers qui n'ont jamais été soumis
à notre approbation ? Si jamais la somme de souffrances, de sang et de
larmes que représente une guerre pouvait se justifier, ce serait lorsqu'un
peuple lutte et meurt pour une cause qu'il a le désir de défendre, non pour un
morceau de papier qu'il n'a jamais eu à connaître.
Léon Blum partage sans doute, sur la
question espagnole, les sentiments des masses populaires. On dit que lorsqu'il
a parlé de l'Espagne devant les secrétaires de fédérations socialistes, il a
pleuré. Très probablement, s'il était dans l'opposition, il prendrait à son
compte le mot d'ordre : « des canons pour l'Espagne »3.
Ce qui a retenu son élan de solidarité, c'est un sentiment lié à la possession
du pouvoir : le sentiment de responsabilité d'un homme qui tient entre ses
mains le sort d'un peuple, et qui se voit sur le point de le précipiter dans
une guerre. Mais si au lieu des ouvriers et des paysans espagnols
une quelconque Tchécoslovaquie était en jeu, serait-il du même sentiment de
responsabilité ? Ou bien un certain esprit juridique lui ferait-il croire
qu'en pareil cas toute la responsabilité appartient à un morceau de papier ?
Cette question est pour chacun de nous une question de vie ou de mort.
La sécurité
collective est au programme du Front populaire. À mon avis, quand les
communistes accusent Léon Blum d'abandonner, dans l'affaire espagnole, le
programme du Front populaire, ils ont raison. Il est vrai que les pactes et
autres textes se rapportant à la sécurité collective ne prévoient lien de
semblable au conflit espagnol ; c'est qu'on ne s'est jamais attendu à rien
de semblable. Mais enfin les faits sont assez clairs. Il y a eu agression, agression
militaire caractérisée, quoique sous forme de guerre civile. Des étrangers ont
soutenu cette agression. Il semblerait normal d'étendre à un cas pareil le
principe de la sécurité collective, d'intervenir militairement pour écraser
l'armée coupable d'agression. Au lieu de s'orienter dans cette voie, Léon Blum
a essayé de limiter le conflit. Pourquoi ? Parce que l’intervention, au
lieu de rétablir l'ordre en Espagne, aurait mis le feu à toute l'Europe. Mais
il en a toujours été, il en sera toujours de même toutes les fois qu'une guerre
locale pose la question de la sécurité collective. Je défie n'importe qui, y
compris Léon Blum, d'expliquer pourquoi les raisons qui détournent d'intervenir
en Espagne auraient moins de force s'il s'agissait de la Tchécoslovaquie
envahie par les Allemands.
Beaucoup de gens ont demandé à Léon
Blum de « reconsidérer » sa politique à l'égard de l'Espagne. C'est
une position qui se défend. Mais si on ne l'adopte pas, alors, pour être
conséquent envers soi-même, il faut demander à Léon Blum d'une part, aux masses
populaires de l'autre, de « reconsidérer » le principe de la sécurité
collective. Si la non-intervention en Espagne est raisonnable, la sécurité
collective est une absurdité, et réciproquement.
Le jour où Léon Blum a décidé de ne
pas intervenir en Espagne, il a assumé une lourde responsabilité. Il a décidé alors
d'aller, le cas échéant, jusqu’à abandonner nos camarades d'Espagne à une
extermination massive. Nous tous qui l'avons soutenu, nous partageons cette
responsabilité. Eh bien ! si nous avons accepté de sacrifier les mineurs
des Asturies, le paysans affamés d'Aragon et de Castille, les ouvriers
libertaires de Barcelone, plutôt que d'allumer une guerre mondiale, rien
d'autre au monde ne doit nous amener à allumer la guerre. Rien, ni
l'Alsace-Lorraine, ni les colonies, ni les pactes. Il ne sera pas dit que rien
au monde nous est plus cher que la vie du peuple espagnol. Ou bien si nous les
abandonnons, si nous les laissons massacrer, et si ensuite nous faisons quand
même la guerre pour un autre motif, qu'est-ce qui pourra nous justifier à nos
propres yeux ?
Est-ce qu'on va se décider, oui ou
non, à regarder ces questions en face, poser dans son ensemble le problème de
la guerre et de la paix ? Si nous continuons à éluder le problème, à
fermer volontairement les yeux, à répéter des mots d'ordre qui ne résolvent
rien, que vienne donc alors la catastrophe mondiale. Tous nous l'aurons méritée
par notre lâcheté d'esprit.
Simone
Weil, in Œuvres (Quarto Gallimard)
1. Le 6
septembre 1936, Léon Blum prononce un discours au sujet de
l'Espagne (Les
Événements d’Espagne, discours à Luna-Park..., Imp. du Commerce et des Postes, 1936) pour justifier la politique de
non-intervention adoptée par le gouvernement à une voix de majorité. En
sous-main, il charge de hauts fonctionnaires d'organiser la fourniture
clandestine d'armes aux républicains. À partir du moment où l'intervention
des Allemands et des Italiens est devenue flagrante, il décide de pratiquer « la
non-intervention relâchée ».
2. Ancien
collaborateur de G. Clemenceau, André Tardieu (1876-1945) fut président du
Conseil en 1929, 1930 et 1932. Prônant une réforme des institutions de la IIIe
République, il était partisan d'un renforcement du pouvoir exécutif. Les amis
de S. Weil de La Révolution
prolétarienne publièrent une brochure
de Félicien Challaye critiquant les projets constitutionnels de Tardieu : Un
aspirant dictateur : André Tardieu, 1930.
3.
Il s’agit
du mot d'ordre des communistes. Dans son discours du 25 août 1936 au vélodrome
Buffalo, Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, tout en s'affirmant
résolument pour la non-intervention, réclame la levée du blocus envers les
républicains espagnols. Il revendique pour eux « la possibilité de se procurer
librement des avions, des canons, des munitions ». Voir M. Thorez, Des avions pour l’Espagne !..., éditions du comité populaire de propagande,
1936.