Le mystère de Job est le chemin le plus profond offert
aux âmes pour passer de l'inintelligence à l'intelligence de l'Évangile.
Mystère analogique n'impliquant pas forcément des ulcères... si ce n'est dans
l'âme et le cœur, où se cache l'ulcère du péché : c'est toujours à travers
un mystère analogue à celui de Job que nous déboucherons dans la Paix. Cela
n'implique pas forcément quelque chose de spectaculaire et de terrifiant pour
les nerfs, mais une souffrance spirituelle venant à la fois de ce qu'on ne
comprend pas Dieu, et qu'on Lui est affronté.
En effet, pourquoi Job souffre-t-il tant ? Et
pourquoi souffrons-nous tant ? À cause de ce que le Père Barthélemy
appelle « les hallucinations d'un cœur crispé ». L’image de Dieu
s'étant perdue en nous à la suite du péché, nous sommes devenus une caricature
de Dieu. Et comme on ne peut Le contempler qu'à travers le reflet qu'Il a mis
en nous, désormais quand on pense à Lui, on pense à une caricature : on
projette sur Lui la mesquinerie, l'injustice et la cruauté qui sont en nous.
Voilà pourquoi, dès qu'Il se rapproche un peu de nous avec sa Douceur, il nous
arrive quelque chose d'analogue au mystère de Job : un affolement et une
irritation extrêmes, parce que nous sommes dans « les hallucinations d'un
cœur crispé ».
Un des tourments de Job est la distance qui sépare le
Dieu des philosophes du Dieu vivant d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Selon la
sagesse des Juifs comme selon toute sagesse, le Juste doit être récompensé, le
méchant puni. La Révélation offrait un ensemble de vérités qui donnait un sens
à la vie humaine sous la lumière de Yahvé, une manière de vivre fidèle à une
certaine morale — l'hospitalité par exemple. Job a conscience d'avoir écouté
cette sagesse, de s'y être ouvert pour qu'elle pénètre sa vie. Il s'était
accroché à des certitudes, une lumière, un équilibre, une harmonie... et il a
l'impression que tout est par terre, il ne sait plus où va s'arrêter sa
déroute.
La distinction entre le Dieu des philosophes et le
Dieu vivant devient alors un abîme. Le décalage entre la sagesse humaine et ce
que nous subissons est tellement énorme qu'il suffit à expliquer le nerf de la
souffrance de Job : Dieu ne répond pas à notre sagesse, Il la met en
déroute, et finalement on peut se demander : « Existe-t-Il ?
Est-Il bon ? Et même s'Il est bon, nous aime-t-Il ? M'aime-t-Il moi,
qui avais cru être aimé ? »
« La Sagesse joue avec les enfants des
hommes ». Le Dieu de la Bible s'impose à notre intelligence et se joue de
notre intelligence : notre quête de sagesse et de lumière sera donc
fondamentalement crucifiée. Mais à défaut d'une explication satisfaisante, ce
Dieu qui nous déroute peut offrir à notre cœur une certaine Paix : je
voudrais expliquer de quelle manière.
Tout ce que je dirai doit se terminer par la
découverte du Dieu d'amour, qui est le Dieu de l'Évangile. Mais si on veut que
cette découverte ne demeure pas abstraite, et d'autre part échappe à
« l'idolâtrie » ou à la « piété » qui substitue à la
Présence insoutenable une image « incolore, inodore et sans saveur »
(Père Barthélemy) — si on veut que le Dieu d'amour ne soit pas « le Bon Dieu » (au mauvais sens du
mot, car il a un sens doux et vrai chez les cœurs simples), il faut subir ce
qu'a subi le peuple juif. Or je constate (et tout chrétien devrait constater)
que Dieu ne s'est pas présenté au peuple d'Israël purement et simplement comme
un Dieu d'amour. Il ne s'est pas présenté non plus comme un « Dieu de
crainte ». Alors ?
Au début des apparitions de Lourdes, la Sainte Vierge
a mis du temps pour dire à Bernadette qui elle était. Et quand elle a répondu à
ses questions, ce fut de manière inintelligible (« l'Immaculée
Conception »). De même, quand Moïse demande à Dieu qui Il est, Dieu répond
d'une manière inintelligible (« Je suis Je Suis », traduit le Père
Barthélemy). La découverte de Dieu se fait à l'usage, et Dieu se révèle
à Job absolument différent de ce qu'il attendait. Alors les amis de Job, et Job
lui-même, ont la tentation de dire « Ce n'est pas possible » et de
discuter — jusqu'au moment où Job cesse de discuter dans un écrasement total. À
ce moment il découvre Dieu comme « quelque chose » qu'il n'avait
jamais expérimenté.
Le Dieu des chrétiens, Lui aussi, est là sans
que l'on sache exactement QUI est là : d'une certaine manière, nous
mourrons sans le savoir. Dès l'âge de sept ans, saint Thomas demandait
« Qui est Dieu ? » Il faut mourir dans cette question :
« Mon Dieu, Qui es-Tu ? Ma certitude que Tu existes grandit, mais ce
que Tu es m'apparaît de plus en plus déroutant et indéfinissable ». On
pourrait traduire ainsi le Sanctus : « Insaisissable, Insaisissable,
Insaisissable ! » C'est Lui qui nous saisit, et plus nous saisit,
plus nous sentons qu'on ne Le saisit pas : l'expérience de Job est
privilégiée à cet égard.
Donc, le Dieu de la Bible offre avant tout l'expérience
de Sa présence : l'histoire des Patriarches et du peuple juif est
une succession d'irruptions et d'interventions de Yahvé. « Quelqu'un est là ».
Samuel dit : « J'ai été appelé par mon nom » — par
qui ? Il ne sait pas, mais il a été appelé. De même pour tous les
prophètes d'Israël.
Nous chrétiens, devons savoir aussi avant tout que
Dieu est là, et risque de se manifester. Pas toujours d'une manière
spectaculaire d'ailleurs, car depuis la Nouvelle Alliance il y a quelque chose
de nouveau, beaucoup plus subtil : mais pour accéder à cette nouveauté
infiniment précieuse, il faut commencer par le plus grossier, qui a l'avantage
d'être bouleversant.
À son réveil, Jacob prend conscience que Yahvé était
là : alors « ce lieu est terrible ». La foi chrétienne sait que
Dieu est là en permanence au fond de notre cœur, bien plus réellement que sur
la pierre où Jacob a reposé sa tête, mais ne nous faisons pas
d'illusions : notre cœur n'est pas beaucoup plus raffiné que celui du
peuple juif. Le Dieu de l'Ancien Testament aurait plus de goût pour nous que
celui de l'Eucharistie : nous ne sommes pas assez purifiés pour que la
présence eucharistique ait de la saveur pour nous, alors nous disons qu'elle
n'en a pas.
Plus généralement, nous sommes
trop grossiers pour capter une présence d'amour. Ayons donc l'humilité de nous
mettre à l'école du peuple juif : école des présences brutales et
tonitruantes de Dieu. Depuis quatre mille ans, à partir d'Abraham une série
d'événements s'est mise en marche qui ne s'est jamais arrêtée, dont la réalité
nous cerne et cerne le monde. La foi, c'est de croire que cette réalité
a eu lieu, a encore lieu, EXISTE.
Ce que cela veut dire, plus on va, moins on le
comprend. On comprend seulement qu'on n'y comprend rien, que c'est
nécessairement incompréhensible, mais que CELA EST.., en vertu du témoignage
qui a commencé il y a quatre mille ans, n'a fait que croître et embellir
pendant deux mille ans, puis a explosé, et se maintient au paroxysme de la Pentecôte.
Se débarrasser de Jésus-Christ est impossible, car Sa
Présence ne nous lâche pas : telle est notre foi. Elle ne nous lâche pas
personnellement, et ne lâche pas l'Église : mais il faut être pris par une
grâce qui nous habite pour sentir que c'est réel.
Certains pasteurs présentent les choses comme s'il
était évident pour celui qui subit une épreuve que Dieu est avec lui, et que
c'est une bénédiction d'être éprouvé ainsi. Mais ce n'est pas évident ! On
peut avoir l'impression d'une réelle hostilité de Dieu : et une vérité se
cache derrière cette impression, dont l'amertume doit être dégustée. Nous
déformons cette vérité parce que nous sommes pécheurs, et nous appelons
hostilité quelque chose qui n'est pas de l'hostilité : le Christ Lui-même,
dans son Agonie, a pu avoir l'impression que Dieu favorisait ses ennemis...
Dans le cas de Job il n'y a pas
d'ennemis visibles, mais il y a
Satan. Et derrière les souffrances visibles se cache une souffrance
spirituelle, décrite d'une manière admirable par un juif tel que Kafka, à travers
des mythes qui sont comme des paraboles du péché originel. L'expérience de la
vie nous apprend que nous sommes coupables de quelque chose. Dans notre
jeunesse nous rêvons joie, épanouissement, beauté. Puis vers 35 ans, on perd l'élan
de la jeunesse, la pureté de l'enthousiasme : l'idéal n'est pas facile à
atteindre. Et si l'on est honnête, on découvre que nous sommes coupables,
bien au-delà des fautes visibles que nous pouvons nous reprocher.
Job n'a pas péché, mais il est coupable. De
quoi ? Du péché originel. Pour que cette découverte prenne toute sa
dimension, il faut rappeler ce que dit Max Scheler : « Nous portons
au fond de nous-mêmes, plus profondément enfoui que notre conscience claire,
une sorte de Juge infini, plus exigeant et impitoyable que tous les
juges nous critiquant ou nous condamnant du dehors ». J'évoquerai aussi la
réponse d'une rescapée d'Auschwitz quand on lui a demandé quel châtiment
mériteraient ses bourreaux : « Il n'y a pas de châtiment possible. Le
seul châtiment, ce serait de leur faire comprendre ce qu'ils ont fait :
mais ce n'est pas possible ». Et c'est effectivement le Jugement, au sens
chrétien du mot : être obligé par la lumière divine de comprendre ce que
nous avons fait. Plus profondément encore, comprendre ce que nous sommes, c'est-à-dire, selon l'expression même du
Christ, « mauvais » à cause du péché originel.
On peut se révolter contre le mystère du Mal, et
cependant aimer Dieu. On peut au contraire se résigner,
« s'abandonner », sans aimer Dieu. Et voilà le péché originel :
ne pas aimer Dieu. Cet état mérite une condamnation dramatique qui fonde le
besoin du salut et du Sauveur : révoltés ou non, nous n'aimons pas Dieu.
Si cela nous était révélé en clair, ce serait le
Jugement. Mais la Miséricorde essaie de nous offrir petit à petit la vraie
découverte du péché originel : au fond de nous-mêmes nous ne sommes pas
bons, donc pas « justes ». Si nous AIMIONS il y aurait dans notre
demande même une violence venant de l'amour, et l'espoir de recevoir une
réponse. Mais ce n'est pas le cas, et là est notre condamnation (c'est le thème
secret du Procès de Kafka).
Ceux qui commencent à espérer découvrent en premier
lieu la force de notre incrédulité, car la grâce vient les arracher à leur
dureté, et doucement leur apprend que « Dieu n'est pas comme ils pensent ».
Et plus ils s'approchent de ce pressentiment, plus ils découvrent la résistance
formidable de tout leur être pour entrer dans cette perspective : ainsi
découvrent-ils le péché originel.
Ceux qui se rapprochent de Dieu découvrent donc le
péché originel non seulement en eux-mêmes, mais chez les autres. Le cri de Job
devient chez eux le cri de saint Dominique : « Que vont devenir les
pécheurs ? » Ce cri prend parfois les accents d'une révolte d'amour,
une tentation de dire « je ne peux pas accepter cela »... mais c'est
bon : notre espérance doit passer par le feu pour être de niveau avec le
désespoir du monde.
Il reste à voir de quelle manière, après avoir rejeté
la consolation de ses amis, et tout en demandant à Dieu d'éloigner sa Main, Job
Lui demande de se manifester.
Le Père Barthélemy (dans Dieu et son image) définit
l'apparence de Dieu auprès de Job comme celle d'une « présence
insoutenable ». Nous avons évoqué le « juge infini » que nous
portons dans notre âme. Dans le cas de Job, au lieu de se tapir discrètement au
fond de sa conscience pour se manifester de temps en temps, ce Juge infini envahit
la scène et Job ne peut éviter, à aucun moment, de sentir son Regard : un
Regard indiscret, un œil immense.
Job ne sait pas ce qu'il a fait. Et même pour
quelqu'un qui sait ce qu'il a fait, un moment vient où il commence à souffrir
d'une manière plus profonde, pressentant que ce Regard ne vise pas seulement ce
qu'il sait, mais quelque chose de plus profond et redoutable. Un Œil le regarde
et ne lui laisse plus de repos. Et à cause du péché de Job, cet œil ne
semble pas bienveillant : là est le paradoxe des personnages de Kafka.
Notre faute est précisément d'éprouver comme malveillant le Regard perpétuellement
posé sur nous : Job est prêt à tout recevoir de la main de Dieu,
bénédictions et malédictions, mais il commence à avoir l'impression que Dieu
s'acharne contre lui.
Il accepte d'être condamné par la Justice divine, mais
il ne comprend pas pourquoi Dieu s'acharne ainsi. Job a ce cri, qui est le
nôtre au fond, et qui va définir notre péché : « Pourquoi attacher
une telle importance à ma personne ? Pourquoi t'obstiner contre moi ?
Je ne suis rien, du néant, une créature... Pourquoi ne me laisses-tu pas
tranquille ? »
Il éprouve ainsi comme une malédiction la parole de
Jésus : « Tous les cheveux de votre tête sont comptés ». Il les
sent comptés par quelqu'un qui lui en veut, non par quelqu'un qui le protège.
Alors : « Pourquoi m'en vouloir tant que cela ? Même si j'ai
péché, ai-je une telle importance ? » — retournant ainsi
l'adoration : « Qu'est-ce que l'homme pour que Tu en fasses un tel
cas ? Tu viens prendre de mes nouvelles chaque matin ! »
Ne disons pas trop vite : « Il vient prendre
de nos nouvelles parce qu'Il nous aime »... car justement notre cœur fait
obstacle à cette vérité. Sans cet obstacle, nous saurions interpréter comme une
marque d'amour les épreuves qui s'abattent sur le genre humain ! Nous en
sommes loin ! La Révélation nous dit que c'est une marque d'amour, mais
nous ne sommes pas du tout au niveau de cette lumière.
Alors laissons cette réponse de côté pour suivre le
pèlerinage de Job. Au niveau d'impureté où nous en sommes, que pouvons-nous
constater ? Qu'en effet Dieu s'occupe de nous tous les matins mais ce
n'est pas drôle, et nous aimerions qu'Il nous laisse un peu tranquilles !
Pourquoi attacher une telle importance à notre petite personne ? « Tu
m'épies à chaque instant. Vas-Tu cesser enfin de Me dévisager ? dit Job.
Si j'ai péché, qu'est-ce que cela peut te faire, Espion des
hommes ? » Et ces paroles, finalement, seront louées par Dieu !
Il remettra Job en place, mais elles Lui plairont !
Job s'écrie encore : « Me laisseras-tu seulement
avaler ma salive ? » Commentaire du P. Barthélemy : « On
sent ici que Job exprime le drame de la présence silencieuse d'un Regard, un
simple regard qui nous cherche... Avaler sa salive suppose que l'on ait un peu
de répit, un peu de calme. Job est tellement crispé, impressionné par le Regard
de Dieu braqué sur lui, qu'il ne peut plus avaler sa salive. Ce qui le fait
souffrir, c'est exactement ce qui fait que quelqu'un n'est pas chez soi si la
fenêtre de ses voisins donne à deux mètres de sa chambre, et qu'il n'a pas de
rideau ».
Ajoutons-y quelque chose de plus profond encore.
Imaginons que le voisin en question soit le bourreau d'une victime d'Auschwitz,
et que sa victime le contemple éternellement avec le regard qu'elle avait au
moment où le bourreau frappait. Job ressent quelque chose comme cela devant
Dieu... alors il Lui demande de s'éloigner !
Mais en même temps, et c'est ce qui va être paradoxal,
il lui demande de se manifester. D'une part il voudrait que ce Regard
s'éloigne, et de l'autre il voudrait qu'il parle — mais ce Regard ne dit
rien. C'est la présence perpétuelle et le silence perpétuel de Dieu. Tel est
d'ailleurs le châtiment que subit notre siècle ! Bergman dit :
« Les prêtres parlent toujours, mais Dieu ne parle jamais ». Dire cela,
c'est être obsédé par Dieu. Bergman, Job et nous-mêmes avons l'impression que
Dieu ne dit rien. Pourquoi ?
Ce tourment est celui des personnages de Kafka :
quelqu'un qui semble nous condamner mais ne s'explique pas, ne se justifie pas,
et par conséquent ne nous calme pas : on voudrait lui dire « va-t-en
ou explique-toi ! »... et on aboutit au « blasphème de
Job », au chapitre 9 : « Eh bien non, je sais à quoi m'en tenir,
Il ne répondra pas. Je Lui demande de s'expliquer, de justifier son Regard, et
rien. Il a beau jeu, c'est Lui le plus fort, et même si j'ai raison j'ai
tort : je n'obtiendrai pas qu'Il s'explique ! Même innocent Il me
confondra. D'ailleurs suis-je innocent ? »
Là, Job commence à soupçonner que peut-être il ne
l'est pas : ce n'est qu'un soupçon, très obscur car il ne voit pas
pourquoi. D'où le blasphème qui suit : « Il écrase le juste comme le
coupable, Il déclenche tout à coup ses fléaux et se moque de la détresse des
innocents. La terre, Il l'abandonne aux profiteurs et Il aveugle les juges. Si
ce n'est pas Lui le responsable, qui sera-ce ? »
En discutant le problème du mal, on n'ira jamais plus
loin.., et ce sont des Paroles de Dieu ! La clameur de cet homme qui a
faim et soif de Justice Lui est plus agréable que les sentences de cendre des
médecins de fantaisie cherchant à justifier la Providence par de pieuses
maximes. Ayant obtenu l'aveu que la Sagesse est sans commune mesure avec ses
problèmes, Dieu s'adresse aux amis de Job : « Ma colère s'est
enflammée contre toi et tes deux amis, car vous n'avez pas bien parlé de moi,
comme l'a fait mon serviteur Job. Allez vers lui maintenant, vous offrirez pour
vous un holocauste tandis que mon serviteur Job priera pour vous. J'aurai égard
à lui et je ne vous infligerai pas ma disgrâce pour n'avoir pas, comme lui,
bien parlé de moi ». Et les amis s'en vont, tout penauds, eux qui
croyaient avoir défendu la Gloire de Dieu ! Mais tout ce qu'il a crié, il
ne faut pas oublier qu'il l'a crié à Dieu, s'est tourné vers Lui, n'a
pas eu peur de s'adresser à Lui, parce qu'il aimait Dieu.
Job pourrait être soulagé de deux façons : soit
le Regard se détourne de lui, soit il se décide à parler. La Présence doit
s'effacer ou augmenter... or elle s'obstine à rester muette. La tentation du
repos, du confort, du manque d'amour, c'est de dire : « Qu'Il nous
laisse tranquille et qu'Il s'éloigne ! » Job a cette tentation, mais
dans son cœur il y a autre chose, et cet autre chose, malgré tout,
l'emporte : le désir que la Présence s'intensifie et qu'elle parle.
Dans la mesure où Job demande cela, il triomphe de
l'épreuve : son égoïsme souhaite la disparition de Dieu, mais son amour
souhaite une apparition plus intense. Épreuve très lourde, parce que de toute
façon, même avec son amour il ne peut pas accepter la situation : pour son
confort il y a « trop de Dieu », et pour son amour il n'y en a pas
assez.
L'égoïsme et l'orgueil disent : « Puisque Tu
ne parles pas, va-t-en ! » Mais son dernier mot, c'est tout de même
de Lui demander de parler. Et finalement, il en appelle à Dieu contre
Dieu : « Ma clameur, c'est mon avocat », ce qui veut dire :
« Ma clameur arrivera bien à obtenir qu'Il me réponde, et non pas qu'Il
disparaisse ». Elle ne repousse pas Dieu, mais au contraire l'appelle.
D'où sa proclamation de foi : « Je sais que
mon avocat est vivant.., hors de ma chair je verrai Dieu, et celui que je
verrai sera en ma faveur. » C'est son dernier cri : « J'espère
que finalement Il parlera et m'expliquera ce que tout cela veut dire ;
cette inimitié, cette hostilité cessera, je le pressens... »
En un sens, je devrais m'arrêter ici, car la réponse
que va recevoir Job est justement la plus intransmissible. Rien ne va changer,
et tout va changer (je ne parle pas des changements extérieurs et
matériels) : brusquement, Job
saura que le visage implacable qui le poursuivait avec obstination, ne
lui laissant pas un instant de répit, était
un visage de bénédiction et non de malédiction. Et que s'il avait l'impression
illusoire que ce visage était un visage de malédiction, c'était précisément
cela son péché.
Autrement dit Job pressent, dès maintenant, ce qui
nous sera donné à tous à la fin des temps, mais à la fin des temps seulement, à
savoir qu'un jour sera exorcisé le faux Visage de Dieu. Il pressent que
cette horrible histoire est fondée sur « les hallucinations d'un cœur
crispé ». Parce que nous sommes pécheurs, nous ne pouvons pas comprendre
Dieu, alors on voit en Lui un juge et un ennemi, on ne voit pas le Dieu
d'Amour.
Voilà pourquoi j'hésite moi-même à prononcer cette
parole d'amour, car il y a un malentendu. Nous avons l'impression que Dieu est
notre ennemi, et cette impression ne peut pas être dissipée par des mots :
il faut que nous changions pour que change le visage de Dieu. Nous
réclamons Son visage d'amour, et Dieu répond : « Je ne peux
pas ! Je ne peux pas te le montrer encore, parce que précisément, si Je te
montre tout mon amour, ce que tu es va déformer mon Visage à tes yeux.
Le Regard que Je pose sur toi, tu le reçois comme un regard hostile parce que
tu es pécheur... c'est précisément ce que Je te reproche ».
Comme dans un conte de Kafka, on a
l'impression que pour atteindre Dieu il y
a des montagnes d'obstacles. On se laisse impressionner par ces montagnes, on
se laisse écraser... et c'est là notre faute, car tout cela est une
illusion : il n'y a pas d'obstacles, et c'est pourquoi « la
foi renverse les montagnes ». Mais cette foi, pour arriver à ce qu'elle
sorte de notre cœur nous devrons traverser une sorte d'énorme cauchemar sorti
de notre péché...
Nous sommes obligés de passer par le cauchemar de Job
— non parce que Dieu veut nous l'infliger, mais parce que nous sommes fabriqués
de telle sorte qu'avant d'arriver à comprendre qu'il n'y a pas d'obstacles, que
c'est illusoire, que ce sont les produits de notre cœur endurci, il est
probable qu'il faudra souffrir beaucoup, parce qu'il faudra essayer d'aller
vers Dieu : et tant qu'on va vers Dieu avec un cœur endurci, c'est Dieu
qui paraît dur envers nous.
Quand Thérèse exprimait son espoir de devenir une
sainte, ses Supérieures lui disaient : « Ma pauvre fille, la sainteté
c'est autre chose que ce que vous pensez ! Vous n'êtes qu'une petite
orgueilleuse ! Croyez-vous qu'on devient une sainte comme ça ? Il y a
bien des obstacles ! Quand on a vaincu la gourmandise, il faut vaincre la
colère, etc. C'est très compliqué ! »
Le conte de Kafka est une parabole de ce cauchemar :
les gardes figurent les manuels de perfection sur lesquels Thérèse « se
cassait la tête », et par lesquels on se laisse impressionner. Mais Thérèse
dit « Non, je ne me laisserai pas impressionner, j'aurai l'audace d'avoir
confiance »... et Dieu n'attendait que cela. Malgré l'apparence
effarante que la sainteté est inaccessible, dès que quelqu'un ose espérer, immédiatement
le cauchemar disparaît... le cauchemar de Job.
* * *
Nous sommes dans l'état du Paradis perdu. Tant que
l'homme n'avait pas péché, Dieu « prenait de ses nouvelles chaque
matin », et l'homme n'avait aucune difficulté à éprouver Sa visite comme
une présence d'amour. Cela ne le gênait pas d'être nu et transpercé par Son
Regard, car il savait que c'était un Regard d'Amour : mais dès qu'il a
péché il a souffert d'être nu, et s'est caché du Regard de Dieu en se vêtant.
Citation du Père Barthélemy : « L'homme est
un être qui essaie de se parer beaucoup plus que de s'habiller. Il essaie de
jouer un personnage, d'avoir un air d'ange... ça le tranquillise d'avoir l'air attirant
ou estimable ». Le grand pressentiment qui nous vient du juge infini logé
au fond de notre conscience, c'est que nous ne sommes pas estimables. Et c'est
toute la Révélation chrétienne : nous ne sommes pas estimables, mais nous
sommes aimés : les deux ! Au lieu de chercher à comprendre à quel
point nous sommes aimés, nous essayons d'être estimables : et tant que nous
nous obstinons, nous nous heurtons à l'amour de Dieu comme à quelque chose
d'odieux.
Le jeu que nous jouons les uns avec les autres, c'est
de tricher (ce qui fait l'intérêt et la consistance de la littérature). Le
péché n'est pas tellement de faire ceci ou cela, mais de refuser aux autres
notre vrai visage, et de lui substituer une tricherie. Et justement parce que
le Regard de Dieu, lui, traverse tous nos masques et les fait sauter, ce Regard
nous est intolérable et nous l'éprouvons comme un ennemi. Mais si nous pouvions
cesser d'avoir ce besoin de mettre un masque, si nous étions délivrés du péché
originel, alors nous serions heureux d'être transparents au Regard de Dieu.
Cela ne supprimerait pas les souffrances de la terre,
mais cela dissiperait le visage d'inimitié qu'on est tenté de prêter à Dieu à
cause de ces souffrances — visage que les saints, eux, ne Lui prêtent pas. À
cause de ce qui s’abat sur le monde et sur nous, nous subissons
irrésistiblement l’impression que Dieu est contre nous — plus ou moins, mais implacablement.
Il faut souffrir un certain temps avant de s’apercevoir qu’en fait c’est un
cauchemar dû à notre péché : Dieu n’est pas notre ennemi.
Alors pourquoi permet-il le mal ? Cette question
nourrit vite un soupçon dans notre cœur endurci. Dieu ne donne aucune
explication à Job, mais son Visage se transforme parce que le cœur de Job est
purifié : ce visage de « malédiction » devient un visage de
bénédiction. Cela se traduit chez les saints par la capacité d’accueillir les
épreuves de cette vie avec le sourire et la confiance de Thérèse de l’Enfant
Jésus : et tout est transfiguré.
Nous n’en sommes pas là, car pour nous le Paradis est
perdu — ce qui nous mène au début de la Genèse avec la faute originelle.
Père Marie-Dominique Molinié, in Coupable de tout pour tous