LE SUPPLICE - 25-30 MAI MCCCCXXXI
Le vendredi 25 mai, tandis que Jeanne, gênée et honteuse, en robe longue et la tête rasée,
se débat au milieu des brutes, dans toute la ville, dans le château surtout, la
garnison anglaise furieuse se livre aux représailles. Dans les rues, coups et
insultes contre ces truands qui ont hier sympathisé avec la prisonnière.
Warwick a interdit toute visite au
cachot. Cauchon lui-même est tenu en échec.
Il a envoyé Beaupère et Midi visiter Jeanne. Le bruit
a déjà circulé que Jeanne en butte aux outrages des soldats regrettait son
changement d'habit. Ils viennent « l'induire et admonester à persévérer
dans son bon propos et donner garde qu'elle ne rechût ».
Comme par hasard, le gardien de la clé est absent et
on ne parvient pas à le trouver. Les docteurs sont obligés d'attendre dans la
cour. Reconnus, un attroupement de soldats les entoure et, parmi autres « paroles
comminatoires », Midi entend grogner : « que qui les
jetterait à la Seine, il serait bien employé ».
— Filons ! souffle Midi à Beaupère.
Sur le pont-levis, d'autres soldats de faction les
menacent ; « parquoi espouvantés », nos braves prennent la
fuite, sans avoir vu Jeanne.
Jeanne n'aura donc ni conseil, ni la messe, ni la
communion promises.
Et ce soir la Chrétienté entre dans la grande attente
eucharistique.
À Paris (et dans tous les villages catholiques), sur
l'ordre du Pape, les processions se déroulent et les prédications. De
Notre-Dame aux Augustins, c'est procession générale suivie d'un sermon où est
prêché « le très haut bien spirituel que le pape Martin V a donné et
octroyé à la fête du Saint-Sacrement prochaine ». De précieuses
indulgences font de cette solennité le plus grand « Pardon » de
l'année. Les églises interdites elles-mêmes s'ouvrent durant les octaves,
« à portes toutes ouvertes, c'est assavoir à tous excommuniés et tous ceux
qui seraient boutés hors de l'Église et du service ». Cent jours de pardon
sont donnés à tous ceux qui ce jour recevront le corps de Notre Seigneur.
Jeanne est bien assurée que maintenant, elle aura
cette joie ! Depuis cinq mois qu'elle meurt de cette faim. N'a-t-elle pas
tout risqué, sur la parole des maîtres, pour enfin n'être plus hors de la
communion !
Le samedi 26, Jeanne
attend tout le jour quelque prêtre pour avoir de lui la certitude. Journée
infinie, que rendent atroce les grossièretés des soldats de plus en plus
déchaînés. Personne n'est venu ! Les saintes seules, mais en un visage de
reproche.
Jeanne en souffre plus que des menaces des juges. Les
saintes lui disent « la grande pitié de la trahison qu'elle a
consentie en faisant abjuration et révocation pour sauver sa vie. Et qu'elle se
damnait pour sauver sa vie ! »
Cette pensée d'avoir pu trahir est une torture.
— Si tu dis que ce n'est pas Dieu qui t'as envoyée,
Jeanne, tu te damneras ! C'est grand mauvaiseté d'avoir dit que ce que tu
as fait n'était pas bien...
Jeanne supplie son pardon. La peur du feu, sa
faiblesse, les mille voix des juges et de la foule l'ont brisée. Mais renier
ses saintes, jamais, jamais elle ne le fera !
C'est presque une assurance que de sentir l'étreinte
des chaînes : n'est-ce point la preuve qu'elle est fidèle ? Les
jambes sont prises par deux paires de fer à chaîne, une chaîne traversante par
les pieds du lit la couche immobile, liée à une grosse pièce de bois fermant à
clé. Elle ne peut faire un mouvement. Mais cette nuit, elle goûte une douceur à
cette impitoyable contrainte. Non ! Elle ne veut pas échapper !
Le dimanche 27, fête de la Sainte Trinité, à l'aube, tout à l'espoir de la messe promise, Jeanne
demande
— Déferrez-moi, et je me
lèverai...
Des rires et des gestes ignobles, tandis que, l'un des
soldats lui ôtant les vêtements de femme qu'elle portait, ils lui tirent du sac
les habits d'homme et les lui jetant :
— Lève-toi,
paillarde !
Ils serrent dans le sac les vêtements de femme et se
plantent en riant autour d'elle :
— Allons, p•••, lève-toi !
Scène dégoûtante. La pauvre
enfant, blottie sous sa couverture, les supplie :
— Messieurs, vous savez qu'il
m'est défendu ; sans faute, je ne le prendrai pas.
Ils répondent par des insultes. Et Jeanne,
affreusement angoissée, n'ose bouger du lit. Pas de messe !
Toute la matinée se passe à se battre avec ces brutes.
Enfin vers midi, obligée de se lever pour un besoin du
corps, elle est forcée de revêtir l'habit d'homme.
Rentrée en son cachot, elle supplie à nouveau qu'on
lui rende ses vêtements de femme. Nulle réponse que des grossièretés.
Et tout à coup l'apparition de Guillaume Colles et des
notaires, au milieu d'un assez grand tapage mené par une cinquantaine de
soldats dans la cour. La nouvelle est déjà arrivée à Cauchon, qui a aussitôt
envoyé ses officiers dresser procès-verbal. Le fait n'est pas douteux. Et les
Anglais triomphent ! D'autres, parmi les juges, sont atterrés. Ils
demandent à Jeanne pourquoi elle a agi ainsi. Jeanne en donne les raisons. Sur
quoi la fureur des Anglais éclate :
— Taisez-vous de par le diable ! crie un Anglais à André Marguerie qui a soulevé cette
question. Un soldat le menace de sa hache. Il n'a que le temps de s'enfuir.
Manchon, dans la cohue, est mis à mal. Ils échappent, poursuivis par les huées
et de cris de « Traîtres ! Mauvais juges !
Armagnacs ! »
On entend Warwick accueillir
Cauchon en se frottant les mains :
— Elle est pincée !
La nuit est abominable. Ce ne sont plus ces brutes,
c'est un grand seigneur, Warwick peut-être, qui vient d'entrer dans la prison
et qui dans ses chaînes se jette sur la malheureuse pour la violenter. Lutte
effroyable où la sauve le vêtement lacé qui la protège.
Mille fois la mort ! Le feu
même !
La pauvre enfant n'a plus osé
dormir.
Le lundi 28, Warwick, qui n'a pu obtenir hier en raison de la
bousculade l'acte officiel de constat, envoie requérir près de Cauchon les
notaires. Manchon, dans l'effroi
des scènes de la veille, refuse de bouger. Il faut qu'au nom de Warwick, John
Grey vienne garantir aux notaires leur sûreté.
Il s'y rend alors avec Jean Massieu et trouve dans la
prison Cauchon et l'Inquisiteur entourés de Nicolas de Venderès, Guillaume
Heton, Thomas de Courcelles, avec Fr. Ysambard et trois chanoines.
Jeanne, brisée d'une nuit de délire et de lutte, est
plus pitoyable à voir que jamais, tête rasée, son visage plein de larmes,
défigurée et outragée à faire pitié et compassion. Elle est en robe courte
d'homme, chaperon et pourpoint noir.
Il faut prendre acte de ce fait et en savoir les
raisons.
Jeanne déclare que c'est volontairement qu'elle est
ainsi. Les abominations dont elle a à se défendre lui en font une nécessité.
Jamais elle n'a promis de ne plus porter ces habits d'homme. D'ailleurs, on n'a
pas tenu ce qu'on lui avait promis : la sainte messe, la communion, la
délivrance des fers.
— Si on veut me laisser aller à la messe et ôter des fers et me mettre en
prison de grâce, avec une femme comme gardienne, je serai bonne et ferai ce que
vous voudrez.
Le bruit a couru que Jeanne a eu de nouvelles
révélations. Elle est donc retombée en ses superstitions.
— Les avez-vous entendues depuis jeudi ?
—Oui,
— Que vous ont-elles dit ?
Jeanne confesse les reproches que les saintes lui ont
faits. Elle proteste que ses désaveux ne sont que l'effet de la peur du feu.
— Vous les avez reniées sur l'échafaud !
— Jamais ! Tout ce que j'ai
fait, c'est par peur du feu. Mais jamais je ne renierai la vérité.
Et les fixant de son regard brûlé
de fièvre :
— J'aime mieux faire ma pénitence en
une fois, à savoir mourir, que de souffrir plus longtemps en ce cachot. Quant à
reprendre habit de femme, il ne dépend que de vous.
Il suffit. Cauchon fait rédiger le
procès-verbal et sort.
Dans la cour, à Warwick et aux Anglais qui
l'attendent, il lance jovialement en anglais :
— Farowelle ! Farowelle ! et ajoute : Ça y est ! Faites bonne
figure !
Rentré chez lui, Cauchon lit à tête reposée le texte
du notaire. À l'endroit où Jeanne affirme avoir revu ses Voix, il fait écrire
dans la marge : Responsio mortifera. C'est la condamnation à mort.
Il ne reste plus qu'une formalité : convoquer le tribunal pour le
lendemain.
Dans la Journée Jean Beaupère trouve que Rouen n'est
décidément plus souhaitable. Il découvre de graves devoirs qui l'appellent au
Concile. Il file en Suisse.
Le mardi 29, en la chapelle du manoir archiépiscopal,
quarante-cinq assesseurs sont réunis autour de l'évêque qui rappelle les faits
et ordonne de lire les derniers procès-verbaux. Sur quoi il demande aux
seigneurs et maîtres leur avis.
Le chanoine Nicolas de Venderès parle le
premier : Jeanne est hérétique, la sentence doit être prononcée, puis
Jeanne doit être abandonnée à la justice séculière que l'on priera d'agir
envers elle doucement, c'est-à-dire de la brûler.
Quelques juges d'âme plus faible proposent timidement
avec l'abbé de Fécamp et Fr. Ysambard une suprême admonition ; d'autres,
plus zélés, refusent avec Gastinel l'appel même à la miséricorde du bras
séculier, car elle mérite tous les supplices. Unanimement le fait de relaps est
reconnu.
Cauchon, remerciant les juges, conclut qu'il ne reste
plus qu'à agir contre Jeanne, comme relapse, ainsi qu'il est de droit et de
raison.
Séance tenante les notaires Manchon et Guillaume
Colles rédigent en latin la citation pour Jeanne à comparaître le lendemain à 8
heures du matin au Vieux Marché, pour se voir déclarée relapse, excommuniée,
hérétique, et entendre les intimations d'usage.
Durant la journée, Jeanne n'a reçu de visite que des
saintes. C'est d'elles qu'elle sait la mort instante. Dans la prière, elle
n'entend plus les infâmes plaisanteries et les insultes. Pour la dernière fois
elle est enchaînée de tout son corps aux poutres où elle est étendue. Les saintes
sont si proches qu'elle s'abandonne à leur protection. À quel bois demain
sera-t-elle enchaînée ? Ces chaînes ne vont-elles pas tomber ?
Jeanne, voici la liberté ! Le
royaume de Paradis !
C'est la dernière nuit du Mystère.
Le mercredi 30 mai, Vigile de la Fête-Dieu, dans
les desseins de Dieu et pour nous désormais,
FÊTE DE SAINTE JEHANNE D'ARC.
Le tintement des cloches a depuis l'aube semé
l'angoisse dans la ville. Il y a déjà du monde au Vieux Marché dans les entours
d'un grand socle de plâtre chargé et entouré de fascines. Des gens assis occupent
depuis des heures les bonnes places pour bien voir. Le silence. Dans les rues,
les fenêtres et les portes s'ouvrent, un bonjour angoissé et honteux à
la voisine, et peu à peu les groupes muets marchant égrenés dans la même
direction.
Une sorte de tocsin ou de glas. Un soleil innocent.
Les parfums de la nuit fraîche.
Aux coups de sept heures
l'huissier Jean Massieu, le cœur très lourd, a franchi le pont-levis. La
compagnie de garde est renforcée. Il monte les marches et souffle
difficilement, tandis que le geôlier ouvre la serrure.
Jeanne, consumée, assise sur son lit est déjà habillée.
Elle regarde Massieu de grands yeux, que les larmes ont ravagés et rendus
brillants. Elle a tout compris, Massieu la
salue. Il n'ose pas dire le bonjour ; mais déploie un papier. Il
lit à Jeanne la citation à comparaître pour 8 heures.
— C'est ma mort, maître Jean ?
Massieu s'est effacé, dans la
porte vient d'apparaître l'évêque. Derrière lui Jean Le Camus, chanoine de
Reims, Thomas de Courcelles, Nicolas Loiseleur, Pierre Maurice, Nicolas de
Venderès.
Hier on a parlé de suprême
admonition. Cauchon poussera la miséricorde judiciaire à ses extrêmes limites.
Jeanne l'a abattu d'un seul regard :
— Évêque, je meurs par vous !
Cauchon a mis un instant à
reprendre pied :
— C'est par vous, Jeanne ! Vous n'avez pas tenu ce
que vous aviez promis. Vous êtes retournée à votre premier maléfice. Ne vous en
prenez qu'à vous de ce qui arrive.
— Hélas ! si vous m'aviez mise en prison d'Église,
avec convenables gardiens, ceci ne serait pas arrivé.
Et cette fois le mesurant : J'EN APPELLE DE
VOUS DEVANT DIEU ! Toutes têtes basses, un silence.
Puis, pour la forme, une espèce d'interrogatoire
dont on pensera dans dix jours à tenir instrument. Pourquoi prolonger la
comédie ? L'heure avance. Cauchon sort avec sa suite.
Pierre Maurice s'attarde à une
parole de réconfort :
— Maître Pierre, où serai-je ce soir ?
— N'avez-vous pas, lui dit Pierre du ton de quelqu'un
qui sait que lui ne va pas mourir, bonne espérance en Dieu ?
— Oui, certes ! Avec l'aide de
Dieu, je serai ce soir en Paradis.
Ne sont restés que les dominicains
à qui est confiée la suppliciée : Fr. Ladvenu et Fr. Toutmouillé.
Jeanne maintenant peut pleurer.
— Ha ! quel horrible et cruel
supplice ! sanglote Jeanne. Ce corps que j'ai gardé de tout péché, entièrement net,
faut-il qu'il soit ce matin brûlé et mis en cendres ! Ah ! j'aimerais
mieux sept fois être décapitée que d'être ainsi brûlée !
Les jeunes religieux sont très émus devant cette
femme, cette enfant de 19 ans que secouent les sanglots d'une agonie vivante.
Ils essaient les froides, les menteuses paroles de
consolations aux condamnés, les silences plus sincères.
— Ha ! si l'on m'avait mise aux
prisons d'Église... J'en appelle à Dieu le souverain juge des grands torts et
injustices dont on m'accable !
Alors, relevant son visage tout en larmes vers Fr.
Ladvenu, la pauvre enfant supplie :
— Oh ! donnez-moi les
sacrements de Pénitence. Et la très Sainte Eucharistie... Il y a six mois que je l'attends !
Fr. Ladvenu n'ose prendre sur lui une décision aussi
grave : peut-il communier une « hérétique relapse » ? Que
les juges décident ! Il envoie l'huissier Massieu consulter Cauchon.
Pendant ce temps, il confesse
Jeanne dont le grand repentir porte sur
la faiblesse des jours passés. À tout hasard et ne s'y reconnaissant plus bien,
le dominicain l'absout.
Massieu revient, rapportant de Cauchon une réponse
d'une égale incohérence.
— Donnez-lui la communion et tout ce qu'elle voudra !
Et voici qu'un prêtre entre en costume de ville
apportant dans un corporal une hostie. Par honte, par peur des Anglais surtout,
il n'a pris ni lumières pour l'accompagner, ni même une étole.
En cette vigile de la Fête-Dieu,
où la chrétienté chante l'Ecce Panis angelorum..., la sainte Eucharistie est comme jetée
à un chien.
— Non, pas ainsi, proteste Fr. Ladvenu. Retournez et revenez selon les
rites prescrits !
Le prêtre et Jean Massieu sont sortis ; et cette
fois rassemblent les clercs à la chapelle castrale. Ils sont très nombreux et
prenant des torches se rangent en procession autour du prêtre qui en apparat
porte le ciboire.
De la cour et bientôt de l'escalier monte le chant de
litanies où l'on perçoit à rythme régulier l'appel des voix d'hommes :
Orate pro ea ! Orate pro ea !
La suprême invocation des saints. Le
Paradis, cette Église triomphante qui se penche sur cette enfant et va s'ouvrir
à elle.
Dans le cachot le prêtre est entré
et les cierges étoilent l'obscurité. Jeanne à
genoux, le visage légèrement rosé aux joues, les yeux fixés sur l'hostie qu'on
lui présente, frappe sa poitrine :
Ecce Agnus Dei, ecce qui tollit
peccata mundi !
Domine, non sum dignus ut
intres...
Tant de larmes pour ses pauvres péchés depuis le jour
qu'elle a pu peiner le cœur de Dieu ! Tant de souffrances hier et
aujourd'hui pour expier :
Sed tantum dic verbum et senabitur
anima mea.
Alors Fr. Ladvenu, prenant l'hostie, se penche vers le
visage renversé, aux yeux clos, d'où deux larmes descendent au long des joues :
— Accipe, soror, Viaticum Corporis
Domini nostri lesu Christi qui te
custodiat ab hoste maligno et perducat in vitam Aeternam
— Amen, répondent les
voix en laissant tomber les syllabes dans le silence.
Jeanne a incliné la tête.
Personne n'ose plus bouger.
Les saintes la soutiennent de
leurs mains.
Puis un bruit monte de la cour. L'escorte qui descend
sous la voûte. Des appels. Jean Massieu fait un signe à Fr. Ladvenu qui touche
doucement Jeanne à l'épaule.
— C'est l'heure ! dit-il en tremblant.
Jeanne s'est levée. Ôtant la cotte et le pourpoint,
elle enfile une grande robe de femme sans col, à manches coupées, lacée sur la
poitrine. On lui présente un chaperon de femme qui se rabat « embronché »
sur le visage.
Elle chancelle et doit s'appuyer à la main du Fr.
Ladvenu pour descendre... L'éblouissement du grand jour. La compagnie anglaise,
armée de vouges, d'épées, de guisarmes, en files silencieuses. La charrette
qu'on lui a montrée à Saint-Ouen. Jeanne monte et s'asseoit sur une planche,
les deux dominicains à ses côtés.
On ne voit plus maintenant que ses
épaules courbées, secouées par les sanglots.
Dans les rues, le glas qui tombe.
Le seul bruit des pas des soldats, le fer des chevaux, les roues qui heurtent
les pavés. Un silence épouvanté des maisons ; et, cachées derrière les
fenêtres closes, des femmes qui se signent.
— Ha ! Rouen ! Rouen,
mourrai-je cy !...
... Rouen ! Rouen ! seras-tu ma dernière demeure ? répète la pauvre enfant dans ses mains mouillées de
larmes.
On débouche enfin au Vieux Marché.
La petite place est noire d'une foule bourdonnante. À
toutes les fenêtres, sur les toits. Il y a là plus de 1o.000 personnes. Il est près de 9 heures.
Au chevet de
l'église Saint-Sauveur une estrade, où l'on se montre le cardinal d'Angleterre,
Cauchon, les évêques de Thérouanne et de Noyon ; le prieur des Carmes, le
prieur de Longueville. On ne voit ni franciscain ni dominicain, quelques chanoines. Sur une autre estrade les seigneurs de la cour
royale.
Près de la halle de la Boucherie, une petite estrade
où enfin apparaissent l'huissier Massieu, le manteau noir des dominicains, Nicolas
Midi le prédicateur. Puis le chaperon rabattu, en robe grise, la suppliciée.
Il y a un coup sur la foule. Un Ha, d'effroi et
de curiosité, des cris de femme.
On voit par endroits la foule osciller et s'ouvrir à
une femme que l'on emporte pâmée.
Sur une petite tribune : le bailly de Rouen,
Raoul le Bouteillier, son lieutenant et son notaire.
Plus en arrière encore, près du Pilori, émerge
hautement le poteau du bûcher et sur deux montants, un énorme écriteau :
JEHANNE, QUI S'EST FAICT NOMMEE LA PUCELLE. INVENTERRESSE.
PERNICIEUSE. ABUSERRESSE DE PEUPLE. DIVINERESSE. SUPERSTI-TIEUSE.
BLASPHEMERESSE DE DIEU. PRESUMPTUEUSE. MAL-CREANT DE LA FOY DE JHESU-CRIST.
VANTERESSE. YDOLATRE. CRUELLE. DISSOLUE. INVOCATERESSE DE DEABLES. APOSTATE.
SCISMATIQUE ET HERETIQUE.
Il y a plus de huit cents soldats armés de haches et
de glaives.
Une voix emphatique, aigre, déclamatoire s'élève et
crée le silence. C'est maître Nicolas Midi, qui a accepté le déshonneur de son
nom. Par un sacrilège qu'il sait, il prononce un texte de saint Paul pour étayer
son odieuse rhétorique : 1ère aux Corinthiens ch. 12. « Si
un membre souffre, tous les membres souffrent », et il accomplit sa
besogne.
Il s'acharne encore une fois à salir. Il viole encore
une fois toutes les choses saintes : la justice de Dieu et la foi du
Christ, l'Église et la vérité, et (avec une âpreté qui s'acharne plus elle se
sent incapable) l'âme, l'honneur, la conscience, la pureté de cette enfant et
derrière elle, celui en haine de qui tout s'accomplit, ce roi de France que
Jeanne a proclamé le plus noble chrétien d'entre les chrétiens.
Enfin il souffle et après un silence prononce d'une
voix grasse :
— Jeanne va en paix !
L'Église ne peut plus te défendre et te livre au bras séculier.
Jeanne, entourée de Fr. Ysambart et de Fr. Ladvenu,
n'a pas bougé. Elle murmure avec eux des prières à voix basse et n'entend même
pas Cauchon qui, nerveusement, d'une voix rapide et sèche, accomplit les
derniers gestes canoniques. Admonestations, exhortations à pénitence, et puis
lecture de la sentence définitive :
— IN NOMINE DOMINI. AMEN !...
Le dernier blasphème emplissant la
coupe des sacrilèges, que personne n'ose plus écouter. On entend cependant
comme dans un étourdissement et un dégoût les mots de : « membre pourri, à retrancher du
corps de l'Église… abandonné à la puissance séculière... »
Jeanne avec les deux dominicains
est à genoux. Sa suprême prière. Ô benoîte Trinité..., ô benoîte glorieuse
Vierge Marie.... ô les benoîts saints du Paradis.... ses patrons, saint
Jean.... sainte Catherine, sainte Marguerite.... saint Remy.
On entend sa voix monter !
elle demande pardon à « toutes manières de gens », clercs et laïcs, à
ses juges, aux évêques, à son père et à sa mère, aux bourgeois, au peuple, aux
Français et aux Anglais, aux soldats.
Elle supplie qu'ils veuillent prier pour elle.
Elle leur pardonne tout le mal qu'ils lui ont fait. Le
bourreau. Les juges.
Toute la place n'est plus qu'une étrange paroisse suppliante. Des prières de tous côtés.
Les psaumes. Les litanies. Les larmes ne se cachent plus.
On voit des juges la tête dans les
mains sangloter, des Anglais eux -mêmes, quand s'adressant aux prêtres, d'une
voix très douce, elle les prie qu'ils veuillent célébrer chacun une messe pour
sa pauvre âme. Les plus durs, les plus faux
sont bouleversés. Le cardinal d'Angleterre pleure, Cauchon pleure...
Une sorte de grâce de
sanctification passe un moment sur les pires.
Mais cette émotion devient
dangereuse.
Des ordres, des appels. Les Anglais réclament la
suppliciée qui leur appartient.
Elle a demandé à avoir une croix. Un soldat, de deux
bouts de bois qu'il lie, lui en fait une. Jeanne la prend et la baise en
adressant au Sauveur mort sur la croix pour elle de tendres lamentations. Puis
elle la glisse en son sein entre sa chair et ses vêtements.
Jeanne prie Jean Massieu de vouloir bien faire
chercher la croix de l'église afin de l'avoir sous les yeux jusqu'à la mort.
Le clerc de Saint-Sauveur l'apporte enfin. Jeanne la
baise et la serre longuement.
Mais les Anglais s'impatientent. Il est près de onze,
heures. Ils interpellent et bousculent Jean Massieu qui fait traîner les
choses. Des officiers lui arrachent la pauvre Jeanne.
— Comment, prêtre, nous ferez-vous
ici dîner ?
Et aussitôt, sans même qu'il
prononce le simulacre de jugement accoutumé :
— Menez-la ! Menez-la ! ordonne le Bailly.
— Fais ton office ! crie une voix anglaise au
bourreau.
On voit alors les évêques, les juges d'Église tous les
clercs se lever, descendre de l'estrade et partir...
Sur le passage de Jeanne les gens se sont agenouillés
et quelques instants après on l'aperçoit hissée sur le bûcher.
Elle est coiffée de la mitre en papier, où des diables
grimaçant entourent l'énorme inscription
HÉRÉTIQUE. RELAPSE. APOSTATE. YDOLATRE.
— Non ! non ! proteste Jeanne, je ne suis pas hérétique ni schismatique
mais une bonne chrétienne.
Le bûcher est si haut que Geoffroy Thirache, le
bourreau, a de grandes peines à lier la suppliciée à « l'estache ».
Jeanne tient toujours embrassée la croix d'argent que lui présente Fr. Ladvenu.
On entend encore son appel aux saints, à saint Michel, à ses saintes.
Et puis une fumée, une flamme que le bourreau approche
des fascines.
— Descendez ! crie Jeanne à Fr. Ysambart.
Le crépitement autour du sol et le jaillissement
grondant de la flamme, au milieu duquel une voix aiguë de femme crie :
JHÉSUS ! JHÉSUS !
Dans un tourbillon se mêlent la croix d'argent, la
fumée noire, des huiles, les flammes, la mitre de papier qui flambe.
La même voix plus forte, plus aiguë supplie :
— De l'eau bénite !
Et puis ramassée dans un dernier cri :
— Mes voix étaient bien de par Dieu.
Le bûcher n'est plus qu'une colonne de feu, tordue,
étoilée d'étincelles tourbillonnantes où, toute rouge, la croix d'argent jette
un éclair.
Deux syllabes :
« JÉ-SUS »
criées et emportées dans le grondement formidable du
brasier.
Une colombe s'envole.
La tête chavire dans le feu.
Alors l'abominable.
L'officier qui surveille le supplice fait écarter les
fagots ; et, tandis que la flamme s'ouvre et tombe, apparaît aux regards
de cette foule qui hurle de douleur ou de joie ; le pauvre corps nu,
ligoté par des chaînes, tordu dans l'atroce mort, rouge et noir !
Quand la preuve est faite aux yeux
anglais et français l'officier ordonne de ranimer le brasier.
Avec effroi on entend les chairs fondre et griller.
Dans le soufre, le charbon et l'huile, une torche
nouvelle ajoute sa flammé, et au loin, par crainte du feu, passent les curieux
en se signant.
Enfin l'estache s'effondre. Une nuée d'étincelles
rejaillit du brasier. L'œuvre du feu est faite.
Dans les cendres qu'il remue, le bourreau Thirache
trouve un cœur, lourd de sang, qu'il montre à Jean Fleury, secrétaire du
Bailly.
Et « nonobstant l'huile, le soufre, et le charbon
qu'il avait appliqué contre les entrailles et cœur de ladite Jeanne, toutefois,
il n'avait pu aucunement consumer ni rendre en cendres les breuilles ni le
cœur ». De quoi à trente ans de là le malheureux se souviendra comme d'un
« miracle tout évident ».
Dans les rues, c'est une stupeur.
Le bourreau, comme fou, a couru rejoindre frère
Ladvenu en son couvent, pleurant, suppliant une absolution :
— Jamais je n'aurai le pardon de
Dieu, j'ai brûlé une sainte !
La place est un désert qu'emplit l'effroi.
Vers 4 heures l'aide du bourreau a démoli le socle de
plâtre et ramassé dans un tombereau les cendres. Il a, dans une pelle, le cœur.
Qu'en faire ?
Le cardinal d'Angleterre a répondu
de jeter tout cela à la Seine.
Vers 5 heures, du pont Mathilde,
un sac est lancé et disparaît, roulé dans le courant.
Sonnaient les cloches des vêpres
du Saint Sacrement.
Mysterium fidei
SUSCIPE SANCTE PATER
HANC IMMACULATAM HOSTIAM
Jeanne, sœur tout aimée, pouvons-nous vous parler à
genoux ?
Ils ont voulu que la poudre de « votre corps fût
jetée par sacs en la rivière, afin que jamais sorcherie ou mauvaiseté on n'en
put faire ou proposer ». Ils ont voulu qu'il n'y eût pas un coin de terre
française où vos petits frères puissent venir s'agenouiller pour vous demander
le courage ;
Sainte Jeanne, sœur tout aimée, cette poussière c'est
dans nos cœurs qu'elle est tombée et repose.
Au pont Mathilde, les 30 mai, vos petites sœurs de Rouen jetteront chaque
année des roses blanches pour en couvrir la Seine votre tombe.
Mais, tant que France sera, sachez que vos sœurs et
vos frères cadets renouvelleront ce jour-là, le serment silencieux par lequel,
avec vous, ils donneront leurs rêves de zo ans, et s'il plaît à Dieu, pour la France, brève ou longue, leur
vie.
Villeroy, le 5 septembre 1930
Sur la tombe de Péguy.
Révérend Père Doncœur, in Le mystère de la passion de Jeanne d’Arc