dimanche 13 mars 2011

En glanant... Jorge Luis Borges, Deutches Requiem

Texte à rapprocher d’une citation d’Himmler : « Nous devrons en finir de manière encore plus déterminée avec le christianisme. Nous devrons en finir avec ce christianisme, avec cette peste, la pire maladie qui nous ait atteints dans toute notre histoire, qui a fait de nous les plus faibles dans tous les conflits ».

Deutsches Requiem

Même s'il m'ôtait la vie, j'aurais confiance en lui.
Job, XIII, 15.


Mon nom est Otto Dietrich Zur Linde. Un de mes ancêtres, Christoph Zur Linde, mourut lors de la charge de cavalerie qui décida la victoire de Zorndorf. Mon arrière-grand-père maternel, Ulrich Forkel, fut assassiné dans la forêt de Marchenoir par des francs-tireurs français, dans les derniers jours de 1870 ; le capitaine Dietrich Zur Linde, mon père, se distingua au siège de Namur, en 1914, et deux ans plus tard, dans la traversée du Danube. Quant à moi, je serai fusillé comme tortionnaire et assassin. Le tribunal a agi avec droiture ; dès le début, je me suis déclaré coupable. Demain, lorsque l'horloge de la prison sonnera neuf heures, je serai entré dans la mort ; il est naturel que je pense à mes aînés, puisque je suis si près de leur ombre, puisque en quelque sorte je suis eux.
Pendant le procès (qui heureusement a été court) je n'ai pas parlé ; me justifier, à ce moment, aurait retardé l'arrêt et donné l'impression d'une lâcheté. Maintenant les choses ont changé ; je puis parler sans crainte, cette nuit qui précède mon exécution. Je ne sollicite pas le pardon, car je ne suis pas coupable, mais je veux être compris. Ceux qui sauront m'écouter comprendront l'histoire de l'Allemagne et la future histoire du monde. Je sais que des cas comme le mien, exceptionnels et stupéfiants aujourd'hui, seront sous peu banals. Je mourrai demain, mais je suis un symbole des générations à venir.
Je suis né à Marienburg, en 1908. Deux passions, aujourd'hui presque oubliées, me permirent d'affronter avec courage et même avec bonheur nombre d'années funestes : la musique et la métaphysique. Je ne puis pas mentionner tous mes bienfaiteurs, mais il y a deux noms que je ne me résigne pas à passer sous silence : celui de Brahms et celui de Schopenhauer. Je fréquentai aussi la poésie ; je veux ajouter à ces noms un autre vaste nom germanique : William Shakespeare. La théologie m'avait auparavant intéressé, mais Schopenhauer me détourna à jamais, par des raisons directes, de cette discipline fabuleuse (et de la foi chrétienne) ; Shakespeare et Brahms, avec la variété infinie de leur monde. Que celui qui s'arrête émerveillé, frémissant de tendresse et de gratitude, devant un endroit quelconque de l'œuvre de ces favorisés du sort, sache que moi aussi je m'y suis arrêté, moi l'abominable.
Vers 1927, Nietzsche et Spengler entrèrent dans ma vie. Un écrivain du XVIIIe siècle observe que nul ne veut rien devoir à ses contemporains ; moi, pour me libérer d'une influence que je pressentis opprimante, j'écrivis un article intitulé Abrechnung mit Spengler, dans lequel je faisais remarquer que le moment le plus indubitable des traits que l'auteur appelle faustiens, n'est pas le drame mêlé de Goethe1, mais un poème rédigé il y a vingt siècles, le De rerum satura. Je rendis justice, toutefois, à la sincérité du philosophe de l'histoire, à son esprit radicalement allemand (Kerndeutsch), militaire. En 1929, j'adhérai au Parti.
Je dirai peu de choses de mes années d'apprentissage. Elles furent plus dures pour moi que pour bien d'autres : en effet, bien que je ne sois pas dépourvu de courage, je n'ai aucune vocation de violence. Je compris, cependant, que nous étions au bord d'un temps nouveau et que ce temps, comparable aux premières époques de l'islam ou du christianisme, demandait des hommes nouveaux. Pris en particulier, mes camarades m'étaient odieux ; j'essayai en vain de me persuader que pour les hautes fins qui nous assemblaient, nous n'étions pas des individus.
Les théologiens affirment que si l'attention du Seigneur s'écartait une seule seconde de ma main droite qui écrit, celle-ci retomberait dans le néant, comme foudroyée par un feu sans lumière. Nul ne peut être, à mon avis, nul ne peut porter à ses lèvres un verre d'eau ou rompre un morceau de pain sans justification. Cette justification est différente pour chaque homme ; moi j'attendais la guerre inexorable qui mettrait notre foi à l'épreuve. II me suffisait de savoir que je serai un soldat de ses batailles. Il m'arriva de craindre que la lâcheté de l'Angleterre et de la Russie ne nous frustrât. Le hasard, ou la destinée, tissa mon avenir d'une manière bien différente : le 1er mars 1939, à la tombée de la nuit, il y eut à Tilsit des émeutes dont les journaux ne parlèrent pas ; dans la rue derrière la synagogue, deux balles me traversèrent une jambe, qu'il fallut amputer. Quelques jours plus tard, nos armées entraient en Bohême ; lorsque les sirènes annoncèrent cet événement, je me trouvais cloué à l'hôpital, essayant de me perdre et de m'oublier dans les livres de Schopenhauer. Symbole de ma vaine destinée, un chat énorme et mou dormait sur le rebord de la fenêtre.
Dans le premier volume de Parerga und Paralipornena, je relus que tous les événements qui peuvent arriver à un homme, depuis l'instant de sa naissance jusqu'à celui de sa mort, ont été préfixés par lui. Ainsi, toute négligence est délibérée, toute rencontre fortuite est un rendez-vous, toute humiliation une pénitence, tout échec une victoire mystérieuse, toute mort un suicide. Il n'est pas de plus habile consolation que la pensée selon laquelle nous avons choisi nos malheurs ; cette téléologie individuelle nous révèle un ordre secret et nous confond d'une façon prodigieuse avec la divinité. Quel dessein ignoré (me demandai-je) m'a fait chercher ce crépuscule, ces balles et cette mutilation ? Non la peur de la guerre, je le savais ; quelque chose de plus profond. Finalement je crus comprendre. Mourir pour une religion est plus simple que de la vivre pleinement ; lutter à Éphèse contre les fauves est moins dur (des milliers de martyrs obscurs le firent) que d'être Paul, esclave de Jésus-Christ ; un acte est moins important que toutes les heures d'un homme. La lutte et la gloire sont des facilités ; plus ardue que l'entreprise de Napoléon fut celle de Raskolnikov. Le 7 février 1941, je fus nommé sous-directeur du camp de concentration de Tarnowitz.
L'exercice de cette charge ne me fut pas agréable ; mais je ne péchai jamais par négligence. Le couard est mis à l'épreuve au milieu des épées, l'homme miséricordieux, compatissant, recherche l'épreuve des prisons et de la douleur de son prochain. Le nazisme est en soi un fait mortel, un dépouillement du vieil homme, qui est vicié, pour revêtir le nouveau. Au cours du combat, cette mutation est courante, au milieu des cris des capitaines et des vociférations des soldats ; il n'en est pas de même dans un triste cachot, où la pitié insidieuse nous tente par d'anciennes tendresses. Ce n'est pas vainement que j'écris ce mot ; la pitié pour l'homme supérieur est le dernier péché de Zarathoustra. Je le commis presque (je l'avoue) quand on nous remit de Breslau le célèbre poète David Jerusalem.
C'était un homme de cinquante ans. Pauvre en biens d'ici-bas, persécuté, renié, vitupéré, il avait consacré son génie à chanter le bonheur. Je crois me rappeler qu'Albert Soergel, dans son œuvre Dichtung der Zeit, le compare à Whitman. La comparaison n'est pas heureuse ; Whitman célèbre l'univers a priori, d'une façon générale, presque indifférente ; Jérusalem se réjouit de toute chose, avec un amour minutieux. Il n'écrit jamais d'énumérations, de catalogues. Je peux répéter encore de nombreux hexamètres de ce poème profond intitulé T se yang, peintre de tigres, qui est comme rayé de tigres, comme chargé et traversé de tigres transversaux et silencieux. Je n'oublierai pas non plus le soliloque Rosencrantz parle avec l'Ange, dans lequel un usurier de Londres du XVIe siècle veut vainement, à l'heure de sa mort, justifier ses fautes, sans soupçonner que la secrète justification de sa vie est d'avoir inspiré à l'un de ses clients (qu'il a vu une seule fois et dont il ne se souvient pas) le caractère de Shylock. Homme aux yeux inoubliables, à la peau jaune, à la barbe presque noire, David Jérusalem était le prototype du Juif sephardi, quoiqu'il appartînt aux Ashkenazim dépravés et détestés. Je fus sévère à son égard ; je ne me laissai fléchir ni par la pitié ni par sa gloire. J'avais compris il y a bien longtemps qu'il n'existe rien qui ne soit le germe d'un enfer possible ; un visage, une parole, une boussole, une réclame de cigarettes pourraient rendre fou celui qui ne réussirait pas à les oublier. Ne serait-il pas fou celui qui se représenterait continuellement la carte de Hongrie ? Je décidai d'appliquer ce principe au régime disciplinaire de notre maison et 2... A la fin de 1942, Jérusalem perdit la raison ; le 1er mars 1943, il réussit à se donner la mort 3.
J'ignore si Jérusalem comprit que si je l'anéantis, ce fut pour étouffer ma pitié. À mes yeux, il n'était pas un homme, même pas un Juif ; il s'était transformé en symbole d'une zone détestée de mon âme. J'ai agonisé avec lui, je suis mort avec lui, je me suis en quelque sorte perdu avec lui ; c'est pourquoi je fus implacable.
Pendant ce temps, les grands jours et les grandes nuits d'une guerre heureuse tournaient sur nous. Il y avait dans l'air que nous respirions un sentiment semblable à l'amour. Comme si tout à coup la mer eût été toute proche, il y avait dans le sang un saisissement et une exaltation. Tout, au cours de ces années, était différent ; même le goût du sommeil. (Pour moi, jamais peut-être je ne fus pleinement heureux, mais on sait bien qu'au malheur il faut des paradis perdus). Il n'y a pas d'homme qui n'aspire à la plénitude, c'est-à-dire à la somme d'expériences dont un homme est capable ; il n'y a pas d'homme qui ne craigne d'être frustré de quelque partie de ce patrimoine infini. Mais ma génération a tout eu, car d'abord lui fut accordée la gloire, et ensuite la défaite.
En octobre ou novembre 1942, mon frère Friedrich fut tué dans la seconde bataille de El-Alamein, dans les déserts de sable d'Égypte ; quelques mois plus tard, un bombardement aérien mit en pièces notre maison natale ; un autre, fin juin 1943, mon laboratoire. Harcelé par de vastes continents, le Troisième Reich mourait ; sa main était levée contre tous et les mains de tous contre lui. Il se passa alors quelque chose de singulier que je suis persuadé de comprendre à présent. Je me croyais capable d'épuiser la coupe, de la colère, mais un goût inattendu m'arrêta quand je fus arrivé à la lie, le goût mystérieux et presque terrible du bonheur. Je tentai diverses explications ; aucune ne me parut suffisante. Je me dis : La défaite me satisfait, parce que secrètement je me sais coupable et le châtiment peut seul me racheter. Je me dis : La défaite me satisfait, parce que c'est la fin et je suis très fatigué. Je me dis : La défaite me satisfait, parce qu'elle s'est produite, parce qu'elle est innombrablement unie à tous les faits qui sont, qui furent, qui seront, parce que censurer ou déplorer un seul fait réel c'est blasphémer l'univers. Je tentai de me donner ces raisons, jusqu'au moment où je trouvai la vraie.
On dit que tous les hommes naissent aristotéliciens ou platoniciens. Ceci revient à dire qu'il n'y a point de débat d'un caractère abstrait qui ne soit un moment de la polémique d'Aristote ou de Platon ; à travers les siècles et les latitudes, les noms, les dialectes, les visages changent, mais non les éternels antagonistes. L'histoire des peuples aussi recèle une secrète continuité. Quand Arminius passa au fil de l'épée dans un marécage les légions de Varron, il ne se savait pas précurseur d'un Empire allemand ; Luther, traducteur de la Bible, ne soupçonnait pas que son but était de forger un peuple qui détruisît la Bible à jamais ; Christoph Zur Linde, tué par une balle moscovite en 1758, prépara en quelque sorte les victoires de 1914 ; Hitler crut lutter pour un pays, mais lutta pour tous, même pour ceux qui avaient été victimes de ses agressions et de sa haine. Peu importe que son moi l'ignorât ; son sang, sa volonté le savaient. Le monde se mourait de judaïsme et de cette maladie du judaïsme qui est la foi de Jésus ; nous lui apprîmes la violence, qui est la foi de l'épée. Cette épée nous tue et nous sommes comparables au sorcier qui tisse un labyrinthe et se voit forcé à y errer jusqu'à la fin de ses jours, ou à David qui juge un inconnu et entend ensuite la révélation : Tu es cet homme. Il faut détruire bien des choses pour construire l'ordre nouveau ; nous savons maintenant que l'Allemagne était l'une de ces choses. Nous avons donné quelque chose de plus que notre vie, nous avons donné le destin de notre cher pays. Que d'autres maudissent, que d'autres pleurent ; il m'agrée que notre don soit orbiculaire et parfait.
Une époque implacable plane à présent sur le monde. Nous l'avons forgée, nous qui sommés désormais sa victime. Qu'importe que l'Angleterre soit le marteau et nous l'enclume ? L'important c'est que gouverne la violence, non les serviles timidités chrétiennes. Si la violence et l'injustice et le bonheur ne sont pas pour l'Allemagne, qu'ils soient pour d'autres nations. Que le Ciel existe, même si notre place est en enfer.
Je contemple mon visage dans le miroir pour savoir qui je suis, pour savoir comment je me conduirai dans quelques heures, quand je serai face à la fin. Ma chair peut avoir peur, pas moi.

Jorge Luis Borges, in L'Aleph 
Traduit par René L.-F. Durand.

1 D'autres nations vivent dans l'innocence, en soi et pour soi, comme les minéraux ou les météores ; l'Allemagne est le miroir universel qui les reçoit toutes, la conscience du monde (das Weltbewusstsein). Goethe est le prototype de cette compréhension oecuménique. Je ne le censure pas, mais je ne vois pas en lui l'homme faustien de la thèse de Spengler.
2 Il a été inévitable, ici, d'omettre quelques ligues. (Note de l'éditeur)
3 Le nom de Jérusalem ne figure ni dans les archives ni dans l'œuvre de Soergel. Les histoires de la littérature allemande ne le mentionnent pas non plus. Je ne crois pas, cependant, qu'il s'agisse d'un personnage de fiction. Sur l'ordre d'Otto Dietrich Zur Linde de nombreux intellectuels juifs furent torturés à Tarnowitz, entre autres la pianiste Emma Rosenzweig. « David Jérusalem » est peut-être un symbole de plusieurs individus. On nous dit qu'il mourut le 1er mars 1943 ; le 1er mars 1939, le narrateur fut blessé à Tilsit. (Note de l'éditeur)