Un évêque me demandait un jour : « Si vous
aviez à réécrire aujourd'hui Prêtres à la manière des Apôtres, est-ce
que vous tiendriez les mêmes positions ? » Ce livre répond à la
question posée. Mais je n'ai pas cherché à ne pas me rétracter : j'ai
voulu accueillir le sacerdoce comme me le confie l'Eglise depuis toujours. Je
l'ai redit en termes neufs, à cause de la nouveauté des problèmes
soulevés : des problèmes qui auront permis d'approfondir la doctrine et
dont on devrait se féliciter s'ils n'avaient parfois causé mort d'homme, par
homicide involontaire.
Un pasteur allemand de la RDA écrivait à Karl Barth,
après la Seconde Guerre mondiale, pour lui demander quelle conduite tenir dans
la contestation athée. Parmi les recommandations du théologien, il y a
celle-ci, étonnante : « Ni en principe, ni en pratique, ne faites à
aucun des personnages de votre entourage l'honneur de le tenir pour l'homme
fort qu'il voudrait être, quelles que soient les allures d'incroyant qu'il aime
à se donner... Allez plutôt à la rencontre de son incroyance avec une joyeuse
incroyance quant à la possibilité de son entreprise 1 ». Cette
attitude, je la fais mienne en ce qui concerne le sacerdoce, ceux qui annoncent
sa disparition prochaine ceux qui s'en accommodent, ceux qui l'organisent.
Mais alors, ce n'est plus chez moi « une joyeuse incroyance » c'est
de l'hilarité. Certes, il y aura de durs moments à passer, et nous y arrivons.
Mais l'Eglise en a vu d'autres. J'aperçois ici et là les signes d'un renouveau
qui serait moins timide si on ne cherchait pas à l'intimider, et qui ne
ratifiera sans doute pas d'un trait plein le pointillé dirigiste que lui
assignent les projections. J'en fais le crédit à un Esprit plus que jamais
crédible : la seule manière profonde de remédier à la pénurie des prêtres,
c'est de faire des prêtres.
Le prêtre va devoir être un homme libre, à l'aise dans
sa différence, lucide devant la sollicitation. Ses devanciers immédiats se sont
enfoncés dans les marécages du socio-politique et y ont parfois perdu leur âme.
Certains de ses compagnons de l'heure présente s'engluent dans les pièges
sucrés du piétisme : cette maladie qui noie le doute dans le frisson et
remplace la vie théologale par la survie sentimentale ; cette drogue en
vente libre, commercialisée avec profit par l'édition, et inoculée dans divers conventicules
surchauffés. Les gens du moyen âge chercheront à le faire prendre parti dans
des querelles surannées, inspirées de la logique binaire du bon et du méchant.
Les plus jeunes lui demanderont du rêve. La masse l'ignorera. Le Christ
l'aimera et sera son centre de référence.
Le prêtre va entrer en tentation. La pénurie va lui
demander de faire-faire, chose excellente, à condition qu'il ne se transforme
pas en cadre ou en chef de personnel ; qu'il ne devienne ni lointain ni
technocrate ; qu'il ne perde pas ses racines à force d'être au volant de
sa voiture ; qu'il ne soit pas la proie de l'appareil et de la
réunionnite ; bref, qu'il demeure pasteur. Le danger n'est pas illusoire.
Déjà, ici et là, on l'empêche de s'attacher à une communauté en imaginant une
sorte de cabinet pastoral dont les membres tournent chaque dimanche d'une
paroisse à l'autre, afin qu'apparaisse la fonction sans la personne. On se
demande d'ailleurs si cette trouvaille antiévangélique a donné lieu à une
consultation de la base. À quand la création d'une entreprise
intérimaire ? Jusqu'à preuve du contraire, Jésus a dit : « Je
connais mes brebis et mes brebis me connaissent ». On ne fera sans doute
jamais mieux.
Pour spiritualiser ce modèle, certains voient dans le
prêtre de demain un « animateur » ou un « accompagnateur »
qui ira porter la bonne parole
à des « aumôneries » fonctionnant sans lui. Ils ajoutent, pour
promouvoir leur modèle, pour en faire miroiter la beauté, que le prêtre fera le
prêtre comme l'évêque fait l'évêque, en se promenant. Ne nous laissons pas
prendre à ce piège un peu gros. Ne renonçons pas à la charge pastorale :
nous y perdrions tout goût de vivre, et le ministère de l'unité ne serait plus
assuré.
Le prêtre ne vivra fier et heureux que communautairement.
Mais que les jeunes n'aillent pas ici imaginer des groupuscules encapuchonnés
et agglutinés. Certes, à chacun sa vocation, et la vocation canoniale
existe : elle a même ses chances aujourd'hui, et tant mieux. Mais elle
n'accapare pas la réalité communautaire. Les besoins de la mission demanderont
de plus en plus la dispersion matérielle : à chaque équipe de se bâtir son
« observance », avec souplesse. Si les prêtres parvenaient à
s'entendre, à ne pas s'ignorer d'une idéologie à l'autre ; s'ils étaient
assez forts pour sortir de leur blockhaus sécurisant, pour ne pas y vivre en
autarcie économique totale (réunions, sessions, retraites, amitiés), ce serait
déjà un grand pas en direction de la vie commune. Ils ne trouveront sans doute
pas le bonheur parfait, pas plus que les autres humains : mais il suffit
d'avoir 75 % de raisons de travailler ensemble. Allons, au pire : si une
situation en vient à se dégrader, à devenir débilitante, il reste la grande
ressource de l'amitié, même si les rencontres ne sont pas fréquentes. Une
famille d'esprits aide puissamment, à condition toutefois qu'elle ne se
transforme pas en syndicat de mécontents, donc qu'elle fasse œuvre positive.
Cela est à la portée de tous, sans nécessiter le port d'une étiquette. Quoi de
plus tonique aussi que le soutien fraternel d'un couvent de
contemplatives ? Et, de toutes les retraites qu'il m'arrive d'animer
chaque été, celles que je préfère de beaucoup sont celles où les vocations sont
mélangées, où les deux sexes sont représentés : il y a tellement plus de
silence et de prière !
Je pense, en écrivant ces lignes, aux nombreux
confrères rencontrés ou lus : plus ou moins heureux, plus ou moins
meurtris ou déstabilisés. Je pense également aux jeunes séminaristes, aussi
désireux du sacerdoce qu'inquiets sur son exercice futur. Aux uns et aux autres
l'Esprit redit l'espoir. Mais, pour espérer, il faut commencer par penser juste.
Et penser juste suppose la démolition d'un grand mensonge collectif, qui
préside à la confection de la « vérité ». Notre époque prétend se
caractériser par la « recherche » : elle prononce avec ferveur
ce mot magique. Mais faut-il se laisser prendre au piège ? D'abord, la
recherche est un mot idéologique : il n'est accordé qu'à certaines idées
hasardeuses ; il qualifie moins le travail que le résultat obtenu, parfois
sans grand travail, par l'adéquation rapide des conclusions avec les hypothèses ;
il vient à point nommé dans un débat pour recommander a priori un raisonnement
fragile et ainsi le soustraire à la critique il traduira l'indignation devant
une censure sacrilège. Et puis, dans le sujet qui nous soucie, il n'y a pas énormément
de recherches : il y a beaucoup d'essais, suggestifs souvent, mais qui se
préoccupent peu d'étayer leurs dires. Ils ouvrent des pistes, comme on
dit : la chose ne serait pas grave si ce premier débroussaillage était
pris pour ce qu'il est, sans passer pour une autoroute. Mais ici commence le
mensonge. D'abord les lecteurs sont plus sensibles au prestige de l'écrivain
qu'à la rigueur de ses idées : l'époque s'attache davantage aux auctoritates
qu'aux rationes, ainsi qu'il en va dans tout nominalisme. Ensuite,
les intellectuels tissent une trame qui semble solide : ils se font des
clins d'œil, ils se citent et se congratulent, ils se renvoient l'un à
l'autre ; cependant que la vulgarisation organise son matraquage, parfois
avec la connivence d'organismes officiels de l'épiscopat. Dès lors, il apparaît
vite que « tout le monde pense comme cela », que l'affaire est
terminée et le dossier classé. Ainsi fonctionne l'usine à fabriquer l'opinion.
Mais ce colosse a les pieds d'argile.
On nous parle de pluralisme, mais c'est un
masque : l'idéologie n'est jamais tolérante ; elle cherche à occuper
tout le terrain, avec les moyens dont elle dispose. De ce point de vue, les
changements de vocabulaire sont moins innocents qu'ils paraissent au premier
abord. Parler de « responsable » au lieu de « curé », de
« secteur » au lieu de « doyenné », c'est d'abord s'aligner
sur la pratique des mouvements ou des syndicats. C'est surtout constituer des
ensembles de plus en plus grands et de plus en plus faciles à dominer, sous
l'apparence débonnaire d'un « collectif » qui, en réalité, se
manipule aisément. Pour venir à bout des autarcies paroissiales, on crée un
nouveau cléricalisme qui a simplement changé d'échelle et qui, en invitant un
laïcat « reconnu », donne le change sur son libéralisme. Même bien intentionnée,
cette volonté de puissance est exécrable, d'autant plus qu'elle se camoufle
derrière l'appel à la solidarité, qu'elle joue de la fibre sentimentale. Mais
revenons aux théories. À supposer même que l'idéologie doive limiter ses
ambitions, il n'y a pas pluralisme quand l'un remplit le tonneau et que l'autre
le vide : les deux opérations s'annulent et tout le monde perd son temps.
On peut doser les aspects complémentaires de la vérité, mais on ne dose pas le
faire avec le défaire, le tricoter avec le démailler. Ici, il importe de
choisir, et au plus tôt.
On nous répète à l'envi que la notion de vérité est
aliénante. Paradoxe : le temps est venu de chercher la vérité pour le goût
qu'elle a de liberté. C'est déjà dans l'évangile : « La vérité vous
libérera ».
Tenir de tels propos ne s'oppose aucunement à la paix
du cœur. C'est du pur réalisme ; c'est aussi du courage. Disons-nous, en
écarquillant les yeux, que les deux tiers des chrétiens, ceux-là mêmes à
destination desquels nous exportons nos méthodes pastorales, vivent leur foi
d'une manière dangereuse ou héroïque, au risque de leur liberté ou de leur vie.
Qu'il suffise d'écouter le récit d'un Vietnamien rescapé des boat-people ou
de tel Sud-américain ayant survécu au régime tortionnaire ; qu'il suffise
de penser à la Pologne. Et tant mieux si nos communautés occidentales
connaissent la paix : la liturgie nous fait demander ce calme propice.
Mais l'Eglise universelle ne peut s'offrir plusieurs qualités de foi théologale
à quelques milliers de kilomètres de distance : elle ne peut supporter la
juxtaposition de martyrs intrépides et d'asthéniques se prenant le pouls chaque
matin. Quantité de prêtres n'ont ni le goût ni le loisir de s'interroger sur
leur identité : ils trouvent la vérité en la vivant, ils vont à la lumière
en faisant la vérité. Ils sont convaincus d'être sages en étant fous pour le
Christ. Il ne faudrait pas qu'en venant jusqu'à nous ils soient aussi déçus que
les Mages arrivant à Jérusalem et y trouvant des forcenés de l'herméneutique qui
trituraient les Ecritures sans les comprendre. Un seul Seigneur, une seule foi,
un seul Baptême..., une seule ferveur sacerdotale.
André Manaranche, in Le prêtre, ce prophète
1. Karl BARTH, Lettre à un
pasteur de la République démocratique allemande, et la réponse, tra. Emile
Marion, Labor et Fides, Genève, 1959, p. 27.