Toutes
les affections de mon cœur, toutes les puissances de mon être doivent être
tendues vers Lui. Voilà ma vie. Ma vie c’est le Christ.
Je
ne puis pas aimer Jésus-Christ sans vouloir que tous l'aiment.
Pourquoi
dormez-vous pendant qu'un monde naît ?
« Je ne puis aimer Jésus-Christ
sans vouloir que tous l'aiment, et voilà le caractère apostolique de ma
vie »1.
Dernière phrase du Directoire, ce
même Directoire qui commence par : « Le Christ est ma
vie ». Une belle unité, l'unité même de la vie du Père Emmanuel d'Alzon et
de ses écrits : saisi par le Christ, il a voulu crier partout que le
Christ est la Vie.
Homme des synthèses, il est
totalement étranger à une quelconque division entre action et
contemplation : la vie intérieure doit jeter dans l'apostolat, sinon il
faut se poser des questions sur cette vie intérieure. Il voit ses
religieux comme des hommes qui, sortant de la prière et de l'étude, foncent
dans tous les azimuts.
Il a cherché une devise qui puisse
maintenir cette profonde unité de la vie assomptionniste. Il a choisi : Que
votre Règne arrive : « Notre vie spirituelle, notre substance
religieuse, notre raison d'être comme Augustins
de l'Assomption, se trouve dans notre devise Adveniat Regnum Tuum (ART) : l’avènement du
Règne de Dieu dans nos âmes, l’avènement du Règne de Dieu dans le monde »2.
Il voit cet ART comme un dynamisme en
expansion : le Règne de
Dieu s'empare du cœur d'un apôtre ; l'apôtre propage le Règne dans le cœur
des autres ; par tous ces cœurs investis, le Règne de Dieu imprègne l'air,
les institutions et les mœurs.
Dans les
pages précédentes nous sommes restés longtemps devant le face à face d'un homme avec Dieu, mais
loin d'être une vie enclose, c'est le noyau ardent où l'amour se prépare à s'en
aller sur les places et aux carrefours.
Le Règne en
nous
« Chaque âme est un royaume. Un
homme est un monde et il faut que Jésus-Christ y règne »3. L'incarnation
mystique n'est pas autre chose que ce règne du Christ en chacun de nous, mais
l'idée de Règne va permettre au P. d'Alzon d'insister sur les aspects
dynamiques et positifs de l'incarnation. Il ne s'agit plus seulement de mourir,
nous avons des choses à
vivre :
« Le Règne en nous, c'est l'état de nos relations avec
Dieu »4.
Ces
relations, il les voit d'abord comme un incessant et triple mouvement : « Nous nous
dépouillons de nos défauts, nous lui donnons sur nous un empire absolu et nous
pouvons alors recevoir ses communications ».
Autre
approche :
« l'ART en
nous est la dépendance la plus absolue de tout notre être à l'action de
Dieu ». Si tant de
dépendance nous hérisse, le P. d'Alzon nous renvoie au mystère de notre
liberté. Nous la vivons l'intérieur du vouloir de Dieu, avec lequel coïncide
tout ce que nous pouvons vouloir et faire de plus foncièrement heureux pour
nous :
« Dieu nous rend toujours plus libre à mesure que nous le faisons régner
plus parfaitement
sur nous. La perfection de notre obéissance est le principe de la
perfection de notre liberté. Dieu ne règne pas sur des esclaves ». De quoi exorciser un vocabulaire alzonien (les droits
de Dieu, son empire souverain, notre dépendance) qui pourrait voiler la
réalité : Dieu étant
Amour, son Règne ne peut être qu'une relation d'amour. Son empire est
celui de l'amour, et lui dire que vienne ton Règne en moi n'est qu'une
autre façon de lui dire je t'aime.
Mais que savons-nous sur son amour
et sur le nôtre ? Comment se tenir devant Dieu, avec Dieu ? Comment « établir en nous le plus beau, le
plus ordonné des royaumes pour Dieu » ?
Réponse du P.
d'Alzon :
« Par les recherches de la foi, les désirs et la
confiance de l'espérance, les élans de l'amour ».
On ne
s'étonnera pas de retrouver ici les théologales, les trois grandes forces
d'adhésion à Dieu. Pour le P. d'Alzon, dès qu'il s'agit de vivre quelque chose
avec Dieu, et donc ici de le faire régner en nous, cela ne peut être qu'un
monde de sentiments, de relations et de progrès qui se ramène forcément à croire en Lui, à Lui faire
confiance et à L'aimer.
En
établissant cette identité, le Règne de Dieu en nous c'est notre vie
théologale, nous bouclons la boucle de la spiritualité du P. d'Alzon. Nous
avons commencé par les théologales en recevant le choc de sa foi-amour. Arrivés au
terme, à cet ART qui synthétise sa pensée et son
action, nous découvrons que les théologales sont les trois essentielles
relations par lesquelles son Règne s'établit concrètement en nous : nous accueillons sa Révélation et
nous lui donnons notre foi, nous recevons ses promesses et nous lui donnons
notre confiance, nous nous ouvrons à son amour et nous essayons de hausser
jusqu'à cet éblouissement nos puissances d'aimer.
L'unité de
pensée est très forte, les deux grandes intuitions du Père, la vie théologale
et le Règne, imprègnent tellement tous ses écrits, en sont si intimement mêlées
que l'on tombe forcément dans des redites. Il faudrait que je cite ici des
textes sur la vie de foi, de confiance et d'amour, mais je pense que je peux me
permettre de renvoyer au chapitre 3 sur la foi-amour
du P. d'Alzon.
J'ai
cependant glané dans ses lettres de direction de si fortes objurgations à vivre
sous la main de Dieu, sous l'empire du Christ, que je les livre pêle-mêle comme
illustration de ce qu'il mettait dans « faire régner Dieu en nous » :
Vous ne vous rendez pas assez compte des droits de
Notre-Seigneur sur votre âme. Quand ne lui refuserez-vous rien, rien,
rien ? Vous étouffez, vous êtes à l'étroit, vous avez besoin de
l'immensité de Dieu... Il faut vous exercer à la vie de foi... Soyez une fille
de foi. Cherchez Dieu dans toutes vos actions. Tout pour vous doit partir de
Notre-Seigneur, tout doit y retourner, tout en vous doit tendre à ce centre...
Je reviendrai imperturbablement à la charge pour vous redire sur tous les
tons : Dieu vous attend, Dieu vous veut toute sienne... Il faut tout prendre de la
vie et des pensées de Notre-Seigneur pour faire divinement ce que vous
faites... Ne vous tracassez pas de savoir si vous tenez trop aux choses de la
terre, occupez-vous de savoir si vous mettez toute votre délectation en Dieu...
j'aime peu le genre désespérant de Massillon, il nous damne à force de nous
menacer de l'enfer. À côté de la justice de Dieu il faut toujours parler de sa
bonté : il y a dans notre confiance filiale quelque chose qui touche le plus son
cœur... Vous devez faire de tout un aliment d'amour de Dieu.
Dieu règne
dans un cœur d'homme quand cet homme vit d'amour, tous ces amours que le P.
d'Alzon énumère souvent :
amour de Dieu-Trinité, amour de Jésus‑Christ, amour de Marie, amour de
l'Église, et donc de tous les hommes pour qui l'Église est faite. « L'amour de Dieu, fait-il
remarquer, en s'accroissant, transforme les autres amours ». Du Règne en nous, l'horizon
s'ouvre sur le Règne autour de nous.
Le Règne
autour de nous
Quand il
parle du Règne, jamais le P. d'Alzon ne s'arrête à ce Règne en nous. Immédiatement,
il ajoute : et autour de
nous. Il lie si fortement les deux choses que mystique et
apostolat sont chez lui indissociables : l'Adveniat
Regnum Tuum part de nos cœurs pour conquérir le monde. Tant pis si
conquérir offusque des gens qui n'osent plus dire Vienne ton Règne que mezzo voce, ce n'était
vraiment pas le genre du P. d'Alzon. Conquérir le monde à Dieu, réaliser l'ART c'est à la fois conquérir les cœurs
un par un et aussi construire des communautés et des sociétés où règnent la foi
et l'amour. Le Règne est un rassemblement et un climat.
Voilà
pourquoi l'Église est tout pour le P. d'Alzon : c'est le Règne en marche, le
commencement du prodigieux rassemblement ultime où Dieu sera tout en tous, belle
définition du Règne (1
Co 15,
28).
Dès
maintenant, le Royaume existe là, où des hommes, en pratiquant la justice et la
fraternité, aiment Dieu, même s'ils ne le savent pas (Mt 25, 40).
L'Église
n'est pas le Royaume, mais on peut les identifier comme le fait le P. d'Alzon,
au sens où l'Église est le sacrement du Royaume, une réalité signe. Elle
prépare le Royaume et elle le rend visible par sa sainteté quand elle est
manifestement le lieu où des hommes cherchent la volonté de Dieu. Mais elle est
signe aussi du Royaume dans ses imperfections mêmes qui montrent tout ce que
nous avons à attendre de Dieu seul pour passer de l'Église au Royaume.
Établir le
Règne autour de nous c'est, concrètement, servir l'Église, servir le Royaume,
en multipliant les êtres et les lieux qui passent dans l'attraction de Dieu.
Dès que pour nous Vienne ton Règne est vraiment un cri d'amour, il ne
peut que se muer en zèle.
Zèle ? à
peine le mot vient-il de m'échapper que j'en mesure la dévalorisation, il fait
penser maintenant quelqu'un qui fait du zèle. On est d'ailleurs obligé
de prendre la défense de tous les mots de l'ART
chez le P. d'Alzon :
zèle, dévouement, don, et même apostolat !
Pourquoi
font-ils maintenant sourire de pitié ou de gêne ? Ce qu'ils disent est
pourtant extraordinaire :
lâcher les petites choses pour se vouer aux grandes. Il écrivait aux
novices de 1868 :
Vous aurez de magnifiques choses à
accomplir pour faire arriver le
Royaume. Que la beauté du Royaume vous transporte d'ardeur. Pourquoi le monde
est-il créé sinon pour le Royaume ?
Que vienne
ton Règne n'est pas pour le P. d'Alzon une prière tranquille,
elle le jette dans cette imprudence qu'il a si souvent chantée :
Ô prudents, Jésus-Christ était bien téméraire, quand
il mourait sur la croix ; les martyrs et les apôtres étaient fous quand
ils rendaient témoignage de la Résurrection. Nous sommes fous nous aussi, nous
sommes jaloux de la hardiesse des martyrs, de la témérité des apôtres, c'est
avec cette hardiesse que nous prétendons aimer l'Église et la servir, nous
inquiétant peu des jugements des hommes, nous souvenant que le monde a été
sauvé par la folie de la prédication. 5
Le regard de
l'apôtre
L'ART c'est d'abord un certain regard sur
le monde. Quand le P. d'Alzon regarde autour de lui, une passion le
dévore : que dans ce
monde qui naît, Dieu soit mieux connu et aimé. Nous regardons autrement, notre
passion serait plutôt de contribuer à ce que les gens, la masse des petites gens, soient
moins écrasés et plus heureux.
On n'aurait
pas pu demander au P. d'Alzon d'enjamber ainsi la connaissance et l'amour de
Dieu pour aller droit au bonheur des hommes par le combat social. Pour lui,
Dieu seul rend heureux. 1848
n'a en rien modifié la certitude de ses 20 ans : si tu aimes ton frère, donne-lui Dieu.
On peut
discuter le raccourci, mais sans oublier quel monde réel nous continuons
de construire, nous, grands cris de justice. Et avec de non moins grands soupçons sur l'idée d'appeler Dieu au
secours et de changer les cœurs.
On le sait
bien qu'il faut aussi changer les structures, et le P. d'Alzon n'était
pas du tout indifférent aux retentissements sociaux de la foi, c'est un aspect
très explicite de son Adveniat Regnum Tuum. Mais il
savait surtout (est-ce que nous ne le savons pas ?) que ce sont seulement les cœurs
changés qui créent des structures humaines et les maintiennent humaines.
Il voit dans
l'ART autour de nous
l'exact prolongement de l'ART en nous : comme je veux que ma vie soit un
royaume pour Dieu, je veux que la vie de mes frères soit ce même royaume. Et
quel monde cela ferait ! Rêves de chrétienté, de théocratie ? C'est
vrai, mais on peut en tirer autre chose : les hommes sur qui Dieu règne sont-ils, avec les
autres hommes, de mauvais constructeurs du monde ? Je ne parle pas des vaguement
chrétiens, je dis :
des hommes sur qui Dieu règne.
On ne peut
l'esquiver, il y a dans le regard du P. d'Alzon sur son temps quelque chose qui
rebute : sa haine pour
la Révolution. Elle lui fait écrire parfois des pages délirantes, comme ce
tableau des mœurs en 1873 :
Voltaire et ses sarcasmes, la presse et ses
obscénités, l'orgueil de la science, l'impatience du joug de Dieu, le besoin de
ne rien croire pour affirmer le droit de tout faire :
tel est le fond sur lequel les
nouvelles couches sociales ont prétendu s'établir. Se révolter contre tout,
prétendre à tout : l'or, le plaisir, le pouvoir. À travers le vol, l'orgie et les révolutions,
procéder par la haine, le mensonge et la violence, n'est-ce pas le résumé des
droits nouveaux ? 6
Tudieu quelle charge ! Et en tête de
ce qu'il appelle Les combats, il inscrit : Lutte contre la Révolution.
On ne peut
comprendre que si on entre dans ses vues : la Révolution c'est la Révolte, l'anti-ART.
Le grand crime, pour lui, c'est d'arracher les hommes à la foi :
La Révolution étant, dans son essence, la négation
radicale des droits de Dieu, elle établit une révolte perpétuelle de l'homme
contre Dieu... Il faut opposer la plénitude de la vérité à
cet absolutisme de négations par
lesquelles la Révolution, sous toutes ses formes, prétend écraser les diverses
affirmations de notre foi. 7
Quand on a
perçu cette réaction fondamentale très pure et qui reste une précieuse leçon
chaque fois qu'il est question de révolution, on peut supporter des réactions
plus mélangées. Intelligent, le P. d'Alzon est un conservateur qui s'adapte
merveilleusement aux évolutions mais il garde l'horreur du désordre. Si bien
qu'il ne va pas jusqu'aux radicales questions révolutionnaires : quel ordre, et quel
désordre ? Il reste traumatisé (et comment le lui reprocher ?) par
son enfance d'aristocrate né en 181o : la Révolution est une casseuse,
l'incarnation du désordre.
Pourtant il
évolue, à partir de 1868 il regarde « les sociétés qui s'en vont et la
démocratie qui s'avance ».
Les sociétés qui s'en vont. L'Église a toujours soutenu l'élément de l'autorité.
Elle ne doit préparer la ruine de rien ; elle doit tenir à
ce qui est établi, alors même
qu'elle en souffre. Elle ne désire la chute de personne. Mais si des
bouleversements s'opèrent, elle les laisse s'accomplir et elle cherche à
en profiter. Les sociétés pourries
tomberont dans l'abîme et l'Église, affranchie de tout lien avec ces cadavres,
s'unira à des sociétés plus jeunes par des liens nouveaux.
La démocratie qui s'avance. Les rois s'en sont allés, les aristocraties
disparaissent, la bourgeoisie est faible contre ce flot envahissant. Il faut
que nous nous efforcions d'entrer le plus possible en relation avec le peuple.
Nous devons nous porter aux œuvres populaires. 8
J'ai été tenté de rewriter cette
citation en enlevant quelques expressions gênantes, et la pensée essentielle
aurait conquis :
ce tranquille regard d'apôtre sur le pourri et le neuf. Mais tel quel le
texte est beaucoup plus significatif, il montre la difficulté de se dégager du
passé même quand on est bien décidé à le faire.
Les qualités
de l'apôtre
L'ART ce n'est pas seulement un regard,
c'est une participation résolue à tout ce qui se cherche et se crée. Pour cette activité
quelles qualités paraissent primordiales au P. d'Alzon ? Il n'hésite pas, en premier lieu il demande l'oubli de soi :
Travaillez pour Notre-Seigneur, accroissez son
influence et non la vôtre. Portez Jésus-Christ aux âmes, ne vous y portez pas
vous-même. 9
Travailler pour soi, c'est s'abandonner à la griserie
d'être occupé, vouloir être reconnu, plaire celui-ci ou à
celui-là, toutes choses qui sont
loin d'être horribles, mais ce n'est pas le Règne, on se distrait de Dieu. 10
Cela se sent
au manque de liberté, de constance, d'humilité dans l'échec, et surtout au
manque d'esprit très pur de service :
Nous nous souviendrons que Notre-Seigneur est venu non
pour être servi mais pour servir ; nous nous mettrons dans une humble
dépendance à l'égard des âmes auxquelles nous serons appelés à faire du bien. Nous
nous rappellerons que ces âmes ont des droits sur nous et que nous n'avons sur
elles que celui que Notre-Seigneur nous a confié pour les conduire vers la
perfection qui leur est propre... Nous ferons bon marché de tout ce qui nous
concerne pourvu que Jésus-Christ soit annoncé... Des sentiments étroits,
personnels, mesquins, devant une œuvre si grande, je dis que c'est
abominable... Avec une devise comme ART on est obligé de se donner. 11
Deuxième
qualité de l'apôtre :
le typique courage libre et joyeux des Actes : « Les apôtres s'en allèrent heureux d'avoir été jugés dignes de subir des
outrages pour le Seigneur Jésus » (Ac 5, 41). Cette liberté apostolique, le P.
d'Alzon veut qu'on la garantisse par une vie entièrement consacrée à la prière
et à la Parole (Ac 6,
4) :
Nous rechercherons pour cela l'indépendance que
procure l'absence des préoccupations matérielles. L'homme qui désire les biens
terrestres est l'esclave de ceux qui peuvent le satisfaire ; celui qui ne
veut que le pain du jour et de quoi se couvrir est fort contre les obstacles et
les séductions. La pauvreté apostolique garantit la grandeur du caractère. Sans
désintéressement, l'apôtre ne convertit pas. 12
Troisième
qualité : l'efficacité,
et donc la nécessité de bien se centrer sur l'objectif et d'unir les efforts.
On a l'impression que le P. d'Alzon a dû lutter contre un émiettement de
l'action apostolique :
Il est douloureux de voir les forces s'éparpiller et
perdre les fruits que produirait un plan d'ensemble. 13
Il ne peut
résister aux comparaisons militaires :
Vous agirez dans la plus grande unité de conduite, en
vous efforçant de marcher comme une armée dont la force est dans l'unité de
commandement et dont la perte est assurée quand les soldats combattent selon
leurs caprices. 14
Faisant le
bilan de ce que la jeune congrégation a déjà lancé, il remet en garde :
N'est-il pas à craindre qu'en portant notre pensée sur
tant de points différents, nous n'éparpillions nos forces ?
Notre vie se trouve dans une
pensée générale qui doit faire notre vie commune et grouper en faisceau tous
nos efforts... Nous voulons faire arriver le Règne de Dieu sur la terre. Tout
dans notre vie, dans nos pensées, doit être subordonné à cette pensée-mère.
Voyons comment nous devons utiliser nos forces, les pousser avec une certaine
unité. Par l'enseignement, les études théologiques, l'aide donnée à certaines
congrégations de femmes, et la participation à la vie sociale. 15
C'est pour
cet apostolat élargi mais unifié que le P. d'Alzon comptait sur les Tiers-Ordres, « noyau de toutes les œuvres
ouvrières »16.
L'apostolat,
pour le P. d'Alzon, est toujours un enseignement
L'ART prend ainsi deux visages
essentiels : l'enseignement
et l'action sociale, au sens large de toute action qui fait bouger des
ensembles. En fait, non seulement l'enseignement est l'objectif premier, mais
il est pratiquement
l'unique car lorsque le P. d'Alzon parle d'apostolat il a toujours en vue un
apostolat doctrinal :
l'enseignement « sous toutes
ses formes ».
Cela peut
vouloir dire enseigner au sens strict, dans une école, mais aussi cheminer avec
les gens, être attentifs à ce qu'ils vivent pour leur dire, là-dedans, Jésus-Christ.
L'action
essentielle de l'Assomption consiste donc à imprégner de foi tous les âges et
tous les milieux. Éclairer, informer, former, dans « toutes les œuvres par lesquelles
le peuple peut être relevé, instruit, moralisé »17. Un ton protecteur ? Oui, et
d'époque. Mais si certains sont choqués par l'idée qu'on veuille ainsi
moraliser et protéger les humbles, on peut leur faire remarquer qu'ils sont
eux-mêmes très protégés par leur culture. Sans culture, le peuple est sans
défense contre les idées. L'aimer, le protéger, c'est l'instruire. On le voit
bien en Amérique latine où la conscientisation
est actuellement le plus grand acte d'amour.
Pour
instruire, il faut s'instruire. Une de ces vérités premières qui ont du mal à
se faire respecter si l'on en juge par les appels du P. d'Alzon :
Apôtre, je dois connaître la vérité. Si j'ai peu de
temps pour étudier, je le ferai le mieux possible... La foi renverse les
montagnes, mais il faut qu'elle veuille travailler à
combattre les objections que la paresse
et la tolérance suscitent. 18
On retrouve
l'esprit de combat :
« Lutter par la plume... Servir la vérité... En tête de
tout : les études...
Lancer des cours et des conversations où l'on attirerait les hommes désireux
d'être éclairés... Plonger les racines de notre enseignement dans la vérité
catholique... Offrir la lumière aux classes pauvres ».
Le tournant
vers le peuple
Les classes
pauvres ! En 1868, le P. d'Alzon vire vers le peuple,
il oriente très ambitieusement ses religieux vers ce qu'il appelle les masses. Jamais
l'énormité d'un objectif ne lui a fait problème. Trois religieux s'occupent
d'orphelins et d'ouvriers et il dit : « Nous nous tournons vers les masses ». Trois religieux en Orient et il
annonce :
« Nous attaquons le schisme ».
Trois
religieux en Australie et il parle de « nos missions étrangères ». Il a ce don apostolique par
excellence de commencer dans les conditions les plus folles, et ça suit. Ainsi
ont démarré des œuvres populaires, des œuvres de masse :
les alumnats,
les pèlerinages, la presse.
Il est
anti-bourgeois, il déteste l'égoïsme, le goût du confort et les peurs de ces
individualistes forcenés. Il sympathise avec les modestes, le peuple de Nîmes,
les petits paysans des alumnats,
le P. Pernet et ses Sœurs
pour les ouvriers, les premières Oblates,
ses montagnardes. Chez elles, il refuse qu'il y ait
des converses, et cela marque son évolution car il les avait fort bien
acceptées chez les Religieuses de l'Assomption : « Le temps des
Sœurs converses, écrit-il de Rome, en 1870, à Marie Correnson,
s'en va, il faut laisser les formes aristocratiques. Nous avançons vers une
démocratie dont les exigences seront terribles. Ce que j'observe ici (Vatican I) c'est que la grande
place n'appartient certes pas aux évêques hongrois qui sont les derniers grands
seigneurs de l'Europe, elle appartient aux évêques missionnaires qui se rendent
au Concile à pied. Mon
faible pour les Oblates c'est leur
esprit plus humble et plus apte à atteindre une portion du monde que Notre-Seigneur aime
tout spécialement et dont il est urgent de s'occuper avant tout »19. Les douze dernières années de sa
vie il va lancer tout le monde sur « la voie royale de l'amour des petits, des pauvres, de
tous les abandonnés »20.
Son grand
problème, c'est la haine. « Ces haines sociales,
écrit-il en 1873, dont Paris
contemple encore les dévastations ». C'est bien l'objectif de l'ART :
construire un monde où les gens s'aiment, mais cela suppose une certaine
égalité et la justice sociale. Il ne le voit pas, il n'analyse pas les raisons
des colères ouvrières, la chaîne maudite : usine —
taudis —
cabaret. Pour lui,
de bien vilaines gens dressent les pauvres contre les riches : « Voyez la
fureur des classes inférieures s'élever contre les classes supérieures. On
flatte les appétits populaires, on leur souffle les idées les plus
subversives ».
Il ne lui vient pas à la pensée qu'il s'agit d'une misère intolérable qu'on
pourrait atténuer par une plus juste répartition. Non, il faut seulement
promouvoir la coexistence paisible des pauvres et des riches.
Et voici
l'appel aux riches :
Soyez généreux, l'aumône apaisera la colère du pauvre,
puis le disposera à accepter son indigence quand il verra que vous vous
dépouillez pour lui. Plus vous donnerez, plus il comprendra que le bonheur ne
gît pas dans l'or... 21
Il parle des
effrois des grands chefs d'industrie qui malgré une
largesse royale dans les bonnes œuvres croient apercevoir la guerre civile. Car
le pauvre, le prolétaire est haineux, il repousse la fraternité.
Pourquoi ? Cherchez. Il veut plus qu'il n'a et il veut pour jouir. 22
Nous retrouvons
ici la distorsion entre ses convictions personnelles et les idées du temps qui
lui collent à la peau :
riches, penchez-vous sur les pauvres, calmez-les à coups d'aumônes ; pauvres,
résignez-vous en pensant au ciel ; et tous, aimez-vous bien.
Il y avait
donc ces idées ? le P. d'Alzon les prenait à son compte, allant jusqu'à
parler de « la férocité
des appétits des ouvriers »23. Une fois de plus réfléchissons, mais autant sur nous
que sur le P. d'Alzon. Quelles idées actuelles prenons-nous à notre compte, quelle est
l'acuité de notre regard d'apôtre ? C'est seulement dans cette modestie et
cette loyauté que nous pouvons nous permettre de tirer une leçon de ce face à
face du P. d'Alzon avec la réalité sociale de son temps.
Inutile de le
cacher, nous l'aurions voulu plus ouvert à ce qui se passait. Onze ans
seulement après sa mort il y aura la prise de conscience de Léon XIII dans Rerum novarum :
Les
travailleurs isolés et sans défense se sont vu livrés à la merci de maîtres
inhumains et à
la cupidité d'une concurrence effrénée... À quoi il
faut ajouter le monopole de la production et du commerce, devenus le partage
d'un petit nombre de riches qui imposent un joug presque servile à la multitude
des prolétaires... Il est honteux et inhumain d'user de l'homme comme d'un vil
instrument de lucre, de ne l'estimer qu'en proportion de la vigueur de ses bras
(RN 2 et 10).
Le P. d'Alzon
n'est pas allé jusque-là. Pourtant, un cri d'angoisse révèle qu'il n'en était
pas loin :
Pourquoi les ouvriers nous font-ils défaut ?
Plaise à Dieu d'envoyer beaucoup d'apôtres dans cette portion de sa vigne 24.
Beaucoup
mieux que d'autres spirituels de cette époque il a pressenti que l'aumône
devenait dérision devant l'ampleur des problèmes :
La France compte 16o 000 grandes usines où généralement le despotisme hautain
du patron envers l'ouvrier et la haine profonde de l'ouvrier envers le patron
peuvent faire prévoir des catastrophes. Mais partout où les patrons sont allés
au-devant des ouvriers non pas seulement l'aumône à la main mais avec des
mesures inspirées par une charité intelligente, le travail s'est accru, la
moralité s'est affermie, les bénéfices ont augmenté et, comme couronnement,
au-dessus des haines éteintes, une loyale réconciliation s'est accomplie. 25
Sourire ou
grincer des dents ?
Plutôt mesurer le chemin qui l'a conduit des vertus théologales jusqu'aux
usines. Ce chemin théologal sera toujours celui de l'apôtre. Qu'apporterait-il
à n'importe quel monde s'il n'arrivait pas, lui, du monde de Dieu ? Il ne
sera apôtre qu'à force de foi, d'espérance et de charité. C'est l'intuition maîtresse du P. d'Alzon, et
qui hésite sur cela n'est déjà plus un ouvrier de l'ART.
Mais notre
temps nous aura appris à enfoncer les théologales au plus épais d'une réalité
sociale mieux analysée. Il faut que notre foi éclaire davantage ce que vivent
les hommes, que notre espérance colle plus étroitement leurs espoirs, et
surtout que notre charité refuse toute cohabitation avec l'injustice.
On peut
redire avec le P. d'Alzon que le grand mal ce sont les ténèbres et le mensonge,
et qu'il faut servir la vérité et la propager 26, on peut partager sa passion de la
vérité et son souci d'enseigner. Mais en voyant bien que la vérité sociale ne
sort pas directement de l'Évangile, elle passe par les analyses du social. Elle
peut seulement être mieux cherchée et mieux affinée par des hommes de
l'Évangile. Encore faut-il qu'ils s'engagent à fond dans cette étude du réel sans laquelle les
combats de l'ART risquent d'être
menés en arrière ou en marge de ce qui se vit.
Il aura
manqué, à l'époque de
la révolution industrielle, des apôtres pour la révolution industrielle. Il ne
suffit pas de dire Que ton Règne vienne, il faut voir où et comment il
peut venir.
* * *
Et
maintenant, si l'on me demandait un mot pour caractériser le P. d'Alzon, je
dirais : le
questionneur ! Jeune, il harcelait ses amis : Quelle vie menez-vous ? Pourquoi vous battez-vous ? Sa vie
entière est une question de foi ardente : Seigneur
Jésus, qui êtes-vous ? à 55
ans, quand il a mis au point le Directoire il a légué à ses
religieux 40 examens
implacables. Depuis l'aube de sa vie jusqu'à la fin il n'a cessé d'interroger
la masse des chrétiens :
pourquoi dormez-vous pendant qu'un
monde naît ?
Il réveille.
Dès qu'on lit vingt lignes de lui on est harponné par ses deux hantises : Que penser ? Que faire ? Là où d'autres comptent
mélancoliquement leurs forces, lui ne songe qu'à pousser tout le monde au
maximum. Au Chapitre de 1873
il est bien obligé de constater : « Nous ne sommes que 50 ». Mais il se redresse : « Nous devons
agir comme mille. Quels immenses horizons s'ouvrent devant vous ! »
C'est pour ce
dynamisme qu'on va à
lui. Qu'importe ses mots vieillis, ses outrances, les lacunes de ses
analyses, c'est dans un mouvement de fond qu'on est emporté. On s'enfermait
dans la tâche quotidienne, on pensait petit, et la voix impérieuse ouvre les
fenêtres : Où en est le monde ? Que faites-vous pour le Règne ?
Je l'écoute
quand il était séminariste, à
22 ans. Il vient de réentendre
dans la Lettre aux Éphésiens (5, 14-15) un coup de trompette qui n'est pas
pour lui déplaire :
« Éveillez-vous ! Levez-vous
d'entre les morts, et sur vous le Christ resplendira. Regardez ce que vous êtes
en train de vivre, ne soyez pas fous, exploitez le temps même quand les jours
sont mauvais ».
Et le voilà
parti, disant carrément à
Luglien, le très cher :
Ce texte est pour vous, il condamne les trois quarts
des chrétiens. Les païens pourront dire : J'ai cédé au torrent. Ceux qui n'ont pas la foi pourront représenter que
venus dans un temps de doute, ils ont participé à l'aveuglement général. Mais
les chrétiens ? Pensent-ils que tout sera dit quand ils observeront qu'il
a fallu se prêter aux circonstances, qu'ils ne pouvaient pas réformer leur
siècle, que s'ils ont perdu le temps c'est qu'il n'y avait aucun bien à
faire ? Que de gens, vieux et
jeunes, courbent la tête et disent : Les jours sont mauvais, et ils dorment là-dessus, ils gémissent, ils assurent, les larmes aux yeux,
que Dieu les a fait venir dans un temps bien affreux pour les amis de la
religion ; et puis ils croisent les bras. Les lâches !
Ils ne savent donc pas que la
patrie du chrétien c'est un champ de bataille ? 27
Les années
passent, il reste le même crieur. En novembre 1869, la veille de Vatican I, il reprend une dernière fois
la question de sa vie, lui qui n'aura combattu que pour l'Église : dans un monde qui s'éloigne
d'elle, quelle doit être l'attitude de l'Église ? Il répond :
Il faut non pas que l'Église se réconcilie avec la
société mais la convertisse : non par des concessions mais par des lumières plus abondantes, par une
action plus puissante. Le Concile doit nous sanctifier. Chaque siècle a ses
vices, il faut que nous ayons surtout les vertus contraires à
ces vices. C'est en ce sens que
nous devons être de notre temps. 28
En plein
Concile, écrivant de Rome aux Pères de Paris, il réactive la fièvre du quoi
faire :
Il est important que nous puissions bien nous rendre
compte devant Dieu de ce que nous avons à faire. Vous devez grouper autour de vous des laïcs,
des prêtres, et par vos conversations vous proposer d'attirer à
la vie du Concile toutes les
intelligences sur lesquelles vous pouvez avoir quelque influence. Le Concile se
résumera dans un nouveau traité de la religion et de l'Église. Prenez ces
questions en main. Prenez-en l'esprit, infusez-le partout, au risque d'être
quelquefois assommants... Pensez à toute œuvre populaire, soit en vous en occupant vous-mêmes, soit surtout en
poussant les catholiques à s'en occuper. 29
Vous devez...
Prenez... Poussez... Il ne nous laissera jamais en repos, il ne supportait pas
qu'on s'abandonne au fil du courant alors qu'il faut faire sa vie et faire
l'histoire.
Que vienne
ton Règne !
Pour penser
large et agir fort il nous offre un esprit. Simple. Comme il convient à l'apôtre qui veut communiquer à beaucoup de gens des choses
essentielles : aimer le
Christ et l'Église. Notre époque désunirait volontiers les deux amours, ne
gardant que le premier.
Le P. d'Alzon montre que dire non à l'Église c'est dire non au Christ.
Son charisme
c'est d'unir presque partout où nous divisons. Pour lui, tous nos amours sont
dans le Christ, et toute notre activité fraternelle se joue en Église, œuvre du
Christ, corps du Christ. Et tout ce que nous aimons et construisons peut
s'exprimer dans la plus courte et la plus dense des prières : Que vienne ton Règne ! Instaurer le
Règne du Christ en nous et autour de nous, c'est le P. d'Alzon.
La plus brève
rencontre avec lui nous met face au Christ. Pour en parler, pour dire l'amour
de la jeune Assomption, quelque chose de bouleversant lui est sorti du
cœur :
« Nous aimons Jésus-Christ de l'amour des premiers
temps ».
Comment
aimaient-ils Jésus-Christ, ceux qui l'ont connu en Palestine, ceux qui ont vécu
des premiers récits et de l'Esprit ? Comment l'a-t-il aimé l'homme
qui a osé dire :
Nous l'aimons de l'amour des
premiers temps ? Il y a dans les débuts des grandes
créations un élan, un feu. Le P. d'Alzon avait retrouvé cet élan, il
disait : Ma vie c'est le Christ ! comme saint Paul le disait. S'il
nous donne de le dire de la même façon, nous avons tout gagné.
L'élan, c'est
le cri : Que vienne
ton Règne ! Non d'abord comme souci et angoisse mais comme
irruption en nous de la joie messianique : le Règne vient. Si l'on ne voit rien, si l'on est
glacé par le silence de Dieu et le silence sur Dieu, le P. d'Alzon dit : « Vous n'avez
pas assez de foi, pas assez d'espérance, pas assez d'amour ».
Une de ses
étonnantes simplifications : tout ramener aux théologales. Si tu connais Dieu, si
tu crois que tu es aimé, si tu espères qu'il te donnera ce qu'il faut pour
travailler sur les chantiers du Règne, tu ne peux plus être petit et triste.
Deux choses qui irritaient le P. d'Alzon : « Je vous admire, écrivait-il à Mère Marie-Eugénie, d'avoir le
temps d'être triste ! »
Le temps,
c'est pour aimer et pour prouver l'amour. Le temps, c'est pour l'Église. Parce
que dans l'Église on peut aimer effectivement. Et d'abord y aimer le
Christ. L'Église est devenue pour nous tantôt le Peuple de Dieu, tantôt Rome.
Pour le P. d'Alzon elle est le lieu de la vie actuelle et de l'action du
Christ. Action de salut, action d'amour. Je ne peux pas aimer davantage mes
frères qu'en travaillant pour l'Église qui donne Jésus-Christ aux masses.
Avec son
génie d'unir des choses apparemment contradictoires, le P. d'Alzon a pratiqué à la fois le un à un et l'action large. Il pouvait
perdre un temps fou pour Mère Marie-Eugénie, pour une vingtaine de dirigées et
ses dix religieux des débuts, et garder le souci du peuple, se battre
furieusement pour l'enseignement, encourager les œuvres populaires : les pèlerinages, le branle-bas de
Notre-Dame de Salut, la Bonne Presse, les Petites Sœurs du P. Pernet pour les ouvriers.
La masse
était devenue de plus en plus son souci, les petits, les pauvres. Sa haine de
la Révolution, ses violences contre la société moderne sont intolérables si on
ne comprend pas qu'elles sont de la souffrance d'amour : « Ils enlèvent
Dieu au peuple ».
Il savait que
les riches, dans tous les sens du terme, peuvent trouver Dieu chez eux, en
petits groupes, avec des livres profonds, de la belle prière et de subtils
échanges. Mais les pauvres ? Qui, sans l'Église, leur donnerait
Jésus-Christ ? Qui leur lirait l'Évangile, qui les ferait prier très
simplement ? Près du P. d'Alzon on comprend qu'aimer l'Église c'est aimer
les petits, c'est les défendre contre ceux qui les troublent et les égarent.
Pour ce
service des hommes par l'Église, le P. d'Alzon voulait de grands caractères.
Aucun spirituel, je crois, n'a tenu autant compte de la qualité de l'humain. Il
voulait des chrétiens de cristal qui
donnent envie de croire rien qu'en voyant leur limpidité et leur courage. C'est
par vive réaction qu'il a été si impitoyable pour les mous, les sans franchise,
les dominateurs.
Le sacerdoce a voulu dominer. De là des résistances,
des froissements qui ont abouti à l'isolement. Perdant le contact, le sacerdoce a fini par ignorer les
besoins et les véritables situations. De là une déplorable impuissance. La
parole du prêtre est devenue une parole morte. Son langage est un langage
étranger : il vient résoudre des objections qui n'en sont plus, il réfute des erreurs
oubliées, et que remplacent d'autres erreurs, d'autres objections qu'il ne sent
pas.
Il oppose la science théologique à
l'ignorance religieuse, mais les
autres sciences soulèvent leurs difficultés et il n'a pas abordé l'étude de ces
sciences qui combattent contre lui ; il reste dans le mysticisme et on lui
demande des faits, de l'histoire, des raisonnements. Il n'a plus la foule, il a
gardé seulement un auditoire de dévotes.
Pour réparer tout cela il faut surveiller les
tendances à l'orgueil, à l'isolement, à l'ignorance. Se faire laïc en un certain sens, ménager un ralliement, une
fusion. Tout en s'isolant par la vie religieuse il faut renouer les
communications interrompues, respirer l'air de la société. 30
Il
disait :
« je veux des religieux qui, sortant de l'oraison, se
jettent en pleine vie ».
Il savait que l'écoute de Dieu affine l'écoute des hommes. Que de fois,
dans ses lettres, on tombe sur un précieux conseil. Par exemple, cette
réflexion à propos de
fautes graves qui avaient provoqué, lui semblait-il, une répression
exagérée :
On n'a considéré qu'une très minime partie d'une
question, lorsqu'on n'en a envisagé que les abus. Il faut prendre des
précautions contre les abus, mais en prendre d'excessives est le plus grand de
tous les abus. 31
Pouvoir
passer aussi aisément des plus larges horizons à cette tranquille sagesse, et
des longues prières à
l'action sur tous les fronts, est la marque des grands vivants qui unissent
la profondeur et la surface. À force de le regarder je ne puis plus le détacher
de la parole de saint Irénée :
La gloire de
Dieu, c'est un homme qui soit un vivant magnifique.
Mais je veux
finir sur un mot de lui :
Je suis venu mettre le feu, disait Notre-Seigneur. Qui veut s'unir à l’œuvre de Jésus-Christ doit être embrasé d'un immense amour.
C'est le cri de l'apôtre : L'amour
du Christ nous presse (2 Co 5,
14).
André Sève, in Ma vie c’est le Christ
– Emmanuel d’Alzon
1. Écrits spirituels p.123.
2. Écrits spirituels p.130.
3. Écrits spirituels p.662.
4. Tout ce qui concerne l'ART est traité par le P. d'Alzon dans ses Lettres aux novices. Ce que je citerai sans références dans ce
chapitre sera extrait de ces lettres (de 150 à 164).
5. Écrits spirituels p.138.
6. Écrits spirituels p.180.
7. Écrits spirituels p.226, 175.
8. Écrits spirituels p.162.
9. Écrits spirituels p.710.
10. Écrits spirituels p.623.
11. Écrits spirituels p.78, 140, 665, 681.
12. Écrits spirituels p.157.
13. Écrits spirituels p.204.
14. Écrits spirituels p.158.
15. Écrits spirituels p.16o, 1o88.
16. Écrits spirituels p.202, 206.
17. Écrits spirituels p.143.
18. Écrits spirituels p.781, 558.
19. Écrits spirituels p.1191.
20. Écrits spirituels p.175.
21. Écrits spirituels p.1438.
22. Écrits spirituels p.1441.
23. Écrits spirituels p.1442.
24. Écrits spirituels p.181.
25. Écrits spirituels p.1443.
26. Écrits spirituels p.189.
27. Lettres I p.357.
28. Écrits spirituels p.1069.
29. Écrits spirituels p.1082.
30. Écrits spirituels p.1293.
31. Lettres III p.66.