vendredi 12 décembre 2025

En priant... André Sève, L'oraison, la prière dans le secret et le silence

 


L'oraison est la prière la plus personnelle, la prière dans le secret (Matthieu 6, 6 : « Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret »). On peut la définir comme un face à face silencieux avec Dieu, pour L'adorer et se faire travailler par Lui.

Cette rencontre à un niveau très profond peut être le ressourcement de toutes les autres prières individuelles et de toute prière commune. En nous intériorisant au maximum, l'oraison fait de nous un être d'accueil et d'appel qui apporte beaucoup à la prière collective : liturgie, groupe de prière, rosaire, etc. C'est dans notre profondeur que nous communions vraiment aux autres et que nous pouvons réaliser avec eux quelque chose de vrai et de riche.

Qu'on la fasse seul (dans le secret) ou avec d'autres sous forme de prière de silence, l'oraison n'est donc pas un exercice de séparation ! Remarque évidemment importante pour un couple ou pour une communauté religieuse. Loin de marginaliser, elle est déjà communion en elle-même, et elle prédispose à toutes les autres communions.

La crainte de perdre l'autre ou d'être perdu par lui lorsqu'on va chacun de son côté vers Dieu, peut naître d'une fausse idée de notre relation à Dieu. Si nous perdons les autres en allant vers Dieu, c'est que nous n'allons pas vers Dieu mais seulement vers nous-même. Ce qui est en cause, alors, ce n'est pas l'oraison mais la vérité de notre oraison.

En réalité, plus nous sommes à Dieu, plus nous sommes aux autres, parce que par Dieu nous existons davantage et nous devenons amour. Être deux ou plusieurs n'a pas beaucoup de sens, c'est la puissance de vie, d'intériorité et d'amour de chaque membre qui fait la valeur d'un groupe. Voilà l'explication d'un paradoxe : apparemment très individualiste, l'oraison est la meilleure formation communautaire.

OÙ TROUVER LE TEMPS ?

Beaucoup rêvent de faire oraison mais ils se heurtent au problème du temps. Trente minutes d'isolement chaque matin ? Dans la vie que je mène ?

Parlant d'expérience (j'ai moi aussi objecté le manque de temps !), je crois pouvoir affirmer qu'on pose mal le problème quand on commence par la question temps. L'interrogation première, fondamentale, n'est pas : Comment trouver le temps ?, mais Comment trouver l'amour ?. C'est-à-dire la faim de Dieu, le désir de mener toute notre vie avec Dieu. Comment arriver à aimer l'oraison comme chemin vers Dieu ? Quand elle est aimée, l'oraison trouve sa place.

Cette place croyez-moi, vous la trouverez. Et vous trouverez vous-même le style de votre oraison, sa durée, votre manière d'en mener les combats. Je vais essayer de baliser un peu le chemin, mais je tremble à l'idée de vous affirmer quoi que ce soit qui vous enfermerait ou vous rebuterait. Je vous supplie de rester libres. Nous allons être constamment dans le domaine de l'expérience, je souhaite que la mienne et celles qu'on a bien voulu me communiquer vous laissent ouverts, accueillants, mais libres (pardon d'insister !) d'inventer à votre tour vos propres chemins d'oraison. Et peut-être autre chose que l'oraison, pourvu que ce soit votre chemin d'aventure avec Dieu. Que puis-je souhaiter de meilleur que vous donner davantage faim de Lui ?

C'est dans cet espoir que j'ai intitulé ce petit livre : La faim et le rendez-vous. Un parcours qui se divisera en trois parties : la rupture, la faim, le rendez-vous.

I

LA RUPTURE

RUPTURE À LA VERTICALE

Quelqu'un qui avait essayé l'oraison et qui ne la pratique plus me disait : « Cette rupture me manque, je vis maintenant le nez baissé sur la vie, sans la réfléchir, sans la prier, sans la calmer ». 

Rupture. Le mot me frappe depuis longtemps parce qu'en effet l'oraison est fondamentalement une rupture avec la nervosité extérieure et intérieure, avec le ton habituel de nos pensées et de nos dialogues.

Mais l'erreur, qui provoque bien des ratages, c'est de n'effectuer cette rupture qu'à l'horizontale. Restant le même et donc au balcon de notre vie et au milieu de mille choses à faire, nous décidons de faire aussi un peu d'oraison. Il n'y a pas vraiment rupture, ou elle est trop faible. Nous plaçons sur le même plan horizontal cet acte de prière après autre chose et avant autre chose. Je reste le même homme qui fait chauffer le café puis se met à l'oraison. Mais s'il n'y a ainsi qu'une rupture horizontale, une simple succession d'actes accomplis à un identique niveau de conscience, on aura peut-être fait un effort de prière, probablement pas oraison.

Elle est d'abord une rupture à la verticale, une plongée dans une autre saisie de la vie. Même si on ne fait que cela on a presque tout fait. Et si on ne le fait pas on n'entre pas en oraison, à moins que Dieu, qui peut nous travailler quand Il veut et comme Il veut, ne nous saisisse pour opérer Lui-même la rupture.

Normalement, c'est à nous de plonger dans notre profondeur. Car c'est de cela qu'il s'agit : opérer une rupture qui fasse de nous pendant le temps de l'oraison un être en profondeur, dans sa profondeur. C'est souvent plus une opération lente et obstinée qu'un plongeon facile.

SE RETIRER DU BALCON

Nous vivons ordinairement à la périphérie de nous-même, au balcon. Vous devez sûrement voir ce que je veux exprimer par cette image. Nous nous tenons là où le monde extérieur nous atteint de plein fouet, là où nous ne pouvons prendre que des contacts brefs de curiosité, d'utilité, de plaisir ou de déplaisir. Cette saisie superficielle de la vie nous maintient à l'extérieur et en dispersion, en train d'accueillir des choses qu'il faut vivre très vite. C'est excellent dans la mesure où cela prouve que nous sommes bien vivant, nous voulons accueillir toute la vie. Mais il faut voir comment nous l'accueillons. Et comment son flot se mêle à un autre flot, intérieur celui-là et pourtant aussi tumultueux. Car nous vivons au balcon à l'intérieur de nous-même, si j'ose dire, devant le jaillissement incessant de nos pensées et de nos sentiments.

Sans arrêt nous accueillons et nous ruminons, mais nous reculons rarement vers le centre de nous-même, et c'est justement le voyage intérieur que l'oraison nous propose : se retirer d'abord de l'accueil ordinaire de la vie, puis se retirer de notre habituelle rumination pour arriver jusqu'au centre intérieur où nous reprenons contact avec la même vie, avec le même Dieu, avec les mêmes relations aux autres, mais dans une sorte d'en-arrière de tout, dans une saisie silencieuse, intense et unifiée.

Cette présence à soi-même, quelquefois très fugitive mais qu'on parvient à prolonger, est le premier signe d'une vraie rupture à la verticale, d'une entrée possible en oraison. Elle est généralement le fruit de notre effort, elle peut être une grâce du Seigneur qui nous plonge soudain dans notre profondeur.

NOUS OUVRIR À LA PRÉSENCE EN ÉVEILLANT NOTRE FOI

C'est seulement dans cette profondeur que nous pouvons nous ouvrir à la Présence de Dieu et devenir entièrement accueil de Dieu. Je reparle d'accueil puisque vivre c'est accueillir, mais là encore, et c'est le second signe, nous allons mesurer la rupture, la différence avec ce que nous vivons d'ordinaire. Nous disons parfois, après un accueil raté : « Je n'étais pas moi-même ». Dans l'oraison nous sommes nous-même autant qu'on peut l'être. C'est une assez extraordinaire expérience d'éveil, un déploiement de tout ce qu'il y a habituellement d'endormi en nous. Nous nous sentons en toute-puissance d'accueil, en virginité d'accueil. Ne ruminant plus, rien ne nous encombre, nous sommes au présent pur, là où notre vie jaillit et peut tout devenir. Nous parlons parfois de vivre au présent, c'est rare et difficile, l'oraison est une de ces saisies du présent.

Dans cette saisie, dans cette présence à nous-même en éveil plénier de tout notre être et de notre foi, nous accueillons la Présence, nous nous ouvrons à la Présence.

Chacun de nous donne un nom différent à la Présence : Jésus-Christ, le Père, le Seigneur, Esprit, la Trinité, Dieu. Des Orientaux diraient : la Vie, la Mer. Moise dirait le Feu. Adam dirait le Pas. Élie dirait la Brise. Le nom importe moins que la réalité : Dieu est là !

La Présence est toujours présente, c'est nous qui sommes peu présent à nous-même et au Seigneur. Saint Augustin, se plaignant de l'absence de Dieu, reçoit intérieurement cette parole : Tecum eram sed mecum non eras. J'étais avec toi, mais toi tu n'étais pas avec Moi. Quand les psaumes ou notre cœur nous poussent à appeler Dieu : Viens !, c'est en réalité un cri jeté à nous-même : Viens à la Présence ! Nous devons nous éveiller à Celui qui est là. Cet éveil est essentiel si nous désirons vivre ensuite beaucoup plus avec lui. L'oraison densifie notre attention à Dieu, elle nous habitue à Dieu.

Par là, elle est un entraînement à la vie attentive. Nous ne sommes pas tellement présent à nos frères et même à l'être que nous aimons le plus. L'oraison est profondément fraternelle dans la mesure où elle nous éveille aux présences.

J'ai parlé de l'éveil plénier de notre foi. Je me méfie de l'inflation des mots et j'ai hésité devant plénier, mais il faut pourtant aller jusque-là : l'oraison vaut ce que vaut une foi totalement éveillée.

Notre foi est généralement endormie. Nous la mettons pratiquement en réserve de notre vie réelle : au réfrigérateur, si j'ose dire, comme un en-cas. Bien sûr, nous voudrions vivre de foi, vivre la foi, mais nous n'allons guère plus loin que le désir. Je pense à la respiration en hata-yoga où nous découvrons notre si petite respiration habituelle et ce que pourrait être une grande respiration. Ainsi, dans l'oraison, la foi peut enfin respirer, se déployer, se faire intense activité pour nous ouvrir totalement à la Présence. Dire Dieu, alors, ou Jésus, ou Père, est parfois toute l'oraison. Ou seulement penser que Jésus est vivant. Ou que Dieu nous aime. C'est vrai ! Nous réalisons à quel point c'est vrai. Une foi éveillée nous donne pour ainsi dire la chair des choses, ordinairement pensées et dites très abstraitement.

Nous ne voyons pas Dieu, nous ne l'entendons pas, nous ne le touchons pas. Étrange amour sans prise ? Non ! « Ma foi, me disait Nana Mouskouri, c'est ma main pour toucher Dieu ». Et Jésus répétait : « Si vous pouviez croire ! » Sans la foi éveillée, l'oraison serait un leurre pitoyable, nous passerions nos dix ou trente minutes à replonger dans notre cinéma intérieur. Le troisième signe d'une rupture à la verticale, d'une entrée en oraison, c'est l'éveil de notre foi pour accéder à la Présence et nous y maintenir.

ÊTRE EN RENDEZ-VOUS D'AMOUR

Il y a vraiment rupture, au moment de l'oraison, si nous ne restons pas dans notre climat habituel d'obligations qui nous fait dire : « Il faut que je fasse ceci et cela, et il faut aussi que je fasse oraison ». Non, le seul mouvement qui puisse nous attirer à l'oraison et maintenir sa durée, sa fréquence, c'est un mouvement très loin de l'obligation : « Je vais à un rendez-vous d'amour. Je suis en rendez-vous d'amour ».

Pardonnez-moi d'insister, mais je vois trop de chrétiens généreux qui veulent, comme cela, à froid, se faire une obligation de l'oraison et, ceci établi, ne se préoccupent plus que de méthodes. L'échec est prévisible. Ici, l'obligation ne peut être qu'une poussée d'amour, les méthodes ne peuvent être que des inventions et des expressions de l'amour. Finalement, la rupture qui marque le plus une authentique oraison, c'est cet élan unique que tous les amoureux connaissent : s'en aller vers l'aimé, savoir qu'il sera là et que moi je serai pleinement là, en présence d'amour. L'envie de faire oraison naît de cet éblouissement : Dieu nous aime et nous pouvons L'aimer.

Si on ne va pas à l'oraison comme à un rendez-vous d'amour, si on n'y reste pas en rendez-vous d'amour, on a fait quelque chose, on n'a pas fait oraison.

J'espère que personne, ici, ne pense à de grands battements de cœur, nous sommes dans la foi. Elle peut être chaude, brillante, elle peut être froide, terne, peu importe ! Il suffit qu'elle soit éveillée : alors elle nous dit Dieu, ou plutôt Dieu Se dit. C'est ainsi que grandit tout amour : par la connaissance. La foi en exercice est notre découverte de Dieu, notre demande d'amour à Dieu : « Fais-toi connaître plus pour que je t'aime plus ».

Ce serait étrange, il me semble, que nous cherchions à vivre quelque chose avec Dieu sans ces rendez-vous de foi et d'amour, et peut-être voyons-nous mieux maintenant de quoi on parle quand on dit faire oraison. Une plongée dans notre profondeur, un éveil intense de notre foi à la Présence ; un rendez-vous d'amour où grandira l'amour pour lequel nous sommes faits. Qui n'a envie de tenter cette rupture provisoire avec la vie quotidienne pour mieux la vivre ensuite en la vivant avec Dieu ?

Car on ne lâche pas Dieu en sortant de l'oraison. C'est son immense bienfait, elle nous donne trente intenses minutes avec lui, puis tout au long du jour une autre Présence : travail ensemble, connivence et clins d'œil.

Et pourtant, cette oraison qui peut tellement changer la vie de tout croyant, beaucoup hésitent devant elle, beaucoup essaient et abandonnent, ou ne font pas vraiment oraison. Pourquoi ? C'est une question que je me suis souvent posée. Pour moi et pour tant d'autres. Jusqu'au jour où j'ai mieux vu qu'il faut opérer une sorte de renversement dans la manière de prendre notre vie.

II

LA FAIM

COMME ON LOGE UN ÉTUDIANT...

Comment un croyant prend-il ordinairement sa vie ? Il se dit : « Il y a Dieu, il faut que je lui fasse une place ». Nous essayons de loger Dieu et donc de loger la prière dans notre vie, comme on loge un étudiant en dégageant une chambre dans une maison pleine.

Notre vie, elle aussi, est pleine. Quand nous y logeons assez péniblement, et dans un coin, notre désir de prier, c'est tout de même la vie qui va commander la prière, qui va essayer de faire une place à notre souci de Dieu. Nous sommes loin de l'oraison-amour, d'une invasion de l'amour ! Un renversement s'impose.

Ce renversement consiste à découvrir que c'est la faim de Dieu qui devrait commander notre vie.

Je regrette de lancer cette affirmation très vite et de passer. Il faudrait pouvoir la méditer jusqu'à ce qu'elle éclate en vérité-soleil : la faim de Dieu doit commander ma vie.

Les psaumes crient cette faim, cette soif : J'ai soif de Dieu, du Dieu de vie, Dieu, mon Dieu, je te cherche, j'ai soif de toi.

Par quelle aberration a-t-on divisé les croyants en moines qui seuls auraient cette faim, et en laïcs qui auraient d'abord à s'occuper de leur vie puis à y faire ensuite une honorable place à Dieu ? Quand nous faisons seulement une place à Dieu, il n'est plus Dieu ! Et cela ne vaut pas seulement pour un moine mais pour tout homme né de Dieu et qui va à Dieu.

Nous sommes tous, et au même titre, créés par Dieu pour vivre dès ici-bas dans Son amour et pour avancer de jour en jour vers une inimaginable vie d'amour. Ces choses-là, nous les savons, mais la vie quotidienne étouffe leur vérité et leur appel. Elles devraient tout commander et elles en arrivent à n'être plus qu'un souci parmi d'autres. Le suis-je séduit par Dieu ?, comme disaient les prophètes, le suis-je saisi par le Christ ?, comme disait saint Paul, devient : Est-ce que je prie assez ? Est-ce que je fais bien mes dix minutes d'oraison ? Alors, mes dix ou trente minutes risquent de n'être qu'une obligation de plus, ajoutée à tant d'autres, et vite rejetée par ces autres.

S'interroger sur l'oraison, ce n'est pas se demander si nous réussirons à caser quelque chose de plus dans notre journée, c'est réfléchir sur le sens global que nous voulons donner à notre vie.

Pardonnez-moi de m'attarder sur ces préalables, mais si le désir de faire oraison n'est pas d'abord le bouleversement d'une vie qui enfin se resitue comme il faut par rapport à Dieu, on va seulement jouer à faire oraison et se lasser. Oraison ou pas oraison, ce n'est pas vraiment le problème. Mais : Dieu ou pas Dieu ?

L'enjeu, c'est notre vie. Nous n'avons qu'une vie pour aimer Dieu dans la foi et la nuit à coups de reprises profondes. Capitales nos dix, vingt ou trente minutes d'oraison si elles sont une réorientation obstinée vers la plénitude pour laquelle nous sommes faits.

RESSAISIR NOTRE VIE

Nous sommes arrivés, j'espère, au point de réflexion où l'oraison ne doit plus apparaître comme une chose entre beaucoup d'autres, mais comme une ressaisie de la vie pour la remettre dans le soleil de Dieu.

Telle qu'elle est devenue, agitée et surinformée, la vie actuelle risque de faire de nous des spectateurs, des énervés passifs qui se laissent emporter d'action en action, de nouvelle en nouvelle, sans avoir la possibilité de bien réagir. Nous vivons dans un sentiment de perpétuel renvoi à un demain où nous serions davantage responsables, plus contemplatifs, plus créatifs. Nous sentons que nos prises nous échappent.

L'oraison nous redonne des prises en stoppant un peu la vie et en nous habituant ainsi à mieux juger ce qui se passe. 

« Marie, dit l'Évangile, méditait ces choses dans son cœur ». Et l'enfant prodigue « rentre en lui-même ». Images périmées d'une époque où tout se vivait plus lentement ? Offre réservée à des retraités ou des nonchalants ? Non, l'oraison est la chance actuelle de nos vies actuelles, remplies sans arrêt, hachées en quarts d'heure et inattentives. Choisir l'oraison, ce n'est pas changer notre vie mais la vivre autrement par la rentrée en soi-même et le stop, pour voir un peu mieux ce que l'on est en train de vivre, pour simplifier l'encombrement, et pour rencontrer les autres à plus de profondeur.

ORAISON OU ENGAGEMENT ?

Il faut tout de même prévenir ici une gêne. Je pourrais vous laisser croire que je vous invite au repliement individualiste : « Qu'on est bien avec toi, Seigneur des matins calmes ». Ce serait de la pseudo-oraison. Si on cherche Dieu pour échapper à quoi que ce soit qui est à vivre avec et pour les autres, on va seulement s'enfermer un peu plus avec soi-même. Dieu n'est pas là. Il ne peut être que là où un homme lui demande de quoi vivre au maximum tout ce qu'il doit vivre.

Les images risquent de tromper. Se retirer du balcon, rentrer en soi-même, ce vocabulaire de l'intériorisation ne doit pas être reçu comme un vocabulaire de repli contre la dureté de la vie ou même contre l'envahissement de la vie. Eh oui, il faut se laisser envahir ! L'oraison n'est pas la construction d'un mur de Berlin entre la vie et nous, mais le moyen de tout accueillir plus puissamment.

La vision très fausse d'un refuge en Dieu qui permettrait d'économiser l'engagement fraternel et le courage justifie certaines réticences à l'égard de l'oraison, et même à l'égard de toute prière.

Un monsieur de 74 ans qui a lancé un club du 3e âge me racontait qu'il en avait parlé à une dame, en pleine forme malgré ses 80 ans. Celle-ci, très émue par ce qu'elle apprenait sur les gens du club, lui dit : « Je vais bien prier pour eux ». Il lui a répondu : « J'aimerais mieux que vous veniez tenir une permanence ».

Là pourrait se profiler un dilemme qui me hérisse. Prière ou dévouement ? Oraison ou engagement ? Le type même de question purement théorique, car si l'on va sur le terrain on découvre vite que de l'oraison réellement pratiquée jaillit l'engagement fraternel. Et quel fraternel authentique et inusable a jamais rejeté l'oraison ou tout autre plongée en Dieu ?

Le nécessaire recul par rapport à la vie, dans l'oraison, n'est pas du tout une peur ou un dédain, c'est une prise d'élan. Je pense à la posture du za-zen décrite comme une posture de lion. Mettez un lion dans votre vie, mettez-y l'oraison.

Je rencontre de plus en plus de gens qui avouent ne pas faire ce qu'ils devraient et pourraient faire. On voit se répandre une sorte de maladie de la décision ; on préfère temporiser et discuter à l'infini plutôt que décider. Pourtant la vie ne peut être intense qu'à coups de décisions. L'Évangile est rempli d'invitations à se décider : « Marchez, dit Jésus, quand vous avez la lumière » (Jean 12, 35).

L'oraison redonne cette lumière et ce tonus qui poussent à marcher, à décider, à réagir, à ne pas se laisser faire par la vie, surtout dans ce qu'elle a d'endormeur. Un homme, une femme qui prennent le chemin de l'oraison me font penser à quelqu'un qui se réveille, nous sommes tous des Belle-au-bois-dormant.

Évoquons une expérience courante : je viens de bavarder avec Philippe. Nous sommes restés l'un et l'autre superficiels, nous ne nous sommes pas vraiment rencontrés. Formé par l'oraison, j'aurais eu plus de chance de m'intérioriser assez vite, de descendre dans ma profondeur et d'éveiller la profondeur de Philippe. Quelle écoute mutuelle, alors, et quelle rencontre !

En relisant ce que je viens d'écrire sur cet éveil et cette puissance de vie par l'oraison, j'ai peur que cela vous fasse penser à un conte de fées. Vraiment, l'oraison est-elle si prometteuse ? Que répondre, sinon : Essayez !

 

III

LE RENDEZ-VOUS

 LA CHOSE LA PLUS EN NOTRE POUVOIR, ICI, C'EST DE BIEN COMMENCER

En quoi consiste l'oraison, que s'y passe-t-il, que devons-nous faire ? Et que fera Dieu ?

Sur la part de Dieu dans une telle rencontre, nous avons quelques lumières par ses révélations dans la Bible, d'où on peut déduire ce qu'Il aime et ce qu'Il fait. Une autre connaissance nous vient des spirituels qui décrivent leur oraison. Mais de tout cela il ne faut parler qu'avec infiniment de discrétion. Nous ne pouvons pas nous placer du côté de Dieu et dire en détail : Il va faire ceci et cela. Il est Dieu, Il est suprême liberté, et Son action nous déconcertera toujours par son ampleur et par l’humour de Sa grande déclaration : « Vos voies, décidément, ne sont pas Mes voies ! »

Je parlerai donc davantage de notre part, ce qui risque de fausser la vérité même de l'oraison : plus la part de Dieu y est grande plus elle est oraison. Je voudrais que vous gardiez présente à l'esprit cette affirmation capitale qui pourrait s'estomper dans les descriptions que je vais faire de notre propre activité.

Voici donc le grand moment de notre courage. Un mot qui peut-être vous surprend. Du courage lorsqu'on va à un rendez-vous d'amour ? Mais dans tous les amours il y a les moments du courage, de l'effort de volonté, vous le savez aussi bien et mieux que moi. Plus encore quand il s'agit de cette si mystérieuse relation qui se noue avec Dieu, un amour sans les yeux ni la voix, dans l'invisible, où les heures de dure sécheresse succèdent aux élans. Pour ne pas être inconstante, trop liée aux humeurs, l'oraison a souvent besoin d'être courageuse, très volontaire : « Je veux cette oraison ! »

Notre courage ? Se décider, puis tout faire pour se mettre en état d'oraison, réaliser la rupture à la verticale, devenir attente et accueil d'une action de Dieu. La chose la plus en notre pouvoir, ici, c'est de bien commencer.

On verra qu'il faudra aussi, dans le cours de l'oraison, d'autres courages mais assez différents, dans des combats humiliants : lutter contre la somnolence (eh oui !), ou contre la nervosité, supporter le harcèlement des distractions.

Le démarrage, même parfois laborieux, a des couleurs plus triomphantes. J'ai envie de faire cette oraison, ou en tout cas je la veux fortement, je suis en éveil, encore vierge de distractions, je peux jouer ma partie à fond.

C'est une chose qui vaut la peine d'être bien vue pour que justement mon début d'oraison soit une belle plénitude. Il est mon offrande, mon offertoire, le pain que j'apporte : que le Seigneur en fasse de la véritable oraison.

Ce commencement si important et qui dépend tellement de moi, c'est, selon une expression traditionnelle très significative, la mise en présence de Dieu. Elle peut se décomposer en trois actes : décision de faire oraison, cérémonial de rupture, acte de foi en Dieu présent.

Premièrement, je me décide à faire oraison.

C'est évidemment un acte inutile quand tout va bien, quand on éprouve une telle faim de Dieu qu'on a hâte d'être au rendez-vous. Mais il faut parfois renouveler vigoureusement cette décision. Un dégoût, une lassitude, un horaire surchargé, et nous ne sommes qu'à demi disposé, avec le danger de mal vivre une oraison mal commencée. Hâtons-nous alors de nous reprendre à temps par une décision nette : « Je veux faire oraison, je vais chercher Ta Présence, je suis là pour cela et pas pour autre chose. Seigneur, des deux mains je Te donne ce temps ».

Deuxièmement, j'accomplis un cérémonial de rupture.

Deuxième acte, toujours nécessaire je crois, qui se présente comme une sorte de cérémonial de rupture matérielle, corporelle, avec la chose que nous étions en train de faire juste avant. Ne pas se jeter dans l'oraison, ni mollement ni en pleine nervosité ou, le pire ! quasi machinalement. C'est là que non seulement l'oraison mais toutes les prières sont tuées avant de naître. On ne sera pas avec Dieu, on restera avec soi-même, empêtré dans des pensées et des soucis parce qu'on n'a pas pratiqué la rupture.

Il s'agit de créer le climat d'un rendez-vous d'amour et un rendez-vous d'amour avec Dieu ! Cela demande de la paix, de la noblesse d'attitude et de cœur. Le sans-gêne avec Dieu n'exprime pas l'amour mais l'inconscience. Notre effort pour lui plaire, l'Évangile nous le dicte : c'est la pureté du cœur. « Bienheureux les purs car ils verront Dieu ». Dépouillement de tout ce qui ferait écran entre lui et nous, particulièrement quelque chose d'anti-fraternel ou un souci qui pour nous et à ce moment-là serait plus grand que Dieu. Ce sont des choses qui arrivent, et en réaction un bref élan pénitentiel n'est pas déplacé, bien au contraire.

Alors, le plus posément possible, nous effectuons les ruptures : se retirer du balcon, se dégager de la vie extérieure et de notre tumulte intérieur. Descendre en soi. Si cette image nous gêne, choisir une autre image de retour au centre, au cœur. Pour cette plongée, pour ce voyage intérieur, rien ne vaut les bons vieux moyens, repris actuellement sous des couleurs... orientales.

Une belle attitude debout, avec peut-être les bras et les mains en offrande et en attente. Peut-être (je répète peut-être, parce que tout est à expérimenter et à choisir très personnellement), une lente génuflexion, un grand signe de croix. Cette entrée en noblesse de corps, ces gestes lents et très conscients dissolvent notre nervosité et nous établissent dans les espaces intérieurs de la prière. Ils créent un climat de paix et d'éveil dans un très particulier silence d'attente.

On peut utiliser des prières mentales courtes, lentes, répétées. Par exemple : « Si tu savais le don de Dieu, tu boirais à la source ». Boire à la source !

Dans cet état de cœur et de corps, nous choisissons l'attitude que nous garderons pendant l'oraison. Cela dépend de chaque personne : à genoux, assis sur une chaise, ou par terre à la carmélitaine, en tailleur... Peu importe pourvu que ce soit noble, net, expressif. Et décontracté, favorisant une bonne respiration. Surtout, ne pas confondre oraison et mortification, la vigilance mentale sera suffisamment mortifiante ! Mais ne pas s'affaler non plus dans un fauteuil. Personnellement, je suis très aidé par la posture za-zen, sur un coussin par terre. Quand je suis trop fatigué (ou ankylosé !) pour la prendre correctement, j'en conserve l'essentiel, c'est-à-dire la rectitude de la colonne vertébrale en utilisant une chaise, mais pas molle !

Troisièmement, après ce cérémonial de rupture, je fais un acte de foi en Dieu présent. C'est l'acte essentiel d'entrée en oraison.

Ici diffèrent beaucoup les tempéraments. Je suis un visuel, j'ai besoin d'une sorte de vision de Dieu que je tire de grands textes bibliques comme la vision d'Isaïe, son Sanctus (Isaïe 6, 1-8). Ou la vision de Moïse, le Buisson ardent (Exode 3, 1-6). Le fameux passage du Seigneur, la brise légère d'Élie (1 Rois 19, 8-13). Le retour de l'enfant prodigue, vision du Père si extraordinairement aimant (Luc 15, 17-20). La bouleversante promesse de Jésus : « Si quelqu'un m'aime, il observera ma parole et mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons en lui notre demeure » (Jean 14, 23). Le prologue de la première épître de saint Jean : « Nous avons contemplé la Vie éternelle », et c'était Jésus ! L'Apocalypse : « Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai, je souperai avec lui et lui avec moi » (Apocalypse 3, 20).

Il ne faut pas avoir peur d'évoluer, de changer, c'est excellent pour lutter contre la routine. J'ai ma période Icônes. Et une période Prière pour entrer en oraison. La meilleure, il me semble, est la célèbre prière de la bienheureuse Élisabeth de la Trinité, mais il vaut peut-être mieux composer sa propre prière, en n'hésitant pas à la modifier, à l'allonger ou à la raccourcir. À titre d'exemple, voici la mienne en ce moment, version longue !

Prière pour entrer en oraison :

Trinité sainte, je veux cette oraison de toutes mes forces, mais comme Vous la voulez.
Ouvrez-moi à Votre Présence, donnez-moi des yeux intérieurs pour Vous.

Vous êtes là, et je suis là, en rendez-vous d'amour.
Vous êtes en moi et je suis en Vous.
Paisible, rassemblé, retiré du balcon, en arrière de tout, descendu dans ma profondeur.
Vous êtes là, et je suis là, en rendez-vous d'amour.

 J'attends tout de Vous.
Dans le grand éveil de ma foi et l'élan vers Votre vie d'amour.
Si j'atteins l'Amour, je serai amour et j'éveillerai à l'amour.

 Vous êtes là, et je suis là, dans l’accueil de Votre action transformante.
Attentif à l'union.
Quand je Vous suis uni j'ai tout, je peux tout demander et je peux tout vivre.

Vous êtes là et je suis là, à l'écoute de l'Esprit, dans l'amour inconditionnel de mes frères, la force de vivre et la joie.

Vous avez dû remarquer que dans cette prière je multiplie les actes de foi et les efforts d'union. Un jour où j'essayais de faire oraison en pleine difficulté de charité fraternelle, j'ai ajouté l'effort d'amour inconditionnel. Nous ne sommes jamais avec Dieu sans nos frères.

À vous de construire peu à peu votre propre prière en cherchant ce qui vous met en présence de Dieu. Il est toujours là. Tout ce qui peut nous faire prendre conscience de cette Présence est bon. En fait, l'oraison c'est cela : par la foi, chercher la Présence.

J'insiste sur la nature de cette foi. Il ne s'agit pas de vouloir ressentir la présence de Dieu. Ici, les illusions semblent nombreuses et presque indéracinables. Dieu peut accorder, surtout au début, quelques grâces sensibles. Mais l'oraison est normalement un exercice de foi pure, nue. C'est au-delà du ressenti ou du raisonné. Nous savons que Dieu est là, sans rien sentir. Nous aimons sans que le cœur batte. Nous ne désirons qu'une chose, mais avec quelle force de foi : vivre un moment avec Dieu, comme lui le voudra. Que nous soyons froid ou chaud, sec ou frémissant de pensées et de sentiments.

DURER DEVANT DIEU

Peut-être passerons-nous tout notre temps d'oraison à essayer de nous mettre en présence de Dieu, à nous apaiser, à nous ennoblir d'attitude et d'esprit, à éveiller difficilement notre foi. C'est déjà de l'oraison, et de la bonne, regardée par Dieu avec amour et admiration : « Je n'ai jamais rencontré autant de foi », disait Jésus (Luc 7, 9).

Si nous sommes saisis plus vite, l'oraison consistera à rester au soleil de la Présence. Mais attention ! On sera très tenté d'entreprendre autre chose : une lecture spirituelle, un examen, une méditation, etc. C'est bien. Ce n'est pas l'oraison. Si l'on veut voir sa vie transformée par l'oraison, il faut faire oraison. Vérité de La Palice, et pourtant j'entends assez souvent des critiques contre l'oraison de la part de chrétiens qui disent que ça ne marche pas... sans avoir essayé. Irrésistiblement, ils transforment l'oraison en un autre genre de prière. Pourquoi pas ? Je ne cherche pas à mettre l'oraison au-dessus de tout, mais si vous désirez pratiquer vraiment l'oraison, il faut savoir ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas.

Elle est un rendez-vous d'amour avec Dieu. Uniquement cela, mais intensément cela. Être heureux de passer un moment avec lui. D'une manière si consciente que c'est cet effort d'être très présent à lui qui est l'oraison : être heureux d'être ensemble. 

Être ensemble, rien que cela, mais tout cela, définit n'importe quel rendez-vous d'amour. On le sait ! Et on peut se demander pourquoi dans notre amour pour Dieu nous négligeons cette pure rencontre. C'est en voyant comment un homme et une femme qui s'aiment peuvent être heureux d'être tout simplement ensemble que j'ai le mieux compris ce qu'était l'oraison.

Ne pas se perdre en considérations sur nous ou même sur Dieu, mais rester un moment dans son soleil, dans son amour, en lui offrant le nôtre, et en accueillant ce qu'il voudra bien nous donner, ce matin-là, en lumières, en forces, ou simplement (mais c'est toujours accordé) en paix, fruit typique de l'oraison.

Si l'on accepte ces caractéristiques de la véritable oraison, on comprend vite, parce qu'on l'expérimente, pourquoi et comment elle nous change. Quatre choses peuvent nous modifier profondément : nos actes fraternels, notre tâche humaine, les sacrements, et l'oraison. Mais que de fois, à propos de l'évolution spirituelle par l'oraison, je me suis heurté au scepticisme et au découragement !

Cela doit venir en partie du mystère très caché de cette transformation. On voit la joie du frère que l'on a essayé d'aimer ; on voit les résultats d'une tâche créatrice ; on peut savoir comment agissent les sacrements, bien que sur ce point aussi le scepticisme soit grand. Mais que voir et savoir de l'action de Dieu pendant les trente minutes de notre oraison ?

DIEU AGIT

Ce qui est sûr c'est que si je me tiens présent à la Présence, Dieu va agir. Et ce qui est également sûr, c'est que de mon côté j'ai besoin d'agir. Savoir faire oraison se tient là, dans le juste apport de mon action, à la fois discrète et intense. Elle n'a d'autre mission que de me disposer à l'action de Dieu, mais c'est très important, c'est capital : agir pour ne pas agir, agir pour que Dieu agisse.

Se mettre au soleil de Dieu est une image un peu fausse comme toutes les images. Prendre un bain de soleil laisse très passif. Se maintenir sous le soleil de Dieu implique au contraire la mobilisation de toutes nos forces d'attention. Être vraiment là, durer devant Dieu pendant trente minutes ou une heure est parfois si exigeant que sans foi et sans amour l'oraison ne serait qu'une corvée insupportable.

Souvent on me dit : « Je ne peux pas rester ainsi inactif, l'esprit vide. D'ailleurs, il ne sera pas longtemps vide, tout le vol des soucis, des rêves et des distractions va s'abattre sur moi ».

Je n'ai qu'une chose à répondre et je le redis obstinément : le but de l'oraison, c'est de rester par la foi et l'amour en présence de Dieu pour se laisser travailler par lui. À partir de cet objectif précis, valable pour tous, le reste est moyen à inventer, à personnaliser.

Il faut donc éviter à tout prix une erreur : vouloir produire. Des pensées, des sentiments, des résolutions. C'est tellement tentant de produire ! On va faire des choses et les minutes passeront vite. Mais ce ne sera pas l'oraison.

Vous ne lutterez contre le style producteur qu'avec une pensée : tout ce qui va sortir de moi, même génial, même fervent, même héroïque, c'est de l'humain, et je suis venu chercher Dieu. Ses pensées, sa bonté, sa beauté. Son regard d'amour sur moi et sur le monde.

Je voudrais pouvoir graver en vous la conviction qui conduit à l'oraison et nous maintient dans l'oraison : ici, c'est Dieu le producteur. Le jour où l'on croit que pendant ces minutes, parfois si dures, si apparemment vides et inutiles, Dieu agit, on ne peut plus se passer de l'oraison.

Dieu nous transforme selon Ses vues, d'après Son regard sur notre vie réelle. Il sait quel parti nous pouvons tirer, avec Lui, de cette vie, pour devenir le saint qu'Il attend de nous. Si vous ne gardez que cette conviction, Dieu agit, vous avez l'essentiel, je vous aurai tout dit sur l'oraison.

Retenez seulement ce schéma : tout d'abord, réussir une forte présence à soi-même pour se maintenir ensuite dans une forte présence à Dieu, et adhérer, par un acte de foi, à tout ce que Dieu pourra nous donner et à tout ce qu'Il pourra faire en nous, simplement parce que nous sommes là.

Ce qui ne sera jamais assez puissant dans l'oraison, c'est le double acte de foi : Dieu est là et il agit. Un acte qui peut être silence, ou parole, ou geste. Qui peut être senti ou seulement foi nue. La seule chose importante, c'est qu'il soit union d'être à être, de volonté à volonté. Notre effort de présence, et lui seul, crie à Dieu : « Transforme-moi, donne-moi, dis-moi ».

On se livre à l'oraison quand on comprend que cela veut dire tout faire pour que Dieu puisse faire quelque chose. Mais faire quoi finalement? Nous transformer peu à peu en être de paix, d'amour et de courage. Il s'agit d'un modelage et remodelage profond, ce qui veut dire évidemment secret, ou en tout cas discernable par notre entourage plus que par nous-même. Peut-être que tout est dit si l'on évoque la profondeur de cette action divine. Dieu agit là où nous sommes vraiment nous, là d'où tout jaillit, le cœur dont parle Jésus. L'oraison nous travaille au cœur.

Dans un climat de foi nue qui est rude. Le désir sera grand mais très vain de vouloir mesurer le travail de Dieu. « Qu'est-ce que je fais ici, en train de lutter contre les distractions et le sommeil et l'ennui ? Qu'est-ce que Dieu peut bien faire de mes pitoyables trente minutes? »

Il produit en moi, si je le laisse taire, une toi et une espérance qui ne courent pas les rues. Il faut parfois toute une vie pour dire en vérité : « Père, je m'abandonne à Toi ». L'oraison est l'école de cette totale remise.

UNE GOUTTE DE MÉDITATION DANS UN VERRE D'ORAISON

J'espère que ces explications auront tué les craintes de passivité qu'engendre parfois l'idée de s'abandonner à l'action de Dieu sans rien faire soi-même. Rester ainsi extrêmement éveillé, rassemblé, offert, ce n'est pas rien faire ! Il suffit d'avoir essayé pour être fixé sur ce qu'exige de nous l'attention à la Présence.

Nous n'offrons pas beaucoup d'occasions à Dieu de nous avoir ainsi tête à tête, pur de tout autre désir que ce tête-à-tête où Il nous voit enfin non distrait de Lui.

Comme nous nous sentons alors exister au maximum et en pleine lumière, nous avons la perception crue, presque violente, de notre pauvreté par rapport à ce que nous voudrions être pour Lui et pour nos frères. Quelqu'un qui fait oraison peut difficilement garder de la prétention. Mais alors monte en nous la plus belle parole d'amour : « J'attends tout de Toi ». Ce n'est plus dit un peu à la légère. Cette parole qui nous resitue dans la vérité c'est la parole essentielle de l'oraison, la seule prière à faire. C'est l'oraison.

J'attends tout de Toi. Nous savons, par l'Évangile, que Jésus espérait et admirait cette totale, cette folle confiance. Celui qui attend peu de Dieu ne sait pas qui est Dieu. Rien que pour acquérir cette connaissance, cette certitude que nous pouvons tout attendre de Dieu, cela vaudrait la peine de faire oraison. C'est d'ailleurs le test de notre oraison. Si elle maintient en nous une pure attente de l'action transformante de Dieu, nous sommes sur la bonne route : elle fera de nous un être éveillé, affamé et confiant. Ces choses-là du moins sont perceptibles et cela donne le courage de tenir, de durer tout simplement sous le soleil de Dieu.

Durer restera tout de même difficile, ou redeviendra difficile après une période comblée. Il faut apprendre à organiser le rendez-vous. Mais, ici, chacun doit voir et tout essayer. On n'apprend pas à nager en discutant sur les méthodes. On n'apprend pas à faire oraison sans faire oraison. Il faut plonger.

Je vais esquisser une ultime description, tirée de ma propre oraison et de celles que j'ai pu entrevoir, avec le danger que vous devinez de figer ce qui doit rester souple, et de robotiser ce qui est si différent d'un orant à l'autre, et même d'un jour à l'autre !

J'essaie donc d'effectuer la rupture, de m'établir dans ma profondeur et de réveiller ma foi en la Présence.

Pour arriver à la Présence, je mets tout le temps qu'il faut. J'y passe parfois le temps entier de l'oraison ; quelquefois c'est immédiat.

Si je suis saisi par la Présence, je reste dans ce soleil. Qui peut être soleil-soleil, un état assez lumineux, ou soleil-noir. On ne ressent absolument rien mais on sait très bien qu'on est en train de s'exposer au soleil de Dieu.

Et si je ne suis pas ou si je ne suis plus saisi par la Présence ? Je me sens sec, je ne crois presque plus à l'oraison, j'ai horreur de ce vide, les distractions affluent. Alors, je prends l'Évangile.

Mais là je dois faire très attention. Ne pas me laisser gagner par un goût d'étude. Seulement nourrir le tête-à-tête. Dans l'attente et la faim où je suis, un mot me frappe, un verset. Je lis le commentaire. Je me laisse imprégner, envahir par cette Parole que me dit le Seigneur dans ces conditions uniques d'écoute. Je vis une conviction neuve ou redevenue neuve. Cela fait jouer en moi tantôt la foi – Seigneur, Tu es cela, Tu as vécu cela –, tantôt l'espérance – Tu peux faire en nous de grandes choses –, tantôt l'amour déclaré et même ressenti. Viennent aussi des demandes.

Vous avez dû remarquer que je suis en train de décrire une activité de méditation : réfléchir, laisser naître des sentiments, demander... Pour moi comme pour beaucoup il me semble, un peu de méditation me permet parfois de durer. Mais je précise bien : Un peu ! Il ne faut qu'une goutte de méditation dans un grand verre d'oraison.

Je reprends donc ma pure activité d'accueil, sans lecture, sans réflexion, sans aucun effort pour produire moi-même quelque chose, dès que je me sens de nouveau en état de présence à la Présence. Rien que cela, mais tout cela : c'est l'oraison !

ESSAYEZ !

Depuis les premiers mots de ce livre, je n'ai eu qu'une seule pensée, un seul désir : vous donner envie de tenter l'expérience de l'oraison. Quelqu'un m'a donné cette envie, l'abbé Caffarel, à Troussures, et, partout où je le puis, je redis ce qu'il dit : Essayez !

Ne vous attardez pas dans les raisons pour ou contre et dans le choix des méthodes, venez très vite à la pratique. Peut-être, après quelque temps d'essais, la relecture de ce livre pourra vous être utile, mais je vais le répéter une dernière fois : c'est seulement en faisant oraison qu'on apprend l'oraison. Dieu prend en main ceux qui le cherchent.

André Sève, in La faim et le rendez-vous