dimanche 16 février 2014

En métaphysiquant... Pascal Ide, Le beau

Le beau (pulchrum)
État de la question
Sur la nature de la beauté 1
Emmanuel Kant soutient dans la troisième Critique, que « le beau est ce qui est représenté sans concepts comme l'objet d'une satisfaction universelle ». Pourquoi cette absence de concept ? « Car il n'y a pas de transition permettant de passer des concepts au sentiment de plaisir et de déplaisir »2. La beauté est donc liée au goût du sujet. La sagesse populaire ne dit-elle pas : des goûts et des couleurs, on ne discute pas ?
Tout à l'inverse, pour Thomas, Balthasar, etc., ainsi que nous le verrons plus bas, le beau est une donnée objectivement fondée.
Il ne semble pas à tous que le beau soit un transcendantal
Certains thomistes se sont opposés à ce que le beau soit un transcendantal 3. Ni Aristote, ni Thomas ne le mentionnent dans leur liste officielle de transcendantaux.
À cet argument d'ordre exégétique se joint une preuve intrinsèque, fondée sur la nature du beau. Il est évident que toutes les réalités ne sont pas belles. La beauté implique une perfection particulière à laquelle tout être ne communie pas. Tous les visages n'attirent pas le regard, certains sont indifférents voire disgracieux : « Le beau comme le bien se fonde sur la perfection. Mais le beau, en tant que bonté d'un type spécial, se fonde sur un type spécial de perfection, à savoir la consonance harmonique des parties. Le beau en effet est en relation à la faculté de connaissance face à un objet bien ordonné en lui-même, et dont les parties sont proportionnées entre elles et jointes de manière connaturelle de manière à constituer une seule chose »4.
De plus, il est indéniable que les catégories du Laid, du Répugnant, du Dégoûtant, du Sale, de l'Immonde, du Gluant, du Visqueux, du Nauséeux font partie des catégories de l'existence, comme le disent Sartre et son disciple Polin. Or, en quoi sont-elles belles ?
Approches inductives
Nous faisons tous l'expérience de la puissance de séduction exercée par le beau, par exemple lorsque nous contemplons une œuvre d'art : « La conviction profonde qu'entraîne une œuvre d'art est absolument irréfutable et elle contraint même le cœur le plus hostile à se soumettre »5. Le beau existe donc. Et, à y regarder de près, il n'est pas un domaine de la réalité qui soit laid.
Les beautés sensibles de la nature
Le terme cosmos (qui a donné cosmétique !) signifiait d'abord ce qui est beau. « L'œil par qui la beauté de l'univers est révélée à notre contemplation, disait Rilke, est d'une telle excellence que quiconque se résignerait à sa perte se priverait de connaître toutes les œuvres de la nature dont la vue fait demeurer l'âme contente dans la prison du corps, grâce aux yeux qui lui représentent l'infinie variété de la création »6. La création regorge de spectacles merveilleux qui ne durent qu'un clin d'œil (un coucher de soleil, un reflet sur l'océan) et qui ne seront jamais reconnus dans leur beauté si on ne prend pas le temps de les contempler. Or, cette caducité, cette fugacité sont le revers d'une gratuité inépuisable qui nous dit quelque chose de la bonté toujours nouvelle de la Source de toute beauté.
De toutes les beautés matérielles, celle du corps humain est la plus grande : « Jamais l'art ou la nature ne te présentèrent autant de beauté que le beau corps où je fus enfermé »7.
La beauté des choses de l'esprit
Pour nous limiter à un seul domaine, le grand mathématicien Euler tenait la formule : e + 1 = 0 comme la plus belle formule qui soit au monde. Non sans raison, elle le plongeait dans une admiration profonde : cette équation, d'un équilibre exquis, lie les nombres les plus remarquables de la mathématique — 0, 1, i et les transcendantaux (mais en un tout autre sens qu'en métaphysique !), π et e —, et les deux opérations arithmétiques élémentaires fondamentales que sont l'addition et l'égalité.
« Il y a un lien essentiel entre les mathématiques et les arts, témoigne Morse, et c'est que la découverte mathématique n'est pas une affaire de logique. Elle est due plutôt à de mystérieux pouvoirs que nul ne comprend et où l'inconsciente appréciation de la beauté doit jouer un rôle important. Parmi une infinité d'ébauches un mathématicien en choisit une pour sa beauté et la fait descendre sur terre, nul ne sait comment. Ensuite la logique des mots et des formes l'établit en raison. C'est à ce moment-là seulement qu'on peut en parler à quelqu'un. La première ébauche reste dans les ombres de l'esprit »8.
La beauté vertueuse
L'équilibre, tout en finesse et en délicatesse d'une âme rayonne 9. Lorsqu'il nous arrive d'en rencontrer quelques-unes dans notre vie, nous ne l'oublions jamais. Le philosophe allemand Schelling remarquait que « la beauté est la liberté qui apparaît ».
Enfin, mais c'est plus apparent au regard de foi, Dieu lui-même est beauté
C'est déjà ce qu'affirmait Platon dans un de ses plus célèbres dialogues, le Banquet 10. C'est Dieu qui fait que l'éclair que l'on voit dans la nuit est beau 11. Dans un admirable chapitre de son ouvrage sur Les Noms divins, un moine syriaque du VIe siècle montre que Dieu est lui-même la Beauté suressentielle et suréminente 12.
Ce qu'est le beau
Approchons étape par étape le grand mystère de la beauté.
Premier pas : le beau concerne la connaissance
S'interrogeant sur la différence existant entre le bien et le beau, saint Thomas constate : « Le beau et le bien sont identiques quant au sujet, car tous deux se fondent dans un sujet [...]. Mais ils diffèrent quant à leur notion. En effet, le bien regarde proprement l'appétit : car le bien est ce que toutes choses désirent [...]. En regard le beau concerne la puissance de connaissance : en effet, on dit qu'une chose est belle selon qu'elle plaît à la vue...  »13
Le beau est donc ce qui convient à l'appétit naturel d'une puissance de connaissance (mais pas à toute espèce d'appétit). En effet, la puissance cognitive comme telle a pour objet le vrai. Or, nous l'avons vu pour l'intelligence et pour la volonté, toute faculté est naturellement inclinée vers son objet. Et c'est précisément en tant que l'objet répond à cette inclination de la puissance cognoscitive qu'il est appelé beau. Aussi, un scientifique, parmi beaucoup, remarquait : « Un beau modèle ou une belle théorie peuvent être incorrects, mais une théorie laide doit être fausse »14. Prenons garde. Le beau ne vient pas de l'exercice agréable, délectable de l'intelligence (ce qui est un bien et pas le beau), mais il traduit une convenance, une connivence entre la faculté intellectuelle et son objet.
C'est aussi pourquoi un Platon donnait cette définition de la beauté qui est devenue classique : « Quod visum placet. Ce qui, étant vu, plaît »15. Cette définition est d'ailleurs d'évidence immédiate. Mais il est possible d'aller plus loin.
Second pas : Le beau est une qualité de la forme connue
Saint Thomas poursuit : « le beau concerne la puissance de connaissance [...] Et parce que la connaissance opère par assimilation et que la similitude regarde la forme, la beauté appartient proprement à la raison de cause formelle ». Autrement dit, le bien est à la cause finale ce que le beau est à la cause formelle. L'expérience le confirme : on parle davantage du beau en relation avec l'être même du bel objet que de son dynamisme tendanciel.
Plus encore, remarque Caspar, la beauté est « le rayonnement singulier de son acte propre d'exister », ce qui confirme et approfondit la relation intellect-beauté. En effet, « il existe une connaturalité première entre l'intelligence et l'acte d'exister : c'est l'aïsthesis (c'est-à-dire la perception) originaire s'arrêtant à la beauté intrinsèque des choses (...). Cette aïsthesis originaire ne se présente à la réflexivité de l'esprit sur lui-même que comme un moment singulier, intense mais éphémère, comme la reconnaissance primordiale de la connaturalité de la pensée avec les êtres ». Il y a une « incompréhensible familiarité des choses » qui précède toute discursivité 16.
Voilà pourquoi, constate M.-D. Philippe, le beau s'attache parfois à la seule forme et même à l'apparence, et pourquoi il peut davantage séduire que nous conduire au vrai.
Troisième pas : le beau est la splendeur de la forme
En plus de l'élément de connaissance, il y a dans la beauté un élément de joie : nous l'expérimentons ; c'est aussi ce qu'exprime le second élément de la définition « quod visum placet ». Plus encore, bien qu'enraciné dans le vrai, le beau est plus un type de bien qu'une espèce de vérité : c'est le bien de l'intelligence en acte de son objet, en conformité résonnante (et non pas raisonnante) avec ce qui l'épanouit. Or, cette délectation de l'acte de connaître s'origine dans la chose belle même qui déborde d'être ; et ce qui dans la réalité répond à cette joie est une splendeur qui rayonne 17.
De plus, le beau implique un épanouissement débordant. Or, cette surabondance est ce que dit la splendeur. Le philosophe et théologien suisse Balthasar (1905-1989) insiste avec bonheur sur cet excès : « Mais là où sa pente (de l'être commun considéré d'une manière scientifique et neutre) est déjà prise en faveur du néant... Dernier des transcendantaux, le beau garde et scelle tous les autres (l'un, le vrai, le bien) : à longue échéance, il n'y a ni vrai ni bien sans la grâce rayonnante de tout ce qui est gratuit et donné »18. Un nouvel et profond aspect du beau est ici touché : celui de la gratuité. Propriété transcendantale de l'être, il nous rappelle ultimement que tout être, toute vérité, tout bien sont un don, qu'ils nous précèdent et ne sont pas le fruit de l'activité autocréatrice de l'homme.
Voilà pourquoi la beauté est splendeur de la forme, « disons la splendeur des secrets de l'être rayonnant dans l'intelligence ». En effet, la forme « signifie non pas la forme extérieure mais, au contraire, le principe ontologique intérieur qui détermine les choses dans leurs essences et qualités, et par lequel elles sont, et existent, et agissent »19.
Le beau est un transcendantal
On peut le montrer à partir des deux aspects dont nous venons de voir qu'ils constituent, sinon définissent la beauté : joie du vrai contemplé et surabondance gratuite de l'être.
Première preuve
Tout dépend du sens donné au beau. À trop insister sur l'éclat, on sera contraint de restreindre l'extension de la beauté et de ne pas en faire une notion aussi universelle que l'être. Mais les notes caractéristiques de la beauté n'autorisent pas à la régionaliser : tout être, dans la mesure où il est, entretient une familiarité de droit sinon de fait avec l'intelligence et est un bien apte à la réjouir. Plus précisément, toute chose est conforme à l'inclination naturelle de l'esprit vers son objet ; or, le beau naît de cette conformité de l'objet non pas à l'intelligence (ce serait le confondre avec le vrai) ni à la volonté (ce serait l'amalgamer au bien), mais avec l'appétit naturel de l'intelligence.
Cela se vérifie a fortiori si on enracine le beau dans le rayonnement de l'acte d'être (cf. chap. 1 et 6). C'est déjà ce que chantait un Plotin : « Sans la beauté, qu'adviendrait-il de l'être ? Sans l'être, qu'adviendrait-il de la beauté ? »20
Seconde preuve
La requête de surabondance, que nous évoquions ci-dessus, est respectée si on fait du beau une réalité coextensive à tout étant : en effet, comme nous l'avons suggéré plus que montré, tout être est participation de Celui dont l'être est Don par essence ; aussi tout être est don ; son origine et son existence actuelle continuée est grâce. La beauté, dit encore Balthasar, « est le fond suprême et mystérieux de l'être qui transparaît à travers toutes les apparitions. D'une manière plus précise, elle est tout d'abord la manifestation immédiate de cet excédent irréductible qu'on découvre en tout ce qui est révélé, de cet éternel surcroît qui habite l'être de tout existant ».
La suite du texte corrèle les deux aspects spécificateurs de la beauté : « Ce qui éveille la joie esthétique, ce n'est pas seulement la correspondance entre l'essence et l'apparition [premier aspect sur lequel un Saint Thomas fonde son analyse], mais la certitude absolument incompréhensible que l'essence apparaît réellement dans l'apparition (qui pourtant n'est pas l'essence) et qu'elle y apparaît comme un être qui est éternellement plus que lui-même, donc qui n'est pas susceptible d'une apparition définitive [c'est là le second aspect], plus spécifique à la perspective balthasarienne : la gratuité »21.
Réponse aux difficultés
Conception kantienne de la beauté
Le beau, avons-nous dit, est ce dont la vue plaît, quod visum placet. La définition kantienne de la beauté fait porter l'accent sur le placet (donc sur le subjectif) et non sur le visum qui est l'aspect formel et objectif de la beauté. C'est du jeu seul « que vaut ce que Kant dit du beau, qu'"il plaît sans concept", alors que la beauté est d'autant mieux goûtée qu'elle est plus claire à l'intelligence. Elle ne peut être réduite au concept, puisqu'elle n'est pas seulement une connaissance, mais une jouissance ; mais elle n'exclut pas le concept, la réflexion et l'analyse, qui sont souvent instruments de jouissance plus intense. Au contraire, la finalité du jeu, quelque intelligence qu'il demande, est hors de l'intelligence, dans le libre exercice de l'activité »22.
Minimisation du transcendantal : argument exégétique
Voilà l'explication historique que donne Maritain à partir d'Aristote : « Aristote omet la beauté dans son énumération des transcendantaux. Ainsi ont fait, après lui, les listes traditionnelles utilisées dans les écoles médiévales. Mais il n'y a pas de doute ni sur le fait que la beauté fait en réalité partie des transcendantaux, ni sur la pensée de saint Thomas sur ce sujet »23.
Il en est du beau un peu comme de la bonté : pour attribuer le bien à un être, il faut qu'il ait une certaine perfection dans sa correspondance à la volonté. Mais tout être, fût-ce le plus démuni des perfections qui conviennent à sa nature, garde une certaine bonté foncière. De même, si un être répond seulement en quelque manière à l'appétit naturel de la faculté de connaissance, on ne le dit pas beau purement et simplement, mais seulement à un certain point de vue. En effet, toute vérité si obscure qu'elle soit, dès lors qu'elle est connaissable, donc dès lors qu'elle est, présente quelque sympathie avec le connaître et resplendit d'une certaine beauté. Vous ne direz pas, en parlant de l'affirmation 2 et 2 font 4, purement et simplement qu'elle est belle, ou d'une couleur terne, insignifiante, purement et simplement : « c'est beau ». Pourtant, dans la mesure où il existe une très pauvre mais réelle correspondance entre ce qui est connu et l'inclination naturelle de la puissance cognoscitive, on peut dire qu'il y a de la beauté dans cette vérité 2 et 2 font 4, dans le frémissement de cette couleur où s'attardent et se recueillent quelques rayons de la lumière.
De plus, le bien est un transcendantal convertible avec l'être ; or, il existe beaucoup de choses mauvaises. En fait, lorsque l'on parle de réalités mauvaises ou laides, elles ne sont jamais telles que sous un rapport et non pas sous tout rapport. Ainsi le fait qu'elles existent et qu'elles aient une nature (qui est indestructible) représente un bien et une beauté qui rayonne. Comme précise finement Maritain : « C'est par rapport à l'homme, ou au sens intelligencié, que l'on va distinguer le beau transcendantal et le beau esthétique (i.e. sensible). Or, les catégories que nous venons d'énumérer ne se conçoivent que par rapport au sens : « Le Laid est ce qui, étant vu, déplaît : là où il n'y a pas de sens, il n'y a pas de catégorie de la laideur ». Pourquoi ? « Car un pur esprit voit toute chose d'une manière purement intellectuelle, non sensible. [...] Au regard de Dieu, toutes choses sont plus ou moins belles, aucune n'est laide »24. Nous mesurons quel travail de purification nécessite notre regard.
Si Dieu est l'origine de toute Beauté, il existe au moins quelque chose de commun entre le principe et les effets, si réfractés, si lointains soient-ils : l'effet participe de la Cause incréée. Il traverse les siècles et roule parmi les galaxies, le cri poignant de Saint Augustin : « Bien tard je t'ai aimée, ô Beauté si ancienne et si nouvelle, bien tard je T'ai aimée. Et voici que Tu étais au dedans et moi au-dehors et c'est là que je Te cherchais »25.
Prolongements théologiques
Si les transcendantaux sont les visages de l'être, c'est que, d'abord, ils me parlent de Dieu. Et cela se vérifie en particulier de l'Un, du Vrai, du Bien et du Beau. En effet, le transcendantal est coextensif à l'être ; si tel est le cas, il peut être purifié de toute limite, et vaut d'abord de Dieu ; plus encore, le transcendantal est une perfection, il existe donc seulement à l'état de participation dans les créatures et par essence en Dieu. Inversement, le péché défigure ces transcendantaux que Dieu vit de manière suréminente : c'est ainsi que Pic de la Mirandole rattache les trois concupiscences dont parle saint Jean à l'un, au vrai et au bien :
L'ambition trouble la paix de l'unité : elle ravit l'âme qui s'y attache et la met hors de soi, elle l'arrache, la déchire et disperse ses lambeaux. La splendeur et la lumière du vrai, qui ne les perd dans la fange et dans la ténèbre des voluptés ? La cupidité dévorante, je veux dire l'avarice, nous dérobe la bonté. Car le propre de la bonté est de communiquer à d'autres les biens qu'on possède. [...] Telles sont les trois choses, "l'orgueil de la vie, la concupiscence de la chair et la concupiscence des yeux", qui, comme le dit Jean, "viennent du monde et non pas du Père" [1 Jn 2, 16], lequel est l'unité, la vérité et la bonté mêmes.26

Enfin, si la multiplication des transcendantaux relève de l'imperfection d'une raison qui doit multiplier ses prises de vue, il n'est pas impossible qu'elle prépare, dans la seule lumière gracieuse de la Révélation, la connaissance de la multiplicité des Personnes Divines 27.
Nous nous limiterons à la beauté. Pour la philosophe française Simone Weil (morte en 1944), l'abîme du beau appelle l'abîme de Dieu. Le chemin d'accès qu'elle propose n'est pas sans rappeler celui de Diotime dans le Banquet et celui de saint Thomas dans la quarta via.28
Quand on voit un être humain véritablement beau, ce qui est très rare, ou quand on entend le chant d'une voix vraiment belle, on ne peut pas se défendre de la croyance que derrière cette beauté sensible, il y a une âme faite du plus pur amour. Très souvent c'est faux, et de telles erreurs causent souvent de grands malheurs. Mais pour l'univers c'est vrai. La beauté du monde nous parle de l'Amour qui en est l'âme comme pourraient faire les traits d'un visage humain qui serait parfaitement beau et qui ne mentirait pas. [...] il n'y a dans cette conception aucun panthéisme ; car cette âme n'est dans ce corps, elle le contient, le pénètre et l'enveloppe de toutes parts, étant elle-même hors de l'espace et du temps : elle en est tout à fait distincte et elle le gouverne. Mais elle se laisse apercevoir par nous à travers la beauté sensible comme un enfant trouve dans un sourire de sa mère, dans une inflexion de sa voix, la révélation de l'amour dont il est l'objet.29
Conclusion
Ne nous cachons pas ce que cette étude pulvérisée des transcendantaux peut avoir d'abstrait (au sens hégélien du terme). En fait, ceux-ci gagneraient à être étudiés à l'occasion de l'analyse d'une autre notion (par exemple le vrai en philosophie de la connaissance, le bien en éthique, etc.) ; les exigences de la pédagogie les ont regroupés en un seul chapitre, de manière sinon artificielle, du moins un peu formelle.
En vue de corriger cette impression fâcheuse, Balthasar nous aidera une dernière fois, en articulant vitalement ces notions. À qui connaît bien sa pensée et qui sait lire attentivement, le passage qui va suivre résume admirablement le cœur de sa philosophie. Plus encore, il nous dit la raison d'être de cette distinction des transcendantaux : certes, la débilité de notre esprit, mais aussi la surabondante richesse de l'être.
« La vérité, la bonté et la beauté sont si bien des propriétés transcendantales de l'être qu'elles ne peuvent être envisagées que les unes dans les autres et les unes par les autres. Grâce à leur union intime, elles apportent la preuve de la profondeur inépuisable et de la richesse débordante de l'être. Elles montrent finalement que rien ne pourrait être dévoilé et rendu intelligible s'il n'avait son fondement dans un mystère suprême dont le caractère mystérieux ne tient pas à un défaut de clarté, mais au contraire à une surabondance de lumière. Car peut-on trouver mystère plus incompréhensible que celui-ci : c'est l'amour qui constitue le cœur de l'être, et l'apparition de l'être comme essence et comme existence n'a pas d'autre raison que celle de la grâce sans raison ? »30
Pascal Ide, in Introduction à la métaphysique, L’amour des sommets I (Mame)

1. Bibliographie : Il faut citer en premier lieu les multiples ouvrages que Jacques MARITAIN a consacré à l'art de Art et scolastique (Paris, Rouait, 1935), à L'Intuition créatrice dans l'art et dans la poésie (Paris, DDB, 1966 ; le chapitre 5 traite de notre sujet). Étienne GILSON, Les Arts du beau, « Essais d'art et de philosophie », Paris, Vrin, 1963 ; Peinture et réalité, Paris, Vrin, 1958 ; L'École des muses, Paris, Vrin, 1951. Marie-Dominique PHILIPPE, « Détermination philosophique de la notion du Beau », in Studia Philosophica, 15 (1955), p. 133-152. L'Activité artistique, « ULSH », Paris, Beauchesne, 1970, 2 tomes, t. 2, p. 197-301. Enfin Francis KOVACH, Esthétique de Saint Thomas d'Aquin, Berlin, 1961. Une analyse génétique et systématique des textes de saint Thomas : il a tout recueilli (on attend la publication de la thèse d'Umberto Eco sur le même sujet). Du même : Philosophie de la beauté, Oklahoma Press, 1974.
Notons deux articles parmi beaucoup : Dom Henri POUILLON, « La beauté, propriété transcendantale chez les scolastiques », Archives d'Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen-âge, 1946, p. 263 à 329. Heinz R. SCHMITT, « Le mystère de ce qui est est un mystère de beauté », Nova et Vetera, 1978-1, p. 46-48.
2. Critique du Jugement (I, § 6), in Œuvres philosophiques, « Bibliothèque de la Pléïade », Paris, Gallimard, 1985, tome 2, p. 967 et 968.
3. Cf. par exemple Chanoine LALLEMENT, Cours de métaphysique, Paris, Institut Catholique de Paris, 1945-6, polycopié non édité, p. 64 S. ID., Cours de philosophie sociale, ibid., 1946-7, p. 71-2.
4. Iosephus GREDT, Elementa philosophice aristotelico-thomisticce, volumen 2. Metaphysica-Theologia naturalis-Ethica, Barcelone, Herder, 1961, p. 35.
5. Alexandre SOLJENITSINE, Les Droits de l'écrivain, Paris, Seuil, 1972, p. 97.
6. Rainer Maria RILKE, Auguste Rodin, Paris, 1928, p. 50. « Ah ! Le monde est si beau qu'il faudrait poster ici quelqu'un qui soit capable de ne pas dormir » disait CLAUDEL (cité dans un article du Figaro-Magazine du 6 Septembre 1986). Il n'y a pas meilleure école de la beauté que la nature.
7. DANTE, Divine Comédie, Purg., Chant XXXI, y. 49-51. « Le plus beau des singes est hideux si on le compare à la race humaine » (PLATON, Hippias Majeur, 289 a).
8. Marston MORSE, « Mathematics and the arts », in The Yale Review, Summer 1951, p. 605 à 608.
9. Cf. ST, IIa-IIae, q. 145, a. 2. Pour le chrétien, « la charité est la beauté de l'âme ». (Saint AUGUSTIN, Comm. sur la 1- Ep. de Jean, IX, 9, Paris, Cerf, 1961, p. 397s).
10. Cf. la belle analyse de Jean-Louis CHRÉTIEN, in L'Effroi du beau, « La nuit surveillée », Paris, Cerf, 1987.
11. Cf. PLOTIN, Ennéades, I, 6, 1.
12. Cf. PSEUDO-DENYS L'AREOPAGITE, Œuvres complètes, trad. M. de Gandillac, « Bibliothèque philosophique », Paris, Aubier-Montaigne, 1943, p. 100s, chap. 4, n° 7.
13. ST, Ia, 5, 4, ad 1um.
14. Jacques MONOD, cité par B. FANTINI, dans La Recherche n° 218, février 1990, p. 187.
15. PLATON, Hippias Majeur, 297a ou Philèbe, 51a-b. ARISTOTE remarquait à son tour : « en dehors de leur utilité », les sensations « nous plaisent par elles-mêmes et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles. En effet, non seulement pour agir, mais même lorsque nous ne nous proposons aucune action, nous préférons la vue à tout le reste » (Métaphysique, A, ch. 1, 980 a 21-26). À rapprocher de ce que dit l'empiriste anglais David HUME : « La beauté n'est rien qu'une forme qui produit le plaisir » (Traité de la nature humaine, II, 1, 8, trad. Leroy, Paris, 1946, p. 399).
16. Philippe CASPAR, L'Individuation des êtres, Louvain la Neuve, Le Sycomore, Paris, Lethielleux, 1985, p. 295-7 et p. 270s.
17. Voilà pourquoi la lumière est la plus belle réalité matérielle. « Seigneur, n'as-tu pas voulu / Qu'avant tout la lumière fût / L'acte premier de ta puissance / Et l'image de ton essence ? » (Ugo GIORDONA, Le Jeu de Saint Thomas, Paris, Vrin, 1939, p. 44).
18. La Gloire et la Croix, IV/1, trad., « Théologie », 84, Paris, Aubier, 1981, p. 28.
19. MARITAIN, L'Intuition créatrice, op. cit., p. 150.
20. PLOTIN, Ennéades, V, 8, 9. Martin HEIDEGGER remarquait aussi : « La beauté est un mode d'éclosion de la vérité » (« Origines de l'œuvre d'art », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad., Paris, Gallimard, 1962, p. 62). Or la vérité est un transcendantal.
21. Hans Uns von BALTHASAR, Phénoménologie de la vérité, « Bibliothèque des auteurs philosophiques », trad. R. Givord, Paris, Beauchesne, 1952, p. 212s. On pourrait joindre un argument extrinsèque tiré de la cause efficiente première, c'est-à-dire de l'origine divine du beau : « La beauté de toute chose créée n'est rien d'autre qu'une similitude de la beauté divine participée dans les choses (...) L'existence de toutes choses dérive de la divine beauté » (Saint Thomas d'AQUIN, Commentaire sur Les noms divins du PseudoDenys l'Aréopagyte, chap. 4, 1. 5). « Joan Harlow était, elle aussi, une louange du Créateur, parce que toute beauté est un reflet lointain du Dieu qui l'a créée » (Guy de LARIGAUDIE, Étoile au grand large, Paris, Seuil, 1943, p. 28).
22. JOLIVET, op. cit., p. 269. Souligné dans le texte. L'objection de fond est toujours la même, à savoir la centration kantienne sur le sujet : le jugement esthétique n'a pas l'objet pour contenu, mais « n'a pour contenu qu'un rapport de la représentation de l'objet au sujet » (KANT, ibid., p. 968).
23. MARITAIN, L'Intuition créatrice, p. 151, note 6.
24. MARITAIN, ibid., p153. Enfin, n’oublions pas que le transcendantal est analogue au même titre que l’être. Voilà pourquoi la beauté d’un cristal, celle d’un ange ou celle d’une démonstration mathématique ne sont pas identiques (cf. la belle analyse d’Art et scolastique, op. cit., p. 43).
25. Confessions, X,27.
26. Jean PIC DE LA MIRANDOLE, notamment L’Être et l’un, ch X, in Œuvres philosophiques, trad., « Épiméthée », Paris, PUF, 1993, p. 133.
27. Telle est du moins l'intuition d'Emilio BRITO, Dieu et l'être d'après Thomas d'Aquin et Hegel, « Théologiques », Paris, PUF, 1991, par exemple p. 208, note 178 ; p. 251, note 292 ; p. 283, note 245, p. 379, note 110. À la suite de Saint Bonaventure, il approprie l'Un au Père, le Vrai au Fils et le Bien à l'Esprit-Saint, le Beau signifiant la circumincession des Personnes. Les autres transcendantaux me disent en fait davantage le mystère du Dieu un : par exemple l'altérité permet de penser la transcendance de celui qui est non seulement Tout-Autre (Barth), mais non-autre (Nicolas de Cuse).
28. ST, Ia, 2, 3.
29. Simone WEIL, Intuitions pré-chrétiennes, Paris, La Colombe, 1951, p. 37-39. La philosophe juive va même plus loin : « En tout ce qui suscite chez nous le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d'incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. Le beau est la preuve expérimentale que l'incarnation est possible » (Simone WEIL, La Pesanteur et la Grâce, Paris, 10/18, 1947, p. 151). Elle voit dans la beauté comme une préparation de l'incarnation, un signe de sa possibilité.
30. Hans Uns von BALTHASAR, Phénoménologie de la vérité, op. cit., p. 214.

Pour en savoir plus
Bon exposé, simple, chez Louis LACHANCE, L'Être et ses propriétés, Ottawa et Montréal, Éditions du Lévrier, 1950, seconde partie, p. 171 à 235. Avec bibliographie et d'abondantes citations de saint Thomas.
Dom Henri POUILLON, Le premier traité des propriétés transcendantales, dans Revue Néoscolastique de philosophie, XLII (1939), p. 40 à 77.
Cardinal MERCIER, Métaphysique générale, Paris, Alcan, 7e éd., 1923, p. 139-266.
A.D. SERTILLANGES, La Philosophie de saint Thomas d'Aquin, Paris, Aubier, nouvelle édition, 1940, p. 23-58.