Ces « Farces
monstrueuses qu'on appelle Tragédies »
Et puisque Racine est avant
tout un auteur tragique, c'est sur la tragédie qu'il convient finalement de se
concentrer. Dans ses réflexions, il semble l'avoir tenue surtout pour un genre
théâtral, mais dans l'acte créateur il visait une signification, à former dans
l'œuvre et à donner à la vie. Sa pensée étant simple et rigoureuse, au point où
ses pièces, par leur dessin, sont en quelque sorte superposables, il nous aide
plus qu'aucun autre à nous faire une idée claire de la tragédie.
Celle-ci commence, non pas
dans l'analyse de la misère, de tout ce que suppose le mot tragique (aussi
trompeur en cela que prosaïque), mais au contraire dans l'exaltation
d'une certaine grandeur. L'être humain, la vie, le monde que nous habitons :
tout est d'emblée plus spacieux, plus riche, plus attirant qu'avant le lever du
rideau. C'est par exemple l'ampleur épique de l'ouverture d'Iphigénie, le
sentiment pour le spectateur d'être en contact avec un des récits les plus prodigieux
de toute la littérature : l'expédition contre Troie, et d'être invité à le
revivre. Ou c'est la beauté morale et spirituelle de Phèdre. Ou l'amour
véritable de Titus, de Bérénice et d'Antiochus. Bérénice est en effet
une pièce à part dans le théâtre de Racine, où l'on appelle amour ce qui
n'est souvent qu'une obsession. Le sens du mot change au cours du célèbre
enchaînement : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque
qui aime Hector, et même l'amour vrai est marqué d'une sorte de perversion,
Aricie mettant sa fierté non seulement à « enchaîner un captif de ses fers
étonné » mais à « porter la douleur dans une âme insensible ».
Rien n'est intéressant (comme dirait Kierkegaard) dans l'amour de Titus
et des autres, tout est sérieux. Il n'y a pas de jalousie meurtrière, Titus
souffre à la place de Bérénice et demande à Antiochus de la soutenir « dans
son malheur », et Antiochus aussi s'élève au-dessus de ses souffrances
pour se représenter celles de Bérénice :
Allons lui déclarer que Titus l'abandonne.
(...)
Qu'on l'abandonne ! Ah Reine ! Et qui l'aurait pensé
Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?
(...)
Qu'on l'abandonne ! Ah Reine ! Et qui l'aurait pensé
Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?
Bérénice, c'est le moment où Racine
explore, aussitôt après Britannicus et le « désir curieux » et
malade de Néron, l'amour, l'altruisme, une certaine bonté, l'aspiration à ne
pas faire souffrir.
Dans le miroir également
grossissant que Shakespeare tend à la nature, on voit des choses moins
concentrées et moins faciles à résumer, plus variées et plus surprenantes. Par
exemple, l'être extraordinaire d'Hamlet, les nombreux personnages qui semblent
l'habiter, la vie insondable de son esprit, avec sa curiosité prompte et
infatigable et sa prise sur le monde qui change constamment et n'est jamais en
repos. Ou, chez Lear, une immense capacité de souffrir et d'apprendre que l'on
n'aurait jamais soupçonnée à regarder les premières scènes. Ou l'amour
éclatant, démesuré d'Antoine et de Cléopâtre, qui enrichit abondamment
l'imagination et qui se nourrit, peut-être, d'images, étant prestigieux dans
les deux sens du mot.
Malgré leurs différences,
Racine et Shakespeare se rejoignent dans leur capacité de saisir la vie en
l'élargissant, et d'adopter ainsi la perspective initiale de la tragédie sur la
valeur profonde qu'est vivre. Tout cela me semble au reste assez évident, mais
ce n'est pas là que commencent, en général, les discussions à propos de la
tragédie. Voici, pour tant de commentateurs, une pensée indéniablement tragique :
« Ne pas naître, voilà ce qui vaut
mieux que tout. Ou encore, arrivé au jour, retourner d'où l'on vient, au plus
vite ».
Mais pourquoi ce passage
chanté par le chœur d'Œdipe à Colone (dans la traduction de Paul Mazon)
serait-il plus tragique que cette autre déclaration du même chœur : « En ce pays de bons chevaux, tu as rencontré,
étranger, le plus beau séjour de la terre. C'est ici la blanche Colone, où
l'harmonieux rossignol plus qu'ailleurs se plaît à chanter, au fond des vallons
verdoyants » ? Ou que ce cri enthousiaste du chœur d'Antigone,
du même Sophocle : « Il est
bien des merveilles en ce monde, il n'en est pas de plus grande que l'homme » ?
De telles affirmations
contradictoires ne deviennent tragiques que lorsqu'on les écoute ensemble. La
tragédie est sans doute en littérature la façon de penser la plus résolue à
descendre au fond de la misère, de tout ce qui s'oppose à la vie heureuse.
C'est souvent chez Racine le mal auquel un personnage se donne et qu'il répand
sur d'autres, en atteignant, comme Hermione, une folie sublime ou, comme
Roxane, cet héroïsme dans le mal qui fascinait également, par sa nature
paradoxale et révélatrice, Corneille et La Rochefoucauld. C'est aussi le mal
comme une force redoutable qui à la fois rôde dans le monde et se tapit au
tréfonds de l'être, que l'on sent dans Amurat, le sultan absent mais qui
s'approche dans Bajazet, pouvoir absolu et homicide, ou dans le monstrueux
qui s'empare de Néron dans Britannicus et d'Ériphile dans Iphigénie
avant de s'incarner dans Phèdre. C'est surtout la mort, l'ennemie
invincible de la vie à laquelle la tragédie aboutit le plus souvent et à juste
titre. Voilà de nouveau en quoi Bérénice est spéciale, une expérience
limite. Non seulement il n'y a pas de morts, mais il n'y a pas de personnage
mauvais. Le malheur arrive (Antiochus aime sans être aimé de retour, Titus et
Bérénice, qui s'aiment, doivent se séparer) parce que le monde est comme ça,
parce que le vouloir reste souvent insatisfait. Le « Hélas ! » de la fin ouvre sur la tristesse de la
condition humaine avec autant de force que, dans les autres tragédies,
l'assassinat et le deuil.
La misère dans Shakespeare
se présente aussi comme le mal, parfois presque pur, chez Lady Macbeth,
Iago, ou même don Juan dans Beaucoup de bruit pour rien, une comédie. Le
mal pour Shakespeare n'a pas besoin, pour exister, de motivation, de
psychologie. D'où le bouleversement de la nature, qui participe au malheur des
hommes dans Le Roi Lear (et même, dans une autre comédie, le Songe
d'une nuit d'été, à une dissension dans le monde des fées). D'où la
présence de forces chthoniennes dans Macbeth, et aussi de cette
malchance qui fait que Cordélia est tuée dans Le Roi Lear puisque Edmond
tarde à contremander son meurtre, et que Roméo et Juliette se suicident par
suite d'une erreur et d'une série de contretemps. Ce hasard peut sembler
contraire au bon règlement du théâtre (à la concaténation logique des
événements) comme à la découverte raisonnable de la misère du monde, mais sa
nature casuelle atteste de façon particulièrement effarante les conséquences
d'un monde désordonné ou (comme le dit Hamlet du temps) « disloqué ».
Au-delà de l'injustice et de tous les autres torts des personnages, il existe
une injustice constitutive dans l'univers dysfonctionnel qu'ils habitent.
Mais il est nécessaire,
comme je l'ai dit, afin que la tragédie commence à œuvrer, de mettre ensemble
dans l'esprit tout ce qui persuade de la misère de la vie et tout ce qui
persuade de sa grandeur. Dans Racine, un personnage peut découvrir cette
contradiction dans un moment décisif de sa propre expérience, comme Pyrrhus qui
voit dans la destruction de Troie non seulement l'opposition cohérente entre la
victoire et la nuit, mais une victoire paradoxale, à la fois éclatante et cruelle,
qui fait de lui en même temps un héros, le « rival » de son père
Achille, et un meurtrier. Un personnage peut aussi vivre cette contradiction de
manière permanente dans sa personne, comme Thésée, qui est présenté comme le
successeur d'Hercule purifiant la terre de ses monstres et comme le ravisseur
des femmes, et dont Hippolyte aimerait pouvoir effacer « indigne moitié » de la « si belle Histoire ».
Dans Shakespeare, on trouve
des personnages qui réfléchissent sur la question, comme Hamlet. Et dans
les pensées qu'il développe devant Rosencrantz et Guildenstern, où « ce
bel édifice » la terre lui semble « un promontoire stérile », où
« ce dais si excellent de l'air » n'est pour lui qu'un « amas
affreux de vapeurs pestilentielles » et où l'homme, ce « chef-d'œuvre »,
est une « quintessence de poussière », il ne faut pas supposer que
toutes ces merveilles sont annulées par les perceptions adverses, comme si la
mélancolie d'Hamlet, son « humeur pesante », lui permettait de se
délivrer, lucide et moderne, de l'illusion des apparences. L'angoisse d'Hamlet
vient de ce qu'il voit encore la « voûte splendide du firmament, ce toit
majestueux orné de flammes d'or », et qu'il voit encore l'homme, « infini
dans ses facultés (...), par l'action si proche d'un ange, par l'entendement si
proche d'un dieu ». Les deux visions de l'homme et de son univers se
contredisent mais ne s'anéantissent pas, étant toutes les deux vraies, et
forment ce que j'appelle l'antithèse tragique. C'est comme la grandeur et
la misère chez Pascal, qui sont impliquées l'une par l'autre : « La
grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable », « Toutes
ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur.
Misères d'un roi dépossédé ». Si je cite Pascal, ce n'est pas pour faire intervenir
le jansénisme, c'est pour la pertinence de sa pensée dialectique et parce que
l'explication qu'il donne de cette sorte de double vision : un homme est à
la fois l'image de Dieu et un pécheur, la terre et le ciel sont en même temps
la création de Dieu et un monde déchu, peut aider à voir clair et semblerait
sans doute recevable à Racine et à Shakespeare.
Un autre poncif dont on
peut se méfier prétend que la tragédie est pessimiste et qu'elle finit
mal. La définition de tragique dans Le Robert (répertoire
utile de ce qui se pense communément) : « Qui est propre à la
tragédie, évoque une situation où l'homme prend douloureusement conscience d'un
destin ou d'une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même »,
n'est pas fausse, pourvu que l'on comprenne avec précision destin et fatalité,
puisque voilà en effet le sens que nous donnons à l'adjectif. Mais la
tragédie, qui nous rend sérieux, ne se borne pas à nous faire prendre
conscience d'un monde où toutes les horreurs imaginables et à peine imaginables
se produisent sans cesse, et d'un moi également fautif. Comme je l'ai dit au
chapitre précédent, l'élan de la tragédie vise au-delà de ce qui « pèse
sur notre condition » et au-delà de la catastrophe. On évite la tragédie,
on atténue le tragique (par un optimisme tout aussi superficiel) lorsqu'un
dénouement heureux fait oublier les choses terribles et pitoyables qui l'ont
précédé. La tragédie s'accomplit quand la misère demeure dans la
transfiguration de la fin. La tragédie a une structure ternaire, qui permet aux
deux premières parties, célébration de la grandeur et déploration de la misère,
de résonner encore dans la troisième. Il m'a toujours semblé que la Symphonie
pastorale de Beethoven suit parfaitement cette configuration tragique de la
vie, dans sa version la plus complète et la plus ouverte à l'espoir, avec, au
début, « L'éveil d'un sentiment de bonheur en se promenant à la campagne »,
puis, après un moment, « L'orage », et « Le chant des bergers —
la joie et la gratitude après l'orage » où une sorte d'extase à la fin
fait revenir en mémoire cet orage qui menacera de nouveau et qui participe pour
toujours de la texture des circonstances. Je remarque aussi cette remontée, non
pas vers le bonheur du début mais vers une joie supérieure.
Pour Racine, le dépassement
du mal, du malheur, semble avoir été si important qu'il fait une entorse à
Aristote. Au chapitre 13 de La Poétique, Aristote oublie ce qu'il
affirme ailleurs du dénouement de la tragédie en appelant Euripide tragikôtatos,
« le plus tragique » des poètes, du fait que beaucoup de ses
tragédies « finissent dans l'infortune ». Racine ne tient compte de
ce passage, curieusement, ni dans la traduction de nombreux extraits dont il a
rempli les marges d'une des éditions dans sa bibliothèque, ni dans les quelques
annotations qu'il a faites dans une deuxième. Et dans la préface d'Iphigénie,
il dit ceci : « Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui
ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait
dire, qu'entre les Poètes Euripide était extrêmement tragique, τραγικωτατος,
c'est-à-dire qu'il savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur,
qui sont les véritables effets de la Tragédie ». Il fait dévier le
jugement d'Aristote, en connaissance de cause, vers les émotions tragiques,
afin de ne pas être limité dans la façon dont il termine ses pièces.
Il est vrai que, pour
Racine, le fait même d'exciter la compassion et la terreur permet aux
spectateurs de se dépasser et crée déjà un au-delà de la catastrophe. Je pense
à la célèbre déclaration de la préface de Bérénice : « il
suffit (...) que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout
le plaisir de la Tragédie », où la qualité majestueuse d'une certaine
tristesse et la perspective triste sur la majesté donnent naissance, non pas à
l'abattement mais au plaisir, et où la joie poétique, la joie théâtrale, « l'élégance
de l'expression » et la créativité de la forme, constituent déjà, à leur
manière, une réponse au problème.
J'ai eu l'occasion dans
d'autres chapitres d'indiquer plusieurs dépassements de la catastrophe dans les
tragédies de Racine et de Shakespeare : l'apothéose d'Auguste signalée au
cours du dernier récit de Britannicus au moment même où Junie s'apprête
à garder un « Feu toujours ardent » qui célèbre l'existence des dieux ;
la rive qui gémit au loin « blanchissante d'écume » à la fin d'Iphigénie
(à laquelle on
pourrait ajouter la mer qui vient « laver » les murs du palais au
dénouement sanglant de Bajazet) ; la transformation d'Hamlet en roi
de Danemark et la passation du pouvoir à cet autre Hamlet, à cet Hamlet autre,
qu'est Fortinbras ; la nouvelle royauté d'Edgar à la fin du Roi Lear. Mais
il faut rencontrer de tels moments dans la trame de l'action qu'ils cherchent à
interpréter (comme cette « autre contrée » qui évoque de façon si
précaire à la fin de Bajazet un ailleurs salutaire) pour en apprécier,
non seulement la valeur poétique, mais le pouvoir de conviction sur le plan de
l'existence.
Parmi les autres signes
d'espoir, à la fin de Macbeth, on se souvient de la prophétie relative
aux rois qui descendront de Banquo jusqu'à Jacques Ier ; un
espoir dynastique semblable habite Andromaque. Il nous est difficile d'y
être sensibles, mais « qui ne sait, demande Racine dans sa deuxième
préface à propos d'Astyanax, que l'on fait descendre nos anciens Rois de ce
Fils d'Hector, et que nos vieilles Chroniques sauvent la vie à ce jeune Prince,
après la désolation de son Pays, pour en faire le Fondateur de notre Monarchie ? ».
Il faut supposer qu'on le savait en effet, Ronsard en ayant parlé au début de
sa Franciade. Ce lien entre Astyanax et Louis XIV ne constitue du reste
qu'un petit élément de l'espoir qui souffle à la fin de la pièce. Pyrrhus et
Hermione meurent, Oreste devient fou, la misère du monde n'est pas niée, mais
le royaume d'Épire est renouvelé par la transmission du pouvoir de Pyrrhus à
Astyanax, et Andromaque non seulement sauve la vie de son fils et demeure
fidèle à Hector mais n'est plus dans la nécessité de se tuer. Tout cela nous
est transmis par des récits, comme des rumeurs venues de loin, alors que sur la
scène (depuis les changements heureux apportés au premier texte) nous voyons la
rage d'Hermione et le « transport » d'Oreste.
On sait aussi que la tragédie
guérit la discorde entre familles par le seul déferlement de malheurs capable
de le faire. La paix inattendue de Vérone est « sombre » à la fin de Roméo
et Juliette, l'histoire des deux amants est pour le Prince la plus « douloureuse »
qui soit, mais une querelle immémoriale se termine et ne soyons pas sourds à la
nouvelle fraternité créée par la réconciliation des deux familles, à la
transformation de l'être qui s'exprime avec une joie profonde dans les mots
simples de Capulet : « O brother Montague, give me thy band »,
« Ô frère Montaigu, donne-moi ta main ». Dans les tout derniers
mots de Phèdre, Thésée adopte Aricie :
Allons de ce cher Fils embrasser ce qui reste,
(...)
(...)
Que malgré les complots d'une injuste Famille
Son Amante aujourd'hui me tienne lieu de Fille.
Son Amante aujourd'hui me tienne lieu de Fille.
S'il fait preuve de moins
de générosité — son ténébreux orgueil l'en empêche —, il réussit néanmoins à
guérir la querelle qui a ravagé Athènes. Son action participe aux divers succès
de la tragédie, avec la transfiguration de Phèdre, la victoire non de Vénus
mais du « jour », et la mort du dernier monstre, qu'Hippolyte tue
selon une invention de Racine et en dépit de toutes les autres versions de
l'histoire qu'il avait lues.
Ni Racine ni Shakespeare ne
se contentent de plonger le spectateur dans la misère du monde et de l'y
laisser. La recherche d'autre chose, d'une sorte de salut, politique,
individuel, voire religieux, et d'une perfection esthétique comme le signe ou
le seuil de ce dépassement, s'achève normalement dans le dénouement, au moment
où tout est tiré au clair. Il existe aussi dans les tragédies de Shakespeare,
moins strictement tendues vers leur fin, un phénomène que je n'ai pas observé
chez Racine (et que j'ai déjà mentionné), de petits moments qui passent mais
qui peuvent revenir en mémoire au dénouement pour ajouter une autre touche à sa
signification. Je pense aux simples qui guérissent la folie de Lear, à ces « secrets
bénis » et ses « vertus inconnues de la terre » que Cordélia
voudrait faire pousser avec ses larmes. Ou à ces paroles d'Horatio dans la
toute première scène d'Hamlet :
But look, the morn in russet mantle clad
Walks o'er the dew on yon high eastern hill.
Walks o'er the dew on yon high eastern hill.
Mais,
voyez, le matin sous une chape rousse
Marche dans la rosée de la haute colline là-bas à l'est.
Marche dans la rosée de la haute colline là-bas à l'est.
Ou encore à ce moment que
j'ai étudié dans un autre contexte où « un des seigneurs qui accompagnent
le roi Duncan entrant chez Macbeth fait remarquer à ses compagnons, dans ce
moment terrible pour le spectateur, et tout simple pour eux, la douce et pure
beauté de la situation du château, où le martinet vient faire son nid. »
Je cite Stendhal, non pas dans Racine et Shakespeare mais dans son Journal
(5 février 1805), et s'il n'a peut-être pas raison de voir dans ce passage
un « repos », son intuition des personnages isolés dans un moment « tout
simple » est admirablement juste. De telles visions de la vie de la terre,
d'une beauté et d'une sorte de grande santé qui nous entoure, associent un
espoir d'une autre espèce à notre expérience de la fin.
Racine et Shakespeare
écrivaient à une époque dite chrétienne. Le christianisme n'est pas pour
Shakespeare, me semble-t-il, une simple façon habituelle de penser, à faire
intervenir lorsqu'un personnage s'exprime selon une croyance conventionnelle
sans effet sur le déroulement et la signification de la pièce, mais au
contraire — dans les cas où il s'y intéresse — la vérité. On le voit dans
presque chaque scène d'Hamlet ou dans la lutte, tout au long de Macbeth,
entre le Dieu de Malcolm, de Macduff et du « saint roi »
d'Angleterre et le démon, « qui ment en disant vrai » et dont Macbeth
comprend enfin, en regardant marcher le bois de Birnam, la présence derrière
les tentations des sorcières. On le voit même dans Le Roi Lear, qui est
situé dans une période préchrétienne de notre histoire mais qui ne cesse
d'explorer la prière, le repentir, le péché, et une sorte de providence
lointaine et à peine compréhensible 1.
L'intérêt d'Athalie, c'est
en partie de voir comment Racine va concevoir, en revanche, une tragédie
explicitement chrétienne, après des pièces situées dans l'Antiquité païenne ou,
dans le cas de Bajazet, à Constantinople. C'est aussi de le regarder à
l'œuvre après Phèdre et après le silence qui l'a suivie, conscient sans
doute que Phèdre était l'aboutissement de son théâtre, la meilleure
pièce dont il était capable, mais résolu, sinon à faire mieux, du moins à créer
une tragédie qui, à sa manière, la dépasserait.
La configuration
signifiante de la tragédie est particulièrement ferme. La grandeur est celle du
peuple de Dieu, du lieu théâtral (qui n'est autre que le temple de Dieu au cœur
de la ville sainte de Jérusalem), et de Joas, ancêtre du Messie et foyer de
l'espoir des hommes. Et si le « roi des rois », le « maître du
monde », le « rival d'Achille », le « successeur d'Hercule »
des autres pièces culminent (du moins en idée) dans la singularité tout autre
de Joas, le personnage le plus important de sa génération dans l'optique
chrétienne et essentiel à l'histoire du monde, les « suprêmes puissances »
mauvaises des tragédies précédentes (Néron, Acomat) trouvent un nouveau sens
dans l'autre grandeur de la pièce, celle d'Athalie, une « grande âme »
qui est non seulement une héroïne en mal mais la manifestation, en
quelque sorte, de la dimension héroïque du mal dans son opposition à Dieu. La
misère, c'est la domination de Juda par une reine infidèle, la disparition
apparente de Joas et la réelle souffrance d'Athalie (comme de l'apostat
Mathan). Le troisième mouvement de la tragédie, c'est la défaite d'Athalie et
la révélation de Joas, que Racine associe à ce qui représentait pour lui et
pour ses spectateurs l'espoir définitif, la victoire suprême sur le mal et sur
la cause de la tragédie, en faisant dire à Ismaël : « Tous
chantent de David le Fils ressuscité ».
Racine n'écrit pas
simplement une « tragédie chrétienne », il offre une explication
chrétienne de la tragédie, comme la forme littéraire qui explore les antinomies
d'un monde à la fois créé par un dieu et déchu, plein de vie et voué à la mort,
et qui cherche une solution. Et malgré le triomphe de Joad, malgré la réussite
de la tragédie, il n'offre pas une œuvre naïvement rassurante, à cause de
la réalité humaine d'Athalie, du fait précisément qu'elle est vaincue, et même
réprouvée, et que cette misère-là demeure. Et il y a plus, car dans sa dernière
pièce, la tragédie reprend, une autre tragédie se dessine. Dans un des vers les
plus sinistres de la pièce, Mathan prévient ainsi Athalie : « Quelque
Monstre naissant dans ce Temple s'élève », et s'il entend quelque personne
redoutable pour la reine, nous reconnaissons la formule qui avait décrit Néron.
Car Joas est, en effet, un monstre naissant. Dans la prophétie de Joad, la
nouvelle grandeur de sa victoire est annulée lorsqu'il ordonne le meurtre de
Zacharie, comme le peuple saint tombe dans la nouvelle misère de la captivité
de Babylone. Mais cette tragédie-là se résout aussi, car dans un deuxième « transport »,
Joad voit la Jérusalem nouvelle qu'est l'Église et prédit que la terre
enfantera son Sauveur. Racine interprète la tragédie à la lumière de la Bible
et l'histoire biblique en fonction de la tragédie, et parvient dans Athalie
à projeter le processus tragique, avec une netteté parfaite, au-delà même
du dénouement, en créant à la fois une certitude quant à la fin de la tragédie
et le sentiment de la distance qui nous en sépare.
Racine et Shakespeare vont
au cœur des choses par des voies différentes. Voltaire n'a pas entièrement
tort, en pensant à Shakespeare, de parler de ses « Farces monstrueuses
qu'on appelle Tragédies », à condition d'approfondir les termes employés,
car ses tragédies ouvrent en effet sur le prodigieux, l'énorme et l'effrayant,
en ajoutant souvent une autre perspective, comique, également troublante et,
comme dans les dialogues clownesques autour du tombeau d'Ophélie, également
vraie. Les tragédies de Racine sont aussi monstrueuses, pour les mêmes raisons
et puisque le genre tragique est monstrueux en lui-même, mais l'absence du
moindre soupçon de farce, comme sa longue réflexion sur la tragédie et une
profonde simplicité dans l'acte créateur, lui permettent de donner à ses
tragédies et au tragique qui les sous-tend une définition lumineuse. Si
Shakespeare associe à l'action de la tragédie le plus petit détail de notre
expérience (Phèdre saisit l'épée d'Hippolyte mais Roméo, personnage brillant et
amant lyrique, dit néanmoins à son serviteur : « Give me that
mattock and the wrenching iron », « Donne-moi cette pioche et la
barre de fer »), Racine, en nous rendant attentifs à l'essentiel, parvient
de nouveau à tout clarifier.
Et c'est ici surtout qu'il
faut essayer de les comprendre de l'intérieur, en adoptant tour à tour un point
de vue français et un point de vue anglais. Car un Anglais juge spontanément
que le théâtre de Racine est en effet essentiel, et qu'il lui manque le touffu
du réel, alors qu'un Français suppose, je crois, que le théâtre de Shakespeare
est un encombrement admirable qui n'atteint peut-être pas la netteté d'une
pensée lucide. Mais si, d'une part, la pensée de Shakespeare est parfaitement
lucide dans sa très grande complexité et dans sa décision de ne pas tout
expliciter, je crois avoir compris, d'autre part, que la généralité de Racine
inclut le particulier, implique ce qui n'est pas nommé. Je pense à une
expression de Yeats à propos de Maud Gonne, qu'elle a enseigné « to
ignorant men most violent ways », qui devient, dans la traduction
d'Yves Bonnefoy : elle a « prêché aux rustres la violence ».
Comme l'idée même de la violence est contenue dans les « manières
violentes » ou les « actes de violence » de Yeats, au pluriel
parce que la violence s'est multipliée et s'est manifestée dans de nombreuses
circonstances, ainsi toutes les expressions réelles de la violence sont présentes
dans « la violence » de Bonnefoy, au singulier parce que les
multiples actions violentes, de quelque forme que ce soit, donnent sur la seule
violence qui les définit. Cette différence dans les façons de faire des deux
langues se retrouve dans la différence entre la création théâtrale de Racine et
celle de Shakespeare.
L'anglais et le français
visent, avec des moyens dissemblables, le même monde. Et malgré leurs
divergences, il me semble que Shakespeare et Racine, le plus grand écrivain
anglais et le plus français des écrivains français, dans leur tentative pour
comprendre la tragédie en l'incarnant sans cesse au théâtre, se retrouvent
finalement au cœur de l'humaine condition.
Michael Edwards, in Racine et
Shakespeare
1. Je me rends compte, cependant,
qu'en faisant apparaître ainsi les dessous religieux de l'action des pièces, je
les falsifie, puisque Shakespeare, loin d'exhiber les vérités chrétiennes et de
nous obliger à entrer dans son univers religieux, sonde l'épaisseur du vécu
avec une telle abondance de perspectives que notre attention est comblée de
nombreuses façons et que nous sommes libres d'entendre chaque pièce comme nous
le voulons.