vendredi 26 septembre 2014

En souffrant... Édouard Estaunié, L'Appel de la Route

L'abbé et moi descendîmes de concert.
Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. À peine nous étions-nous rencontrés auparavant et sans jamais lier conversation. N'escomptant chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un peu sot, n'éprouvais aucun désir de sa compagnie pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.
Ce fut donc avec un léger ennui qu'arrivé en bas je l'entendis me demander :
Si vous allez réellement vous promener, serait-il indiscret de me joindre à vous ?
Que répondre, sinon que je m'estimerais enchanté de la compagnie ? J'étais en train de le certifier quand le concierge de son côté m'appela.
Voici une lettre que je dois vous remettre dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.
Je vis passer sur le visage de l'abbé un intérêt subit. J'affectai de ne pas m'en apercevoir.
Donnez... merci.
Je n'ouvris l'enveloppe que dans la rue et ne pus dissimuler ma surprise.
Voyez, dis-je à l'abbé ; il est donc bien riche ?
C'était un chèque de 5o 000 francs pour la « Recherche du Soldat ».
Riche ?... J'ai entendu dire en effet qu'il avait vendu une invention intéressante. Détaché de la richesse, à coup sûr... Où souhaitez-vous aller ?
Où il vous plaira.
Alors, sur une route... j'aime les routes... les routes ordinaires...
Voulez-vous celle de Saint-Germain ?
Celle-là ou une autre : je n'ai point de préférence.
Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et nous voila gagnant la porte Saint-Antoine, moi tout à l'effort d'alimenter l'entretien, l'abbé pensif et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais la nervosité de sa démarche. Elle s'accordait si mal avec l'attitude habituelle de l'homme que je me demandai soudain quelle part de volonté entrait dans cette dernière.
Lorsqu'on atteignit la route « ordinaire », comme disait l'abbé, à bout d'éloquence, je cessai de parler et résolus d'attendre qu'à son tour mon compagnon voulût bien se mettre en frais.
La route de Saint-Germain est le type du grand chemin, monotone et bête. Elle monte droit la colline, après avoir lâché une première escorte de maisons sans importance. On y a tout de suite l'impression d'abandonner la ville, mais pour une campagne qui refuse d'être agreste. Des champs tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, l'horizon arrêté par elle et dépourvu d'attraits. Il va de soi qu'on ne rencontre pas de promeneurs. Seules deux formes humaines tachaient devant nous la chaussée : encore n'avançaient-elles pas ensemble ; un large intervalle les séparait.
Notre silence durait déjà depuis quelques instants quand brusquement l'abbé commença :
Pourrais-je solliciter une grâce ?
Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, trouvant à ce début un air de cérémonie qui m'inquiétait.
Le hasard a fait qu'ignorant que ma mère eût du monde, j'aie pénétré chez elle et constaté — sans le vouloir, croyez-le bien — que l'entretien venait de prendre un tour... particulier. Je vous serais obligé, quand vous retournerez à votre travail, d'oublier ce que vous avez pu entendre et de vous exprimer, par exemple, comme si M. Lormier n'était pas venu.
Je vous le promets bien volontiers.
Merci.
Et j'eus aussitôt, à la manière dont le merci était prononcé, la certitude que l'abbé n'avait souhaité m'accompagner que pour me dire ces quelques mots.
J'attendis un peu, espérant qu'il ajouterait autre chose : le voyant revenu à son air neutre, et légèrement agacé, je repris ensuite :
Je conçois que vous souhaitiez d'éviter à madame votre mère l'occasion de s'appesantir sur un passé pénible. Je ne saurais d'ailleurs trop admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la visite en question, je n'eusse jamais soupçonné quelle douleur poignante se cache derrière son ardente charité.
On a tort toujours de ne pas soupçonner la souffrance ; elle est partout, fit l'abbé simplement.
Je le regardai ; mais il continuait d'avancer, comme seul avec ses pensées.
Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui aussi...
M. Lormier, j'en suis persuadé, n'a pas été plus épargné qu'un autre.
N'en savez-vous rien de plus ?
Non.
J'avais cru deviner, cependant, à la manière dont il a parlé de reconnaissance...
Vous vous êtes trompé.
Votre mère, en tout cas, a trouvé en lui une âme qu'un malheur à peu près identique rendait apte à la comprendre.
L'abbé, cette fois, parut importuné de mon insistance, et pour couper court :
Quoi qu'il en soit, M. Lormier et mon frère ont habité quelque temps la même ville. Cela me suffit pour ne pas tenir au maintien de relations qui menaceraient de troubler l'œuvre d'apaisement commencée chez ma mère.
Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette œuvre commencée ? À entendre votre mère parler de sa douleur, j'aurais moins de confiance.
Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement l'abbé.
Avouerai-je que sa manière péremptoire de régler ainsi la question des sentiments les plus graves qui puissent importer à un être me choqua ? En dépit de l'impatience que je lui voyais, je poursuivis donc :
Je crains, monsieur l'abbé, qu'il n'existe aucune commune mesure entre votre appréciation de la souffrance et celle d'un laïque tel que moi. Aux yeux d'un prêtre, tout concourt à l'ordre providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler, rentre dans un plan divin qu'il ne nous appartient pas de connaître, et l'effort pour se résigner a été mis à notre portée, comme l'acquisition de n'importe quelle vertu. Par contre, en écoutant votre mère et M. Lormier, j'avais conscience que, pour en arriver là, une grâce est nécessaire... rarement accordée.
L'abbé s'arrêta net :
Et qui vous assure, monsieur, qu'un prêtre reçoive sûrement cette grâce ? D'où tenez-vous que la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?
Il avait changé de stature, tout à coup, et, redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés d'angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame Manchon. Une seconde, l'homme extraordinaire aperçu par Duclos m'apparut. Tant de passion contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient de lui que, revenu au sentiment de la réserve nécessaire, je m'inclinai :
Pardonnez-moi, balbutiai-je, j'ignorais que je risquais aussi, près de vous, de toucher à une blessure.
Il haussa les épaules et se remit en marche. Je l'imitai.
Quelques minutes s'écoulèrent. La côte, devenue plus raide, obligeait à ralentir l'allure. Le jour baissait, maussade, et j'éprouvais un réel embarras. Il n'était plus question de reprendre un thème qui, seul, m'aurait intéressé ; j'hésitais d'autre part à proposer de rebrousser chemin.
Soudain, j'eus la surprise de sentir qu'on me prenait le bras.
— Vous allez repartir au front où la souffrance vous attend, vous aussi : puisque aujourd'hui vous avez entrevu les questions redoutables qu'elle pose, vous plaît-il d'apprendre ce que j'en sais ? demandait l'abbé d'une voix grave.
Il commença, tenant mon silence pour un acquiescement, et j'ai conscience de ne pas changer un mot au discours qu'il me tint :
— Rassurez-vous d'abord : je ne parlerai pas en prêtre. Je veux m'en tenir aux seuls arguments de raison qui sont de nature à vous toucher. Remarquez pourtant que, par métier, je me heurte à la souffrance plus souvent qu'un autre ; ajoutez qu'elle est installée chez les miens ; oserai-je enfin avouer qu'elle ne m'a pas oublié ? Que de motifs pour méditer sur elle et trouver auprès de vous un titre de créance !...
« J'ai affirmé tout à l'heure que la souffrance n'épargnait personne. Sans doute, ses moyens varient. Il en est de violents, il en est d'insinuants et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides, de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, elle, est toujours atteinte. Tel, dont vous enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et appelle la mort : tel autre, dont le bonheur est évident, ignore que l'existence le détroussera demain, avec la dextérité d'un bandit de grand chemin. L'universalité de la souffrance sous des formes diverses est un fait.
« Son apparente inégalité en est un second... Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là. Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa souffrance au-dessus de celle du prochain. D'autre part, nous ne nous attachons guère à observer que les seules douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.
« Quoi qu'il en soit, voilà un phénomène de la vie, le plus considérable, le plus constant, le plus redoutable aussi, dont on se demande : « À quoi sert-il ? » Car rien ici-bas n'est inutile ; lui seul, en s'en tenant au point de vue humain, ne semble que nuire. Encore s'il nuisait partout de la même manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ; autre part, élans vers Dieu, renoncement, mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ; tantôt la charité, tantôt l'ordure, pour s'étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n'est pas seulement dans l'existence de la souffrance. C'est devant le résultat de la souffrance que j'ai le plus tremblé... jusqu'au jour où, grâce à Dieu, j'ai compris et me suis incliné devant ce moyen cruel et merveilleux !...
Ici, l'abbé abandonna mon bras. Après avoir débuté, comme je l'indique, d'une voix posée, lentement il avait suivi la progression de ses pensées et laissé transparaître une part de la fièvre intérieure qui, j'en suis convaincu maintenant, le dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant pour lui que pour moi. On ne met tant d'ardeur à établir un bilan que lorsqu'on est en jeu. J'écoutais, mais le véritable auditeur de l'abbé Manchon était sa conscience.
— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi tant d'effets impossibles à classer et plus encore à juger, j'en vois deux en effet, toujours pareils, qui, tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l'arbre : et tous les deux ne sont à dire vrai que la même conquête imposée à l'homme ou plutôt à l'élu choisi par la souffrance.
« Le premier est le détachement : un détachement du devenir, de ce qui entoure, de soi-même, enfin de tout ce qu'on est convenu de nommer la vie. L'homme qui a vraiment souffert peut avoir l'air consolé : il ne retrouve jamais le goût de vivre. Détaché de la réalité, c'est déjà un mort qui erre. Vous avez été surpris du don Lormier ? moi pas. Je ne m'étonne pas non plus des générosités de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur des familles ne sollicite d'ailleurs aucun remerciement et ne se préoccupe d'aucun nom. Elle aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement de la fortune, mais du bien qu'elle tente. Ma mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La douleur en a fait une plante arrachée brutalement de terre et qui, racines en l'air, achève d'expirer au soleil.
« Mais au-dessus du détachement, et par delà, il est un second effet dont j'estime qu'il est la raison suprême de la souffrance, et qui, rarement formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient pourtant un élément de la pensée aussi dominateur que salutaire.
« Parce que la souffrance dépouille, parce qu'elle paraît injuste, parce que rien surtout n'est capable ici-bas de réparer ce qu'elle engendre, fatalement, l'être détaché de lui-même en appelle au delà. Sans la souffrance, l'homme n'aurait jamais songé à l'immortalité. Par la souffrance, il en acquiert le besoin et, brisant les limites d'un présent qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de l'infini.
« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ? Ah ! peu importe ! c'est affaire aux métaphysiques et aux religions de tenter une précision si elles peuvent. Le principal, monsieur, n'est pas qu'on sache ce qu'il y aura : c'est que le regard mental ose enfin dépasser le visible ; c'est qu'à la notion d'un stupide divertissement de quelques années se substitue celle d'une chaîne prodigieuse et riche, nous prolongeant à travers les réparations et l'agrandissement de l'avenir.
« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier parlait de ténèbres qui supposent la lumière : c'est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je cherche l'explication, mais la nuit reste.. ». Elle se trompait ; puisqu'elle cherche, elle aussi est sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son œuvre..
« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est une autre. Mais on n'aborde l'inconnu, mentalement ou réellement, qu'à travers des cris et des sanglots, c'est-à-dire par la souffrance ! La Vie, la Mort, même chose ! rien de plus qu'un chemin, le grand chemin qui mène à l'inconnu ?...
D'un geste large, l'abbé montra la perspective de la chaussée que nous ne cessions de suivre.
— On marche... on va devant soi... comme ces gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans regarder autour de soi, uniquement à la fatigue de la côte et à la rudesse du fardeau... et c'est la Vie ! On approche ensuite du sommet... Ah ! justement ! l'un de ces gens y arrive... La silhouette se détache sur le fond net du ciel... Voyez ! ce n'est plus, ainsi qu'auparavant, une forme confuse : maintenant, on distingue les vêtements... la coiffure... une femme... Comme elle paraît grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent... les jambes... le buste est mordu... Apercevez-vous encore la tête ?... Plus rien et c'est la Mort !
« Oui, cette femme vient bien de disparaître, ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous êtes sûr, n'est-il pas vrai, absolument sûr que sa disparition n'a pas arrêté le voyage et qu'elle va quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu'on ne suit jamais une route sans un but à atteindre, parce que vous savez d'expérience la toute-puissance de l'appel de la route. Ah ! cet appel magnifique vers le gîte d'étape, la demeure ancestrale, ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons d'aller ni à droite ni à gauche, mais préférons gravir la côte, pour découvrir un horizon dont nous ne mettons pas l'existence en doute, bien que nous ignorions quel il peut être !
« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison dernière de la souffrance dans le voyage qui nous emporte à travers le temps : cette femme vient de parler pour moi. La souffrance est l'appel de la route. Si pénible que soit l'effort, marchons, guidé par lui, vers le pays où j'espère que la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce qu'il y fait toujours clair...
« Ainsi soit-il ! »
Après ceci, l'abbé se tut.
Édouard Estaunié, in L’Appel de la Route