L'évidence ne concerne pas seulement le savoir, elle est
la clarté de l'acte par lequel je me ressaisis, elle est le ressaisissement
même de mon être. Ce fut le point le plus radical atteint par Descartes que de
montrer que dans l'évidence, c'est-à-dire la pensée dans toute sa clarté, l'ego
conquiert son être et son existance 1. L'évidence est en cela
tout à la fois clarification de la pensée, et découverte que cette sphère de
clarté circonscrit mon être même. Dès lors, la remise en cause de l'évidence
qu'impose l'exigence de lucidité est tout uniment remise en cause de ce que je
suis. Un enfermement non critique dans l'évidence court en effet toujours le
risque de circonscrire une identité, sur laquelle je ferais fond, et dont je me
satisferais 2. Avec Emmanuel Lévinas, on peut nommer suffisance cette
autosatisfaction de la pensée par laquelle le moi se fonde sur lui-même :
« Cette conception du moi comme se suffisant à soi est l'une des marques
essentielles de l'esprit bourgeois et de sa philosophie. Suffisance chez le
petit-bourgeois, elle n'en nourrit pas moins les rêves audacieux du capitalisme
inquiet et entreprenant. (...) Le bourgeois n'avoue aucun déchirement intérieur
et aurait honte de manquer de confiance en soi »3. La
suffisance est autosatisfaction, qui définit l'ipséité (αύτο) par la
satisfaction, la satiété, c'est-à-dire la complétude, et une complétude
octroyée par les choses. Cette suffisance trouve son expression et sa
systématisation dans l'humanisme 4. L'humanisme croit disposer d'une
définition suffisante de l'être humain, lui attribue diverses qualités, toutes
excellentes, et peut ainsi jouir de la satisfaction qu'il y a à être un tel
être. Mais la lucidité impose de reconnaître plus humblement que nous ne savons
pas qui nous sommes, qu'aucune définition de l'homme, si bienveillante
soit-elle, n'est à la mesure de son essance 5. La question
« qu'est-ce que l'homme ? » n'est certainement pas une affaire
réglée, aucune réponse ne saurait constituer un acquis : la lucidité
impose d'admettre que « nous ne pouvons que rester en attente de l'essance
de l'homme »6. Il s'agit donc de dépasser, non seulement la
naïveté et la fascination, mais également la suffisance, de ne plus
s'arc-bouter sur une illusoire confiance en soi pour au contraire creuser la
faille intérieure par laquelle le moi reçoit ce qui lui donne à penser. Si
l'évidence ne suffit pas mais doit être ramenée à la lumière dont elle procède,
alors la réduction à l'ego doit être radicalisée par une réduction de
l'ego, que l'ego lui-même n'a de prime abord pas la puissance ni la
liberté de mettre en œuvre, mais doit subir — précisément parce que je ne peux
renoncer à mes évidences sans me remettre totalement en cause.
De tels moments de défaillance, où l'ego chancelle
et découvre la faille qui est (en) lui, l'angoisse est un exemple privilégié.
Quand la peur est toujours peur devant un étant qui nous menace, l'angoisse est
peur devant rien de particulier ; au contraire aucun étant ne peut plus
m'apporter ni repère ni appui : ainsi « dans l'angoisse l'étant dans
son ensemble chancelle »7. L'angoisse est l'effondrement du
monde, c'est-à-dire du tout de l'étant, cet effondrement est la réduction
de l'étant en totalité, qui est par là même manifestation du radicalement autre
que tout étant : le rien, qui en tant que non-étant est l'être même.
« L'angoisse manifeste le rien »8, et c'est bien devant
quoi je m'angoisse : devant rien ; et c'est ainsi que je me ressaisis
après l'angoisse : ce n'était rien. Mais ce rien est ce qui m'arrache à
l'engloutissement dans la compacité et l'indifférenciation de l'étant pour me
mettre à distance de lui et ainsi me le donner à voir, et me détermine à être
l'existant que je suis. L'angoisse est ainsi l'épreuve du rien, comme ce qui
définit à la fois l'existance et l'ipséité de l'ego : « Se
tenant instant dans le rien, l'existant est à chaque fois déjà
au-delà de l'étant dans son ensemble. Cet être au-delà de l'étant, nous
l'appelons la transcendance. [...] Sans manifestation originelle du rien, pas
d'être-soi (Selbstsein) ni
de liberté »9. L'angoisse est par suite révélation du soi, c'est-à-dire
de cette transcendance par rapport au moi lui-même. « La claire
nuit du rien de l'angoisse » 10 est alors toujours instant de
pure lucidité, elle est plus essantielle que toute évidence ; en elle je
saisis l'essance de l'ipséité comme faille béante où en moi-même se creuse le
rien, et cette faille laisse pour la première fois entrevoir l'abîme : l'angoisse
est « la voix silencieuse qui nous dispose à l'effroi de l'abîme » (Schrecken des Abgrundes) 11.
Dans l'angoisse, je fais l'épreuve du rien (que je suis), l'angoisse est en
cela la plus radicale réduction de la suffisance, et en son
archi-évidence m'est révélée l'essance même de l'ipséité : ce que
je suis, c'est que je ne suis rien.
À la différence de l'évidence, qui
est méthodiquement conquise par le doute, l'angoisse est imposée : par le
rapport à la mort. La mort n'est pas le décès, simple événement factuel qui
adviendrait à un moment donné, et qui ainsi serait en dehors de mon être, ou en
constituerait simplement la limite. Mourir est le propre de l'homme, si
cependant l'on comprend que mourir n'est ni périr, ni décéder, mais « être
capable de la mort en tant que mort ». Heidegger l'a inlassablement
répété : « Seul l'homme meurt. L'animal périt. La mort comme mort, il
ne l'a ni devant lui ni derrière lui »12. La mort est une
possibilité sise au cœur même de l'existance, mais cette possibilité ne propose
rien à réaliser : « La mort en tant que possibilité ne donne à
l'existant rien à "réaliser" ni rien de réel qu'il pourrait être
lui-même. Elle est la possibilité de l'impossibilité de tout exister »13.
C'est-à-dire que sa seule réalisation possible est le rien. Le mourir, en tant
qu'assomption de la mort, est alors conquête de son être : « C'est
seulement en mourant que je peux dire d'une certaine façon absolument "je
suis" »14. La tension de l'existance vers sa mort est
ainsi la teneur même de l'ego : « Cette certitude que j'ai de
mourir un jour est la certitude fondamentale de l'existant
lui-même ; c'est un énoncé dans lequel se dit véritablement l'existant
alors que le cogito sum n'en a que l'apparence ». Dans la claire
lucidité de l'angoisse je me révèle à moi-même comme sum moribundus :
« Pour autant que je suis, je suis moribundus : le moribundus
est ce qui donne avant tout son sens au sum »15. Le
« courage de l'angoisse de la mort »16 est en cela un mode
insigne de la lucidité, qui permet d'élucider dans le rien tout à la fois
l'essance de l'existance et celle de l'être.
La défaillance de l'ego, qui
détruit toute suffisance et lui impose de renoncer à se poser en socle, advient
également dans l'événement amoureux. On tombe amoureux, et cette chute
révèle aussitôt la faille intime qui me structure en mon essance et que la
plupart du temps j'esquive et dénie. Cette faille est celle de mon néant
intime : « On ne se tue pas par amour pour une femme »,
écrivait Cesare Pavese dans Le métier de vivre, « on se tue parce
qu'un amour, n'importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre
misère, et dans notre état désarmé, dans notre néant »17. Dans
un tel événement en effet, je suis prêt à tout donner, à me donner moi-même, et
découvre à ce moment même que je n'ai rien à donner, parce que je ne suis rien
moi-même. Par là se découvre que le don de soi ne donne rien ; il est la
révélation du rien constitutif du soi. L'amour est en cela un ébranlement du
tout de l'étant aussi vertigineux que l'angoisse, puisque par lui toute
décision et tout sens se voient annulés et réévalués ; par le manque qu'il
génère surtout — quand « un seul être vous manque, et tout est
dépeuplé »18 il est l'épreuve d'une absence irréductible
qu'aucune présence ne réussit à combler, et qui au contraire ne voit qu'absence
dans la présence même de l'étant 19.
Une autre défaillance essantielle
advient dans l'ennui. La réaction ordinaire à l'ennui est le divertissement,
c'est-à-dire la recherche effrénée d'activités, ou de choses, par lesquelles je
pourrais remplir ma vacuité. Mais l'ennui véritable, l'ennui profond, advient
quand aucun étant ne suffit, quand rien n'est plus susceptible de me
satisfaire : ce faisant, il réduit à rien la suffisance et
l'autosatisfaction de l'ego. Par là même il récuse la position du moi en
socle assuré : l'ennui (dérivé du latin est mihi in odio, « je
me prends en haine ») est la révélation que « le moi est
haïssable »20. Mais l'ennui profond est surtout révélation de
la profondeur abyssale de l'existance : Chateaubriand évoquait ainsi
« l'abîme de [s]on existence », et voyait justement dans l'ennui son
épreuve irréductible : « Je ne m'apercevais de mon existence que par
un profond sentiment d'ennui »21. En tant qu'il « s'étend
sans fin, comme un brouillard silencieux, dans les abîmes de l'existance »
(in den Abgründen des Daseins), l'ennui est cette révélation vertigineuse
de l'abîme, tel qu'aucun étant ne saurait le combler, un vide qu'aucune
présence ne saurait supprimer. L'ennui est ainsi réduction à la fois de
l'objet, et de l'ego ; il abîme l'existance dans le rien et montre
que ce rien est la teneur même de l'existance ; il laisse alors émerger du
brouillard « l'horizon global du temps, un et homogène »22 c'est-à-dire les contours de
l'Éclaircie.
Jean Vioulac, in Apocalypse de la
vérité (Ad Solem)
1. [ndvi]
Néologisme de Jean Vioulac, traduction du Dasein
allemand. Probablement en écho à l’essance
de Lévinas.
2. Ce n'est évidemment pas le cas
pour Descartes, où l'ego s'ouvre aussitôt à l'Infini de Dieu.
3. LÉVINAS, De l'évasion, Fata Morgana,1982, p. 91-92.
4. La
suffisance caractéristique de l'humanisme a trouvé sa formulation inoubliable
chez Ernest Renan, qui confessait en 1848 : « Moi qui suis cultivé je
ne trouve aucun mal en moi, et spontanément en toutes choses je me pousse à ce qui me semble le plus beau. Si tous étaient aussi cultivés
que moi, tous seraient comme moi dans l'incapacité de mal faire » (L'avenir de la science, édition d'Annie Petit, GF-Flammarion, Paris,1995, p. 374).
5. [ndvi] Traduction
du Wesen allemand, l’être au sens
verbal. Chez Lévinas, l’essance est
le noyau dur du moi.
6. HEIDEGGER, « Pour
servir de commentaire à Sérénité »,
GA13, p. 62 ; trad. fr. Questions III, p.
211.
7. HEIDEGGER, « Qu'est-ce
que la métaphysique ? », GA 9, p.113 ; trad. fr. par Roger Munier, Cahier de l'Herne Heidegger, Paris,1983, p. 52.
11. « Postface à "Qu'est-ce que la métaphysique ?" »,
GA 9, p. 306-307 ; trad. fr. Questions
I, p. 77.
12. « La chose », GA 79, p. 17-18.
13. Être et temps, §53, p. 262.
14. Prolégomène
à l'histoire du concept de temps, GA 2o, p. 44o.
15. Ibid., P. 437-438.
16. Être et temps, §51, P. 254.
18. LAMARTINE, « L'isolement », Méditations poétiques, in Œuvres
poétiques complètes, M.-F. Guyard (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1963, Paris, p. 3.
19. À la typologie des phénomènes de droit commun étudiés par
Husserl, Jean-Luc Marion (Étant donné. Essai d'une phénoménologie de la
donation, PUF, « Épiméthée », Paris,1997) a ajouté le phénomène
saturé, défini par un surcroît irréductible d'intuition sur l'intention de
sens. Peut-être pourrait-on symétriquement envisager le cas d'une défaillance
irréductible de l'intuition, qui ne serait pas simplement le vécu d'une
déception de l'intention face à une pénurie ponctuelle d'intuition (où la
pénurie ne concerne que l'intention en question), mais épreuve d'un vertige
face à l'abîme d'une absence radicale, vertige qui alors révèle l'ego et
l'existance elle-même comme un vide béant que rien ne saurait jamais combler,
et révèle aussi la vacuité constitutive du sens : ainsi l'accablement par
la vanité de toute chose est-elle une ruine de la signification comme telle, et
non le simple défaut
de remplissement d'une signification parmi d'autres.
Le deuil, le manque amoureux et l'ennui radical seraient les exemples
privilégiés de tels phénomènes de défaillance.
20. PASCAL, Pensées, Laf. 5597
(Br. 5455).
21. CHATEAUBRIAND, René, in Œuvres romanesques et
voyages I, Maurice Regard (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
Paris, 1969, p.128 et 130.
22. HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la
métaphysique. Monde. Finitude. Solitude, GA 29/3o, p.115 et 218 ; trad. fr. p.122 et 220.