mardi 8 janvier 2013

En prêchant... Saint François d'Assise, nu


XXX. DU BEAU PRÊCHE QUE FIRENT EN ASSISE SAINT FRANÇOIS ET FRÈRE RUFIN, QUAND ILS PRÊCHÈRENT NUS.
LEDIT frère Rufin, par la continuelle contemplation, était si absorbé en Dieu, qu'il était devenu presque insensible et muet, et de très rares fois parlait et encore il n'avait la grâce ni la hardiesse ni la faconde du prêcher. Néanmoins saint François une fois lui commanda qu'il allât à Assise, et prêchât au peuple ce que Dieu lui inspirerait. Dont frère Rufin répondit : Révérend père, je te prie que tu me pardonnes et ne me mandes là ; pour ce que, comme tu sais, je n'ai la grâce du prêcher, et suis simple et idiot. Alors dit saint François : Pour ce que tu n'as obéi promptement, je te commande par sainte obéissance que nu comme tu naquis, avec les seules braies, tu ailles à Assise et entres en une église et ainsi nu prêches au peuple. À ce commandement, ledit frère Rufin se dépouille, et s'en va nu à Assise, et entre en une église ; et faite la révérence à l'autel, monte dessus la chaire et commence de prêcher ; de laquelle chose les enfants et les hommes commencèrent de rire, et disaient : Or voici que ceux-là font telle pénitence qu'ils deviennent stupides et hors d'eux-mêmes. Entre temps, saint François, repensant à la prompte obéissance de frère Rufin, lequel était des plus gentilshommes d'Assise, et au dur commandement qu'il lui avait fait, commença de se reprendre soi-même, disant : Dont te vient telle présomption, fils de Pierre Bernardone, vil petit homme, de commander à frère Rufin, lequel est des plus gentilshommes d'Assise, qu'il aille nu prêcher au peuple comme un fol ? par Dieu, tu éprouveras en toi ce que tu commandes aux autres. Et tout soudain en ferveur d'esprit il se dépouille nu semblablement, et s'en va à Assise, et mène avec soi frère Léon pour porter son habit et celui de frère Rufin. Et le voyant semblablement les Assisains, se gaussaient de lui, réputant que lui et frère Rufin fussent devenus fous par le trop de pénitence. Entre saint François dans l'église où frère Rufin prêchait ces paroles : Ô très chers, fuyez le monde, laissez le péché, rendez le bien d'autrui, si vous voulez esquiver l'Enfer ; observez les commandements de Dieu, aimant Dieu et le prochain, si vous voulez aller au ciel ; et faites pénitence, si vous voulez posséder le Royaume du Ciel. Et alors saint François monte nu dessus la chaire, et il commence de prêcher si merveilleusement du mépris du monde, de la sainte pénitence, de la pauvreté volontaire, du désir du royaume céleste, et de la nudité et opprobre de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ, que tous ceux qui étaient au prêche, hommes et femmes en grande multitude, commencèrent de pleurer très fortement avec incroyable dévotion et componction de cœur ; et non seulement là, mais par tout Assise fut en ce jour un tel pleur de la Passion du Christ, que jamais n'y en avait eu de semblable. Et ainsi édifié et consolé le peuple de l'acte de saint François et de frère Rufin, saint François rhabilla frère Rufin et soi-même ; et ainsi rhabillés s'en retournèrent au couvent de la Portioncule, louant et glorifiant Dieu, qui leur avait donné grâce de se vaincre eux-mêmes, par mépris de soi, et d'édifier les ouailles du Christ avec bon exemple, et démontrer combien est à mépriser le monde. Et en ce jour crût tellement la dévotion du peuple envers eux, que bienheureux se réputait qui pouvait toucher l'ourlet de leur habit. À la louange du Christ béni. Amen.


Les Petites Fleurs de François d'Assise
Traduites par André Pératé
Illustrées par Maurice Denis
Librairie de l'art catholique, 1926