Ai-je depuis toujours regardé la
peinture ? Je ne le pense pas. Certes, tant que je vivais en Chine, j'ai
vu maints tableaux accrochés aux murs des salons, ou d'autres rouleaux plus
anciens que l'on déroulait avec une solennelle lenteur. Puis, comme tout un
chacun, j'ai visité des musées, dès mon arrivée en France, à l'âge de vingt
ans. Mais regarder, vraiment regarder, pénétrer patiemment dans l'univers des
formes et des couleurs qui incarnent la vision particulière de chaque artiste –
vision autant charnelle que spirituelle –, je ne le savais pas. Avant tout
littéraire et mélomane, je ne jurais que par la poésie et la musique. Très tôt,
j'avais concentré mes énergies sur le combat avec l'écriture ; par
ailleurs, je me laissais volontiers submerger par des vagues de sons que les
compositeurs avaient transformées en d'inoubliables chants. Toutefois, une
pratique, native celle-là, m'a relié à la magie des formes essentielles et à
leurs subtiles combinaisons, à savoir la calligraphie, un art à la fois musical
et visuel. C'est probablement cette pratique devenue mienne qui m'a prédisposé,
en fin de compte, à tisser des liens intimes avec la peinture, à en suivre les
arcanes avec un sentiment de connivence.
Le vrai déclic eut lieu en 1960, dix
années après mon arrivée en France, lors de mon premier voyage en Italie. Cette
terre gorgée de soleil et d'histoire m'écrasa d'emblée par toute la densité de
sa présence et par la richesse des trésors artistiques qu'elle recelait en ses
moindres recoins. Passés les premiers instants de stupeur, je me ressaisis en
me disant que, puisque le privilège m'était accordé de vivre en Europe, je me
devais de connaître plus à fond la formidable aventure picturale de la
Renaissance, qui, plusieurs siècles durant, s'était déroulée en ce lieu. Pour
cela, je devais être prêt à y retourner autant de fois qu'il serait nécessaire.
Car j'ai compris sans tarder qu'il ne me suffisait pas de parcourir Rome,
Florence, Sienne, Venise, déjà inépuisables, que bien d'autres villes de peinture exigeaient d'être visitées :
Milan, Ferrare, Mantoue, Padoue, Arezzo, Assise, San Gimignano, Cortone,
Ravenne, Urbino, Naples... La longueur de leur liste était à la mesure de mon
ignorance ! Cette prise de conscience et cette résolution, dans
l'immédiat, eurent pour effet de m'arracher à la mélancolie nostalgique dans
laquelle je me trouvais depuis que j'affrontais les affres de l'exil ;
elles déplacèrent le centre de gravité de ma sensibilité auditive vers la concrétude du monde visuel. À partir de
là, irrévocablement, le pli était pris. Je n'ai plus eu de cesse de courir musées,
églises, châteaux et autres palais de l'Europe et de l'Amérique, de m'attarder
dans bien des chapelles éloignées, mais qui abritaient quelques œuvres rares en
harmonie avec le génie du lieu. Rien d'étonnant à ce qu'un jour, lors d'une
entrevue, je me sois qualifié spontanément de pèlerin de l'Occident.
Fascination de la part d'un homme qui
vient de très loin, de l'autre bout du monde pour tout dire. De sa part, cet
irrésistible désir d'appréhender le meilleur de l'autre, de le comprendre en
profondeur et, pourquoi pas, de le partager. Toute culture est-elle si close
qu'elle se révèle irréductible à une autre ? Demeure-t-elle inaccessible à ceux qui ne
sont pas nés en son sein ? Le pèlerin que je suis devenu n'en croit rien.
Après tout, l'homme n'est-il pas cet être universellement soumis à la faim et à
la soif, universellement en butte à la souffrance et à la mort, universellement
désirant, aspirant, capable du pire mal, mais également d'un élan vers
l'élévation, la transformation, voire la transfiguration, afin de transcender
son destin ? Dans cette optique, rien ne doit paraître infranchissable. Il
va sans dire que connaître vraiment l'autre – et par là se connaître – exige
humilité, patience, ouverture d'esprit et, non moins indispensable, passion durable.
Tout cela, me semble-t-il, n'était point contraire à ma nature. Aussi, me
suis-je jeté dans l'entreprise tête baissée. Une entreprise qui a donc duré
près d'un demi-siècle. Il ne m'appartient pas de juger du résultat. Je sais
seulement qu'aujourd'hui je demeure reconnaissant pour les dons reçus et les
moments de ravissement vécus.
Ici, un point essentiel mérite un
bref développement. Au cours de mes longues pérégrinations, le corps si souvent
rompu de fatigue et rongé de solitude, je n'oubliais jamais que ma besace
n'était pas entièrement vide, que, né en Chine, j'étais chargé d'une culture
presque trop ancienne. En effet, si, de la fin du XIIIe au début du
XVIe, eut lieu l'irrépressible éclosion de la Renaissance ; en
Extrême-Orient, après l'assimilation du bouddhisme venu de l'Inde, s'était
déroulé plus tôt, du VIIIe au XIIIe siècle environ, un
mouvement artistique tout aussi fiévreux. Précisons cependant qu'au
commencement de mon pèlerinage en Occident je n'avais de cet héritage chinois
qu'une connaissance superficielle. C'est bien grâce au détour par l'Occident
que je me suis mis à l'étudier de manière plus systématique, que j'en suis
devenu peu à peu un spécialiste.
Toujours est-il qu'indéniablement cette connaissance approfondie de ma propre
culture m'a aidé à aborder la peinture occidentale, tant il est vrai que la
meilleure part de l'une appelle la meilleure part de l'autre. Et la différence
même entre les deux traditions me procure un sens de la pertinence me
permettant de mieux cerner les particularités de chacune d'elles.
En dehors de l'Occident, y a-t-il une
terre où la production de la peinture ait atteint ce degré d'abondance et
d'intensité ? Les lettrés chinois ont fini par considérer la création
picturale comme le plus haut accomplissement de l'esprit humain. La raison
profonde de cet idéal est sans doute à chercher dans leur vision cosmologique.
Rappelons qu'à partir de l'idée du Souffle-Esprit, les anciens Chinois ont
avancé une conception unitaire et organiciste de l'univers vivant à l'intérieur
duquel tout se relie et se tient. Le Souffle-Esprit, qui constitue l'unité de
base, continue à animer toutes choses, les reliant en un gigantesque réseau de
vie, en d'incessantes transformations, le Tao, la Voie. Dérivant du souffle primordial, trois types de souffles
vitaux – le Yin, le Yang et le Vide médian –, par leurs interactions, régissent
ces transformations universelles, de sorte que ce qui se passe entre les
entités vivantes – où se niche l'infini – est aussi important que les entités
mêmes. Dans cette optique et selon elle, le devenir humain est inséparable de
celui du cosmos ; il en est une partie intégrante. L'homme, certes, est
cet être pensant qui jouit d'une certaine autonomie. Mais s'il est capable de penser l'univers, c'est
parce que, en réalité, l'univers pense à travers lui. L'homme ne peut accomplir
son destin que s'il entre en constant échange avec l'univers vivant. Aussi, les
lettrés-peintres ont-ils entrepris un dialogue, vaste et profond, avec la
Nature. En communiant avec les entités vivantes qui la composent, ils expriment
les sentiments et les désirs dont ils sont habités, leurs élans comme leurs
nostalgies, leurs ardeurs charnelles comme leurs rêves aériens, leurs frayeurs
sacrées comme leurs quêtes spirituelles.
Forts d'un art du trait qui leur
venait de la pratique calligraphique, ayant par ailleurs assimilé les leçons de
l'art bouddhique, quelques grands maîtres anciens, puis les lettrés-peintres,
ont donc déclenché le mouvement de la Renaissance
chinoise dont nous parlions plus haut. Celle-ci ouvrira la voie à tous les
développements ultérieurs, jusqu'à nos jours. Nous connaissons toute la
grandeur et la richesse de cette tradition picturale. Mais nous reconnaissons
aussi tout ce qui a pu lui manquer. Toute une part de la réalité humaine y a
été ignorée. Ce que la peinture occidentale, en visant à une pleine domination
figurative du réel, a justement cherché à explorer : le miracle de la
beauté du corps humain, le mystère du visage et du regard, les drames et les
souffrances qui assaillent le destin spécifique de l'homme, la lumière de la
transcendance qui parfois s'y révèle. Durant les périodes tardives, faute
d'être porté, comme chez les Anciens, par une authentique vision spirituelle,
nourrie à la source du réel, cet art chinois courait le risque de ne plus
s'appuyer que sur des procédés ou des recettes. De nos jours notamment,
beaucoup de calligraphes et de peintres se réclamant de la tradition, en Chine
aussi bien qu'en Occident, ne sont plus que des faiseurs. Leurs coups d'éclaboussures peuvent impressionner ou
épater ; leurs productions, dépourvues d'intériorité, relèvent du
démonstratif, voire du décoratif. C'est ici qu'une évidence s'impose. Afin de
se renouveler et de se métamorphoser, la peinture chinoise est appelée à entrer
en dialogue avec une autre grande tradition, comme elle l'avait fait il y a
plus de mille ans avec l'art indien. Son grand interlocuteur, à présent, n'est
autre que l'art occidental.
De là où je suis, en ce début d'un nouveau
siècle, m'est-il donné de voir un lieu de jonction qui permette aux deux
grandes traditions, chinoise et occidentale, de se rencontrer ? À
l'étonnement de plusieurs peut-être, je songe avant tout aux œuvres d'un
peintre pas trop éloigné de nous et qui, tout en étant attaché aux grands
prédécesseurs du passé, a été à la source de l'art moderne occidental. Je veux
parler de Paul Cézanne. Je vois en son avènement un moment-charnière de l'histoire de la peinture – un lieu possible
d'entrecroisements. Cézanne a tant dialogué avec la nature de son sol natal,
avec les rochers, les arbres et la Sainte-Victoire, que, sous des formes
variées et chatoyantes, il a rendu visible cette poussée interne de la montée
géologique depuis le centre originel. Certes, ses moyens d'expression – la
peinture à l'huile, mais également l'aquarelle – sont différents. Cependant,
par ses amples compositions basées sur un espace dynamique, par ses touches
modelées et ses couleurs graduées, par la manière dont il ménage, au sein du tableau,
des réserves et des inachèvements, il fait montre d'une intuition souvent
proche des peintres chinois de la haute époque. Les maîtres des Song (XIe
- XIIIe) et des Yuan (XIVe), ou quelques artistes plus tardifs,
un Shitao, un Gong Xian, viendraient volontiers converser avec lui. Au terme de
leur échange, l'Aixois bougon consentirait à sourire, étonné de ce que des
esprits venus de si loin puissent si bien comprendre sa quête, de ce que « les
extrêmes se touchent ». Et si jamais un jeune d'aujourd'hui venait à
s'interroger, qu'il soit d'Occident ou d'Orient, il aurait assez de hardiesse
pour lui conseiller de retrouver en lui la perception la plus authentique, de
s'immerger aussi dans la profondeur insondable de l'univers vivant. Et il ne manquerait
pas d'ajouter cette phrase qu'il n'a cessé de répéter sa vie durant : « Mais
avant tout, prendre la leçon auprès des Anciens. Retournez au Louvre ;
vous y trouverez tout ! »
Depuis lors, le Louvre devint l'un de
mes lieux de prédilection. Sa grandeur et sa richesse continuaient plus ou
moins à m'écraser, mais je n'étais plus à l'image de ce touriste pressé, qui,
accablé, hagard, enfilait les interminables salles au pas de charge.
J'apprenais à prendre mon temps. À chaque visite, je me limitais à une époque,
à un peintre ou à une seule œuvre, en meilleur connaisseur que jadis. Vint le
jour où s'installa en moi un sentiment de paisible gratitude, mêlée néanmoins
de stupéfaction. Quoi, ce temple sacré, où sont présents presque tous les
grands génies de l'Occident, m'est donc ouvert et offert à tout moment de la
journée ? Et depuis mon élection à l'Académie, ce sentiment s'est transmué
en une intimité. On sait en effet, qu'avant son transfert au palais Mazarin,
l'Académie avait son siège au Louvre même. À présent, du palais Mazarin, nous
jouissons d'une vue imprenable sur
l'ensemble des façades du Louvre, qui se déploie là, de l'autre côté de la
Seine, dans toute sa superbe rythmique.
Quant à la partie architecturale
derrière ces façades, comment ne pas penser à Pei, ce grand architecte que j'ai
rencontré au cours des travaux d'aménagement ? Grâce à la réalisation de
son projet, l'immense musée n'est plus une accumulation de salles ; il est
devenu un grand corps organique, avec sa respiration vitale, ses artères de
circulation, et un cœur lumineux qui bat sous les verrières de sa pyramide.
Est-ce aux côtés de Pei qu'un rêve fou est un jour venu me happer ? Est-ce
à ce moment-là que je me suis dit : « Là où cet homme originaire de
l'Extrême-Orient va renouveler le contenant
du prestigieux palais, ne pourrais-je pas, à ma très modeste manière,
contribuer à révéler, un tant soit peu, la beauté du contenu ? » Mon audace venait sûrement de ma conviction
que toute âme éprise est à même d'apporter une lumière valable. Il suffit
parfois de la lueur d'une humble bougie, comme dans les tableaux de Georges de
La Tour, pour que l'essence d'un beau visage devienne visible. Il importe
seulement d'être un authentique adorateur, soucieux de servir les œuvres qu'il
admire, au lieu de les tirer à soi pour sa propre gloriole. Pour cela, il faut
éviter avant tout l'écueil d'une interprétation trop subjective ou trop
littéraire, se garder aussi d'un discours trop érudit ou trop lyrique qui
risquerait de noyer l'œuvre dans un flot de paroles non essentielles. Il
convient donc d'user d'un langage clair et sobre pour pénétrer, pas à pas, la
structure et les substances dont le tableau est constitué, et de saisir, dans
la mesure du possible, l'intentionnalité même qui anima l'artiste lors de sa
création.
Leonardo di ser
Piero da Vinci, dit Léonard de Vinci (1452-1519)
Portrait de Lisa Gherardini, dit Monna Lisa ou La Joconde
Vers 1503-1506 ; Bois (peuplier) ; Paris, musée du Louvre
|
Ah, ce fameux regard énigmatique !
Et ce mystérieux sourire ! Que cherchent-ils à dire au fond ? Quel
sentiment secret, source de cette expression indéfinissable, habite-t-il la
jeune femme ? Il n'y aura sans doute pas de réponse certaine à ces
questions. Mais celles-ci, d'ordre psychologique, sont-elles appropriées,
suffisantes, face à une œuvre de si haute portée ? Après tout, quoi de
plus naturel qu'une jeune femme, heureuse de vivre, sourie ? Et que son
regard soit chargé de sentiment ou de désir ? Cela participe de sa beauté
dont elle devrait être consciente.
Il n'en demeure pas moins que La
Joconde nous fascine par son aura mystérieuse. C'est cette aura qui assure
au tableau le singulier statut d'être le plus célèbre du monde, alors qu'il
existe tant de portraits de femmes. Oui, énigme il y a. Mais elle vient
principalement du regard même du peintre, qui n'a cessé de scruter les secrets
de l'univers vivant. Par la profondeur de son regard, Léonard a éclairé cette œuvre
sur laquelle il a travaillé durant tant d'années, et dans laquelle il a mis le
meilleur de lui-même. Ce meilleur ne réside pas seulement dans sa capacité
technique, qui est immense ; il est fondé sur une vision unitaire de
l'univers vivant où tout se relie et se tient. C'est ainsi que, dans la
réalisation de cette peinture, son effort s'est porté aussi bien sur le
personnage que sur le paysage du fond, tous deux révélés dans l'essence de leur
être. Face à ce portrait, baigné d'une lumière intemporelle, nous ressentons ce
qui anime le peintre-philosophe et imprègne l'œuvre : une sorte
d'étonnement ontologique, mêlé de sentiment de reconnaissance, devant ce qui
est donné là, devant le fait que l'univers est, que la femme est, que cet
univers originel, un jour, a abouti à cette femme dans tout l'éclat de sa
présence. Il y a là, en effet, constatation d'un don miraculeux, que l'artiste
se propose de dévoiler.
Vision unitaire de l'univers vivant,
avons-nous dit. On sait qu'en homme universel de la Renaissance, Léonard s'est
intéressé à de multiples domaines du monde physique, biologique, ainsi qu'au
corps humain en sa triple dimension : chair, esprit, âme. Il affirme
cependant dans ses écrits, notamment dans son Traité de la peinture, ne
pas vouloir les séparer. À ses yeux, une même force, qu'il appelle les Énergies, anime toutes les matières et
les entités vivantes. En cela, il ne peut qu'avoir l'assentiment d'un lettré
chinois à qui les Anciens, à partir de l'idée du Souffle-Esprit, ont avancé une
conception cosmologique à peu près semblable — celle d'un réseau vivant,
unitaire et organiciste, en perpétuelle transformation, le Tao, la Voie, où tout se relie et se tient. À
maintes reprises, Léonard met en avant le caractère organique et circulaire de
ses recherches, convaincu qu'« il n'y a pas dans la nature d'effet sans
cause »1. Et il n'a de cesse de saisir les lois qui
permettraient de remonter jusqu'à la cause
première. Dans cette optique, il assigne au peintre une tâche presque
sacrée. Écoutons-le :
La
nécessité oblige l'esprit du peintre à se mettre à la place de l'esprit même de
la Nature.
La
peinture est vraiment la fille légitime de la Nature, car c'est la Nature qui
l'a engendrée ; mais pour être précis, nous l'appellerons petite-fille de
la Nature, parce que la Nature a produit toutes les choses visibles, et de ces
choses est née la peinture. Nous l'appellerons donc petite-fille de cette
Nature, et parente de Dieu.
Commentant ce passage, le grand
historien d'art André Chastel écrit :
L'idéal
du peintre est une union graduelle aux formes les plus élevées de l'existence,
une pénétration finale des principes les plus mystérieux de l'être.
Pour ce qui est plus particulièrement
de l'être humain, tout en reconnaissant sa spécificité, Léonard ne le sépare
pas de l'univers dont il est issu. Pour lui, la correspondance entre l'homme et
la terre, entre l'homme et le cosmos, est celle qui s'instaure entre le
microcosme et le macrocosme. Écoutons-le encore :
L'homme
a été appelé par les Anciens microcosme, par rapport au macrocosme, et ce terme
est bien employé, car, de même que l'homme est un composé d'humus, eau, air et
feu, de même le corps de la terre. Si l'homme a les os, support de la chair, la
terre a les rochers comme support des terrains ; si l'homme porte le lac
du sang où le poumon se gonfle et dégonfle dans la respiration, le corps de la
terre, lui, a son océan, qui croît et décroît toutes les six heures en une
respiration cosmique ; si les veines partent de ce lac de sang en se
ramifiant dans le corps humain, de même, l'océan remplit le corps de la terre
d'une infinité de veines d'eau...
Au IIIe siècle, Guo Xi, le
grand peintre des Song, a formulé, dans son traité, la même vue, dans des
termes presque identiques.
C'est en tenant compte de ces
conceptions de base de Léonard que nous pouvons revenir vers La Joconde. Nous
aurons le souci de ne plus séparer la figure de la femme du paysage qui
l'environne et la porte. Seule cette vision organique et globale nous permet de
sonder la profondeur de l'œuvre, à qui le peintre a confié ses plus secrètes
intentions. Car, à considérer le paysage de fond seulement comme un décor
secondaire ou accessoire, à ne concentrer notre attention que sur l'expression
de la femme, au premier degré, nous n'en tirerons que des considérations
d'ordre psychologique.
Certes, nous pourrions pousser plus
loin nos observations, combien nécessaires et passionnantes, sur la magie des
coloris et sur le jeu de l'ombre et de la lumière que l'artiste a introduit pour
animer le visage de la femme – ce que nous allons faire d'ailleurs. Mais avant
d'entrer dans les détails, il nous importe, encore une fois, de garder la vision
d'ensemble qui donne son sens plénier au tableau. Face à cette vision, nous
sentons jaillir en nous cet étonnement proprement ontologique que nous avons
attribué au peintre-philosophe et qui devient nôtre à présent.
Étonnement donc devant le fait que l'univers,
dès l'origine, à travers ce paysage primordial, a contenu la promesse de la
beauté, et que, comme irrépressiblement, il a abouti à cette présence
improbable et pourtant indéniable : celle d'une femme en sa parfaite
plénitude. Miraculeux avènement, celui de l'univers en sa beauté, celui de
l'espèce humaine en sa beauté. Ces deux beautés sont solidaires : si
l'éclat de la femme manifeste à sa manière la beauté promise par la nature, le
paysage, lui, se porte en quelque sorte garant de la pérennité de la beauté,
qui, chez l'être humain, se révèle toujours fragile et éphémère. Influencé par
les néoplatoniciens de son époque, Léonard, tard dans sa vie – il travaille à
Florence le portrait de Monna Lisa, de 1503 à 1506, et le laisse inachevé ;
il reprend le tableau probablement à Rome, et mourra en France quelques années
après –, a voulu fixer, pour l'éternité, cet instant idéal illuminé par la
lumière de la peinture. La création artistique atteint là un de ses buts
suprêmes. La figuration de cet instant unique n'est nullement figée : le
tableau est mû par un subtil mouvement de va-et-vient entre le fond et le
devant de la scène, et conserve ainsi sa vivacité dynamique.
En raison de l'effort du peintre pour
tendre vers l'idéalisation – ce qui fait que l'œuvre a fini par dépasser le
propos d'un simple portrait –, on peut observer, à côté de ce mouvement de
va-et-vient dont nous venons de parler, un autre mouvement, ascensionnel
celui-là, qui a lieu à l'intérieur du personnage aussi bien que du paysage. Le mouvement
se fait du bas vers le haut, en trois étages. Prenons d'abord le personnage.
L'étage en bas est occupé par les deux mains qui se croisent, l'étage du milieu
par le buste jusqu'au niveau du cou, l'étage supérieur par la tête. À travers
ce mouvement ascensionnel, on assiste en quelque sorte à une montée vers l'âme,
car, selon une expression de Dante que Léonard a fait sienne, « la bouche
et les yeux sont les balcons de l'âme ».
Dès l'étage d'en bas où se situent
les avant-bras et les mains, l'impression qui frappe le spectateur est celle de
la plénitude. Mains lisses, fines, presque dodues, posées l'une sur l'autre,
délicatement, mais sans apprêt, formant entre elles une entente, une harmonie,
comme si elles étaient de connivence. De fait, elles le sont, depuis toujours,
depuis leur naissance. Leur fonction est de faire – si possible – de beaux
gestes, de recevoir et d'offrir, de caresser ou de dorloter, de prier aussi.
Elles sont un bien précieux, une merveille. C'est par elles que tout a
commencé, que l'être humain est devenu ce qu'il est, cet être d'intelligence,
de sensibilité et de force, parfois de ruse et de violence, mais également
capable d'élévation et de beauté. C'est de cette dernière qu'elles donnent
l'image.
Si l'on monte à l'étage du milieu,
l'impression de plénitude se poursuit. Le buste de Monna Lisa est marqué par la
rotondité qu'épouse un habit au demeurant simple. Les seins sont ronds, les
épaules suivent une courbe parfaite. C'est la partie la plus charnelle de ce
qui est montré ; elle reçoit frontalement une lumière dorée et chaude, à
peine ombrée.
Le jeu d'ombre joue à plein, en
revanche, à l'étage supérieur, occupé par la tête. Celle-ci, avec les cheveux
tombant de chaque côté, encadrant l'ovale du visage, offre aussi une image ronde.
Ces formes sphériques superposées – tête et buste – sur fond de cosmos, tel un
astre et son satellite, évoquent, dans l'abstrait, des corps célestes, dont la
parfaite rondeur a toujours fasciné les hommes. Il s'agit cependant du visage
humain, l'entité la plus mystérieuse de l'univers vivant, que l'artiste,
inlassablement, a cherché à cerner. Il s'est livré ici à un minutieux travail,
consistant à moduler finement les tons, afin de traduire les nuances des ombres
qui parsèment le visage. Ce qui en résulte ne se limite pas à quelques
contrastes pour faire ressortir des reliefs. On a l'impression d'assister à
l'action même de la lumière venue caresser et imprégner ce visage. Cette
lumière révèle progressivement les secrets élans affleurant du for intérieur de
la femme, comme le sourd battement du cœur qu'on croit entendre, ou comme un
aveu au bord des lèvres qui, finalement, ne se formulera pas. Ainsi modulé et
irradié par la lumière, le visage est chaque fois un apparaître là. Pour celui qui le contemple, il est chaque fois un
avènement qui préserve son pouvoir renouvelé de transfiguration.
Parallèlement, et corollairement à la
figure de la femme, on peut voir, derrière elle, le paysage également en son
mouvement ascensionnel. Les trois étages de ce mouvement sont marqués par la
différence de couleurs : sombre en bas, ocre roux au milieu, bleu
turquoise en haut.
Sombre en bas, comme il se doit, au
niveau des coudes et des avant-bras du personnage. C'est la partie ombreuse de
la terre, faite de limon et d'humus, à partir de laquelle toutes choses
vivantes croissent et s'épanouissent. Vers l'étage du milieu, la vallée s'élève
jusqu'à mi-pente. Aucune végétation en vue : ni forêt, ni pâturage, ni
champ de vignes, mais un monde couleur d'ocre foncé composé d'argile, de feu,
de rocher et d'eau, proche de l'origine – ou alors un monde d'après le Déluge,
où l'eau se serait retirée, un monde lavé qui recommence à neuf. Il y a, du
côté droit du tableau, prolongeant la courbe de l'épaule de la femme, un
terrain élevé et, plus loin, un pont enjambant un cours d'eau. Du côté gauche,
au niveau de son sein, serpente un sentier. Il semble signifier l'irrépressible
désir d'explorer ce qui est caché. Ainsi, à la partie charnelle de la femme
correspond cette partie charnelle du paysage, qui porte tout en son sein. À
l'étage supérieur, on accède à une autre sphère. La couleur vire au bleu et,
plus haut encore, au turquoise. Du côté gauche, la gaze couvrant la chevelure
de la femme borde une étendue d'eau au pied d'un mont nimbé de clarté voilée
qui s'élève jusqu'au niveau de son œil. Du côté droit, au niveau de l'autre œil,
un lac supérieur qu'environnent, de loin en loin, des sommets estompés. L'eau
de ce lac à la pureté originelle reçoit la lumière venant d'en haut. Ici, nous
pensons spontanément à la métaphore
issue de la poésie chinoise qui compare le regard limpide d'une belle femme à
une onde d'automne. On peut dire qu'à
cet étage supérieur, les monts, en leur élévation, ont accédé à un état plus
éthéré, plus spirituel, contribuant par là à la beauté du visage humain qu'ils
entourent – ce visage où se situent, rappelons-le, les balcons de l'âme.
L'impression d'osmose entre le corps
humain et le paysage rêvé dans l'œuvre de Léonard est favorisée par sa
technique de l'estompé fondu : le sfumato. Dans la représentation
de figures vivantes, il évite de tracer une ligne de contour trop nette qui les
isolerait ou les figerait. Car à ses yeux, les figures vivantes, dans la
réalité, baignent toujours dans une atmosphère ; elles sont reliées aux
autres éléments – lumière, air, brume, vapeur... Dans La Joconde, le
lien qui unit la femme et le paysage est plus accentué que jamais. Leur
avènement commun et leur éclairage réciproque font que chacun est révélé dans
l'essence de son être : le paysage, dépouillé, se manifeste comme une
présence primordiale ; la femme, dénuée d'ornements, n'est plus
socialement située – elle devient la présence même de la femme.
Après cette longue analyse des
détails, il serait bon, une fois encore, de dévisager le tableau dans sa
globalité. Surgit en nous à nouveau ce sentiment d'étonnement que nous avons
évoqué dès le début : étonnement initial de l'artiste devant l'univers
créé qui l'a inspiré, étonnement nôtre devant l'œuvre créée qui est là,
étonnement probablement de la femme elle-même qui se donne à voir dans l'éclat
de sa beauté. Oui, toute femme douée de beauté a dû éprouver ce secret étonnement
ou ravissement à la vue de son propre corps nu devant un miroir, dans le
silence doré d'un jour de printemps ou d'été.
Le sourire qui irradie le visage de
Monna Lisa est-il seulement circonstanciel ? Le peintre, durant
l'exécution, aurait fait jouer de la musique, créant ainsi une ambiance de
douceur et d'harmonie. Mais la véritable expression des lèvres et des yeux,
Léonard l'a tirée de la profondeur de l'être même de la jeune femme. Du coup,
son être devient un miroir : il nous renvoie, nous qui la dévisagions, à
l'énigme de notre propre être. Oui, la Joconde est là. Elle ne cherche pas à
faire du charme, à paraître plus belle qu'elle n'est. Elle est cet être de
chair, dans la plénitude de sa forme. Elle sait qu'elle est belle, sans en
saisir la source, sans en comprendre la raison. Elle se contente d'être cette
présence énigmatique s'offrant aux caresses de la lumière, un don en soi qui
vient sans doute de très loin. Pourquoi pas d'une origine divine ? Ce don
inouï étant un mystère, le sourire, lui aussi, demeure mystère.
François Cheng, in Pèlerinage au
Louvre
1. Toutes les citations de Léonard de
Vinci sont tirées de La
Peinture, présentation
d'André Chastel, Paris, Éditions Hermann, 964 ; réédition 2004.