L'abbé et moi descendîmes de concert.
Il est utile de vous dire que je le
pratiquais peu. À peine nous étions-nous rencontrés auparavant et sans jamais
lier conversation. N'escomptant chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un
peu sot, n'éprouvais aucun désir de sa compagnie pieuse et me gardais de lui
imposer la mienne.
Ce fut donc avec un léger ennui
qu'arrivé en bas je l'entendis me demander :
— Si vous allez réellement vous promener, serait-il
indiscret de me joindre à vous ?
Que répondre, sinon que je
m'estimerais enchanté de la compagnie ? J'étais en train de le certifier
quand le concierge de son côté m'appela.
— Voici une lettre que je dois vous remettre dès votre
sortie : elle est du nouveau locataire.
Je vis passer sur le visage de l'abbé
un intérêt subit. J'affectai de ne pas m'en apercevoir.
— Donnez... merci.
Je n'ouvris l'enveloppe que dans la
rue et ne pus dissimuler ma surprise.
— Voyez, dis-je à l'abbé ; il est donc bien riche ?
C'était un chèque de 5o 000 francs
pour la « Recherche du Soldat ».
— Riche ?... J'ai entendu dire en effet qu'il avait
vendu une invention intéressante. Détaché de la richesse, à coup sûr... Où
souhaitez-vous aller ?
— Où il vous plaira.
— Alors, sur une route... j'aime les routes... les routes
ordinaires...
— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?
— Celle-là ou une autre : je n'ai point de préférence.
Je glissai le chèque dans mon
portefeuille, et nous voila gagnant la porte Saint-Antoine, moi tout à l'effort
d'alimenter l'entretien, l'abbé pensif et à peu près bouche close. Entre temps,
je remarquais la nervosité de sa démarche. Elle s'accordait si mal avec
l'attitude habituelle de l'homme que je me demandai soudain quelle part de
volonté entrait dans cette dernière.
Lorsqu'on atteignit la route « ordinaire »,
comme disait l'abbé, à bout d'éloquence, je cessai de parler et résolus
d'attendre qu'à son tour mon compagnon voulût bien se mettre en frais.
La route de Saint-Germain est le type
du grand chemin, monotone et bête. Elle monte droit la colline, après avoir
lâché une première escorte de maisons sans importance. On y a tout de suite
l'impression d'abandonner la ville, mais pour une campagne qui refuse d'être
agreste. Des champs tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude,
l'horizon arrêté par elle et dépourvu d'attraits. Il va de soi qu'on ne
rencontre pas de promeneurs. Seules deux formes humaines tachaient devant nous
la chaussée : encore n'avançaient-elles pas ensemble ; un large
intervalle les séparait.
Notre silence durait déjà depuis
quelques instants quand brusquement l'abbé commença :
— Pourrais-je solliciter une grâce ?
— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je,
trouvant à ce début un air de cérémonie qui m'inquiétait.
— Le hasard a fait qu'ignorant que ma mère eût du monde,
j'aie pénétré chez elle et constaté — sans le vouloir, croyez-le bien — que
l'entretien venait de prendre un tour... particulier. Je vous serais obligé,
quand vous retournerez à votre travail, d'oublier ce que vous avez pu entendre
et de vous exprimer, par exemple, comme si M. Lormier n'était pas venu.
— Je vous le promets bien volontiers.
— Merci.
Et j'eus aussitôt, à la manière dont
le merci était prononcé, la certitude que l'abbé n'avait souhaité m'accompagner
que pour me dire ces quelques mots.
J'attendis un peu, espérant qu'il
ajouterait autre chose : le voyant revenu à son air neutre, et légèrement
agacé, je repris ensuite :
— Je conçois que vous souhaitiez d'éviter à madame votre
mère l'occasion de s'appesantir sur un passé pénible. Je ne saurais d'ailleurs
trop admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la visite en question, je
n'eusse jamais soupçonné quelle douleur poignante se cache derrière son ardente
charité.
— On a tort toujours de ne pas soupçonner la souffrance ;
elle est partout, fit l'abbé simplement.
Je le regardai ; mais il
continuait d'avancer, comme seul avec ses pensées.
— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui aussi...
— M. Lormier, j'en suis persuadé, n'a pas été plus épargné
qu'un autre.
— N'en savez-vous rien de plus ?
— Non.
— J'avais cru deviner, cependant, à la manière dont il a
parlé de reconnaissance...
— Vous vous êtes trompé.
— Votre mère, en tout cas, a trouvé en lui une âme qu'un
malheur à peu près identique rendait apte à la comprendre.
L'abbé, cette fois, parut importuné
de mon insistance, et pour couper court :
— Quoi qu'il en soit, M. Lormier et mon frère ont habité quelque
temps la même ville. Cela me suffit pour ne pas tenir au maintien de relations
qui menaceraient de troubler l'œuvre d'apaisement commencée chez ma mère.
— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette œuvre commencée ?
À entendre votre mère parler de sa douleur, j'aurais moins de confiance.
— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement l'abbé.
Avouerai-je que sa manière
péremptoire de régler ainsi la question des sentiments les plus graves qui
puissent importer à un être me choqua ? En dépit de l'impatience que je
lui voyais, je poursuivis donc :
— Je crains, monsieur l'abbé, qu'il n'existe aucune commune
mesure entre votre appréciation de la souffrance et celle d'un laïque tel que
moi. Aux yeux d'un prêtre, tout concourt à l'ordre providentiel ; le
malheur, dût-il nous accabler, rentre dans un plan divin qu'il ne nous
appartient pas de connaître, et l'effort pour se résigner a été mis à notre
portée, comme l'acquisition de n'importe quelle vertu. Par contre, en écoutant
votre mère et M. Lormier, j'avais conscience que, pour en arriver là, une grâce
est nécessaire... rarement accordée.
L'abbé s'arrêta net :
— Et qui vous assure, monsieur, qu'un prêtre reçoive sûrement
cette grâce ? D'où tenez-vous que la souffrance ne soit jamais une énigme
pour lui ?
Il avait changé de stature, tout à
coup, et, redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés d'angoisse que ceux
de M. Lormier ou de madame Manchon. Une seconde, l'homme extraordinaire aperçu
par Duclos m'apparut. Tant de passion contenue, une telle ardeur impérieuse
émanaient de lui que, revenu au sentiment de la réserve nécessaire, je
m'inclinai :
— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j'ignorais que je risquais
aussi, près de vous, de toucher à une blessure.
Il haussa les épaules et se remit en
marche. Je l'imitai.
Quelques minutes s'écoulèrent. La
côte, devenue plus raide, obligeait à ralentir l'allure. Le jour baissait,
maussade, et j'éprouvais un réel embarras. Il n'était plus question de reprendre un thème qui, seul,
m'aurait intéressé ; j'hésitais d'autre part à proposer de rebrousser
chemin.
Soudain, j'eus la surprise de sentir
qu'on me prenait le bras.
— Vous allez repartir au front où la
souffrance vous attend, vous aussi : puisque aujourd'hui vous avez entrevu
les questions redoutables qu'elle pose, vous plaît-il d'apprendre ce que j'en
sais ? demandait l'abbé d'une voix grave.
Il commença, tenant mon silence pour
un acquiescement, et j'ai conscience de ne pas changer un mot au discours qu'il
me tint :
— Rassurez-vous d'abord : je ne
parlerai pas en prêtre. Je veux m'en tenir aux seuls arguments de raison qui
sont de nature à vous toucher. Remarquez pourtant que, par métier, je me heurte
à la souffrance plus souvent qu'un autre ; ajoutez qu'elle est installée
chez les miens ; oserai-je enfin avouer qu'elle ne m'a pas oublié ?
Que de motifs pour méditer sur elle et trouver auprès de vous un titre de
créance !...
« J'ai affirmé tout à l'heure
que la souffrance n'épargnait personne. Sans doute, ses moyens varient. Il en
est de violents, il en est d'insinuants et de cauteleux ; il en est des
lents et des rapides, de toutes les sortes et de toutes les qualités. La
victime, elle, est toujours atteinte. Tel, dont vous enviez la fortune
heureuse, se ronge en secret et appelle la mort : tel autre, dont le
bonheur est évident, ignore que l'existence le détroussera demain, avec la
dextérité d'un bandit de grand chemin. L'universalité de la souffrance sous des
formes diverses est un fait.
« Son apparente inégalité en est
un second... Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là. Le plus souvent,
en effet, on est tenté de mettre sa souffrance au-dessus de celle du prochain.
D'autre part, nous ne nous attachons guère à observer que les seules douleurs
se rapprochant de la nôtre. On risque ainsi de ne pas tout voir et même de ne
rien voir.
« Quoi qu'il en soit, voilà un
phénomène de la vie, le plus considérable, le plus constant, le plus redoutable
aussi, dont on se
demande : « À quoi sert-il ? » Car rien ici-bas n'est
inutile ; lui seul, en s'en tenant au point de vue humain, ne semble que
nuire. Encore s'il nuisait partout de la même manière ! Mais non :
quoi de plus divers que l’œuvre de la souffrance ? Ici, résignation,
ailleurs, révolte ; autre part, élans vers Dieu, renoncement, mysticisme ;
à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ; tantôt la charité, tantôt
l'ordure, pour s'étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n'est pas
seulement dans l'existence de la souffrance. C'est devant le résultat
de la souffrance que j'ai le plus tremblé... jusqu'au jour où, grâce à
Dieu, j'ai compris et me suis incliné devant ce moyen cruel et merveilleux !...
Ici, l'abbé abandonna mon bras. Après
avoir débuté, comme je l'indique, d'une voix posée, lentement il avait suivi la
progression de ses pensées et laissé transparaître une part de la fièvre
intérieure qui, j'en suis convaincu maintenant, le dévorait. Désormais, il
allait poursuivre autant pour lui que pour moi. On ne met tant d'ardeur à
établir un bilan que lorsqu'on est en jeu. J'écoutais, mais le véritable
auditeur de l'abbé Manchon était sa conscience.
— Cruel et merveilleux, reprit-il,
répétant ces mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi tant
d'effets impossibles à classer et plus encore à juger, j'en vois deux en effet,
toujours pareils, qui, tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l'arbre :
et tous les deux ne sont à dire vrai que la même conquête imposée à l'homme ou
plutôt à l'élu choisi par la souffrance.
« Le premier est le détachement :
un détachement du devenir, de ce qui entoure, de soi-même, enfin de tout ce
qu'on est convenu de nommer la vie. L'homme qui a vraiment souffert peut avoir
l'air consolé : il ne retrouve jamais le goût de vivre. Détaché de la
réalité, c'est déjà un mort qui erre. Vous avez été surpris du don Lormier ?
moi pas. Je ne m'étonne pas non plus des générosités de ma mère. Son ardeur à
diminuer la douleur des familles ne sollicite d'ailleurs aucun remerciement et
ne se préoccupe d'aucun nom. Elle aussi, autant que Lormier, est détachée non
seulement de la fortune, mais du bien qu'elle tente. Ma mère ne tient plus à
elle, ni à moi, ni à rien. La douleur en a fait une plante arrachée brutalement
de terre et qui, racines en l'air, achève d'expirer au soleil.
« Mais au-dessus du détachement,
et par delà, il est un second effet dont j'estime qu'il est la raison suprême
de la souffrance, et qui, rarement formulé, ou mal, ou parfois pas du tout,
devient pourtant un élément de la pensée aussi dominateur que salutaire.
« Parce que la souffrance
dépouille, parce qu'elle paraît injuste, parce que rien surtout n'est capable
ici-bas de réparer ce qu'elle engendre, fatalement, l'être détaché de lui-même
en appelle au delà. Sans la souffrance, l'homme n'aurait jamais songé à l'immortalité.
Par la souffrance, il en acquiert le besoin et, brisant les limites d'un
présent qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions
de l'infini.
« Sous quelle forme, pareille
induction souveraine ? Ah ! peu importe ! c'est affaire aux
métaphysiques et aux religions de tenter une précision si elles peuvent. Le
principal, monsieur, n'est pas qu'on sache ce qu'il y aura : c'est que le
regard mental ose enfin dépasser le visible ; c'est qu'à la notion d'un
stupide divertissement de quelques années se substitue celle d'une chaîne
prodigieuse et riche, nous prolongeant à travers les réparations et
l'agrandissement de l'avenir.
« Quand je suis entré chez ma
mère, M. Lormier parlait de ténèbres qui supposent la lumière : c'est
bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je cherche
l'explication, mais la nuit reste.. ». Elle se trompait ; puisqu'elle
cherche, elle aussi est sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son œuvre..
« Œuvre tragique : soit. La
mort aussi en est une autre. Mais on n'aborde l'inconnu, mentalement ou
réellement, qu'à travers des cris et des sanglots, c'est-à-dire par la
souffrance ! La Vie, la Mort, même chose ! rien de plus qu'un chemin,
le grand chemin qui mène à l'inconnu ?...
D'un geste large, l'abbé montra la
perspective de la chaussée que nous ne cessions de suivre.
— On marche... on va devant soi...
comme ces gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à pas toujours plus
lourds, sans se connaître, sans regarder autour de soi, uniquement à la fatigue
de la côte et à la rudesse du fardeau... et c'est la Vie ! On approche
ensuite du sommet... Ah ! justement ! l'un de ces gens y arrive... La
silhouette se détache sur le fond net du ciel... Voyez ! ce n'est plus,
ainsi qu'auparavant, une forme confuse : maintenant, on distingue les
vêtements... la coiffure... une femme... Comme elle paraît grande, malgré la
distance ! Mais les pieds disparaissent... les jambes... le buste est
mordu... Apercevez-vous encore la tête ?... Plus rien et c'est la Mort !
« Oui, cette femme vient bien de
disparaître, ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous êtes sûr,
n'est-il pas vrai, absolument sûr que sa disparition n'a pas arrêté le
voyage et qu'elle va quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu'on ne suit
jamais une route sans un but à atteindre, parce que vous savez d'expérience la
toute-puissance de l'appel de la route. Ah ! cet appel magnifique vers le
gîte d'étape, la demeure ancestrale, ou le paysage dont on rêve ! cet
appel, sans lequel on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce moment, fait
que nous-mêmes ne souhaitons d'aller ni à droite ni à gauche, mais préférons
gravir la côte, pour découvrir un horizon dont nous ne mettons pas l'existence
en doute, bien que nous ignorions quel il peut être !
« Vous souhaitiez apprendre,
monsieur, la raison dernière de la souffrance dans le voyage qui nous emporte à
travers le temps : cette femme vient de parler pour moi. La souffrance est
l'appel de la route. Si pénible que soit l'effort, marchons, guidé par lui,
vers le pays où j'espère que la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce
qu'il y fait toujours clair...
« Ainsi soit-il ! »
Après ceci, l'abbé se tut.
Édouard Estaunié, in L’Appel de la
Route