PRÉLUDE
Dans les pages qui vont suivre, je
reviens à des sujets déjà traités ailleurs à plusieurs reprises, et qui
convergent tous vers l'union de l'homme avec Dieu. Car, pour un religieux,
écrire n'a qu'un but et qu'une légitimation : montrer ce qu'il aime, à
ceux qu'il aime. Or, ce qu'il aime, c'est Dieu, et quelques réalités
surnaturelles offertes aux hommes par Dieu ; sujets jamais épuisés.
Laissons aux cerveaux électroniques le soin de résoudre les problèmes en
quelques millièmes de seconde ; aux questions essentielles, qui engagent
notre destin, nous éprouvons la nécessité de revenir par passes successives,
inlassablement. Sur de tels sujets il faut acquérir sûreté de pensée et rigueur
de doctrine ; or celles-ci ne s'obtiennent pas dès le premier essai de
réflexion.
Devant vos pas, gardez toujours, mon
frère, de nombreuses et vastes possibilités ; gardez toujours des avenues
ouvertes vers la vérité, vers la beauté ; vers toute qualité
humaine ; vers davantage d'esprit et de cœur ; vers davantage de grâce
divine. Et alors même que votre existence paraîtra fixée par mille liens dans
une situation indépassable, il faudra toujours vous créer à vous-même, au
milieu de ces liens, des possibilités.
Mais, direz-vous, les possibilités
appartiennent à la jeunesse, à elle seule. Peut-être. Mais quand jouit-on du
privilège de la jeunesse, à vingt ans ? Certes non, à moins d'exception
plutôt rare. Regardez donc ces garçons et ces filles élevés dans le
matérialisme, la contestation ou même le dialogue : ils ne savent pas en
quoi consiste la jeunesse et n'arriveront pas à se la procurer. La jeunesse
vient seulement avec le plein jeu de l'esprit et du cœur ; avec les
certitudes, qui seules permettent les grands projets ; avec la capacité d'offrir et de donner. La
jeunesse vient seulement lorsqu'on sait choisir un chemin qui va quelque part,
en quoi précisément se trouve le risque ; car il n'y a pas de risque à
prendre les chemins qui ne vont nulle part. En conséquence, la jeunesse
véritable vient après l'âge mûr, et seulement si, jusque-là, on a bien utilisé
son temps. Aussi l'homme de cœur ne regrette-t-il pas sa jeunesse, il la
possède enfin. Et l'ami de Dieu trouve une enviable jeunesse en ceci que tout
passe et laisse place à Dieu. C'est pourquoi, anciens qui lirez ces pages, je
vais vous entretenir de la jeunesse d'âme, autrement dit de vos possibilités.
Mais pourquoi intituler encore mélodies
les réflexions philosophiques et théologiques qui feront le sujet du
présent écrit ? Pour annoncer une certaine liberté et un certain plaisir.
Liberté et plaisir de mêler à notre réflexion religieuse des valeurs affectives
et artistiques. Certes, je ne voudrais rien abandonner de la rigueur de la
doctrine, sans laquelle vous ne trouveriez ici aucune satisfaction. Mais les
âmes ont besoin également qu'on leur épargne le style de la pure information.
Je ne vais pas reprendre la thèse du Génie du christianisme 1, je sais que les
valeurs affectives et artistiques ne peuvent avoir, en philosophie chrétienne
et en doctrine sacrée, qu'un rôle secondaire. Mais tant qu'on ne majore pas
leur importance, il n'y a pas d'inconvénient à s'en servir. Le sentiment ne
gâte pas la vérité, lorsque celle-ci garde toute sa rigueur.
Il me semble que ce désir d'une juste
sensibilité, apportée à tout ce qui concerne l'homme, marque fortement l'époque
présente. Il me semble que, durant les cinquante prochaines années, il sera
nécessaire d'incorporer à la doctrine religieuse des valeurs de sentiment et
d'art. On peut le faire sans tomber dans l'immanentisme. La Révélation
n'a-t-elle pas le ton d'un message d'amitié divine offerte à l'homme ? Les
ouvrages qui expliquent cette Révélation devraient donc avoir quelque chose du
langage de l'amitié, de la profondeur humaine de celle-ci. Ainsi se formerait
une expression de la théologie qui précipiterait le lecteur vers son Objet. Il
n'en faudrait pas moins pour contrebalancer les images et fascinations qu'offre
le monde présent. Il n'en faudrait pas moins pour que nous évitions les œuvres
non figuratives ou « informelles »
que divers théologiens ou exégètes s'apprêtent sans doute à nous offrir. Il
faudrait, parmi les ouvrages qui livrent au public la doctrine sacrée, un
certain nombre de chefs-d'œuvre impressionnistes (jamais art ne fut plus
rigoureux envers lui-même !). Alors bien des âmes, qui se sont découvertes
humaines, suivraient. Sans doute, de telles œuvres ne suffiraient pas comme base
des connaissances religieuses, mais faut-il renoncer à ouvrir l'appétit des
cœurs ? Par exemple, comment se fait-il que, durant la lecture du naïf Verts
Pâturages 2,
on éprouve si fort la douce bonté et comme la présence de Dieu, et qu'on
n'éprouve rien de semblable durant la lecture de multiples ouvrages
théologiques de la meilleure fabrication moderne ?
Je remarque enfin que le mot mélodies
évoque ces thèmes que notre mémoire reprend d'elle-même et qui vivent avec
nous. Les mélodies sont le moyen par lequel nous gardons le souvenir de nos
meilleurs moments, et par lequel nous exprimons nos plus intimes espoirs. Bien
des humains cherchent durant longtemps à composer dans leur cœur la mélodie qui
leur convienne en propre. Les chanceux de ce monde chantent, avant que ceux-ci
ne disparaissent, les agréments que l'existence leur a procurés. Les malheureux
chantent les joies qu'ils ont désirées vainement. Quant à l'ami de Dieu, il
veut, pour accompagner son pèlerinage, une mélodie qui célèbre un bien beaucoup
plus excellent que sa propre réussite. La foi lui inspirera cette mélodie, la
plus justement humaine. Ma mélodie, la mélodie de tout homme qui croit la
Révélation chrétienne, exprime, d'une façon ou d'une autre, l'espoir en Dieu.
LA PLUS
VASTE DE NOS POSSIBILITÉS
Les possibilités les plus vastes, les
plus certaines de se réaliser et les plus durables, l'homme les trouve dans la
grâce de Dieu.
Oui certes, toutes les possibilités
selon lesquelles l'être humain peut rêver de se qualifier. La grâce est un don
divin, un don progressivement continué et augmenté. Or, rien ne peut ouvrir
l'âme et le cœur, donner espoir et courage, comme de vivre et d'agir au
bénéfice d'un don, un don inépuisable parce que divin.
Et parmi les possibilités que nous
offre la grâce, la meilleure est l'amour pour Dieu. Plus exactement :
toutes les possibilités que nous offre la grâce aboutissent à l'amour pour Dieu.
En tous les cas, et quel que soit son objet, celui qui sait aimer s'humanise et
s'ennoblit ; mais qui sait aimer Dieu se verra, en outre, petit à petit,
divinisé. Ainsi, en l'amour pour Dieu, tout homme doit voir sa meilleure
chance.
Que deviendrais-je, si je suivais
cette possibilité jusqu'au bout ? Je le pressens parfois : je
posséderais alors vérité et sécurité, simplicité et valeur, tendresse et
renoncement, générosité et reconnaissance, le tout en dimension humaine et
surnaturelle à la fois ; le tout donné par Dieu lui-même.
L'homme devrait toujours aimer la vie
de son âme. Pourtant, la plus certaine des possibilités offertes à l'homme,
celle que chacun pourrait s'approprier, et qui lui procurerait des gains
illimités, peu d'hommes s'en préoccupent. Car elle contredit en trop de
manières notre mentalité matérialiste. Et d'ordinaire, nous souffrons aussi de
la paresse d'imaginer et de prévoir. Alors que nous devrions le savoir :
en chaque étape parcourue avec la grâce de Dieu, le point d'arrivée est tellement
différent du point de départ, et même chaque pas en avant est tellement
différent du précédent ! Je me souviens de la première grâce d'attirance
vers la prière, reçue il y a bien longtemps ; et je vois aussi celle qui
m'est donnée aujourd'hui. Elles ne font qu'une même grâce, continuée,
maintenue, sans coupure. Il fallait donc faire confiance dès le début,
imaginer, entreprendre, oser. Oui, c'est bien là ce qu'il fallait faire ;
ce qu'il faut faire encore, aujourd'hui et demain.
Mais si je m'engage sur un tel sujet,
voilà que je vais écrire, explicitement ou non, un chétif petit « traité
de l'amour de Dieu ». À l'époque présente, quelle maladresse, quelle
ignorance ou quel défi ! Eh bien, non ! Ce n'est pas si sûr. Vous
verrez : on lira tout de même ce petit traité, avec étonnement peut-être,
mais sans panique. Puisque j'ai pris comme sujet les possibilités de la personne
humaine, où trouver mieux que dans l'amour pour Dieu ? Et n'existe-t-il
pas, encore aujourd'hui, des hommes qui donnent une grande place à Dieu dans
leur cœur ? Il faut donc aider les hommes à aimer Dieu, beaucoup, et tout
de suite. Sinon, bientôt l'humanité, poussée par le matérialisme communautaire,
se trouvera de nouveau mûre pour construire des pyramides, avec tout ce que
cela suppose d'esclavage corporel, affectif et spirituel. Notre fin de siècle a
donc bien besoin de lire quelques petits traités d'amour de Dieu.
Si Dieu existe, alors il nous parle
et il se tait ; il nous demande de lui parler et nous fait taire ; il
nous active et il nous fait attendre ; il nous comble et il nous
vide ; il nous plaît et il nous déçoit ; il nous donne des joies et
il nous demande des larmes ; il nous écrase et il nous libère. Car ainsi
nous font réagir tous les êtres connaissants et aimants qui nous
entourent ; et par là, tous nous prouvent qu'ils sont vivants et proches.
Or, notre Dieu est l'extrême réalité. Dans les pages présentes vous trouverez
donc exprimés — avec un certain plaisir et une certaine liberté — ces multiples
sentiments et attitudes causés en nos cœurs d'hommes par la réalité, toute
vivante et toute proche, de notre Dieu.
AVEC LA
FIBRE...
LA CHARITÉ N'EST PAS NATURELLE
La charité ne nous vient pas
naturellement 3. Ne me parlez donc pas d'un amour pour Dieu que nous
devrions susciter en nous, qu'il faudrait ressentir et produire par nous-mêmes.
Ne me dites pas : « Si seulement nous pensions à ce qu'est Dieu, nous
exulterions tout le jour d'admiration et d'amour ! » Car, précisément, nous ne pouvons pas penser à
Dieu, à notre gré, d'une façon qui déclenche notre admiration et notre amour.
L'amour pour Dieu, en effet, n'est
pas, ne peut être, de la même étoffe qu'un amour humain. Ne croyez pas que, de
la même manière dont vous aimez Alfred ou Catherine, ainsi vous pouvez aimer
Dieu, simplement parce que vous dirigez vers cet objet suprême le même
sentiment que vous portez vers des personnes aimées. N'imaginez pas qu'il
suffise de pousser au sublime, en les portant sur Dieu, nos sentiments d'amitié
humaine, pour nous trouver en pleine charité. Nullement, car il s'agit de deux
étages essentiellement différents. Or il y a péril à mélanger,
intellectuellement, naturel et surnaturel, à penser que le domaine de la
surnature n'est rien qu'une modulation plus subtile du domaine de la simple nature,
alors qu'ils sont profondément distincts. Cela va s'appliquer, dans toutes les
pages qui vont suivre, à toutes les réflexions faites à propos de l'amitié et
de l'amour. Jamais nous ne mettons les sentiments naturels, même les plus
nobles, sur le même plan que la charité. Si nous rapprochons ces réalités, nous
n'avons en vue que des analogies, et parfois même des oppositions.
Sans l'expérience de l'union avec
Dieu, nous ne pouvons percevoir la différence qui existe entre nos sentiments
naturels d'amitié et la charité surnaturelle. Pourtant, chacun croit savoir et
pouvoir dire en quoi consiste la charité ; et ce faisant, on joue à
celle-ci un mauvais tour. Pour vous, mon frère, ne cherchez pas, pour en tirer
satisfaction, en quoi consiste la charité, cherchez plutôt où elle se trouve,
pour aller en prendre. Mieux encore, puisqu'elle ne vient que par un don
gratuit, essayez de savoir qui la donne, et comment faire pour vous attirer
pareil don. Aussi, commencez par faire, au gré de vos temps libres, mais sans
trop tarder, commencez par faire, toujours à genoux évidemment, cinq mille
heures d'oraison — un simple rodage, rien de plus. Que voulez-vous : en
tout domaine, celui qui en revient sait autrement les choses que celui qui n'y
est pas allé ! Ensuite, vous deviendrez circonspect : vous ne croirez
plus que la charité fuse à tout instant dans le comportement du chrétien ;
que, par la vertu d'une simple intention, elle se trouve là pour transformer
toutes nos actions en autant d'actes d'amour. Vous penserez que, peut-être, une
vertu d'un si haut prix nécessite une certaine économie, sous peine de n'en
donner que de fausses imitations. Vous saurez surtout qu'il n'y a pas de
charité sans référence à Dieu aimé le premier.
Dieu nous offre de partager sa vie
éternelle bienheureuse. Une telle offre ne peut venir, de toute évidence, que
d'en haut. Or tout notre amour pour Dieu se fonde uniquement sur cette offre
venue d'en haut. C'est pourquoi notre amour lui-même ne peut venir que d'en
haut, comme l'offre qui le suscite. Par conséquent l'amour pour Dieu qui nous
survient ainsi ne nous est pas naturel, et surclasse la capacité de toute
nature humaine.
Autre point de vue, avec même
conclusion : quand on aime quelqu'un, c'est sans raison. On l'aime parce
qu'il nous plaît, autrement dit, parce qu'on l'aime. Mais Dieu, parce qu'il est
invisible, et de toute façon hors de nos perceptions, ne peut nous plaire. Nous
ne pouvons donc l'aimer que par un attrait que lui-même place, tout fait,
surajouté, en notre cœur.
Ainsi, ce qui est constitué par du
pur surnaturel vient tout entier de Dieu. Or, l'amour que nous donnons à Dieu
appartient au domaine du pur surnaturel. C'est pourquoi cet amour n'existe pas
en dehors de la vertu surnaturelle de charité ; et celle-ci est
nécessairement infuse, c'est-à-dire donnée directement par Dieu lui-même.
On minimise toujours la charité en
parlant d'elle comme d'une vertu naturelle. Alors qu'elle se place bien
au-delà, à tout point de vue, même au point de vue de la force de notre
attachement. La passion naturelle peut certes aller jusqu'à la véhémence,
jusqu'à l'obsession. Mais là, précisément, se montre son insuffisance :
elle sait donc que son objet défaillira, de par ses limites de créature, et que
le temps lui arrachera par lambeaux cet objet. Au contraire, la charité, même
au degré le plus ardent, même envahissante, reste tranquille, car elle est
assurée de tout : de la durée éternelle de son Objet ; de la beauté
inépuisable de celui-ci ; et même de la fuite du temps qui, bien loin de
lui ravir son Objet, le rend plus proche et plus désiré. Par suite, si la
passion encombre, la charité pour Dieu libère. Mais ces effets contraires
n'apparaissent pas dès le commencement. Sinon, qui voudrait se livrer à la
passion ? Qui voudrait se refuser à la charité ?
Si la charité outrepasse notre
nature, il n'y a pourtant pas occasion de nous décourager, car Dieu veut nous
donner cette charité. Si elle ne nous vient pas avec notre nature, elle vient
avec les dons de notre surnature, et nous n'y perdons rien. Nous tous les
humains, Dieu nous a faits machines à l'aimer. Et il saura bien tirer de nous
cet amour pour lequel il nous a faits. Comment douter qu'avec un tel
constructeur la machine ne produise pas ce qu'elle est destinée à produire,
même s'il faut quelque temps pour mettre la machine en route, même si, pendant
les premiers temps, il se produit pas mal de fumée. Ainsi, chaque fois que
notre dépendance envers Dieu se découvre plus totale, il y a une invitation à
la confiance et à l'espoir.
Donc, pour aimer Dieu, nous dépendons
de lui, qui place en notre cœur une fibre qui ne s'y trouvait pas. Pourtant
cela n'empêche que, d'un autre point de vue, aimer Dieu, c'est bien notre
œuvre. Aucune de tes œuvres ne t'appartient autant que celle-là. Aimer Dieu,
c'est toi, selon le meilleur de toi-même. Donc, bien qu'il s'agisse de pur
surnaturel, il y a place pour pas mal d'énergie de notre part. Demande à ton
cœur, pour Dieu, tout ce que ton cœur peut donner, et toujours davantage. Quand
nous disons à Dieu : « Je vous aime », nous pourrions au moins
de temps en temps ajouter : « et je vous en remercie ». Car
aimer Dieu est un don de Dieu, le don qui change tout parmi nos attachements et
dans nos possibilités.
LA BIENVEILLANCE NE SUFFIT PAS
L'amour le plus désintéressé
s'appelle bienveillance ; il consiste à vouloir et à faire du bien à la
personne aimée, sans penser à soi-même. Cet amour suffit-il à constituer la
charité ? Non ; et la charité dépasse en plus d'un point la bienveillance.
Elle requiert, en plus, un attachement affectif. Il faut se sentir attiré vers
l'union avec la personne aimée ; il faut l'émoi de la fibre du cœur. Alors
seulement il y a charité 4.
La bienveillance suffit à faire des
protégés, non des amis. Elle ne comporte pas, en effet, l'attirance, laquelle
seule fait rechercher l'union. La bienveillance peut s'exercer à distance, et
même maintenir la distance. Elle peut se répandre sur des inconnus, ou sur
quelqu'un qui l'ignore. Mais vous n'imaginez pas que l'amour dont Dieu nous
aime s'accommode de pareilles conditions ! L'amour de Dieu pour nous
contient en premier lieu le désir d'annuler la distance, et d'amener l'union
personnelle. Dieu ne se contente pas de vouloir notre bien, il nous attire à lui.
Dieu connaît en lui-même, et mieux que nous ne le pouvons nous-mêmes, le jeu
chaleureux de la fibre du cœur. Il nous tient pour ses amis, et nous l'avons
pour ami.
L'Église aime certainement Dieu d'un
amour de bienveillance : elle se dévoue pour Dieu. Non pas qu'elle puisse
procurer ou ajouter quelque bien à Dieu, puisqu'il possède, par lui-même,
infiniment, la plénitude de tout bien. Mais de façon indirecte, et selon notre
langage généralement mal approprié, l'Église procure un certain bien à Dieu en
travaillant au maintien et à l'extension de son règne. Néanmoins, la
bienveillance ne suffit pas, car bienveillance reste trop en deçà de charité.
Il faut, envers notre Dieu, l'amour avec attachement, il faut l'attrait qui
cherche l'union. L'Église a donc besoin d'âmes de prière, en grand nombre, en
grande fidélité. S'il n'existait beaucoup de croyants qui cherchent comme idéal
l'intimité avec Dieu, l'amour du peuple de Dieu pour son Dieu aurait un
formidable trou ! Pourquoi cacherais-je que j'aime la vie contemplative ?
Bien des hommes, mes contemporains, l'aiment aussi ; l'Église l'aime
également. En la vie contemplative, l'Église passe au-delà de l'amour de
bienveillance.
AIMER POSITIVEMENT
Dieu nous aime comme une partie de
lui-même ; comme une fibre de son cœur, provisoirement détachée, et qui
doit lui faire retour 5. D'autre part, l'homme qui a conscience
d'être aimé, et qui se laisse aimer sans payer de retour, mérite un blâme 6.
En effet, si l'on ne veut pas se
donner la peine de payer de retour, la simple loyauté obligerait à ne pas se
laisser aimer, et à refuser les bienfaits de celui qui nous aime à ses frais.
Ainsi devrait se manifester notre sincérité, à nous chrétiens peu
généreux : ne jouir des bienfaits de Dieu que dans la mesure où nous
l'aimons en retour.
La charité est une vertu ; par
conséquent elle doit s'exercer, donner des actes positifs ; elle est
constituée pour produire ces actes. Aimer est une activité, non une
passivité ; une opération, non un laisser-faire ; un surplus dans notre
acte d'exister, une perfection, non une inertie. Il faut donc aimer
positivement, en prendre la peine ; ne pas se contenter de faire valoir
passivement l'empire de sa propre bonté ou beauté, mais aller à celle de
l'Autre. En amitié, la réciprocité est de rigueur ; à celui qui nous aime,
il faut répondre en l'aimant.
Antoine de Saint-Exupéry, qui, pour
sa part, devait s'y connaître, écrit : « Aimer, ce n'est point nous
regarder l'un l'autre, mais c'est regarder ensemble dans la même direction »7.
Des spirituels qui, dans leur partie, doivent également s'y connaître, donnent
un témoignage différent. Par exemple, celui-ci, du Père de Foucauld :
« Quand on aime, on regarde sans cesse ce que l'on aime, on regarde comme
bien employé tout le temps employé à le contempler et comme perdu tout le temps
pendant lequel on ne le voit pas. Ce temps seul semble compter pendant lequel
nous regardons la seule chose qui, à nos yeux, ait de l'être »8.
Le premier de ces témoins traduit son
expérience de l'amitié humaine, l'autre son expérience de l'amour pour Dieu. La
différence vient de l'objet et de sa valeur : pour l'un, valeur
finie ; pour l'autre, valeur infinie. De là deux manières d'aimer. L'une,
valable entre personnes humaines, ne doit pas se faire possessive, ni s'arrêter
définitivement à l'objet ; ce qu'explique le texte de Saint-Exupéry.
L'autre manière d'aimer, qui convient à l'amitié de l'homme avec Dieu, peut se
faire possessive. Et même, posséder Dieu constitue sa raison fondamentale. Un
tel amour ira jusqu'à l'extrême. Manière contemplative d'aimer, dont l'objet
devient une fin en soi.
Il y aurait erreur à considérer
l'amour contemplatif, dont parle le Père de Foucauld, comme immobile, et la
manière d'aimer dont parle Saint-Exupéry comme seule dynamique. L'amour
contemplatif est, certes, dynamique lui aussi. L'une et l'autre manière d'aimer
tendent activement au même but : une certaine union. La différence vient
des possibilités de cette union : moindre entre des créatures qu'entre la
créature et son Créateur. Aussi, dans le premier cas, l'union entre deux
personnes se fait en vue d'un but ultérieur, en lequel elles tentent de trouver
ensemble un surplus de sécurité, de durée, de joie. Par contre, dans l'union
avec Dieu, tout cela se trouve en lui. Quand Dieu est l'objet aimé, l'union
affective ne comporte pas de déficience qu'il faille compenser par une
référence à quelque bien au-delà.
S'il m'unit à Dieu, l'amour de forme
contemplative n'exige pas, néanmoins, que je pense et agisse comme si j'étais
seul au monde avec Dieu. L'amour contemplatif demande, plus exactement, que
tout ce que je pense et fais, pour les autres et pour moi, tienne compte de la
primauté de Dieu. Mais cette primauté reconnue, elle m'aide à retrouver mes
autres liens, mes autres fidélités. En voici un témoignage entre cent, donné
par un témoin compétent, Psichari : « Maxence [c'est Psichari
lui-même] ne croyait nullement à la prière, et pourtant il lui semblait que celui-là
l'aimait mieux que les autres, qui priait pour lui, que seul, celui-là l'aimait »9. Mon
Dieu, est-ce par vos soins que tout ce bien arrive maintenant à ceux que, pour
vous suivre, j'ai quittés ? Vous prenez donc au sérieux ma constante
prière ? Ainsi, vous m'unissez encore à eux, et eux à moi.
Dans le passage que j'ai tiré des
écrits spirituels du Père de Foucauld, le mot regarder s'appliquant à l'amour de forme contemplative a un sens
spécial. Voilà une de ces formules seulement approchées, comme il y en a
plusieurs dans la science spirituelle : inévitables, elles trompent si on
les prend à la lettre. Ne supposons pas que le mot regarder définisse la contemplation chrétienne. J'ai défini
celle-ci, dans un écrit de jadis, en me basant sur les passages essentiels de
saint Jean de la Croix : « communication obscure, de Dieu à l'âme,
rendant l'âme amoureuse ». Obscure
signifie que la contemplation ne comporte pas, le plus ordinairement, de notion
sur Dieu. Pour contempler, il n'y a
donc, la plupart du temps, rien à regarder, ni aucun effort à faire pour
regarder. Le regard dont il s'agit n'est qu'une attention intérieure, un éveil
tranquille du cœur, et rien d'autre. En outre, cette définition montre bien
comment la contemplation tient de près, de très près, à la charité théologale.
Une communication de son propre bien que Dieu fait à l'âme, une communication
qui fait aimer Dieu en retour : nous reconnaissons là les fondements même
de cette amitié qu'est la charité. Pour une part, voilà que Dieu rend commune
entre lui et l'âme cette charité qu'il possède en lui. En vertu de cette force
reçue pour aimer, l'âme continue donc de pratiquer l'oraison contemplative.
Sans que le mot contempler l'induise
à regarder là où il n'y a rien à regarder, elle continue de demander et
d'aimer, là où il y a tout à demander et à aimer.
Pratiquer l'oraison contemplative,
c'est donc aimer positivement. Même l'oraison la plus passive (ô traîtrise des
mots !) comporte une activité, ou du moins un éveil généreux de notre âme
devant Dieu. Par l'oraison contemplative on s'engage tout entier pour Dieu et
vers Dieu. La personne s'y donne et agit, non seulement selon toute la charité
qu'elle reçoit, mais selon tout son être de grâce, uni à toutes ses
possibilités humaines. Fidélité ; preuve directe et positive d'amour pour
Dieu.
IL FAUT DES ÉCHANGES MUTUELS
L'amitié demande des échanges
mutuels. Elle exige que notre ami puisse disposer de tout ce que nous possédons
10. On pense d'abord aux biens matériels. Mais non, mettons plutôt
au premier rang les richesses intérieures : tout ce qui affine notre
sensibilité, tout ce qui développe notre esprit, tout ce qui ennoblit notre
cœur. Parce qu'un ami ne saurait accepter que la personnalité de son ami soit
moins pourvue de biens et moins épanouie que la sienne propre. Chacun des deux
voudrait que son ami possède plus de ressources intérieures qu'il n'en possède
lui-même, en tout cas pas moins ; c'est pourquoi il invite l'autre à venir
se servir. Par suite, l'amitié pousse chaque partenaire au progrès intellectuel
et spirituel. Il vaut la peine, en effet, de cultiver sans cesse son propre
capital, puisque quelqu'un qui est aimé y puisera également. Et chacun peut
encourager les progrès de son ami, puisqu'ils seront mis à l'usage commun.
Parce que l'amitié exige des
échanges, il s'ensuit que, de deux amis, le plus doué aime davantage et mieux 11.
En effet, dans les échanges mutuels, ce que celui-ci apporte a davantage de
qualité. Sur la table où les deux amis mangent ensemble chaque jour, les mets
les meilleurs et les plus abondants sont servis par lui. Il lui revient de
mettre de la perfection — remarquée de lui seul, peut-être, donnée de surcroît
— dans des gestes auxquels l'ami moins doué n'accorde que peu d'importance et
peu d'attention. Au plus doué des deux amis appartient encore de parer à la
fragilité possible de l'amitié, de compenser ce que l'autre n'y met pas, de
suralimenter ce qui tend à se dessécher. Au fond, l'amitié repose sur le plus
fin des deux amis ; sur le mieux doué selon la sensibilité, le cœur et
l'intelligence. Elle repose sur le plus mûr des deux, le plus réservé aussi.
Car lui connaît mieux le prix de l'amitié. Il peut faire de celle-ci son œuvre,
son chef-d'œuvre.
Or il s'agit ici de l'amitié divine.
Les traits que je viens de noter, nous les retrouverons dans cette amitié-là.
D'entrée de jeu, accordons à notre grand Dieu la supériorité en tout, et donc
le rôle essentiel, mais secret, celui de l'ami le plus fin, le plus doué. Dieu
a fait naître, par bonté, notre amitié avec lui ; il saura, par
toute-puissance, la maintenir, la développer. Il aura soin d'écarter les périls
qui la menacent : rupture brusque ou lassitude progressive. Les choses
doivent se passer ainsi durant nos temps de prière. La main qui nous ramène ou
nous retient à l'oraison, pour que nous n'abandonnions pas, est celle de l'Ami
plus aimant que nous, parce que plus fin que nous.
Quels échanges y a-t-il entre Dieu et
nous ? Quels sont les biens divins qu'il met à notre disposition au titre
de l'amitié ? Il faudrait répondre par une énumération, laquelle
nécessiterait des distinctions préalables. Mais laissons cela, et mentionnons
seulement un don qui prend place dans cette surnaturelle amitié, le don par
excellence, l'Eucharistie.
À l'actif de l'amitié que Dieu nous
porte, ne faut-il pas mettre, et au-dessus de tout, l'Eucharistie, don de Dieu,
don qui est Dieu ?
Faisons un peu de théologie devant le
Tabernacle. Je crois de toute mon âme au grand mystère de notre foi : le
Corps, le Sang, l'âme et la divinité de Jésus-Christ, Fils de Dieu, offert,
reçu, présent. Offert au cours du sacrifice de la messe ; reçu par la
communion ; présent réellement et en permanence dans le Tabernacle. Offert
pour mon salut et le salut du monde ; reçu pour me préparer à la vie
éternelle ; présent en permanence pour l'amitié, et pour les premiers
secours. Ces trois fonctions de l'Eucharistie s'appellent l'une l'autre. De
chacune par rapport aux deux autres, nulle infériorité. Les trois sont
également justifiées, également nécessaires. Celui qui ne sait pas quel risque
l'attend, au terme de la vie présente, mésestime l'offrande salutaire du Corps
du Christ. Celui qui n'a pas le sens de sa propre faiblesse et de sa solitude
boude la communion au Corps de Christ. Celui qui ne sait pas que Dieu l'aime,
néglige la présence permanente du Christ au Tabernacle. Pour moi, il me plaît
de reconnaître notre Sauveur en ces trois aspects de son grand mystère. Dans
l'Eucharistie, je crois avec une égale certitude la Victime offerte, le Pain
reçu, l'Ami présent. L'offrande, la nourriture, la Présence : trois
utilisations d'un même don, en vue de mon salut et du salut du monde.
Nourriture : le premier effet de
la communion sacramentelle est de conférer à l'âme la force de produire
immédiatement des actes d'amour pour Dieu 12. Pas
forcément avec une facilité sensible ; comme toujours dans la vie
spirituelle, il faut faire des efforts. Cependant, durant les moments qui
suivent la communion, nos actes seront plus valables, parce que davantage
aidés. Quel non-sens de jeter aux vents et aux courants d'air ces moments-là,
les meilleurs pour la prière d'union, les moments durant lesquels notre prière
a le plus de chance d'être réellement unitive, indépendamment, je le répète, de
toute euphorie sensible. À Notre-Seigneur reçu comme nourriture, ma prière
dira, sous une forme ou sous une autre : « Aime-moi plus que je
t'aime. Donne-moi plus que je te donne. Nourris-moi fortement, pour me soutenir
fortement, durant tout ce jour ».
Présence réelle et permanente :
c'est précisément parce que, dans le Tabernacle, Dieu n'apparaît pas, que le
fidèle doit témoigner de sa Présence. Le témoignage de l'adorateur doit
répondre au silence de Dieu. Comme ils sont gênants, tous ceux-là qui aiment
prier devant le Tabernacle, alors que, de par le monde, les tambours proclament
la mort de Dieu ! En tout cas, ceux qui adorent dans l'Eucharistie un
Vivant sont eux-mêmes bien vivants, et je veux en être. Que les événements et
accidents de ce monde nous laissent la facilité de nous nourrir de
l'Eucharistie et de rendre notre culte au divin Corps du Christ, à sa Présence
réelle et permanente. Voilà tout ce que j'attends de l'histoire contemporaine
et de l'évolution. Et voilà aussi ce que je souhaite au bénéfice de tous les
hommes. En importance, les conquêtes du progrès social et scientifique passent
bien après.
L'amitié comporte toujours une part
réservée au seul ami, à l'exclusion de toute autre présence ; cela résulte
de la profondeur des échanges mutuels. L'amitié est donc, nécessairement, pour
une part, un monde clos. En cela elle se distingue de la camaraderie. Or cette
loi régit également l'amitié de l'homme avec Dieu : cette amitié comporte
nécessairement une part d'union personnelle, que rien de communautaire ne
pourra jamais supplanter. De même, dans l'amitié qui descend de Dieu vers
l'homme, il y a toujours une part incommunicable à autrui. La qualité même de
l'amitié exige cette réserve, et d'autant plus lorsque cette qualité approche
de l'infini. Car certaines réalités ne changeront jamais de nature : un
trésor sera toujours le bien propre de celui qui sait où il se cache et comment
l'atteindre, un grand et véritable amour ira toujours d'un unique à un unique.
Même lorsqu'un seul objet doit appartenir à tous, comme il arrive quand c'est
Dieu qu'on aime, même dans ce cas, mon amour pour Dieu est strictement mien. Et
Dieu lui-même est mien.
Mais après tout cela, que
donnons-nous à Dieu ? S'il faut des échanges mutuels, où se trouve la part
que nous apportons, en vertu de laquelle il y aura enfin réciprocité ?
Ce que nous donnons à Dieu ?
Rien que nous n'ayons d'abord reçu. Dieu, en effet, est notre Créateur, et son
action nécessaire s'étend à tout ce qui existe en nous et par nous, jusqu'au
moindre élan de notre âme. Cependant, si vous y tenez, et pour que vous ne
soyez pas trop déçu, disons que nous donnons quelque chose à Dieu : le
choix que nous faisons de lui pour Bien suprême et pour ami. Au vrai, ce choix
lui-même nous l'avons reçu, mais librement, en vertu de la subtile
toute-puissance de la Cause première. Et c'est tout !
Ne pensez pas, cependant, que ce
petit choix, ce petit don que nous versons au fonds commun de l'amitié soit peu
de chose. Si vous voulez en juger, imaginez les deux hypothèses que
voici : durant cinquante ans, vivre côte à côte avec quelqu'un qui vous a
vraiment choisi avec la fibre de son cœur ; ou vivre dans les mêmes
conditions avec quelqu'un qui vous exclut totalement.
Faites le détail et le total de la
différence, et vous mesurerez ce que représente le choix que fait un cœur
humain. Ce choix, personne ne peut l'obtenir de nous si nous ne le faisons pas spontanément.
Or, voilà que nous voulons le porter sur Dieu ! Une fois de plus, je
trouve ici une justification de l'oraison contemplative. Car, lorsqu'on a
choisi Dieu, on conserve son temps à Dieu. Et combien d'éliminations ce choix
entraînera-t-il par la suite ; préférence que nous admettons aux dépens de
nos préférences. Qui se laisse prendre dans l'engrenage de la prière
contemplative le veut bien ; il le veut bien parce qu'il a choisi Dieu.
Mais, par défaut de ce choix, la vie paraîtrait vide à certains cœurs humains.
NE
QUITTEZ PAS !...
AVANT TOUT, VIVRE ENSEMBLE
Si l'on aime et si l'on veut être
aimé, avant tout il faut passer son temps près de l'ami, sous ses yeux, à
portée de la voix. Face à face, ou côte à côte, mais tout proche. Vous
direz : quand la proximité se prolonge, n'arrive-t-il pas qu'elle déçoive
et qu'elle lasse ? Les cœurs épais, peut-être, parce qu'ils ne savent ni
créer ni offrir ; les cœurs qui ne savent que consommer. Mais ceux-là, que
viendraient-ils faire dans la vie contemplative ?
L'amour et l'amitié ont une même
exigence principale : la présence mutuelle 13. L'un et l'autre
redoutent un même mal : l'absence, celle-ci ressentie à la fois comme un
chagrin et comme un dommage. Sans doute un cœur exceptionnel sait-il compenser
toutes les conditions défavorables ; mais mieux vaut encore s'assurer les
conditions favorables. L'épouse idéale du capitaine au long cours, dont l'amour
pour son époux ne diminue pas avec l'absence, n'existait probablement qu'à de très
rares exemplaires. Je parle du siècle passé, du temps des grands voiliers, des
voyages à longueur d'année. Chez les âmes plus communes, attendre et différer
tarit bien des attraits, bien des offrandes, bien des élans.
Si l'on veut donc avoir la chance de
partager avec la personne aimée l'instant du sourire, l'instant du regard
profond, l'instant de la sincérité, il s'agit de se trouver présent le plus
souvent possible. Il importe surtout de se trouver là, dans l'instant où le
cœur ami, plein de joie ou rempli de tristesse, cherche à proximité une
accueillante fidélité. Il me plaît que saint Jean ait senti cela, qu'il ait été
attiré au pied de la Croix uniquement par l'amitié. Si donc on veut avoir part
aux temps forts de la communion mutuelle, il faut être toujours présent. Dès
lors, à quoi bon se charger, même au profit de celui dont on désire l'amitié,
d'une besogne qui nous éloigne de lui ? Aucun exploit, aucun sacrifice,
accomplis pour l'aimé, mais loin de lui, ne vaudront la simple présence aimante.
Exploits et sacrifices, certes, peuvent valoir au héros d'être aimé, mais parce
qu'ils reçoivent un sens de l'intimité qui les précède ou qui les suivra. Aussi
celui des deux amis qui s'éloigne par dévouement devra-t-il sans cesse penser
qu'il s'éloigne ; car éloignement et oubli peuvent se suivre, hélas !
promptement. L'intimité ne se défend bien que par la présence continue. Lors
donc que la nécessité vous réclame, courez pour vous dévouer ; mais courez
encore plus vite pour revenir !
Ces actions qui vous éloignent de
l'ami, les entreprenez-vous pour lui montrer vos talents ? Mieux vaut,
s'il vous aime déjà, lui montrer encore et toujours que vous goûtez l'intimité.
Un jour gagné pour la présence mutuelle, une heure même, ou le plus court
instant, tout vaut, en raison de l'intimité. Tout vaut, pourvu que l'on soit
ensemble, ou — puisqu'il s'agit de l'amitié divine — pourvu que l'on soit
recueilli devant Dieu. L'exigence principale de l'amour surnaturel pour Dieu se
conforme à l'exigence principale de l'amitié humaine. Elle justifie pleinement
la prière contemplative, continuée, soutenue, telle que la pratiquent les amis
de Dieu. Prière de longue présence. Car il est impossible d'aimer en charité et
de sacrifier pour longtemps la présence mutuelle.
Mon Dieu, parce que vous m'avez fait
religieux, daignez favoriser ma présence devant vous. Daignez m'agréer comme
ami à plein temps.
DURER DANS
L'AMITIÉ
Écoutons le reproche adressé par le
Seigneur à ceux qui se prétendent ses fidèles :
« Votre amour ressemble à la
nuée matinale, À la rosée qui se dissipe de bonne heure »14.
Autrement dit : vous commencez,
et vous ne durez pas ; vous venez, et vous repartez. Assiduité d'un matin,
ou tout au plus d'un jour !
Il n'est pas difficile, en effet, de
dire : « Je t'aime. » La difficulté commence quand on dit :
« pour toujours », et surtout lorsqu'il s'agira de le réaliser. Car
« toujours » dure longtemps. Tant que l'attrait exercé par l'aimé
demeure vif, on reste attaché à lui sans effort ni peine. Mais pour que
l'attrait ne diminue pas à mesure que se révèlent « les réalités de
l'existence », celui qui aime devrait pouvoir le renouveler, pour le
maintenir au moins dans sa teneur initiale. Artifice de l'amour ? Non,
mais tout simplement vérité. Car ce qui hier vous attirait avec raison mérite
de vous attirer encore aujourd'hui, si vous avez la force de vous élever du
caprice à la fidélité, des récriminations aux mélodies. Personne ne voudrait
dire : « Je ne puis aimer » ; mais chacun risque d'en
arriver, un jour ou l'autre, à dire : « Je ne puis plus aimer ».
Car, pour aimer toujours un même objet, il faut avoir une source au fond de
l'âme. Il faut, à la fois, la force de se souvenir et la force de créer. Il
faut inventer chaque jour ce qui doit durer chaque jour. Aimer peut être,
parfois, une faiblesse ; mais durer dans l'amour ou l'amitié est toujours
une générosité, une victoire.
« Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu » : ce précepte n'ordonne rien de particulièrement ardu. Mais
que, durant toute la durée de notre existence, chaque jour il s'impose,
toujours pareil, voilà qui devient un tour de force. Pour réussir ce tour de
force, peut-être suffirait-il de très peu ? Comme il en faut très peu pour
entretenir un feu de bois dans la forêt. Pourtant ce peu dépasse nos forces. Si
donc l'attrait de l'amitié divine perd de sa vivacité, si la noire malice de la
monotonie nous accable, il n'y a qu'un moyen de dépasser le plat et de se
remettre dans la montée : la prière. Par conséquent, pour durer dans
l'amitié divine, il faut durer dans la prière.
DURER DANS LA PRIÈRE
« Ce fantastique effort de la
prière de tous les jours »15. Vous, Antoine de Saint-Exupéry,
qui avez écrit cette phrase, faisiez-vous donc partie des amis de la
prière ? En tout cas, merci pour ce mot si compréhensif. Mais pourquoi
« fantastique effort » ? Parce que ce n'est pas une petite chose
que de durer, par ce moyen qui ne rassasie pas notre sensibilité, dans un amour
pour un objet qui, lui-même, ne touche en aucune manière notre sensibilité.
Seule la grâce divine de la charité théologale nous attache à Dieu. Or, ce
n'est pas une mince affaire que de rester attentif, chaque jour, pour demander
cette grâce, et pour l'accueillir.
Fantastique effort, cette prière qui
continue, alors que les sentiments et aspirations de l'âme se dessèchent.
Fantastique, cette patience de l'homme contre le silence de Dieu. Fantastique,
cette poursuite d'un amour qui ne vient pas, et qui semble ne jamais vouloir
venir. Fantastique, ce pauvre boiteux qui ne quitte pas le Tout-Puissant, et
marche du même pas.
Fantastique effort, que de supporter
ce poids des stations à genoux ! Mais non, ne parlons pas de cela, et
n'exagérons pas ! Si nous ne portions jamais d'autre poids que celui-là,
quelle allégresse ! Nous irions sûrement à l'extrême de nos possibilités,
et les mélodies chanteraient d'elles-mêmes dans notre âme !
« Et maintenant, dit le
Seigneur, si tu aimes le fantastique, tu sais, enfant, ce qu'il te reste à
faire ? » « Hélas ! mon Seigneur et Maître, si vous
m'attirez dans cette voie, vous allez me rendre bizarre dans mon propre
milieu ! » « Accepte, enfant, le ridicule attaché à une vie de
grandes prières. Sache seulement apprécier, selon les certitudes de la foi, les
possibilités secrètes que t'offre une telle vie. J'aime les cœurs qui choisissent.
Et pour t'aider à choisir, écoute la leçon d'un petit apologue. Voici un chien
qui aboie et galope avec ardeur sur une piste où il a vu et senti le gibier.
D'autres chiens des fermes voisines, voyant courir leur congénère, se mettent
derrière lui en aboyant et galopant de confiance. Mais ceux-ci n'ont ni vu ni
senti le gibier, et, très vite, ils se demandent ce qu'ils font là, derrière
cet enragé, et ils abandonnent. Seul le premier poursuivra jusqu'au bout,
jusqu'à la saisie, parce qu'il a une expérience qui manque aux autres. Ce chien
te paraît-il ridicule dans sa poursuite ? Alors toi, demande-toi qui donc,
dans ton aventure personnelle, joue le rôle de gibier ? »16
Puisqu'il s'agit de durer dans la
prière, pratiquons soit la prière vocale, lentement répétée (oraisons
jaculatoires, chapelet), soit l'oraison contemplative, ou un libre mélange des
deux. Seules, en effet, ces formes de prière peuvent obtenir le résultat
recherché : exciter la vertu de foi juste assez pour lui permettre de
veiller, supporter sans perte les longues étapes, exercer l'amour peu senti,
infusé par Dieu. Les autres formes de prière (oraison discursive, énumération
de demandes) ne servent guère, si même elles ne gênent pas.
L'oraison contemplative a ceci de
particulier : quelle que soit la quantité qu'on y met, le total paraît
peu. Même si l'on donnait tout son temps à cette forme de prière, elle ne
ferait jamais une lourde production matérielle. Exercice éminent de la vertu de
religion et de la charité théologale, elle ne pèse jamais sur l'âme d'une façon
rigide ou vulgaire. Comme un ruisseau dont l'eau, bien qu'elle coule jour et
nuit, reste naturellement fraîche.
Lorsque la prière personnelle atteint
une certaine fréquence, il n'y a plus lieu de chercher si elle est fervente ou non.
Assiduité signifie ferveur ; et fidélité sauve tout.
Je mène ma vie de prière bien
mal ? Peu importe, je continue. Mieux vaut continuer qu'abandonner. J'aime
Dieu bien mal ? Peu importe. Continuez. Mieux vaut continuer que cesser.
Pourquoi, Seigneur, avez-vous donné à
mon cœur la forme d'une tenaille ? Je veux dire qu'il ne lâche pas
facilement ce qu'il a, une fois saisi ? Cela n'a pas rendu ma vie très
facile, mais m'a permis, du moins, de durer dans la prière !
Lorsqu'on connaît la pauvreté de sa
propre prière, on éprouve le besoin d'y mettre au moins la quantité. Et
lorsqu'on y met la quantité, on commence à obtenir vraiment ce qu'on espère.
Quel que soit le moment de votre
existence où vous êtes arrivé, il vous est encore possible d'ajouter un moment
de prière à ceux que vous avez déjà faits, fussent-ils innombrables. Vous avez
ainsi toujours devant vous une œuvre essentielle, une possibilité, la plus
ferme des diverses possibilités dont je vous entretiens dans, ces pages.
Vous le voyez, je vous propose ici,
avec le désir de vous attirer dans le parcours, des choses qui vous paraissent
peut-être ambiguës ? Ne se pourrait-il, en effet, que je me trompe ?
Que, d'un bout à l'autre de ces pages, je voie du positif là où il n'y a
rien ; que je confonde horizon naturel et vie surnaturelle ; que
j'aie manqué mon entrée et même toute ma démarche ; que les fruits soient
gâtés ? Certes, il se pourrait. Mais il se peut aussi qu'il y ait quelque
exactitude dans ce que j'expose ici. Dans cette dernière hypothèse — que
j'espère réalisée par l'aide de Dieu —, je reprends confiance en la vérité de
la vérité, et je m'arrête, frère, à la conclusion que voici : « Si
vous avez le don de prière, de grâce, ne demandez pas autre chose ! »17
LE PRIX
COÛTANT DE LA POSSIBILITÉ
LE TICKET D'ENTRÉE
Alors que déjà, et bien timidement,
je vous cherchais, mon Dieu, je savais que rien, jamais rien, ne pourrait vous
forcer à m'appeler et à me choisir pour votre amitié. Aucun titre à être admis.
Peut-être, seulement, une chance à espérer, venant de vous ; une chance
infime, une chance sur mille ou sur dix mille. Autant dire gratuité absolue. Je
devinais qu'il existe une certaine famille d'âmes, celle des amis de Dieu, je
souffrais de n'en point faire partie, et ne savais comment la rejoindre.
J'avais la nostalgie d'une vie et d'un milieu désirés dont j'étais absent. Je
révérais et enviais ce que je ne connaissais pas. En tout ce qui concerne les
biens offerts par la main de Dieu, oh ! combien il faut se garder de mépriser
ce qu'on ne connaît pas encore ! J'imaginais comme un beau jardin dans
lequel Dieu admet ses amis ; mais, isolant ce jardin, un long mur, devant
lequel j'allais et venais sans fin, sachant bien que jamais, par la seule vertu
de mon désir, je ne trouverais la porte de passage. Allant, venant, durant des
délais qui ne cessaient de s'allonger, et pour ne pas me lasser de piétiner
devant ce mur, je me répétais sans cesse : « Tout accepter, tout,
pour un degré d'intimité en plus ! » Je disais et redisais aussi,
sans fin, le texte que voici de sainte Thérèse d'Avila : « Que nous
le voulions, que nous ne le voulions pas, nous marchons tous, quoique en
différentes manières, vers la fontaine de vie. Mais il n'y a, croyez-m'en,
qu'un chemin qui y conduise, c'est l'oraison. Quiconque vous en indique un
autre, vous trompe »18. Ce texte me semblait résumer, je ne
sais trop comment d'ailleurs, le sens de mes recherches et de mon attente, et
tout autant leur inefficacité complète. Sur mes lèvres, ce texte se
transformait en supplication. Ainsi à tout instant, et surtout durant les
heures de travail, durant trois années, davantage peut-être. Dans quel pré,
dans quel champ du monastère n'ai-je pas semé ces prières, plus dru que les
brins d'herbe ou les graines qui y poussaient ? La parole de Dieu, semée
ici ou là, produit cent pour un, ou soixante, ou trente pour un, ou rien du
tout. Mais la parole de l'homme jetée vers Dieu, la prière, produit toujours
cent pour un. Aussi, un jour, plus heureux que tout autre jour, je me suis
trouvé avoir passé le mur ! Passage complètement inaperçu, mais c'est par
la suite que mon âme a pu dire, avec une reconnaissance étonnée :
« Quoi qu'il m'arrive dans l'avenir, il demeure à jamais acquis que, au
moins durant un certain temps, je vous ai aimé, mon Dieu, d'un amour qui ne
venait pas de moi, mais de vous en moi. » Manière peut-être maladroite
d'exprimer un événement très réel. La gratuité demeurait totale ; si
totale qu'elle me fait peur aujourd'hui encore. Il s'en est fallu de si
peu : une bienveillance de la volonté d'un Autre, lequel n'avait rien de
particulier à y gagner ! Comme l'entrée m'avait été ouverte sans raison,
de même elle aurait pu m'être refusée sans raison. Savez-vous en quoi consiste
la grâce, la gratuité ? Savez-vous ce que vous dites lorsque vous parlez de don gratuit, de privilège
gratuit ? Vous n'en savez rien. Il n'y a qu'une gratuité, celle selon
laquelle notre Dieu nous aime, nous appelle et nous conduit vers lui.
Pour
découvrir l'étroit passage dans le grand mur, il faut, en plus de l'insistante
prière dont je viens de parler, une seconde condition. Saint Jean de la Croix
indique en quoi elle consiste. Mais les leçons des livres, même des meilleurs,
peuvent passer inaperçues. Il faudrait, en plus du livre, avoir près de soi un
ami de ce livre et de cette doctrine. Il faudrait avoir près de soi un conseil
vivant, une voix qui fasse ressortir les passages clés. Cette voix compétente
et assurée vous aiderait à découvrir l'option indispensable, et vous
encouragerait à tenter l'aventure. Pour ma part, je n'ose vous indiquer en quoi
consiste cette seconde condition. Aider à trouver l'entrée du jardin, non,
vraiment, je ne l'ose pas, tellement, après qu'on est entré, le ticket d'entrée
coûte cher ; tellement, après qu'on est entré, les poids sont lourds à
porter ; tellement il faut les porter longtemps. Je parle de ce qu'il faut
payer après être entré, car, s'il a fallu donner quelque chose avant, on
l'oublie, tellement ce qu'il faut donner après est plus onéreux. Si Dieu vous
fait découvrir l'entrée du jardin, tant mieux pour vous, mille fois tant mieux.
Ensuite, lorsqu'il vous faudra payer le ticket, je vous aiderai de tout mon
pouvoir et avec compassion. Mais je ne veux pas, avant que vous soyez entré,
porter la responsabilité de vous avoir attiré : vous me reprocheriez, plus
tard, le prix du ticket !
D'autre
part, nous savons que, dans tout appel à l'intimité avec Dieu, intervient la
communion des saints, laquelle fonctionne en faveur du salut de tous les
hommes. Toute âme religieuse en supporte sa part. De ce point de vue, il y a
également des tickets à payer. Mais ceux-ci ne sont pas de la même couleur que
le ticket dont je viens de parler. Il s'agissait de notre entrée personnelle
dans la seconde vocation. Les tickets dont je parle maintenant concernent la
vocation première et générale au salut éternel.
Sur le
chemin du Paradis, nous sommes transportés par les cars du Bon Dieu, sinon
personne n'arriverait jamais au bout. Il y a quelques cars pour les amis de
Dieu, et une longue file de cars pour les autres. Ces derniers sont gratuits. Les cars des
amis de Dieu sont payants, et ce billet-là coûte cher. Mais le plus fort, c'est
que les amis de Dieu doivent payer dix et vingt fois leur place. A tout instant
durant le voyage, le Maître passe de nouveau, pour leur demander de payer
encore. Les amis finissent par comprendre qu'on les fait payer pour d'autres,
pour ceux qui voyagent sans billet dans la longue file des cars gratuits. Et
lorsqu'ils doivent verser le prix pour la vingtième fois, ils se plaignent bien
un peu à leur Seigneur ; mais pas trop, parce qu'ils savent que ce ne sera
pas encore la dernière fois. Ainsi l'exige notre fonction de suppléance.
Ceux que j'aime, je les donne à Dieu.
Je ne les renvoie pas à d'autres humains, je les donne chaque jour à notre
Dieu. « Seigneur, tous ceux que j'aime, je les mets dans votre main :
voyez donc ce que vous êtes pour moi ! Et je vais en chercher
d'autres ; car le temps m'en fera connaître et aimer d'autres. Tous, je
les mettrai dans votre main. Et nous n'aurons qu'un amour, celui de Dieu, notre
Père ».
THÉOLOGIE
SILENCIEUSE
Qu'on
l'admette ou non, l'union de l'homme avec Dieu, les conditions et les exigences
de cette union constituent une science. Il faut donc consentir à se laisser
enseigner quelques petits principes normatifs et intangibles relatifs à cette
science. Il ne servirait de rien de vouloir tout inventer par soi-même. En
outre, dans la vie spirituelle, comme dans le travail manuel ou le sport,
posséder un peu de technique relève l'intérêt qu'on y porte et procure plus de
sécurité. On ne peut aller à la recherche de Dieu par n'importe quels moyens,
ni dans n'importe quelle direction. Or, il y a présentement une mésestime
vis-à-vis de la spiritualité comme science, au profit de l'étude quasi exclusive
de la Bible. Essayons de raisonner le cas.
J'ai
commencé à lire quotidiennement l'Écriture sainte bien des années avant que
cette pratique ne se répande. Durant vingt-cinq ans, je l'ai lue annuellement
d'un bout à l'autre. J'ai reçu de cette lecture, cela va sans dire, des
bienfaits, des encouragements et des connaissances, autant que j'en peux
porter. Néanmoins, je suis arrivé aux deux constatations que voici : d'abord, l'Écriture
sainte ne peut, à elle seule, fournir le léger support dont a besoin l'oraison
non discursive. Ensuite, l'Ecriture sainte ne suffit pas pour nous instruire de
tout ce qu'il est nécessaire de savoir touchant la vie intérieure. Bien des
notions indispensables ne peuvent s'acquérir que par la théologie dogmatique et
la doctrine des maîtres spirituels. Pour les décisions à prendre au cours d'une
vie de prière, et pas seulement dans les débuts, notre esprit a besoin de
principes clairement formulés, que d'autres esprits plus compétents ont tirés
de leur expérience et de leur réflexion. Précisément, les plus qualifiés parmi
les amis de Dieu, aidés, sans aucun doute, par un charisme divin, nous ont
laissé d'excellentes cartes routières, et d'utiles notices d'entretien pour les
différents types de voitures. Faute de connaître ces notices et ces cartes,
nous ne saurons jamais assez explicitement le voyage que Dieu veut nous faire
faire, ni comment et par quels chemins le suivre. Aussi risquerions-nous bien
des retards, des accidents de route, et surtout, le pire de tous : abandonner
en plein parcours. Encore une fois : la parole de Dieu ne rend pas vaine
la parole des amis de Dieu, nos aînés, nos maîtres. La Révélation n'élimine pas
la réflexion sur des expériences qui sont identiques chez tous. De toute
évidence, la prière, et surtout la prière monastique à longueur de vie, demande
qu'on s'y prenne très méthodiquement. Or la Bible ne contient pas d'indications
à cet effet. Il faut donc que nous cherchions celles-ci dans la doctrine des
maîtres spirituels. N'allons pas nous priver de cette substance et de cette
solidité ; et renseignons-nous auprès de ceux qui ont réussi.
Voulez-vous quelques exemples qui
fassent comprendre ce dont il s'agit ? Prenons une situation classique,
qui concerne les premiers pas et qui, de ce fait, revêt une certaine
importance. Un moine débute dans la vie intérieure ; on lui demandera des
efforts pour réduire ses défauts, pour acquérir des vertus, pour s'exercer à
l'oraison discursive. Cela suppose déjà qu'il assimile une petite tranche de
doctrine précise. Si ce religieux se montre fidèle en ces pratiques, Dieu peut
vouloir prendre les choses en main ; par des épreuves directement
providentielles, lui-même organisera désormais les efforts que ce religieux
faisait auparavant ; et Dieu va suspendre l'oraison discursive, pour lui
substituer une oraison contemplative. Si le patient ne veut pas contrecarrer
ces changements, il faut de nouveau qu'il possède sur ces divers points des
enseignements certains. Enfin, si Dieu ne prend pas ces initiatives, il y a
possibilité non pas de l'y contraindre, non pas de les mériter, mais de
s'offrir à elles dans une humble dépendance. Le moine, en effet, ne doit pas se
contenter d'attendre ces grâces, mais il a quelque chose de positif à faire
pour s'y préparer. Cela demande encore diverses connaissances explicites,
beaucoup plus nuancées que les précédentes. Vous trouverez peut-être dans
l'Écriture sainte quelques directives pour la première de ces trois étapes,
mais certainement rien de précis pour les deux autres. Par conséquent, il faut
que vous connaissiez d'abord la doctrine spirituelle, si vous voulez trouver
dans l'Écriture une aide pour la vie de votre âme.
C'est pourquoi je vous souhaite de
désirer ce beau savoir, cette belle science des approches de Dieu et de son
amitié. Je vous souhaite d'abord le savoir doctrinal. Dites-moi ce que
signifie, par exemple, « les différentes manières d'arroser un
jardin » ; ou bien « l'acquis, l'infus, le senti et le
non-senti » ; ou bien encore « les quatrièmes demeures ».
Savez-vous assembler ou distinguer comme il convient ces notions ? Or ce
n'est là que l'enfance de l'art ! Vous répondrez : « Je prie
tout de go, sans technique ni doctrine ; cela me suffit. » Cela
suffit si vous voulez voler en rase-mottes toute votre vie durant. Mais le vol
en rase-mottes risque, pour un accident de terrain tout à fait banal, de vous
mener rapidement au stop définitif. Par conséquent, mieux vaut voler un peu
au-dessus des obstacles.
Les grâces d'union avec Dieu sont des
moyens. Quand elles surviennent, il faut savoir s'en servir immédiatement.
Méditez la parabole des vierges sages et des vierges folles, elle trouve ici
une application. Il faut avoir sa lampe allumée et sa provision d'huile lorsque
survient la grâce ou l'Auteur de la grâce. Il y va de nos possibilités.
À cette science qui énumère les
règles de l'amitié divine, il me semble pouvoir appliquer l'étiquette de
« théologie silencieuse », qui la distingue de la « théologie
prêchable », deux expressions que j'emprunte à l'abbé, depuis cardinal,
Charles Journet 19.
Pour celui qui cherche par-dessus
tout l'intimité avec Dieu, il y a moins de vérité et d'amour, en un mot moins
de possibilités, dans la théologie prêchable que dans la théologie silencieuse.
Mais cette théologie silencieuse, il faut, bien sûr, qu'elle mérite le nom de
théologie et en remplisse les exigences. Et qu'elle ne fasse pas, au moment où
vous en avez besoin, comme des gravillons sous vos pneus dans un virage un peu
dur. A la fois sagesse et science, elle doit être par conséquent large,
paisible, ordonnée à la pratique ; et, de plus : certaine, précise,
spéculative, définie et définissante. Pensez à la vocation du moine : le
moine se doit d'acquérir cette théologie silencieuse, en raison du temps qu'il
consacre à la vie intérieure. Or, cette sorte de théologie réclame plus de
rigueur, plus de travail et de continuité que l'entretien de la théologie
prêchable. Pour cette dernière, la marmite une fois remplie, il suffit de la
remettre assez souvent sur le feu. Quant à la théologie silencieuse, l'âme doit
en vivre. Car elle fonde, en sécurité et dans la vérité, l'union avec Dieu.
Elle dicte des choix. Elle façonne le cœur. Elle suscite et guide les
aspirations. Elle influence l'oraison. Le moine a donc besoin de cette science,
que l'exégèse ne peut remplacer.
LE PRIX
COÛTANT DE LA MÉLODIE
JOB
N'ai-je pas annoncé des
mélodies ? Justement, ainsi va le chant : il monte, puis il
descend ; il s'élance, puis il retombe ; il passe du majeur au
mineur. Selon les passages, il plaît, ou il plaît moins.
Abordons, une fois de plus, le grave
sujet. À nos frères matérialistes, qui, en raison de l'incompréhensible mystère
de la souffrance, protestent avec révolte contre notre Dieu, montrons que nos
protestations sans révolte sont aussi véhémentes que les leurs. Disons à ces
scandalisés notre propre scandale. Celui-ci, accompagné de soumission
confiante, n'est pas moins tragique que le leur, accompagné de négation. Le
fidèle n'échappe pas à la souffrance ; mais il trouve son salut en ne
voulant pas non plus, à cause de la souffrance, échapper à Dieu.
Plaignons-nous de Dieu. Comme Job, le
rouspéteur fidèle. Se plaindre peut avoir aussi valeur de témoignage —
témoignage de foi, bien sûr, je n'en voudrais pas d'autre. Vous-même, donc,
Seigneur, inspirez-moi ce que je peux dire contre vous.
Lorsqu'un moine, après avoir obéi à
la première vocation qui l'a conduit dans le cloître, demande encore pour lui
cette seconde vocation qui est celle de l'intimité avec Dieu, il ne sait pas en
quels risques il s'engage. Il ne peut aucunement soupçonner le poids des
épreuves ni leur durée, comme suite au supplément de grâces qu'il demande.
Toujours ce même ticket d'entrée, qui se paye après, alors qu'on ne peut plus
reculer ! Deux images montreront tant bien que mal de quoi il s'agit.
D'abord, quant à la durée de ces
épreuves. À l'égard de ses amis, Dieu aime tellement suspendre les événements
souhaitables ! Il se plaît à laisser refroidir lentement sous leurs yeux
la tasse qu'il a promis de leur servir et qu'il a fait chauffer devant
eux ! Ô Maître tout-puissant et peu pressé ! Seigneur, il y a donc
une loi humaine que vous ne voudrez jamais faire vôtre, celle-ci : le plus
court chemin d'un cœur à un autre, c'est la ligne droite. Et, entre vous et
nous, vous mettez des détours, des contours et des demi-tours, à n'en jamais
finir. Ensuite, quant au poids des épreuves. Peut-on dire qu'une presse à
emboutir se comporte amicalement à l'égard de la feuille de métal qu'elle
écrase ? Pourtant, ainsi Dieu se comporte-t-il à l'égard de ses amis :
une presse à emboutir de six cents tonnes. Hélas ! il n'en fallait pas
tant ! D'autant que, à force plus grande, précision moindre. On avait mis
sous la machine une tôle de huit millimètres ; la presse a frappé son coup
un peu trop fort, la tôle sort avec une forme parfaite, mais elle n'a plus que
sept millimètres. Et voilà l'objet inutilisable ! Tous les fidèles de la
prière savent d'avance que Dieu se mettra au travail pour les sanctifier ;
ils s'attendent à ce qu'il fasse sur leur dos du travail artisanal, mais c'est
souvent de l'industrie lourde. Le Seigneur a-t-il donc, à tel point, confiance
en la capacité de résistance de ses amis ?
LE FILET
Si vous suivez, dans le cloître ou
dans le monde, la vocation d'ami de Dieu, votre Maître va sûrement vous faire
goûter l'épreuve du filet. Vous serez ligoté par des circonstances ou par des
volontés qui vous empêcheront de donner et de servir, et même de vous
développer comme vous l'espériez. De plus, les circonstances extérieures qui
vous ligotent se trouveront doublées d'impossibilités personnelles éprouvées
dans votre sensibilité et dans votre âme. Même si vous voyez d'avance de quel
côté le filet va tomber sur vous, et que vous vouliez l'éviter en fuyant d'un
autre côté, la nécessité des événements vous forcera à venir vous présenter, à
l'heure inévitable, au passage fatal. Ensuite, pour vous libérer de ce filet,
il faudrait des luttes sans fin que vous ne voulez pas entreprendre ;
d'autant qu'elles seraient, vous le savez, inutiles. Toutes les issues possibles
s'annoncent donc comme également cruelles. Et vous ne pouvez rien esquiver,
rien modifier, rien abréger. Vous ne pouvez bouger ni le petit doigt ni la
langue. Vos plaintes n'y changeront rien. Chacune des cordelettes du filet,
chaque maille, chaque nœud, sont inévitables. Alors, soyez-en sûr, Dieu l'a
voulu ; et tout vient de lui ; et vous pouvez y reconnaître sa main.
Pauvre proie !
Mais jurez-vous, une fois pour
toutes, de ne jamais vous aigrir.
Parmi les différents types de filet,
vous apprécierez spécialement celui qui vous emprisonnera dans ses mailles de
telle façon que vous ne pourrez plus ni aimer ni faire du bien selon votre
choix. Lorsque les circonstances réclameront indéfiniment de vous des trésors
de sympathie envers des gens que vous n'auriez jamais choisi d'aimer, et que
des cloisons infranchissables vous sépareront de ceux que vous auriez choisis.
Ne dites pas qu'en tout cela je vous
donne l'exemple de la rancœur et du blasphème. Comprenez qu'en formulant de
cette façon le paradoxe créé par l'union entre la créature et notre Dieu
transcendant, je vous renvoie à la métaphysique — la plus vraie, celle de saint
Thomas d'Aquin —, au « traité des causes », à la théologie
spéculative, à l'objet formel de l'espérance théologale. Sans notions fermes,
renoncez à réfléchir, vous ne vous tireriez pas
du paradoxe. Je vous renvoie surtout à la prière, en la longueur des heures, en la longueur
des jours. La prière contemplative guérit les blessures occasionnées par la
vocation d'ami de Dieu. Tout comme la cent unième heure d'oraison justifie les
cent heures qui l'ont précédée et compense les épreuves qu'elles ont amenées.
Tout comme la dernière fidélité révèle toutes les fidélités antécédentes,
inaperçues et, d'un seul coup, les magnifie.
ABRAHAM ET MELCHISÉDECH
Mais — et voici de l'inattendu —
malgré le filet, malgré le ticket d'entrée dont nous avons parlé précédemment,
l'ami de Dieu demeure dans une certaine joie. Une joie divine, aussi fidèle au
cœur que les épreuves. « Seigneur, vous ne m'avez guère béni : mais
moi, je vous bénis. » Cette joie se manifeste, par exemple, lorsque deux
amis de Dieu se rencontrent et peuvent se communiquer librement leur
expérience. Car chacun perçoit tout de suite que l'autre est vraiment conduit
par Dieu. Ce qu'il ne sait pas toujours apercevoir dans sa propre aventure, il
le reconnaît d'un coup d'œil infaillible dans l'expérience de l'autre. Et le
tracé de la main de Dieu fait vibrer son cœur.
Racontée au chapitre XIV du livre de
la Genèse, la rencontre d'Abraham et de Melchisédech est la première en date
des rencontres entre des âmes qui se reconnaissent de la même famille parce
qu'elles prient de la même manière.
En raison du monothéisme qu'il
professait, Abraham vivait séparé spirituellement de sa parenté restée païenne ;
son émigration loin du pays d'Aram, terre de ses ancêtres, en fournit la
preuve. Pareillement, durant son séjour en Chanaan, il vit seul et
séparé ; parmi des païens sédentaires, il reste un nomade. Nul confident
de ses certitudes religieuses.
Melchisédech apparaît, qui invoque
lui aussi « le Dieu Très-Haut, Créateur du ciel et de la terre ». Ce
Melchisédech fait confidence à Abraham de sa propre manière de prier. Il
accomplit en sa présence la liturgie qu'il s'est lui-même composée pour honorer
le vrai Dieu : un sacrifice qui n'immole pas le sang, et qui marque un
effort vers la pureté et l'immatérialité, pacifique offrande de pain et de vin.
Alors ces deux hommes de prière
expriment la joie spirituelle qu'ils ressentent de leur rencontre. Melchisédech
bénit, c'est-à-dire qu'il exulte en
Dieu à propos d'Abraham, de la vocation et des grâces reçues par celui-ci. De
son côté, Abraham donne à Melchisédech la dîme du butin, pour marquer son
estime et leur communion d'âmes. Puis chacun repart vers son aventure
personnelle. Mais cette rencontre unique reste pour eux un émerveillement.
Chacun des deux demeurera réconforté par l'existence de l'autre, et par la
certitude que l'autre reste fidèle au même Dieu Très-Haut. Voyez-les se
quitter, ces deux anciens, ces deux chefs de caravanes, hardis et pensifs,
drapés dans le mystère, ces cœurs limpides. Éloignés l'un de l'autre, chacun
dans son désert, ils ne seront plus désormais des isolés. Pour la première
fois, deux hommes se savent pleinement unis, du seul fait qu'ils ont une même
expérience de Dieu et de la prière.
La Bible se devait de nous conserver
cet important épisode. J'y vois la lointaine origine de cette famille d'âmes à
laquelle vous et moi espérons appartenir aujourd'hui ; cette famille
dispersée et mystérieusement unie, dont les membres possèdent tous, et ont
presque l'air de se passer l'un à l'autre, une merveilleuse petite grâce de
Dieu. Une grâce nommée : intimité.
Qu'ont fait vos amis, Seigneur notre
Dieu, pour vous forcer à leur donner votre intimité ? Je réponds :
ils vous ont aimé avec la fibre du cœur ; ils ont duré dans la
prière ; ils se sont laissé ligoter par le filet ; ils ont payé le
ticket d'entrée ; ils ont accompli leurs possibilités et chanté leurs
mélodies. Autrement dit, ils n'ont rien fait. Car vous leur aviez tout
donné : et la fibre du cœur, et le ticket d'entrée, et le don de la
prière, et leurs possibilités, et tout et tout. Alors ? Alors, laissons
tomber toute inquiétude, et entrons dans l'intimité de notre Dieu. Et si nous
avons quelque merci à lui dire, disons-le.
Si je pouvais vous voir, mon Seigneur
et Père, je vous dirais quelque chose... Mais, puisque vous êtes en vérité près
de moi, pourquoi ne pas vous la dire, et tout de suite ? Donc, voici. Ma
vie s'écoule, grâce à vous, selon une remarquable continuité d'épreuves et
d'abandons forcés, sans clairières, presque sans clartés. Pourtant, par-dessous
ces maux, vous avez tout de même réussi à me faire parvenir les deux ou trois
biens que justement je désirais plus que tout. Ces deux ou trois biens que je
m'imaginais atteindre par l'audace et le succès, et qui sont arrivés tout
doucement par le silence et l'acceptation. Il faut oser dire « tant
pis » à tout abandon humain, pour pouvoir dire à toute offre divine :
« Je prends, je suis preneur. » Ces deux ou trois grâces qu'il me
semble avoir reçues n'en font peut-être qu'une seule ? A la fois tellement
peu et tellement tout ; nourriture de famine, manne trop légère et, à la
fois, surabondante raison de vivre et d'espérer. Si elle m'avait manqué, cette
grâce, celle-là précisément, la belle, la désirée, la merveille, tous les
succès imaginables ne m'auraient pas dédommagé de ce manque. Et, avec tous ces
succès, j'aurais été, aujourd'hui, devant vous mon Dieu, plein de regrets et
presque de colère. Alors qu'avec toutes ces épreuves — et avec cette grâce-là,
l'irremplaçable — je suis heureux maintenant et je vous aime. Vos virages sont
serrés, vos coups de frein sont durs, mais vous conduisez joliment bien. Et
vous m'avez mené, avec la plus parfaite précision, exactement à l'endroit où,
dans mon ambition la plus gratuite, je désirais aller. Non pas vers des délices
sensibles ni spirituelles, mais vers un amour pour vous fondé en vérité et
capable de durer. Et parce que vous agissez ainsi, tout homme trouvera, sous
votre conduite, sa mélodie. Et, de plus en plus filialement, la gratitude fera
monter cette mélodie vers vous, Père !
Une seule question se pose : un
cœur qui m'aime vaut-il pour moi tout le reste de l'univers ? Une simple
fibre qui m'appartienne dans un cœur humain compense-t-elle pour moi tout
l'univers indifférent ? Oui, certes. Et s'il s'agit d'un mince filet de
l'amour de Dieu descendant vers moi, vaut-il pour moi tout l'univers ? Et
s'il y a, de ma part, une faible réponse vers Dieu, celle-ci vaut-elle à mes
yeux plus que tout ce que je puis trouver ou donner ailleurs ? Oui,
l'amour de Dieu pour nous, notre amour pour Dieu valent plus que tout le reste.
Si mince soit-il, aujourd'hui, dans notre cœur, si ténu l'espoir de le voir
grandir jusqu'à la plénitude, il est déjà l'amour du Bien infini, éternel,
inépuisable. Voilà notre réponse à la seule question qui se pose.
ÉCHEC FINAL
A toi maintenant, frère, qui m'as lu.
J'ai voulu t'ouvrir les yeux sur tes
meilleures possibilités, qui toutes convergent vers l'amour de Dieu. Ai-je
réussi ? Peut-être, en partie.
Je voulais, en outre, t'aider à
trouver tes propres mélodies, celles qui déjà devraient remplir ton âme, et qui
devraient s'épanouir de plus en plus, avec tes progrès en humanité et
spiritualité. En cela, j'ai conscience de n'avoir pas réussi. S'il suffisait
d'avoir un peu d'expérience pour te faire réfléchir sur tes possibilités, il
aurait fallu me substituer à toi pour te suggérer tes propres mélodies. Tu me
demanderas pourquoi je ne t'ai pas révélé les miennes, celles que le dessein de
Dieu sur moi fait surgir en moi, au fil des événements qui passent et des
grâces reçues ? Mes mélodies ? Mais elles se trouvent là, dans ces
pages que tu viens de lire ; elles y sont toutes, en haute fidélité. Tu
pourras les entendre, si ton oreille est patiente et sympathisante.
Quant à formuler, pour toi et pour
Dieu, tes propres mélodies, après l'aveu que je viens de faire de mon échec, ce
travail-là reste entier. Je le laisse donc à une âme plus fine que la
mienne : la tienne. Frère, au travail.
Père Jérôme, in Car toujours dure
longtemps...
1. De
Chateaubriand.
2. Marc Connelly, Desclée de Brouwer, 1936.
3. Saint Thomas d'Aquin : Caritas
non potest naturaliter nobis Messe, neque per vires naturales est acquisita.
« La charité ne peut se trouver en nous comme une vertu
naturelle ; de même, pour l'acquérir, nos forces naturelles ne peuvent
rien. » (2a. 2ae. Qu. 24, art. 2.)
4. Saint Thomas d'Aquin : Dilectio est actus
voluntatis in bonum tendens, sed cum quadam unione ad amatum ; quae quidem
in benevolentia non importatur. « La bienveillance n'implique pas
l'union affective ; par là elle est moins riche que la charité. »
(2a. 2ae. Qu. 27, art. 2, ad 2.)
5. Saint Thomas d'Aquin : Deus amat nos tanquam
aliquid sui. (2a. 2ae. Qu. 30, art. 2, ad 1.)
6. Saint Thomas d'Aquin : Amici, si non amant et
amentur, vituperantur. « Ceux qui sont aimés, et n'aiment pas, sont
mal vus. » (2a. 2ae. Qu. 27, 1.c.)
7. Terre des hommes, éd. Gallimard, Paris, 1939.
8. Écrits spirituels, éd. De Gigord, 1933, p. 119-120.
9. Ernest Psichari, Le Voyage du centurion, cité
dans J. Maritain, Les Grandes Amitiés, Desclée de Brouwer, 1949, p. 202.
10. Saint
Thomas d'Aquin : Est proprium amicitiae quod aliquis ea quae habet
amico communicet. « Le propre de l'amitié consiste à mettre à la
disposition de l'ami tout ce que l'on a. » (4. Contr. Gent. ch. 21, n° 7.)
11. Saint Thomas d'Aquin : Melior est magis amans.
« De deux amis,, le plus fin aime le plus. » (2a, 2ae. Qu. 27,
art. 1, ad 1.)
12. Saint Thomas d'Aquin : Per hoc sacramentum,
quantum est ex sui virtute, non solum habitus gratiae et virtutis confertur,
sed etiam excitatur in actum, secondum illud : Caritas Christi urget nos.
« Par la communion sacramentelle, grâce et charité sont non seulement
apportées, mais encore excitées à produire des actes, ainsi que l'enseigne
l'Écriture », II Corinthiens 5, 14 : « la charité, qu'apporte
avec soi le Christ reçu, nous active » (3a. Qu. 79, art. 1, ad 2).
13. Saint Thomas d'Aquin : Nihil
est proprium amicorum sicut convivere. « Des amis ne désirent rien
tant que vivre côte à côte. » (Commentaire sur l'Éthique à Nia, liv.
8, lect. 8. Ed. Vivès, t. XXV, p. 584 a.)
14. Osée 6,
4.
15. Saint-Exupéry, Carnets (1936-1944), éd.
Gallimard, p. 31.
16. Adaptation, d'après Les Sentences des Pères du désert,
éd. Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1966, p. 108-109.
17. R. P. Sertillanges o.p.,
Spiritualité, éd. Aubier, 1938, p. 226.
18. Chemin de la perfection, trad.
Bouix s.j., éd. Lecoffre, 1884, t. III, chap. xxn, p. 119.
19. Dans Connaissance et inconnaissance
de Dieu, éd. L.U.F.-Egloff, 1943, p. 109.