Dans le salon aux fauteuils de cuir,
où nous allons prendre le café, Grigri est couché sur un fauteuil. Les nuages
se sont accumulés, et la pièce devient sombre. Le général me dit avec un peu
d'ironie :
— C'est vous qui avez imposé le mot
gaullisme, non ? Qu'entendiez-vous par là, au début ?
De nouveau, le ton a changé. Plus
question de chats, ni de la distraction familière avec laquelle il parlait de
Guevara, et même de Napoléon. Comme aux déjeuners intimes de l'Élysée,
l'entracte est fini.
Je réponds :
— Pendant la Résistance, quelque
chose comme : les passions politiques au service de la France, en
opposition à la France au service des passions de droite ou de gauche. Ensuite,
un sentiment. Pour la plupart de ceux qui vous ont suivi, votre idéologie ne me
paraît pas avoir été capitale. L'importance était ailleurs : pendant la
guerre, évidemment, dans la volonté nationale ; ensuite, et surtout depuis
1958, dans le sentiment que vos motifs, bons ou mauvais, n'étaient pas ceux
des politiciens.
— Quand j'ai vu les politiciens
rassemblés pour la première fois, j'ai senti aussitôt, sans erreur possible,
leur hostilité à tous. Ils n'ont aucunement cru à ma dictature ; mais ils
ont compris que je représentais l'État. C'était la même chose ; l'État est
le diable, parce que s'il existe, eux n'existent plus. Ils perdent ce à quoi ils
tiennent avant tout, et qui n'est point l'argent, mais l'exercice de leur
vanité. Ils l'ont tous en abomination.
— Vous ne leur facilitiez pas la
vie : ils promettaient des cadeaux, vous promettiez des sacrifices. Il
reste que les Français sont antimonarchistes, et l'organisation de
l'enseignement primaire depuis la IIIe n'y est pas pour rien ; ils sont
aussi antipoliticiens, souvent pour de mauvaises raisons, car, quoi qu'on en
dise, j'ai peu rencontré la corruption... Guy Mollet m'a dit qu'il ne possédait
pas huit cent mille francs de l'époque. C'était certainement vrai. (A
propos : quand son ministère et le mien se trouvaient en face de Matignon,
j'avais l'ancienne salle des mousquetaires, ce qui était flatteur, et lui,
l'ancienne salle des chanoines...)
— Je reconnais que les grands
politiciens sont plus intègres qu'on ne le dit ; reconnaissez qu'ils
aiment beaucoup les palais nationaux. Quand Herriot est venu, la conversation
n'a pas duré cinq minutes avant qu'il expliquât qu'il devait reprendre l'hôtel
de Lassay : la présidence de la Chambre. Je n'étais pas d'accord,
puisqu'il n'était pas président de l'Assemblée. Il ne me l'a pas pardonné.
— Il me semble que les Français
n'estiment longtemps que les politiques voués à quelque chose : la France,
la Paix, - Clemenceau, Briand ; même Poincaré, à cause de la guerre. Ceux
qui ne se définissent pas par un mélange d'ambition et d'administration. Ceux
qui ne sont pas des politiciens. Vous vous souvenez de la foule debout, quand
j'ai répondu à je ne sais quel minable qui vous attaquait : "L'homme
qui, dans le terrible sommeil de notre pays, en maintint l'honneur comme un
invincible songe !" Et il n'y avait pas là que des amis.
— Oui. Il en sera ainsi quand je
serai mort, vous verrez. Pourquoi ?
— Vous avez fait aux Français un don
qu'on ne leur fait guère : élire en eux leur meilleure part. Légitimer le
sacrifice est peut-être la plus grande chose que puisse faire un homme. Les
communistes aussi l'ont fait pour les leurs. Pas les autres.
— Encore valait-il mieux être Salan
devant nos tribunaux, que Toukhatchevski – innocent, lui ! – en face de
ceux de Staline. Mais je reconnais que si bien des soldats de l'an II sont
morts pour la République, personne n'est mort pour le parti radical. Et que la
France va de nouveau se politiser.
— Votre France n'a jamais été du
domaine rationnel. Comme celle des Croisades, celle de l'an II. Pourquoi les
braves types de l'île de Sein sont-ils venus vous rejoindre ? Pourquoi
vous avons-nous suivi ? Vous disiez qu'à la fin nous serions peut-être
vainqueurs ; nous pensions aussi que nous serions d'abord morts. Les
gaullistes de gauche ont réellement espéré que tôt ou tard vous feriez, dans le
domaine social, ce qu'ils n'attendaient plus des communistes ni des
socialistes ; mais ils ne vous ont pas suivi pour cela. En 40, la justice
sociale était dans la lune ; Staline, l'allié de Hitler, et Hitler à
Paris. Les communistes sont venus avec nous, plus tard, avec soulagement :
la défense du prolétariat écrasé s'accordait à celle de la France écrasée.
— Et à celle de la Russie.
— Ce qui a empêché le gaullisme de
devenir un nationalisme, c'est sa faiblesse. Votre force a tenu à ce que vous
n'aviez rien. Il n'y a pas eu que les gaullistes, pour vous suivre. Si j'en
juge par les journalistes qui viennent m'interroger, un domaine capital de la
France combattante et de la Résistance va disparaître, a déjà disparu :
c'est l'antifascisme. Vous êtes le dernier chef antifasciste d'Occident. La
plupart des anciens combattants d'Espagne, espagnols ou français, qui vous ont
suivi au temps du pacte germano-soviétique, continuaient leur combat. Ils ont
d'ailleurs été stupéfaits de ne pas retrouver Franco entre Hitler et Mussolini.
— Il est bon que vous citiez les
étrangers, car vous parlez de la Résistance politique, non de la Résistance
nationale, sans laquelle l'autre n'aurait pas pesé lourd !
— Mais ils ont continué le combat
avec nous, plutôt que de rejoindre l'armée américaine. Ce qui a tout de même un
sens. Je ne crois pas qu'un historien futur puisse interpréter le gaullisme en
termes seulement politiques, ni même, seulement nationaux. Le communisme, c'est
le prolétariat, mais aussi une volonté de justice qui n'est pas seulement
marxiste ; le gaullisme a été la France, mais aussi quelque chose de plus.
Quand un de mes amis anglais est arrivé à Calais, en 1945, le comptoir du bar
où il était entré était surmonté d'une grande photo de vous : "Vous
êtes gaulliste ? demande-t-il au patron. — Oh, vous savez, moi, la
politique ! Mais après tout, un homme ne dure guère plus de trente ans, et
celui-là vaut mieux que les autres..." Le hasard m'a fait passager de la
première croisière privée de La Marseillaise, vers 1950. Il y
avait eu la croisière des ministres de la IVe. Je commande un vin,
je m'aperçois que le sommelier devra le chercher au diable, je change ma
commande. Le sommelier sourit tristement : "Vous avez changé pour ne
pas m'envoyer dans la cale, n'est-ce pas ? Mais je vais y aller. Je suis
content de vous servir. Pour notre pays, un grand écrivain, c'est bien. Pas eux".
L'une des raisons, mon général, pour lesquelles on me regarde comme une sorte
de gaulliste symbolique, c'est que je ne me suis jamais fait élire. Quand vous
m'avez dit, mi-figue, mi-raisin : "Ah ! soyez ministre !",
je vous ai demandé : "Pour quoi faire ?" Dans le gaullisme,
il y a ce qui s'explique, et ce qui ne s'explique pas. Le meilleur titre dont
on vous ait fait hommage, c'est tout de même celui de Soustelle : Envers
et contre tout. Vous étiez seul le 18 juin, et vous l'êtes aujourd'hui.
Peut-être fallait-il qu'il en fût ainsi...
— J'ai eu tout le monde contre moi,
chaque fois que j'ai eu raison.
— Vous dites que les soldats de l'an
II ne seraient pas morts pour le parti radical, mais nos morts des camps
d'extermination ne seraient pas morts pour l'élection du président de la République
au suffrage universel – et je prends l'exemple le plus haut.
Ce qui l'intrigue chez moi, c'est la
manie logique. Il n'y a pas de commune mesure entre son rôle épique et mon
rôle ; mais s'il a le génie de l'instinct, il a aussi le goût de la
rigueur. Je me souviens de sa surprise lorsque, au sujet de la dévaluation,
j'ai dit au Conseil ce qu'il pensait. Il parlait toujours le dernier. « Je
voudrais comprendre pourquoi le gaullisme, qui ne peut être que la défense du
pays contre les spéculateurs, – comme il l'a été contre tant d'autres –
accepterait la dévaluation, lorsque les spécialistes affirment que nous pouvons
l'écarter... » Et d'une façon plus trouble, lorsque j'ai dit :
« Le destin de la France ne peut supporter la guerre d'Algérie que si elle
finit par un accord ». Et aussi, au mois de mai 1968 : « Aller
aux Champs-Élysées nous engagera dangereusement, si nous ne sommes pas assez
nombreux. Mais peut-être serons-nous un million, et nous devons le
tenter ». Il n'avait pas besoin de moi pour le penser, mais il était
content de l'entendre.
Il regarde la table aux patiences. Il
ne croit évidemment pas aux cartes. Pourquoi l'amusent-elles ?
— Nous avons contrôlé pendant
plusieurs mois, dit Mme
de Gaulle, les
réussites et les pas-réussites : c'est toujours la même proportion.
Le général relève les yeux. Il y a
dans son regard, comme dans sa voix ; la pesante lenteur que je
connais :
— Et plus tard, qu'adviendra-t-il de
tout cela ?...
Encore la télépathie. Plus tard veut
dire : quand je serai mort. Se demande‑t-il ce qu'il adviendra de la
France, ou de lui-même ? Tantôt il pense : « Il se peut que ce
soit fini » et tantôt : « La France étonnera encore le
monde ». Il m'a dit naguère, avec moins d'orgueil que d'obsession
« Si un nouveau sursaut doit se produire, il continuera ce que j'ai fait,
et non ce qu'on aura fait après moi ». Pense-t-il à son destin ? (Sa
vie ne l'intéresse plus). Une image de la volonté française ? Après tout,
Clemenceau l'a été. Dans la bibliothèque, j'ai vu le dos tricolore de Grandeur
et Misère d'une victoire. Je demande :
— Que pensez-vous maintenant de
Clemenceau ? Il me répond avec distraction :
— Il les méprisait trop. Mais il
croyait au destin. Vous vous souvenez du dialogue : "Franchet
d'Esperey a eu de la chance ! dit Lloyd George. — C'est déjà bien :
tant de gens n'en ont pas !" Je ne suis pas sûr que la baraka
existe ; le contraire existe sûrement.
« Sa rage exprime la
France : c'est en 18 – vous rendez-vous compte ! en 18 ! – qu'il
répond par l'interruption fameuse que l'on croit aujourd'hui son premier
discours de président du Conseil : "En politique extérieure, je fais
la guerre ; en politique intérieure, je fais la guerre ; la Russie
nous trahit, je fais la guerre. Je me battrai devant Paris, dans Paris,
derrière Paris. Et ça suffit". C'était bien. Il connaissait les Français.
Souvenez-vous du paysage qui s'étendait devant vous ce matin. C'est une
position imprenable. Vercingétorix l'a perdue. Il devait recevoir tous les
jours des syndicats et des contestataires.
— Clemenceau a sérieusement essayé de
régler la question...
— Avec quel résultat ? La chasse
au tigre ?
— Zaharoff, qui lui avait donné sa
Rolls, ne prenait pour collaborateurs que des gens qu'aimaient ses chats. Les
malins mettaient de la valériane au bas de leur pantalon. Peut-être est-il plus
facile de séduire les chats que l'Histoire... Qu'en penses-tu, Grigri ?
— Il est étonnant que Clemenceau, si
longtemps politicien, ait pu tout à coup cesser de l'être. L'Histoire
transforme les hommes. Enfin, de temps en temps. Mais il avait conservé ses
colères. Il est mort dans la haine de Foch, avec qui il avait réglé ses
comptes, et de Poincaré, avec qui il ne les avait pas réglés. Philippe
Berthelot, qu'il a beaucoup défendu contre Poincaré, lui avait dit un
jour : "Vous êtes vraiment trop méchant, Monsieur le
Président !" Réponse : "J'ai eu une femme, elle m'a fait
cocu. Des enfants, ils m'ont abandonné. Des amis, ils m'ont trahi. Il me reste
ces mains malades, et je ne quitte pas mes gants ; mais il me reste aussi des
mâchoires : je mords". Berthelot ajoutait : "Il me faisait
penser au général Dourakine : toujours en colère, mais on ne savait pas
pourquoi". Paroles bien parisiennes... Mais Clemenceau avait osé dire aux
députés : "Chassez-moi de la tribune, si ce que vous demandez n'est
pas au service de la France, car je ne le ferai pas !" Et au
président Coolidge : "Venez lire dans nos villages la liste sans fin
de nos morts, pour comparer !" Et, à personne : "Je
voudrais simplement que le peuple français osât compter sur lui-même, et c'est
précisément le spectacle qui m'est refusé. Les Français ont été sublimes, ils
ne le savaient pas ; ils sont redevenus médiocres, ils ne le croient
pas".
Le vent qui s'est levé fait tournoyer
la neige comme elle tournoyait sur le jardin de La Lanterne, lorsque je
notais les phrases de la voyante qui avait découvert une tache sanglante sur un
tissu antique, sans savoir que ce sang était celui d'Alexandre.
— Thémistocle, dis-je, est mort au
service de la Perse...
« Claude Monet citait de
Clemenceau une phrase assez fière : Honneur à ceux qui ne baissent pas les
yeux devant la destinée !
« Vous avez connu Poincaré, mon
général ?
— J'étais à la gare de l'Est, en
1914, quand il est venu assister au départ des premiers trains militaires.
Personne n'a applaudi, mais tous les civils se sont découverts. Le passage de
la mort. Noble.
Je pense au capitaine de Gaulle dans
cette cour de la gare de l'Est où j'ai rendez-vous, ce soir. Aussi, aux
lanciers que j'ai vus tourbillonner dans la nuit des Ardennes, le lendemain de
la déclaration de la guerre en 1914.
L'avenir sera-t-il d'accord avec le
patron du bar de Calais ? Staline ressuscite Pierre le Grand, et ce sont
nos républicains, Michelet d'abord, qui ont ressuscité Jeanne d'Arc. Les
analyses rationnelles sont fragiles. La radio ? Suffisait-il d'y exposer
des choses justes, pour que Roosevelt malgré son hostilité, Hitler peut-être,
comprissent que le cadavre de la France pouvait ressusciter ? Qu'eût
apporté la radio, au général Giraud ? Comment eût-il dit : « La
France gît à terre ; mais elle sait, elle sent, qu'elle vit toujours d'une
vie profonde et forte... » Comment définir l'action historique de Gandhi,
par son action politique ? À quel point l'Histoire qu'incarne le général
porte l'accent du destin ! Que fût-il advenu si, après l'entrevue de
Bordeaux, Herriot avait accepté de se réfugier à Londres ? Si Noguès avait
accepté le commandement de la France libre, si Vichy n'avait pas mis la
franc-maçonnerie hors la loi, faisant ainsi basculer la moitié de l'Afrique
française chez les gaullistes ? Si Pétain avait pris l'avion pour
Alger ? Si Hitler avait eu la bombe atomique (qui l'obsédait) avant les
Américains ? L'habileté politique du général de Gaulle n'a pas gouverné
son destin. Celui de Saint-Just, de Jeanne d'Arc, de Frédéric II (le miracle de
Brandebourg...), de Mao, m'a toujours troublé comme celui de personnages
protégés. Deux hommes auraient pu barrer la voie à Bonaparte : Saint-Just
a été guillotiné, Hoche empoisonné.
Au Petit-Clamart, il s'en est fallu
de peu. Le général l'a regretté, je crois.
En 1958, j'ai assumé quelque temps la
charge de sa sécurité. Nous savions qu'on devait tirer sur lui d'une des maisons
des Maréchaux, place de l'Étoile, lorsqu'il serait au garde-à-vous devant l'Arc
de triomphe, pendant La Marseillaise. Quand j'entrai dans le bureau de
Georges Pompidou, alors directeur du cabinet, il disait à un interlocuteur aux
cheveux blancs : « On a assassiné peu de rois de France : Henri
III, Henri IV... — Oui, mais ce sont ceux qui voulaient rassembler les
Français... », répondit doucement l'interlocuteur en prenant congé.
« Qui est-ce ? demandai-je. — Le préfet de police ».
— Quoi qu'il advienne, mon général,
s'il advenait quelque chose de nos adversaires, depuis les âmes sensibles des Deux-Magots
jusqu'à vos ennemis politiques, Dieu serait bien étonné...
— Quels adversaires ? Les
communistes qui vont de la Bastille à la Nation, les socialistes qui ne vont
nulle part ? Les syndicats, comme s'ils pouvaient refaire la France ?
Tout ça et Ferdinand Lop, c'est la même chose, parce que c'est la même
impuissance : fière, en quel honneur ? de la force de Mao Tsé-toung
ou de l'héroïsme de Guevara. La Longue Marche pour arriver au stade
Charléty ? Ce n'est pas sérieux.
— Plus, le comique. Au moment du
référendum, mon chef de cabinet, Français libre, dit à l'un de nos directeurs, antigaulliste,
avec suavité : "Malheureusement, si Malraux s'en va, il faudra
renoircir les monuments ! — Oh, répond l'autre, nous ferons un plan !"
Combien de lettres d'injures mon cabinet a-t-il reçues, pour avoir dilapidé
l'argent des contribuables à changer la couleur de Paris, en détruisant la
précieuse patine des siècles – alors que les pierres de Paris, comme celles de
Versailles, se patinent en orangé, jamais en noir. Anthologie des idiots.
Enfin, on ne vous a pas remplacé par M. Poher. Quant à vos successeurs...
— Je n'ai pas de successeurs, vous le
savez. Les communistes ne croient plus assez au communisme, ni les autres à la
Révolution. C'est trop tard. À force de mentir pour revendiquer la démocratie,
ils sont devenus démocrates ! Ils veulent menacer le pouvoir, et ils ne
veulent plus le prendre.
« Je ne vois pas pourquoi un
système économique, qui s'appelle le communisme, ne serait pas meilleur qu'un
autre, qui s'appelait le capitalisme ? Je n'aime pas les "ismes".
Mais enfin le capital, c'est clair, la libre entreprise aussi. Je comprends
l'Américain qui dit que les Postes devraient devenir des sociétés privées,
comme le téléphone. Je comprends moins bien comment la libre entreprise ferait
la Sécurité Sociale ; elle nous répondra qu'elle devrait pouvoir s'en
passer. Soit. Mais si elle devait opposer une bombe atomique, qu'elle eût été
incapable de créer, à celles de l'État soviétique, et même chinois, je ne
donnerais pas cher de la libre entreprise. Trêve d'enfantillages. Je ne vois
pas pourquoi je n'aurais pas parlé avec les communistes, quand ils faisaient
partie de la France et n'y créaient pas une sorte d'île, vous voyez ?
Quand j'ai dit à Thorez : "Vous avez choisi. Je vous comprends, mais
vous avez choisi. Moi, je n'ai pas le droit de choisir", il n'a pas été
d'accord, évidemment, mais il a compris, lui aussi. La conception de la lutte
des classes est une conception puissante, je n'en disconviens pas — mais
contraire à ce qu'il y a de plus profond en moi : je ne veux pas opposer,
même pour triompher, je veux rassembler. Lors de la Libération, je l'ai
fait... C'est pour cela que je ne serai jamais monarchiste, quoi qu'en disent
les agités. Il n'y a pas de rassemblement possible de la France autour de la
famille royale. Il n'y a pas plus de rassemblement possible autour de la classe
ouvrière, en train de s'effriter. Déjà les communistes n'avaient que le mot
"concret" à la bouche, alors qu'ils sont (je parle des communistes
français) le parti le plus romanesque du monde. Très fiers d'une propagande qui
leur a enseigné que l'on peut convaincre de tout, en détail, ceux qui sont
convaincus de tout, en bloc. Ils n'oublient qu'une chose : ça n'a pas
d'importance. L'Humanité dit que j'ai rejoint Thorez dans la Résistance.
Cambrioler des mythes est inutile, parce qu'un mythe devient sans action
lorsqu'il se sépare de ce qui lui a donné naissance.
« Chez nous, on ne peut rien
fonder de durable sur le mensonge, c'est un fait troublant et certain. Mais
malgré l'apparence, le communisme russe est le moins imposteur, parce que la
résurrection de la Russie, elle, n'est pas un mensonge.
— Et parce que le problème social
existe.
— Peut-être le communisme est-il en
train de devenir ce que deviennent toujours les partis : un mythe au
service d'une société d'entraide. Faisons-nous donner des pneus par la
municipalité au nom de la misère du peuple. L'avenir n'est ni eux, ni nous, ni
les autres. Nous devions faire ce que nous avons fait ; mais l'avenir est
ce qui n'existe pas encore. Comme le christianisme pour les philosophes
romains.
« Vous savez, les Français ont
toujours eu du mal à se débrouiller entre leur désir des privilèges et leur
goût de l'égalité. Mais au milieu de tout ce joli monde, mon seul adversaire,
celui de la France, n'a aucunement cessé d'être l'argent.
« J'ai eu les intellectuels avec
moi, mais ils sont devenus des équilibristes, comme lorsqu'ils faisaient des
épigrammes sur Rossbach en l'honneur de Frédéric. Le talent n'est pas souvent
le garant de la justesse des idées. Et la grève de la radio, en Mai ! Qui
a fait grève pour la France dans cette maison, en des temps sérieux !
— Les intellectuels ne sont pas
seulement les clients des Deux-Magots et les abonnés de L'Observateur.
— Même ceux-là avaient été avec moi.
Vous avez écrit que les "âmes sensibles" n'étaient ni nées ni mortes
en 1788, et que toute histoire était inséparable d'un romanesque historique.
Nos âmes sensibles m'ont proclamé maurassien lorsque je rétablissais la
République, colonialiste quand je créais la Communauté, impérialiste quand
j'allais faire la paix en Algérie. Vous voyez Maurras se battre pour imposer
l'élection du président de la République au suffrage universel ? Vous
voyez la "droite", ravie des nationalisations, de mes décisions
relatives à l'Algérie, et de notre Sécurité Sociale ? En 1958, vous savez
bien que nous étions fascistes. Vous vous souvenez d'une phrase qu'on vous a
attribuée : "Quand a-t-on vu une dictature en ballottage ?"
— J'avais dit aussi : quand
a-t-on vu un dictateur que la presse ne cesse d'attaquer ? Si les
historiens faisaient votre histoire à travers la presse, ce serait épatant.
Le 4 septembre, place de la
République, j'avais prononcé le discours qui introduisait celui où il exposait
sa Constitution. Les cris hostiles venus de loin se perdaient dans la place,
pendant que le général disait : « Alors, au milieu de la tourmente
nationale et de la guerre étrangère, apparut la République ! Elle était la
souveraineté du peuple, l'appel de la liberté, l'espérance de la justice. Elle
devait le rester à travers les péripéties agitées de son histoire. Aujourd'hui,
plus que jamais, nous voulons qu'elle demeure ! » C'est alors que les
ballons d'enfants montèrent nonchalamment dans l'après-midi d'été, porteurs de
banderoles qui affirmaient, en ondulant, que le fascisme ne passerait pas.
— Les grands écrivains français du
XVIIIe siècle ont été prophètes, reprend-il, mais ce qui a commencé
en tragédie finit une fois de plus en comédie. Dommage ! D'abord parce que
les intellectuels, même quand ils aiment les honneurs et les puérilités, sont,
comme moi, au service de quelque chose qui les dépasse.
Camus, au temps de la traversée du
désert, le quitte en lui demandant en quoi, à son avis, un écrivain pourrait
servir la France : « Tout homme qui écrit, (un temps), et qui écrit
bien, sert la France ».
— Il existe tout de même des artistes
gaullistes, dis-je : Braque et Le Corbusier hier, Chagall et Balthus
aujourd'hui. Et ils ne sont pas seuls.
— Qu'est-ce qu'un artiste
gaulliste ?
— Un artiste qui vous défend.
— Soit. Avec les autres, vous
connaissez le disque : nous mettons la France trop haut. Comme s'ils ne
savaient pas ce qu'il y a de lâcheté dans la modestie !
« Pourtant, nos intellectuels et
nos artistes comptent encore, dans le monde. J'ai vu à la télévision les
funérailles que vous aviez organisées pour Le Corbusier : la Cour Carrée
du Louvre redevenue blanche, éclairée par les projecteurs, l'ambassadeur de
Grèce et celui de l'Inde avec leurs offrandes... Le télégramme que m'avait
envoyé le gouvernement indien : « L' Inde, où se trouve la capitale
construite par Le Corbusier, viendra verser sur ses cendres l'eau du Gange, en
suprême hommage ». La fin de votre oraison funèbre : "Adieu,
mon vieux maître et mon vieil ami..." Vous vous souvenez encore ?
— Adieu, mon vieux maître et mon
vieil ami.
« Bonne nuit.
« Voici l'hommage des villes
épiques, les fleurs funèbres de New York et de Brasilia.
« Voici l'eau sacrée du Gange,
et la terre de l'Acropole...
« Nos âmes sensibles
écarteraient (modérément d'ailleurs dans le cas de Corbu, vomi par les
académiques) cet héritage ; mais elles ont, toutes, leurs Pères de
l'Église, mal conciliables : Freud, Marx, Proust, Kafka, etc. Patrologie
d'ennemis dont la conciliation deviendra inintelligible, lorsqu'on aura oublié
que les écoles des cafés n'ont pas d'autre vie que leurs conciliabules.
— Desnos, et comment s'appelait ce
pauvre garçon : Desbordes ? sont morts noblement. Pourquoi les
intellectuels ne croient-ils plus à la France ?
— Y ont-ils jamais beaucoup
cru ? Au Moyen Âge, la France, qui n'existe pas, est un sujet de chansons
mélancoliques. Jeanne d'Arc ? Cinquante ans après sa mort, que reste-t-il
de ce qu'elle a signifié ? et ça finit par Voltaire. Ils ont cru au roi,
ou haï le roi : pour un homme aussi intelligent que Diderot, la liberté,
c'est Catherine de Russie ! Le rôle des passions négatives, chez les intellectuels,
est à coup sûr très grand. De notre temps, ceux qui étaient contre Hitler ont
cru être avec vous. Au moins un certain temps. Ajoutez la mythologie de la
gauche. Mais quoi ? Nos intellectuels sont presque tous des littérateurs,
dont l'idéologie dépend des sentiments. Pourquoi un romancier comprendrait-il
l'action ou l'histoire mieux qu'un peintre, mieux qu'un musicien ?
Nietzsche écrivait que depuis 1860, le nihilisme (c'était pour lui ce que j'ai
appelé l'absurde) atteignait peu à peu tous les artistes. Depuis, pensez !
Le génie, de Baudelaire à nos écrivains, a été nihiliste à quatre-vingts pour
cent. Sans cette conversion, le problème de la jeunesse ne serait pas le même.
Et cette conversion est singulièrement profonde.
— Sans aucun doute. L'absurde, comme
on dit, peut jouer contre la nation. Moi, je ne suis pas né pour le défendre.
Oui, le conflit a été différé par l'antifascisme et par la Résistance. Mais nos
intellectuels veulent que ce qu'ils appellent l'esprit, et qui l'est si peu,
domine la nation. (Pour aboutir à Mai 68 !) Moi, je veux que la liberté de
l'esprit soit défendue à tout prix, sauf au prix de la réalité nationale sur
laquelle elle se fonde. Voltaire, quoi qu'il en pense, est plus lié à la France
qu'à la Raison. Les intellectuels sont passionnés par les intentions, et nous,
par les résultats. Qu'y faire ? Des déjeuners ?
« Pompidou pensait qu'il faut
toujours faire déjeuner les gens ensemble. Avait-il tort ? J'ai invité
Adenauer, que je ne connaissais guère : vous faites manger le même gigot à
des gens qui se détestent parce qu'ils ne se connaissent pas, et ça les
transforme en moutons ».
Il se retourne pour regarder tomber
la neige. Il n'appartient pas à notre temps — mais à un passé millénaire auquel
s'accorde si bien, aujourd'hui, sa stature massive de gisant.
— Avant cent ans, ce que nous avons
appelé la droite et la gauche aura rejoint les chimères, et sera à peine
intelligible. Avec raison. Sachez bien que je ne suis pas méfiant des théories
politiques par principe, je le suis par souvenir. Quand le Front populaire est
arrivé au pouvoir, j'ai pensé : puisqu'ils doivent avant tout combattre le
fascisme, ils seront obligés de défendre la France. Donc, de faire une armée
moderne. Je connaissais le pauvre Lagrange, le seul parlementaire qui soit allé se battre et
qui en soit mort ; je connaissais un peu Blum. Que s'est-il passé ?
Le Front populaire a fait l'armée française de 1918 — de 1918 ! — quand le
nazisme faisait mes divisions cuirassées, et ses Stukas !
— Le Front populaire a fait pas mal de choses.
— Qui, sans moi, eussent été balayées par Hitler et par
Vichy. Le gouvernement russe s'est battu sur l'essentiel. Hitler aussi. Depuis
la Grèce antique, la Méditerranée prend les discours pour des réformes. Tout ce
que nous avons fait, on veut oublier que c'est nous qui l'avons fait. Vous
savez bien qu'au moment du Marché commun, nous trouver parmi les Six avec la
charge de notre agriculture, sans contrepartie, eût été mortel. Mais la France
reste ravagée par des mythes.
« J'étais un mythe aussi.
« Autrement.
« Les historiens modernes
s'imaginent que l'on peut faire ce que l'on veut, quand on est au pouvoir.
Louis XIV se plaignait de n'être pas obéi en Auvergne, où des accusés dans
l'affaire des Poisons avaient trouvé refuge auprès du gouverneur. Napoléon se
plaignait de n'être obéi à Orléans (à Orléans !) que s'il y allait !
Et je ne suis pas parvenu à faire construire aux Halles des édifices
convenables. Mais j'ai voulu ressusciter la France et, dans une certaine mesure,
je l'ai fait. Quant aux détails, Dieu reconnaîtra les siens. Il expliquera, le
pauvre, pourquoi les gauchistes s'appellent gauchistes afin de se distinguer
des communistes, et ne s'appellent ainsi que depuis que la gauche n'existe
plus.
— Il y a dans cette gauche un
romanesque historique très agissant, le côté main-sur-le-cœur des vieillards de
Victor Hugo qui viennent dire leurs vérités aux rois. Pour les pays
méditerranéens, la politique est liée au théâtre. Le romanesque a été tantôt pour vous, tantôt
contre vous.
— Oui, oui. Je vous l'ai dit :
il a été pour moi si longtemps qu'il m'a pris pour Tintin. Il adore Tintin.
— Mais, si la gauche a été longtemps
autre chose qu'une comédie, c'est qu'elle a été ce qui s'opposait à la droite,
qui était d'abord l'argent.
— La droite a cessé d'avoir une
idéologie quand elle a cessé d'avoir partie liée avec la nation, et quand
l'héritage de Rome qu'elle partageait avec l'armée, avec l'Église, avec l'État,
a été repris par les communistes — qui n'étaient pas l'Église (évidemment), qui
étaient certainement l'Armée, et qui voulaient être l'État.
— Une droite du profit ne peut être
qu'une droite clandestine. Le vieux mythe de la gauche était le même que celui
du gaullisme de 1940 : la défense des vaincus. Il a justifié, tour à tour,
les conventionnels, les révolutionnaires de 1848, les communards, les radicaux
malins, les bolcheviks, les gauchistes de Mai... Un mythe politique est un
domaine d'émotions, qui se logent dans les idées comme les bernard-l'ermite
dans les coquilles des crustacés morts...
— La Commune a voulu assumer la
France : à ce titre, elle fait partie de notre histoire. Mais elle n'a pas
tué un seul Prussien.
— La Commune est bien vue des
intellectuels, la révolution de 1848 mal vue. Pourtant, l'idyllisme enragé est
bien antérieur à 1848 : Rousseau l'a connu, Saint-Just aussi. Le
romanesque historique est devenu un des éléments fondamentaux de notre
civilisation.
— Si vous l'écartez, que reste-t-il,
dans le marxisme, du mythe révolutionnaire ?
— La propriété collective des moyens
de production, ne croyez-vous pas ? Mais nos marxistes n'ont pas l'air de
s'en douter. La gauche électorale a longtemps reposé sur l'anticléricalisme,
surtout dans son lien avec
la franc-maçonnerie... Ça tire à sa fin. J'imagine sans peine un marxiste
sérieux qui répondrait à l'illusion lyrique gauchiste : "Le pouvoir
du général de Gaulle, qui est le fils de son action pendant la guerre – le fils, mais pas le frère ! – eût été inconcevable sans le développement du secteur
tertiaire". Songez que cette année, en France, ce secteur a dépassé les
deux autres : paysans et ouvriers réunis. Mais l'objectif de nos âmes
sensibles n'est pas la prise du pouvoir, c'est la prise de l'Odéon.
— Oui. À la Libération, la faune
politicienne me prenait pour un amateur. Et moi, qui pourtant la connaissais,
j'étais déconcerté par son incapacité de savoir ce dont elle parlait. La
Révolution ? Le seul révolutionnaire, c'était moi. Bien sûr, il y avait
les communistes, pour qui le mot signifiait la prise du pouvoir par leur parti.
Et pourtant, bien des années plus tard, en mai 1968, leur chef a dit à notre
ministre de l'Intérieur : "Ne cédez pas ! " Mais les
autres !
— Quel mot capital ne tire sa force
de sens superposés : Révolution, Dieu, amour, Histoire... ? Dieu veut
dire créateur, juge, amour sacré, mystère du monde ; j'en passe...
— Il n'est aucunement nécessaire de
définir Dieu, alors qu'il est nécessaire de définir ce qu'on veut changer, et
les moyens par lesquels on veut le changer. Pourtant il existe, je n'en disconviens
pas, de grandes époques obscures de l'Histoire. J'ai autrefois cherché à
comprendre ce qui, à Byzance, séparait réellement les Bleus des Verts.
Vainement. Alors que je comprends Rome.
— Je crois la métamorphose des mythes
aussi peu prévisible que celle des œuvres d'art. À Leningrad, j'ai vu la
chambre de l'Impératrice, aux murs criblés de portraits de Raspoutine. Je
regardais passer les absurdités acceptées par tant de nos contemporains
intelligents, avec la même surprise que j'ai lu, plus tard, les comptes rendus des procès de Moscou. Rome est peut-être intelligible, en effet
(enfin, jusqu'à Tibère...). La Révolution d'Octobre aussi. L'acceptation de la
culpabilité des accusés de Moscou, c'est une autre affaire ; et celle de
l'affirmation que des C.R.S., qui n'ont tué personne, étaient des
assassins ; qu'il fallait défiler, en Mai, avec de grandes banderoles
" Vengeons nos morts ! ", alors qu'il n'y avait pas de
morts ; que la Guépéou, et dans un autre domaine, mon ami Mao,
représentaient la liberté. Après avoir représenté, pour d'autres et aussi
intelligemment, l'homme au couteau entre les dents... Je voudrais comprendre
les sorcières de mon époque.
— L'histoire des chimères n'est pas
encore écrite.
— Bien que détruire le capitalisme
n'ait jamais été pour vous fondamental...
— Je n'étais aucunement venu pour
détruire le capitalisme, que je n'ai d'ailleurs pas défendu ; j'étais venu
pour rétablir la France, contre les mythes qui détruisaient sa réalité. Lénine
savait-il qu'il était venu pour rétablir la Russie ?
« Peut-être la politique
est-elle l'art de mettre les chimères à leur place ? On ne fait rien de
sérieux si on se soumet aux chimères, mais que faire de grand sans elles ?
— À certains égards, la France aussi
est une chimère...
— Non. Les chimères sont ce qui
n'existe pas. Le marxisme n'est pas une chimère. Ni Lénine. Ni Staline. Ni
d'ailleurs Mussolini. La chimère, c'est le marxisme des intellectuels qui n'ont
pas lu Marx. Vos âmes sensibles avaient sans doute lu beaucoup de choses de
Jean-Jacques Rousseau, mais pas Le Contrat social qui, malgré sa
légende, est un
livre puissant.
livre puissant.
— Ce n'est pas seulement dans le
domaine politique, que les chimères se succèdent.
— Vous avez rencontré le curé de
Colombey ? C'est un bon prêtre. Il m'a dit, de l'extrême-onction :
"J'ai presque toujours rencontré la même attitude, surtout chez les
femmes : Monsieur le Curé, je vais faire ce que vous dites ; mais,
voyez-vous, ça n'a pas beaucoup d'importance. Je n'ai jamais fait de mal à
personne : le bon Dieu ne me chassera pas".
« Je reconnais qu'il serait
intéressant de fixer ce que les catholiques croient. Les hommes ne savent guère
quand ils meurent ; pourtant, ce prêtre a raison. Il y a plus de chrétiens
pour croire que Dieu accueillera ceux qui n'ont jamais fait de mal, qu'il n'y
en a pour croire à l'enfer. Nous acceptons trop l'idée que les hommes croient à
leurs drapeaux. Chacun a sa petite foi personnelle dans son petit sac,
croyez-moi, les marxistes comme les catholiques... Néanmoins, ce n'est pas tout
à fait la même chose. À chacun sa République. Les chimères de l'esprit me font
plutôt penser aux modes.
— Je n'ai jamais tiré au clair ce que
je pense des modes. La mode féminine est un moyen d'accession sociale ;
passons. Mais les siècles pendant lesquels les hommes doivent être barbus, les
siècles pendant lesquels ils doivent être rasés... Dans le domaine de la
religion, le problème est aussi mystérieux. Les âmes sensibles, liées à la
comédie politique, deviennent évidemment des comédiennes — ou des suicidées. Les
femmes dont parle le curé de Colombey ne sont pas des comédiennes.
Je pense à sa propre foi, que je ne
saisis jamais. L'Église fait partie de sa vie, mais il dit au pape :
« Et maintenant, Saint-Père, si nous parlions de la France ? »
Il a fort peu cité Dieu, et pas dans son testament. Jamais le Christ. Je
connais son silence sur quelques sujets capitaux, silence né d'une invulnérable
pudeur et de beaucoup d'orgueil, si l'on peut appeler orgueil le
sentiment : cela ne concerne que moi. Sa communion à Moscou est
claire : il témoigne. Mais il ne communie pas qu'à Moscou. Je crois sa foi
si profonde, qu'elle néglige tout domaine qui la mettrait en question. C'est
pourquoi mon agnosticisme ne le gêne pas. (Aussi parce que je ne suis ni
anticlérical ni antichrétien, en un temps où les intellectuels le sont si
souvent, alors que ceux de sa jeunesse ne l'étaient pas : Péguy, Jammes,
Claudel. Un agnostique ami du christianisme l'intrigue plus qu'il ne l'irrite,
même s'il est aussi un ami de l'hindouisme). Sa foi n'est pas une question,
c'est une donnée, comme la France. Mais il aime parler de sa France, il n'aime
pas parler de sa foi. Un Dieu, Juge suprême, son inspirateur pour gracier les
condamnés ou pour deviner le destin de la France ? Cette foi recouvre un
domaine secret, qui est sans doute celui du Christ, et aussi d'une
interrogation, non sur la foi, mais sur les formes qu'elle prend. Il a été
frappé, quand je lui ai cité la phrase hindoue : Tout homme va à Dieu à
travers ses propres dieux. Il m'a demandé un jour : « Que signifient
pour vous les œuvres religieuses des colosses comme Beethoven et Victor Hugo,
dont la foi chrétienne était confuse, et qui n'étaient pas pour autant des
voltairiens ? » Du moins cette foi est-elle nourrie par deux
millénaires. Profonde et mystérieuse. Un jour, l'un de ses plus proches
collaborateurs, qu'il a chargé de rassembler les documents dont il aura besoin
pour le prochain discours (au Canada ?), lui dit timidement :
— J'ai pensé que vous seriez
peut-être amené à finir sur la volonté divine, et les documents sont là.
Il répond :
— Je vous remercie. Je n'ai pas peur
de Dieu.
Bien entendu, sa phrase
signifie : « Pensiez-vous que j'aurais honte de la référence à
Dieu ? » Mais Freud ne prendrait pas à la légère la forme qu'il lui donne...
— Gide, dis-je, à la fin de sa vie,
tenait beaucoup à une idée qui m'a toujours semblé singulière : "Pour
moi, la religion est un prolongement de
la morale".
Il avait d'abord, évidemment, pensé
l'inverse...
— Le péché n'est pas intéressant. Il
n'y a de morale que celle qui dirige l'homme vers ce qu'il porte de plus grand.
La grandeur peut être petite, mais voilà, ça ne fait rien ! La religion ne
peut pas plus être un prolongement de la morale, que la morale ne peut être une
dépendance de la religion. Tout ça n'est pas sérieux. L'homme n'est pas fait
pour être coupable. Le sérieux, c'est de savoir pourquoi les passions mortes – politiques, morales, et ainsi de suite – sont mortes. Et de défendre ce qui peut survivre, par des
voies mystérieuses. Mais n'oubliez pas qu'André Gide était un écrivain à qui
l'histoire ne posait aucune question, car, à ses yeux, elle n'existait pas.
« Comme c'est étrange !
Valéry a dit beaucoup de mal de l'histoire, mais il en a écrit quelques
interprétations incomparables : c'était une querelle de ménage, Je suis
content de lui avoir fait des funérailles nationales. À la fin de sa vie,
l'histoire était ce que font les hommes : il la regardait
distraitement mourir ».
Combien de passions avons-nous
rencontrées, dont il ne restera rien de plus que de L'Action française pour
nos étudiants de Nanterre qui en ont oublié jusqu'au nom, rien de plus que des
passions politiques qui se débattent dans ce monde qui aura été le mien, comme
les passions religieuses se seront débattues pendant tant de siècles ?
Parmi mes lecteurs de moins de trente ans, parmi les lecteurs étrangers, qui se
souvient que L'Action française a dominé la Sorbonne ? Qui
supportera sans rire, dans cent ans, le vocabulaire : aliénation,
structure, démystification , forces malthusiennes , frustration, civilisation
de consommation ?...
Il reprend, un peu rêveusement :
— Quand j'ai dit : je suis venu
pour délivrer la France des chimères qui l'empêchent d'être la France, on m'a
compris. Pourtant, elles sont trop constantes, elles jouent un rôle trop
important pour que nous puissions penser qu'elles bourdonnent autour de
l'Histoire comme des mouches. Elles aussi se succèdent. Ont-elles une
histoire ? Drôles de bêtes ! Elles vont de la puérile indignation
méditerranéenne, à des domaines considérables : du gauchisme de la Rive
gauche, au sentiment de vos âmes sensibles, qui se sont trouvées jadis en face
de la guillotine. Hier, l'ombre des nuages passait à mes pieds pendant que je
me promenais ; et je pensais que les chimères font partie de l'humanité de
la même façon que les nuages font partie du ciel. Mais est-ce que les chimères
se succèdent comme eux, ou comme les plantes ? Devant les grands arbres
que vous connaissez, à droite de la porte, je pense souvent à l'histoire des
nations. Elle est le contraire des nuages. Pourtant, assumer la France, en
1940, n'était pas un problème de jardinier !
« Donc, je regarde passer les
chimères. Je rentre. Je retrouve ces livres. Ce qui a survécu et peut-être ce
qui a donné forme à l'homme, comme les jardiniers successifs ont donné forme à
mes arbres. Après tout, le mot culture a un sens. Qu'est-ce qui se continue —
vous voyez ce que je veux dire — qu'est-ce qui ne se continue pas ? Il
s'agit d'une opposition plus profonde qu'entre l'éphémère et le durable, vous
comprenez bien : de ce qu'il y a de mystérieux dans la durée. Cette
bibliothèque n'est pas une collection de vérités, opposée à des calembredaines.
Il s'agit d'autre chose. Rien de moins clair que la victoire des œuvres sur la
mort.
— Que relisez-vous ?
— Eschyle, Shakespeare, les Mémoires
d'outre-tombe, un peu Claudel. Et ce qu'on m'envoie, qui fait généralement
partie des nuages. Je réponds à tous ceux qui m'envoient des livres : ils
pourraient aussi ne pas me les envoyer.
— Vous aimez encore Rostand ?
— On aime sa jeunesse. Mais je ne
réfléchis pas à ma jeunesse, pas même à Claudel : je réfléchis aux œuvres
capitales d'autres temps — dans une certaine mesure, d'autres civilisations. Je
ne puis m'expliquer que par une image. Ceux que je relis (ajoutez Sophocle)...
— Autre général.
— ...me font l'effet d'étoiles
éclairées par un même soleil invisible. Ils ont quelque chose en commun. Comme
les arbres, bien que... Ils sont différents des nuages et des chimères :
ils ont quelque chose de fixe. Une sorte de transcendance ? Donc, je me
promène entre les nuages et les arbres comme entre les rêves des hommes et leur
histoire. Alors, entre en jeu un sentiment qui m'intrigue. Ces grands poèmes
(moi qui n'aime guère le théâtre, je ne relis actuellement que des poèmes
dramatiques), je sais bien qu'ils n'étaient pas ce qu'ils sont pour nous ;
je vous ai écrit autrefois ce que je pensais de votre théorie de la
métamorphose. Mais pour l'histoire ? Vous disiez tout à l'heure que ce mot
faisait partie de ceux dont la profondeur vient de sens multiples. Certes. Mais
il faut comprendre ce que nous avons fait.
— Ce que vous avez fait.
— Ce que j'ai fait ne s'est jamais
défini pour moi par ce que je faisais. Notamment pas le 18 Juin.
L'important — et, peut-être, pour
tous les hommes qui ont été liés à l'histoire — n'était pas ce que je disais,
c'était l'espoir que j'apportais. Pour le monde, si j'ai rétabli la France,
c'est parce que j'ai rétabli l'espoir en la France. Comment être obsédé par une
vocation sans espoir, je vous le demande ? Quand je serai mort, cet espoir
ne signifiera plus rien, puisque sa force tenait à notre avenir, qui,
évidemment, ne sera plus un avenir : alors, interviendra ce que vous
appelez la métamorphose. Oh ! je ne crains pas qu'il ne reste rien de cet espoir.
Une constitution est une enveloppe : on peut changer ce qu'il y a dedans.
Quand ce qu'il y avait comptait, qui diable eût pu l'envoyer à la
corbeille ? Mais le destin de ce qui comptait est imprévisible. Un homme
de l'Histoire est un ferment, une graine. Un marronnier ne ressemble pas à un
marron. Si ce que j'ai fait n'avait pas porté en soi un espoir, comment
l'aurais-je fait ? L'action et l'espoir étaient inséparables. Il semble
bien que l'espoir n'appartienne qu'aux humains. Et reconnaissez que chez
l'individu, la fin de l'espoir est le commencement de la mort.
— Vous avez été, en effet, à
plusieurs reprises, le symbole de l'espoir.
— Peut-être aviez-vous raison de dire
que, pour beaucoup, le gaullisme se définissait par ce qui les séparait des
politiciens. Mais pour moi, quand j'ai accepté le mot – assez tard – c'était
l'élan de notre pays, l'élan retrouvé. C'est pourquoi le premier volume de mes Mémoires
va s'appeler Mémoires d'Espoir. C'est aussi pourquoi je suis loin de préparer
le second volume (ne parlons pas du troisième !) avec les mêmes
sentiments. Ce que nous avons fait va se transformer, et je veux qu'il existe
un témoignage : "Voici ce que j'ai voulu. Cela, non autre chose".
C'est pourquoi je n'ai plus pour ministres que les nuages, les arbre, et, d'une
autre façon, des livres.
— Vous connaissez la phrase :
"Le frémissement d'une branche sur le ciel est plus important que Hitler".
— Et que le cancer, sans doute quand
ce n'est ni le vôtre ni celui d'un être que vous aimez ! Phrase
curieusement féminine.
— Elle est d'un homme, je crois.
— Je suppose que Hitler la disait à
ceux qui préféraient se défendre avec des branches plutôt qu'avec des chars.
Mais enfin, je comprends ce qu'elle veut dire. Depuis quelques mois, j'ai vu
beaucoup de branches.
— On peut vouloir s'accorder à la vie
qui n'est pas celle des hommes...
— J'aime les arbres ; j'aime
aussi les bûcherons. Et puis, dans la phrase que vous avez citée, je crains que
le mot important ne signifie
simplement : durable. La branche n'était pas plus importante que Hitler,
pour nos compagnons des camps d'extermination ! L'action historique n'est
pas seulement celle d'un homme, même quand cet homme est Napoléon. Elle assume
les passions les plus profondes, ou la détresse de beaucoup d'hommes, et elle
les partage. Comment ne pas voir les arbres, ici ? Après tout, la France
dure depuis plus longtemps que la plus ancienne branche du parc. Ne soyons pas
dupes de l'éternité. Enfin, de la petite éternité des branches... L'éternité
n'est pas nécessaire pour connaître les limites de l'action : le malheur
suffit.
Pense-t-il aux promenades avec
Anne ?
— Vous connaissez le dialogue de
Moltke — quatre-vingts ans — avec Bismarck ?
— Lequel, mon général ?
— Après de tels événements, dit
Bismarck, est-il encore quelque chose digne d'être vécu ? — Oui,
Excellence, répond Moltke : voir grandir un arbre.
— Même d'un point de vue métaphysique
ou religieux, délivrer les prisonniers d'un camp d'extermination n'est pas
moins important que l'existence des
arbres, et même des nébuleuses spirales. Malheureusement, l'histoire ne
consiste pas qu'à délivrer...
À la branche, Dostoïevski opposait le
Mal, et j'ai dit ce matin que le sacrifice ou l'héroïsme ne me paraissait pas
moins profond que le mal. Mais il me semble que depuis vingt ans, pour le
général, l'Histoire est un domaine dont tous les serviteurs se ressemblent. À
mes yeux, il existe deux types d'hommes de l'Histoire, qui ne se rejoignent que
par leur survie.
D'une part, les conquérants ; de
l'autre, les libérateurs et ceux qui leur sont obscurément liés : Philopœmen
et Vercingétorix nous émeuvent sans doute comme des libérateurs vaincus.
— Sans doute l'histoire ne
consiste-t-elle pas qu'à délivrer, dit-il. Elle est l'affrontement. Avec l'ennemi,
aussi avec le destin. Peut-être la grandeur ne se fonde-t-elle que sur le
niveau de l'affrontement.
Il a toujours pensé en ces termes. Et
sa pensée n'a pas changé, même s'il affronte la vie des arbres ou la dérive des
nuages. Moi aussi, souvent. Mais il est enraciné dans la France, à l'égal de
ses arbres. L'Histoire, pour lui, c'est l'action : les ombres des nuages
se succèdent en se continuant sur cette vieille terre dont il contemple
l'éternité. Pour moi, l'Histoire, c'est d'abord leur succession incertaine, le
cours héraclitéen du fleuve. Et pourtant, comme lui, je ne puis m'accorder à la
branche. Plus qu'une leçon, elle me semble une accusation... Il continue :
— Peut-être n'a-t-on pas pris assez
conscience d'un fait évident, considérable pourtant : les hommes de
l'Histoire sont nécessairement, des joueurs.
Lorsqu'il parle sur le ton de la
confidence, son œil se plisse, et la confidence semble ironique :
— Saint Bernard n'était pas assuré
d'écraser Abélard. Napoléon, le matin d'Austerlitz, n'était pas assuré de la
victoire. À Borodino, il pense qu'il est vainqueur, puisque les Russes ont
abandonné le terrain. "Combien de prisonniers ? — Sire, presque pas".
C'est seulement alors qu'il comprend qu'il a livré une fausse bataille, et
remporté une fausse victoire. Même Alexandre a dû se demander, avant la
rencontre avec Porus, comment tournerait la campagne des Indes. L'incertitude
de la grande politique n'est pas tellement différente de l'incertitude
militaire.
« Enfin, dans quelques jours,
1970... Il ne reste qu'une génération pour séparer l'Occident, de l'entrée en
scène du Tiers-Monde. Aux États-Unis, il est déjà en place.
— C'est la fin du temps des
Empires...
— Pas seulement des Empires. Gandhi,
Churchill, Staline, Nehru, même Kennedy, c'est le cortège des funérailles d'un
monde.
Il lève les bras selon le geste que
nous lui connaissons, mais que je ne lui ai jamais vu faire qu'en public.
Je pense au bûcher qui faisait tomber
du cadavre de Gandhi les balles incandescentes, aux sifflets des trains russes
qui annonçaient la mort de Staline à travers les solitudes sibériennes, aux
escortes de Churchill et de Kennedy, aux éléphants de Nehru. Ma vie.
— Restent en place, dis-je, Mao, et,
dans une certaine mesure, Nasser.
— Mao, oui. L'Islam, peut-être. L'Afrique,
qui sait ?
Je ne pense pas à l'Afrique, mais à
l'Asie de ma jeunesse. L'Asie du passé, l'Asie sans présent a basculé dans la
nuit. Innombrables petits ballons porteurs de publicités lumineuses parmi les
étoiles d'Osaka, défilés sans fin du peuple chinois devant la Cité Interdite,
multitudes autour de Gandhi, avec les fleurs qui tombaient des arbres lorsqu'il
commençait à parler... Un milliard d'hommes, presque semblables depuis mille
ans, et maintenus dans leur passé par l'Europe. Aujourd'hui, le grondement
impatient de tout ce qui n'est pas l'Europe, mais aussi, en effet, les
funérailles d'un monde ; et bientôt, l'Afrique ?
Je pense à mon avion de 1959 dans
l'aube au-dessus des immenses marécages du Tchad ; au soldat noir évanoui
sous le modeste soleil de la Concorde, le 14 Juillet où l'on distribuait les
drapeaux de la Communauté... Et au président Senghor, à la négritude qu'il
proclamait, pendant que la reine mérovingienne de la Casamance suivie de son
grand chat entraînait ses fidèles sous la chute étincelante des kapoks vers les
arbres sacrés. Senghor, aussi, annonçait l'entrée en scène du Tiers-Monde...
Dernière plongée dans l'Asie, milliers de glaïeuls inclinés d'un seul geste,
Mao, Cité Interdite, grand soleil de Chine à travers les rideaux de soie
blanche... En 2000, le Tiers Monde sera-t-il dressé en face de la civilisation
qui conquiert la Lune et perd sa jeunesse, et où les étudiants se font flamber
comme des bonzes ? Tous ceux qui se trouvent dans cette pièce seront
morts... Il disperse sans s'en apercevoir les cartes à jouer sur la table verte
et regarde tomber la neige de l'Austrasie.
— On dressera une grande croix de
Lorraine sur la colline qui domine les autres. Tout le monde pourra la voir, et
comme il n'y a personne, personne ne la verra. Elle incitera les lapins à la
résistance.
Du côté de la colline, il y a
seulement, si loin que porte le regard, l'ondulation de la forêt mérovingienne.
— Staline avait raison : à la
fin, il n'y a que la mort qui gagne.
— Peut-être, dis-je, l'important
est-il qu'elle ne gagne pas tout de suite ?... Peut-être est-ce le même
problème que celui que vous posiez au sujet de la bibliothèque, et qui se pose
au sujet du musée... En face des nébuleuses spirales, l'Union Soviétique, la
France, les deux mille cinq cents ans d'Eschyle !... Pourquoi l'homme,
contre la mort, veut-il passionnément gagner la première bataille ?
L'Égypte pensait qu'après des millénaires, les momies, les statues, les
pyramides ne protégeaient plus le pharaon. Mais elle élevait les pyramides.
— Il faut bien !...
Il a soixante-dix-huit ou
soixante-dix-neuf ans. « Je ne prétends pas que l'âge n'ait pas joué dans
ma décision », a-t-il dit. Il me semble maintenant beaucoup plus âgé que
moi : on ne voit vieillir que les autres. Son autorité reste saisissante,
et il ne dialogue pas avec la vieillesse, mais avec un qu'importe stoïcien qui concerne parfois l'Histoire qu'il a faite.
La mort n'a pas d'importance, mais la vie en a-t-elle beaucoup plus ? Dans
la solitude de Colombey, ces Mémoires sont sans doute écrits en marge
d'un dialogue distrait avec la mort. Et pourtant ?... Il a cité, dans un
discours de 1940 : « Homme de la plaine, pourquoi gravis-tu la
montagne ? — Pour mieux regarder la plaine... » Naguère, lorsque
je faisais allusion au sentiment religieux, il me répondait par son geste qui
semblait chasser les mouches.
— Des malheureux, qui généralement n'ont
rien fait, m'ont reproché "mes changements". Le monde dans lequel je
devais agir n'a pas changé, non ? Comme si une politique continue était
une politique toujours semblable ! Ils s'imaginent sans doute que vivre
consiste à imiter son enfance, et à vouloir à tout prix des confitures !
— Je ne crois pas qu'en une
génération, le monde ait jamais changé à ce point, même lors de la chute de
Rome...
— L'âme réelle de toute politique
était la nation. Après la bombe, la nation reste-t-elle ce qu'elle était ?
On ne dira pas longtemps que la bombe atomique n'est pas autre chose qu'une
bombe plus puissante que les autres. Des spécialistes sont venus me dire
maintes fois : les découvertes ne nous apportent pas autre chose que la
multiplication de nos propres moyens. Oui, oui... Je ne crois pas, voyez-vous,
que le microscope électronique ne soit qu'une énorme paire de lunettes :
ce qu'il nous fait découvrir n'est pas ce que nous cherchions. Il résout
quelques-uns de nos problèmes ; il apporte aussi les siens. Nous n'en
avons pas fini avec la bombe atomique. Le plus puissant moyen de guerre a
commencé par apporter la paix. Une paix étrange, la paix tout de même. Attendez
la suite.
« Avec le développement de ce
que vous appelez le secteur tertiaire, que devient l'ancienne lutte des
classes ? Vous avez dit, en Mai, une phrase que j'approuve : le drame
des étudiants n'est aucunement un drame universitaire, c'est une crise de
civilisation. Le mois de Mai a créé beaucoup de romanesque, — avec un mort,
et encore, par accident ! Mais dans quelle mesure la jeunesse française
est-elle touchée ?
— Un apiculteur, ici, dit Mme de Gaulle, affirme qu'en Mai, dans toute la France les
abeilles étaient enragées aussi.
Je me souviens de l'hôtel Lapérouse,
lors de son retour : « Si avant de mourir, je puis revoir une
jeunesse française... » Je réponds :
— Le drame de la jeunesse me semble
la conséquence de celui qu'on a appelé la défaillance de l'âme. Peut-être y
a-t-il eu quelque chose de semblable, à la fin de l'empire romain. Aucune
civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans
transcendance...
— Qu'est-ce qui permet aux heures de
passer, dans la solitude ? Concevez-vous que ce que vous venez d'appeler
une valeur suprême ne soit pas une valeur religieuse ?
— La raison, la vérité
peut-être ; le destin du prolétariat pour Marx... Le nihilisme ne remplace
pas plus ces valeurs à l'université de Berkeley qu'à celles de Tokyo. Mais
Robespierre croyait réellement à la raison et à la nation. Et à ce qu'il
faut faire pour assurer leur victoire. Jusqu'à la guillotine, il l'a fait.
Saint-Just ne s'est pas mis à quatre pattes devant les Strasbourgeois. Saint Bernard
ne s'est pas mis à quatre pattes devant les étudiants. L'Université ne sait pas
ce qu'elle veut, l'État occidental ne sait pas ce qu'il veut, l'Église ne sait
pas ce qu'elle veut. En fait, les étudiants non plus. Croyez-vous qu'une seule
civilisation, avant la nôtre, ait connu la mauvaise conscience ?
« Aucune n'a été si puissante,
aucune n'a été à ce point étrangère à ses valeurs. Pourquoi conquérir la Lune,
si c'est pour s'y suicider ? »
La lumière change, parce que la neige
recommence à tomber. La nouvelle lumière fait briller, en face de moi, les
petits jeux en fil de fer, machines de cosmonautes sur le sol de la Lune.
— Il fallait rendre sa chance
à la France.
— Une valeur suprême n'est pas une
valeur supérieure, c'est une valeur invulnérable. Donc...
— Après le suicide de ceux-ci,
d'autres viendront. Il est étrange de vivre consciemment la fin d'une
civilisation ! Ce n'est pas arrivé depuis la fin de Rome : ce qui
précède la Révolution française et la Révolution américaine n'est pas une fin
de civilisation, c'est seulement la fin d'une société. Quelle peut bien être la
date de la première neige ?
— Les intellectuels romains
attendaient le stoïcisme, et la Stoa n'a pas pesé lourd en face du
christianisme qu'ils ignoraient.
— Elle était désespérée, la
Résurrection ne l'était pas : l'espoir est toujours vainqueur.
— Le problème le plus dramatique de
l'Occident est-il celui de la jeunesse, ou celui de la démission de presque
toutes les formes d'autorité ? Les zazous ont précédé les hippies et les
contestataires, mais les professeurs d'alors ne devenaient pas zazous. Valéry
me disait de Gide : "Je ne peux pas prendre au sérieux un homme qui
se soucie du jugement des jeunes gens". Je lui répondais que la jeunesse
et les jeunes gens, ce n'est pas la même chose.
— Bien sûr : comme la France et
les Français. Mais quelle civilisation, avant la nôtre, a connu de grands
vieillards ennemis de leur jeunesse ? Vous disiez que les professeurs du
Moyen Âge ne devenaient pas zazous. Voyez-vous, il y a quelque chose qui ne
peut pas durer : l'irresponsabilité de l'intelligence. Ou bien elle
cessera, ou bien la civilisation occidentale cessera. L'intelligence pourrait
s'occuper de l'âme, comme elle l'a fait si longtemps du cosmos, de la vie tout court, d'elle-même, que sais-je ?
Elle s'est occupée de la vie historique : la politique, au grand sens.
Plus elle s'en occupe, plus elle devient irresponsable. En Russie, en Chine,
elle ne l'est pas. Montesquieu m'eût dit des choses importantes. Mais quand
j'ai interrogé nos intellectuels, ils m'ont dit des choses qui n'avaient pas de
conséquences. Vous comprenez ? Ils jouaient un rôle. Souvent avec
désintéressement, parfois avec générosité. Avec générosité, mais sans
conséquences. Or, la bêtise peut parler pour ne rien dire ; l'intelligence,
non. Vous verrez. Il faudra en revenir à savoir ce qu'on pense. On peut se
battre pour des passions confuses, on ne peut pas – vous voyez ce que je veux
dire ? – se battre toujours pour des calembredaines. Ça finit par la vente
des journaux gauchistes sur les boulevards ; non certes par manque de
courage ! mais parce que ce courage ne rencontre jamais son ennemi. Si
j'avais dit à Staline que bientôt, chez nous, les adversaires proclamés de
l'État (du gouvernement, si vous voulez) ne parviendraient pas à se faire
arrêter, il aurait pensé que je devenais fou.
— Comment avez-vous commencé, avec Staline ?
— Pendant au moins une minute, personne n'a parlé. C'était
long. Puis...
Il hausse les épaules :
— Puis, je croyais qu'il allait me parler de l'Europe, ou de
ses gens de Lublin, puisqu'il tenait tellement à eux ! Et il m'a
dit : "Alors vous venez me redemander Thorez ?" Il a
enchaîné : "À votre place, je ne le ferais pas fusiller : c'est
un bon Français". J'ai répondu : "Le gouvernement français
traite les Français en fonction de ce qu'il attend d'eux. Et vous ?"
Le général ne raconte guère.
« Les poulets de Staline, c'est bon pour Churchill ». Mais d'autres
le remplacent. Je connais le banquet du Kremlin, avec l'imprudent ministre russe qui porte un toast à
Staline, ce qui ne se fait pas. Staline lève le verre de sa propre vodka, qui
est de l'eau, car il ne boit d'alcool que dans son appartement : « Le
camarade Un tel est ministre des Transports ; et si les Transports ne
marchent pas (Staline écrase son verre sur la table)... Il sera pendu ». C'est en pensant à cette
scène, que le général m'a dit : « Il était un despote asiatique, et
se voulait tel ».
Puis, le gouvernement de Lublin, que
le général n'acceptait pas de reconnaître. Le banquet fini, il va se coucher. À
trois heures du matin, Molotov, qui n'a pas trouvé Bidault, ministre des
Affaires étrangères, vient chez Gaston Palewski : « Voulez-vous dire
au général de Gaulle que le maréchal va faire projeter un film pour lui ? »
Le général descend dans la petite salle du Kremlin. Film patriotique, avec les
soldats allemands qui tombent en gros plan l'un après l'autre. À chaque mort,
la main de Staline se crispe sur la cuisse du général. « Quand j'ai jugé
qu'il m'avait fait assez de bleus, j'ai retiré ma jambe ». Hitler vivait
encore... Au matin, le pacte franco-soviétique a été signé. La neige était sans
doute celle qui nous entoure –
plus épaisse...
Serge Eisenstein m'avait confié,
lorsqu'il avait reçu l'ordre d'interrompre sa mise en scène de La Condition
humaine : « On m'a laissé en paix quand j'ai fait le Potemkine,
parce que j'étais presque inconnu, parce qu'on me donnait six semaines pour
faire le film, et que si ça tournait mal, tant pis pour moi. J'avais vingt-sept
ans. Mais je ne demanderai pas maintenant audience à Staline, parce que, s'il
ne comprend pas, il ne me restera qu'à me tuer ».
Il m'avait décrit, en 1934, une scène
semblable avec Chaplin, lorsqu'il avait montré à celui-ci les photos des
décapitations chinoises. Shakespeare faisait reprendre, par des personnages
mineurs, les plus grandes scènes de ses chefs-d’œuvre : Dieu aussi. Et
comment Eisenstein est-il mort ?
— Voici la seule chose intéressante
qu'on m'ait racontée sur Staline, dit le général. Il se croit seul, alors que
Molotov est derrière lui. Il couvre des deux mains de grandes parties du globe
terrestre qui se trouve dans son bureau ; puis, d'une seule main,
l'Europe, et murmure : "C'est petit, l'Europe..."
« Mais j'ai rencontré Staline,
je n'ai pas rencontré la Russie. Ma Pologne, c'était le contraire. Je
regrette : la Russie, ça compte !
— Ce que la vie en Union Soviétique
vous aurait apporté, c'est la merveilleuse extravagance que tant de grands
écrivains russes ont suggérée, et qui existe toujours. Staline citait :
"Chez nous, il y a Sparte et Byzance. Quand c'est Sparte, c'est bien".
Il n'y a pas que Byzance, pour s'opposer à Sparte : il y a les ivrognes
inspirés, le comique soviétique, qui n'est pas plus gai que le comique russe,
et un domaine difficile à définir. J'ai connu, en 1934, le chef de la police
pour le Grand Nord. Les indigènes reçoivent de l'alcool – qui les tue. Il faut y mettre ordre. Après des semaines de
traîneaux à chiens, mon chef de la Guépéou arrive dans une sorte d'isba sur
l'Océan glacial. Des bouteilles de vodka, un Russe mort conservé par le
froid ; des pingouins ou d'autres bestiaux, et, sur ce qui a servi de
table, une page du journal de San Francisco, une annonce matrimoniale entourée
au noir de tison : "Jeune fille bien sous tous les rapports, désire
épouser Russe, Sibérien de préférence, situation comparable à la sienne".
Date du journal : 1883. Des paquets de roubles à côté, maintenus par une
pierre... Et le club de Rostov, formé presque uniquement d'amputés, parce qu'il
avait pour raison d'être de coller sur les bulbes de la cathédrale, des
affiches faites de feuilles de carnets (il n'y avait pas de papier) : Dieu
est un traître. Comment ne se sont-ils pas retrouvés au bagne (ça a fini
ainsi, je suppose. Mais je me trouvais à Rostov avant les purges), puisque Dieu
avait trahi en livrant la Russie aux bolcheviks ? Mystère. Mais Dieu
réglait la question : chaque année, quelques colleurs d'affiches
tombaient, se cassaient une jambe ou un bras – et
les éclopés prenaient leur vodka avec les copains qui allaient se casser la
jambe l'année suivante. "La Russie est toujours pleine de Karamazov !",
disait Ehrenbourg. C'est avec lui que j'ai connu mon plus beau numéro russe.
Dans je ne sais quelle ville de Sibérie, les usines affichent, sous la
signature de Staline : les relations sexuelles sont désormais interdites.
Nombreux discours : Camarades, tout ce temps employé à des satisfactions
individuelles est perdu pour la production ! La sexualité est pire que la
vodka !" Alors, dit Ehrenbourg, je vais à poste, je demande
communication télégramme. Postière, blonde avec nattes, vingt ans :
Camarade Ehrenbourg, j'ai déchiré. Il disait : Relations sexuelles entre
hommes sont interdites. Idiots, à Moscou ! comme s'il pouvait y avoir
relations sexuelles entre hommes ! Alors, très pas content, j'ai
dit : camarade postière, vous, idiote ! dourak !"
« De telles anecdotes sont
innombrables. Et je ne crois pas qu'elles ne signifient rien.
— Non.
— Elles se mêlent, comme dans les
romans russes, au domaine profond. J'ai vu, l'année dernière, un komsomol
bouleversé pour avoir lu un cahier où était copié l'évangile selon saint Jean,
cahier manuscrit qui coûtait aussi cher que les œuvres complètes de Tolstoï.
J'ai écouté une psychiatre (maintenant, à Moscou, on peut parler : la main
de la police est au-dessus des têtes, très proche d'elles, mais elle ne les
tient plus à la gorge) qui m'a dit : "Je viens de soigner un fils de
commissaire du peuple. Question traditionnelle : Que rêves-tu le plus
souvent ? — Que je suis enfin seul. Seul contre tous les autres. Seul contre tout le monde".
Jadis Boukharine, arpentant avec moi la place de l'Odéon entourée de tuyaux
d'égouts tirés de leurs tranchées, m'a confié distraitement : "Et
maintenant, il va me tuer..."
« Ce qui fut fait.
« Je pense beaucoup aux
Polonais, sans doute parce que j'ai de l'amitié pour l'officier-adjoint du
général Anders. Entre la Pologne et la Russie, nous sommes dans une relation
presque aussi lointaine qu'entre la Chine et la Corée... À l'entrée en guerre
(si l'on peut dire !) de l'Union Soviétique, les prisonniers polonais des
Russes sont alignés militairement pour écouter l'officier polonais qui va leur
dire qu'ils doivent entrer dans l'armée de libération polonaise, aux côtés de
l'Armée Rouge : l'officier s'avance lentement, appuyé sur deux cannes
parce que le mois précédent, il a été torturé par les Russes...
« Vous vous souvenez de Staline
hilare devant les photographes du pacte germano-soviétique ? Évidemment,
il en avait vu d'autres. Djilas, qui l'a rencontré peu de temps avant ou après
vous, dit qu'il était pelé. Moi, j'avais rencontré, dix ans plus tôt, un
robuste capitaine de gendarmerie, silencieusement intéressé par le monde, la
terreur, sa pipe et sa moustache droite...
— Quand je l'ai rencontré, il était
un vieux chat tout-puissant. Pelé ? Ça pouvait aller avec Byzance. Un chat
au coin d'un bûcher : ce chat était un fauve. Il ne se réclamait que de
l'avenir, et ne m'a impressionné que par son enracinement dans le passé.
— Le passé est toujours là, en
Russie ! Dans le bureau de Lénine, près des cartes des fronts de la guerre
civile, la pile des œuvres de Marx supporte un petit pithécanthrope darwinien
de bronze, offert par un industriel des États-Unis qui voulait créer des usines
de crayons, puisque le gouvernement soviétique avait décidé d'apprendre aux enfants à écrire. La
culture, quoi ! J'ai vu le drame tiré de Dix jours qui ébranlèrent le
monde. Saisissant, mais mythe pur, bien plus que l'Octobre génial
d'Eisenstein. Le lendemain, j'ai visité le musée Marx-Engels. Assez vide pour
que je trouve dans la dernière salle quelques couples d'amoureux embrassés plus
tranquillement que sur les bancs du square... En marge, bien entendu, la
résurrection colossale de Leningrad, le cimetière aux cinq cent mille morts, le
monument pompier mais épique de Stalingrad qui, lui, est vraiment un monument
de Sparte...
— Et, au-delà du pittoresque ?
— J'ai connu Staline chez
Gorki : narquois et farfelu. La jovialité silencieuse. Puis, le vrai. Je
crois qu'il était gouverné –
aussi profondément
que vous par la volonté de rassembler — par une passion statistique : Si
nous tuons tous ceux qui ont connu ceux qui ont connu, etc., nous atteindrons
les vrais coupables, ou nous les paralyserons. "Avec moi, il n'y aura
jamais de Franco". L'innocence des gens qu'il tuait ou envoyait au bagne
ne l'intéressait pas. Souvenez-vous de sa réponse à Djilas, qui se plaint des
viols de l'Armée Rouge en Yougoslavie : "Elle en a suffisamment subi
pour qu'on ne lui demande pas de comptes !" Et surtout – ce qui, pour moi, le peint plus que le reste, et beaucoup
mieux que les procès – tous les prisonniers russes envoyés
au bagne, évadés compris.
— L'obsession statistique n'explique
pas le despote. Il la rejoint.
— Vous vous souvenez du dialogue avec
Boukharine, encore au pouvoir : "Pour régler la question des koulaks
selon ta théorie, dit Boukharine, il faudrait d'abord en tuer huit millions. —
Et alors ?"
« Puis, il y a eu ma dernière
conversation avec Kossiguine. On pouvait bien me dire qu'il était un
politicien, il n'en était pas moins le seul survivant des trois directeurs du
Plan – les deux autres, tués par
Staline ; il n'en avait pas moins été le maire de Leningrad pendant la
bataille, et je me souvenais du plus grand cimetière civil du monde. Mais
l'entretien était le même qu'avec Chou En-lai : le mélange, si singulier
pour nous, de prises de puissantes positions historiques, et d'affirmations qui
eussent été les mêmes s'il avait tenu son interlocuteur pour un demeuré. Il m'a
parlé du coupable pouvoir personnel de Mao, et du progrès de l'humanité :
"Les hommes ne peuvent être cousus dans un pantalon uniforme, sous peine
de n'être plus que des soldats ! Le temps des fanatiques est révolu".
Après quoi : "Il y a autant de différence entre le Parti que vous
avez connu, et celui d'aujourd'hui, qu'entre la Moscou que vous avez connue, et
celle d'aujourd'hui". Tiens, tiens ! Je pense d'ailleurs que c'est
vrai. Mais non que le Parti a cessé d'être le Parti. Obsédé par Mao, par sa
volonté de conquête de l'Asie. Mais aussi par :
"Sur quoi s'appuie-t-il ?
L'intelligentsia est contre lui. Il est la dictature, et aboutit au
capitalisme. Lui mort, ce sera le vide. Tout ce qu'il fait est fondé sur la
peur. — La peur est une grande puissance, Monsieur le Président". Tout à
coup, il passe au sérieux : il se peut que les Chinois finissent par
intervenir au Viêt-Nam... (où l'Union Soviétique n'intervient pas, comme chacun
sait !). Ils sont pour la guerre, alors que nous sommes pour la paix. — À
votre avis, Monsieur le Président, les États-Unis emploieront-ils la bombe
atomique ? — Non. — Les Chinois parlent constamment de la guerre, mais ils
ne la font pas. Même au Viêt-Nam. Je ne suis pas certain que les forces de paix
puissent faire la paix, mais je suis certain que les forces de guerre,
provisoirement, ne peuvent pas faire la guerre... "
« La neige tombait comme ici,
mais à gros flocons, et devant cette fenêtre qui avait été celle de Staline, je
pensais au discours que j'avais fait sur la permanence des nations :
"Staline, regardant tomber par la fenêtre du Kremlin la neige qui
ensevelit les Chevaliers teutoniques et la Grande Armée..."
« En le quittant, en 1934, je
pensais, dans le petit square en bas du Kremlin, à cet immense pays misérable,
menacé de si près par Hitler, et déjà enragé de rivaliser avec la colossale
Amérique. Je regardais les tours médiévales au-dessus de moi, en pensant à la
Garde impériale des gratte-ciel de Manhattan, et aussi aux steppes de Sibérie
où brûlaient, comme un début d'incendie, les lumières des grands complexes
industriels encore dans la solitude.
« Mais mon dernier souvenir
russe ne concerne ni Staline ni ses successeurs. Un de mes amis, émigré en
1918, me demande d'aller voir sa mère à Moscou, et de l'aider. Ce que je fais.
Quelques mois après mon retour, nous sommes au cinéma, et il me dit
soudain : "Ma mère ressemble maintenant à cette vieille femme sur
l'écran, n'est-ce pas ?"
La voiture aux pneus cloutés qui va
nous reconduire à Bar vient d'entrer dans la cour. Le général nous accompagne,
et ajoute, comme s'il ne voulait pas mettre fin à cette hospitalité modeste et
souveraine sans retrouver l'essentiel :
— Souvenez-vous de ce que je vous ai
dit : j'entends qu'il n'y ait rien de commun entre moi et ce qui se passe.
— Avant dix ans, il s'agira de vous
transformer en personnage romanesque. Il rôdera encore, je ne sais où, un vague
18 juin, une vague décolonisation.
— Une vague France ?
— Une vague France. En face, les
sages. Alors, chez les gaullistes encore vivants, il adviendra quelque chose
d'imprévisible. Et chez les jeunes, oh ! plus tard ! quelque chose du
même genre.
Quand Joinville écrit sa Vie de
Saint Louis, il est vieux. Allons ! Jeanne d'Arc avait raison à Patay,
autre 18 juin, celui de 1429. Et alors ? La réalité que vous avez empoignée
ne sera pas votre héritière : les personnages capitaux de notre histoire
sont dans tous les esprits, parce qu'ils ont été au service d'autre chose que
la réalité.
Il répond, avec une lassitude qui
semble ignorer la fatigue :
— En politique, il y a une stratégie,
qui s'appelle sans doute l'histoire. Et une tactique ; parler de celle-ci
n'est pas plus sérieux que de parler d'escrime. Chacun connaît la phrase de
Napoléon : "La guerre est un art simple, et tout d'exécution".
Il est sage de réfléchir avant d'agir, mais l'action ne naît pas directement de
la réflexion. C'est autre chose. Je vous l'ai dit : un destin historique
est inséparable de beaucoup d'erreurs. Je ne me suis pas trop trompé sur la
France, ni sur ce qu'il fallait faire pour elle. Pourtant, j'ai cru que la
Russie serait incapable de fabriquer la bombe ; qu'en 1946, la guerre
s'approchait inéluctablement ; qu'en 1947, la France n'en pouvait plus. En
1960, Adenauer m'a dit que si les socialistes prenaient le pouvoir à Bonn, ils
traiteraient avec Moscou. Nous nous trompions. Mais je ne me trompais pas sur
le destin de la France. Je ne me trompais pas en affirmant que Pétain n'irait
pas à Alger. Vous aviez raison de dire : quand on passe par Montoire, on
finit par Sigmaringen. Il ne faut jamais passer par Montoire. Mais il advient
que l'on pense, avec raison, que la France doit s'opposer à tout prix à la
reconstitution d'un Reich, et que l'on aille porter une couronne au Soldat
Inconnu allemand. C'est le temps, qui fait l'Histoire. Si le destin de la
France passe par l'indépendance de l'Algérie, qu'il y passe ; par notre
mariage avec l'Allemagne, qu'il y passe ! Regretter l'indépendance
algérienne n'était pas gai. Mais le sérieux, c'était de savoir que nous avions
la charge du destin de la France. Au contraire de ce que pensent les
politiciens, les politiciens ne font rien : ils rassemblent des terres, en
attendant de les perdre, et ils défendent des intérêts, en attendant de les
trahir. Le destin s'accomplit par d'autres voies.
« Savez-vous ce qui pourrait
bien être la réalité ?
« Ces malheureux croient que je
me suis trouvé en face de M. Mitterrand, de M... comment, déjà ? Poher. En
fait, je me suis trouvé en face de ce dont vous parliez tout à l'heure. La
France a été l'âme de la chrétienté ; disons, aujourd'hui, de la
civilisation européenne. J'ai tout fait pour la ressusciter. Le mois de Mai,
les histoires de politiciens, ne parlons pas pour ne rien dire. J'ai tenté de
dresser la France contre la fin d'un monde. Ai-je échoué ? D'autres
verront plus tard. Sans doute, assistons-nous à la fin de l'Europe. Pourquoi la
démocratie parlementaire (la distribution des bureaux de tabac !) qui
agonise partout, créerait-elle l'Europe ? Bonne chance, à cette fédération
sans fédérateur ! Mais enfin, faut-il qu'ils soient bêtes ! Pourquoi
la vocation de la France serait-elle celle de ses voisins ? Et pourquoi un
type de démocratie dont nous avons failli mourir, et qui n'est pas même capable
d'assurer le développement de la Belgique, serait-il sacré, quand il s'agit de
surmonter les obstacles énormes de la création de l'Europe ? Je n'ai
jamais cru bon de confier le destin d'un pays à ce qui s'évanouit quand ce pays
est menacé. Confions-lui l'Europe !...
« Ils sont obsédés par la
démocratie depuis qu'il n'y en a plus. L'antifascisme a bon dos. Quelle
démocratie ? Staline, Gomulka, Tito, hier Peron ? Mao ? Les
États-Unis ont eu leur monarque : Roosevelt, et le regrettent. Les
illusions de Kennedy sont condamnées. L'Europe, vous le savez comme moi, sera
un accord entre les États, ou rien. Donc, rien. Nous sommes les derniers
Européens de l'Europe, qui fut la chrétienté. Une Europe déchirée, qui existait
tout de même. L'Europe dont les nations se haïssaient avait plus de réalité que
celle d'aujourd'hui. Oui, oui !
Il ne s'agit plus de savoir si la
France fera l'Europe, il s'agit de comprendre qu'elle est menacée de mort par
la mort de l'Europe.
« Après tout, qu'était l'Europe,
au temps d'Alexandre ? Les bois que vous avez vus, que je vois chaque
jour... »
Ce matin, ils s'étendaient derrière
lui à l'infini, et prenaient une insidieuse présence, lorsqu'il faisait d'eux
un interlocuteur.
— Les étudiants enragés,
péripéties ! On a fait des confessionnaux pour repousser le diable, puis
on a mis le diable dans les confessionnaux. La vraie démocratie est devant
nous, non derrière : elle est à créer. Bien entendu, il y a une autre
question, qui domine tout : dans la première civilisation sans foi, la
nation peut gagner du temps, le communisme peut croire qu'il en gagne. Je veux
bien qu'une civilisation soit sans foi, mais je voudrais savoir ce qu'elle met
à la place, consciemment ou non. Bien sûr, rien n'est définitif.
Dans le domaine de l'esprit, que se
passerait-il si la France redevenait la France ? Je suis payé pour savoir
que le rassemblement des Français est toujours à refaire. Tout de même, cette
fois-ci, il se peut que l'enjeu la concerne à peine. Enfin ! j'aurai fait
ce que j'aurai pu. S'il faut regarder mourir l'Europe, regardons : ça
n'arrive pas tous les matins.
— Alors, la civilisation atlantique
arrivera...
— La France en a vu d'autres. Je vous
ai dit autrefois : ça n'allait pas très bien le jour du traité de
Brétigny, ni même le 18 juin.
Nous arrivons à la porte. Le général
nous tend la main et regarde les premières étoiles, dans un grand trou de ciel,
à gauche des nuages :
— Elles me confirment l'insignifiance
des choses.
L'auto démarre. Toujours la neige
blanche sur les arbres noirs. Le maintien de la France contre tout, la
Résistance misérable, toute cette aventure désespérée, illusions ! La
décolonisation, la fin du drame algérien, l'homme qui signifiait la France
ravagée parlant d'égal à égal avec le président des États-Unis,
illusions ! Je me souviens d'un syndicaliste des émeutes de 1934 ; il
portait un drapeau rouge et noir, et les responsables politiques, devant la
police qui chargeait, criaient : « Roulez les drapeaux ! — Oui,
oui : ne nous pressons pas... »
Lumière de la neige, siècles de
pénombre où se dressèrent les clochers mérovingiens ; temps où les
horloges veillaient sur la chrétienté, avec l'indifférence de leur aiguille
unique et sereine... La petite pendule de Senghor sonne un coup dans le bureau
climatisé de Dakar, et l'air chaud tremble derrière les fenêtres. Fait-il beau
à Dakar ? Les chefs des nouvelles nations africaines, qui ne pensent à
l'Europe que pour l'aide qu'elle leur apporte, rêvent-ils à l'unité de
l'Afrique ?
Un grand Noir suit son âne dans une
ruelle déserte. Qu'importent au général de Gaulle l'Afrique, Mao qui vient de
reconquérir la Chine, les passions qui se sont abattues sur les nations comme
de grands rapaces – qu'importent même les nations ?
Et qu'importent à Mao, qu'importent à la reine de la Casamance, l'éphémère
tourbillon de cette si vieille neige, et ses compagnons éternels, les nuages
au-dessus des clochers survivants et des cimetières disparus ? Je pense
aux sauvages de Bornéo, tous porteurs, dans leur brousse, de montres-bracelets
arrêtées. Je pense aussi, sans doute parce que je crains obscurément d'avoir vu
le général pour la dernière fois, à la maison de Nehru, — et à Bénarès.
Je suis la mort de tout, je suis la
naissance de tout –
La parole et la
mémoire, la constance et la miséricorde – Et
le silence les choses secrètes...
Le Gange emportait des reflets bleus
et rouges dans la nuit.
Prononce maintenant les inutiles
paroles de la sagesse...
Lumignons dans les impasses de
Bénarès, et jadis, au fond des ruelles d'Ur ou de Babylone, avec des aboiements
au fond de la nuit constellée. À Provins, en 1940, notre colonel attendait les
ordres ; comme il ne faut jamais laisser les soldats désœuvrés, les futurs
combattants des blindés, au repos, avaient pour instruction de chercher des
trèfles à quatre feuilles... Je pense à la réverbération de la lune qui emplit
soudain notre char, pendant que nous foncions sur les lignes allemandes... Au
soir de juin 1940, plein de roses dans la canonnade et le brouillard d'été, où
les paysans brûlaient leurs meules avant la nuit. À l'aumônier mort aux
Glières. Par une nuit de neige comme celle qui vient, nous avancions en file
indienne. Il portait le fusil mitrailleur. Je ralentis pour l'attendre, et lui
dis : « À quoi réfléchissez-vous ? — À rien : j'essaie de
voir le Christ... » Lorsqu'il dut prononcer la première prière pour les
morts du maquis, il dit seulement : « Mon Dieu qui m'écoutez,
donnez-nous la générosité... » Soir, tombe doucement dans les tourbillons
de neige ! Voici la fin du temps de cet homme, et du mien. La fin du temps
de la marche de Gandhi vers l'Océan pour y recueillir le sel, et de la marche
de Mao vers le Tibet pour y recueillir la Chine. Hitler, dans le bunker de
Berlin, entendant les premiers chars russes, Nehru se souvenant des brins
d'herbe de sa prison et des écureuils roulés en boule. Troupes de Mao
suspendues au pont devant les mitrailleuses. Viêt-Minh vainqueur du napalm,
seins ensanglantés des Indonésiennes devenues les blasons des partis tour à
tour vainqueurs. Banales nuits d'Indochine, écroulement des dominos chinois, violons
monocordes, discours des usuriers chettys avec leur bruit de grille raclée,
disputes au fond des marécages criblés de lucioles. Villes des Indes
abandonnées aux paons ou aux singes, bourgades devenues des capitales. Et le
mystère du monde, comme les yeux phosphorescents du chat invisible dans la nuit
de Dakar. L'armée allemande qui chantait sur nos routes, les villes allemandes
où nous sommes entrés au début de 1945, entre toutes ces fenêtres où les draps
de lit faisaient office de drapeaux blancs. L'auto s'éloigne, et je revois le
général aux funérailles de Jean Moulin, menhir dans sa longue capote battue par
le vent glacé.
"Entre ici, Jean Moulin, avec
ton terrible cortège..."
Messages de Londres dans le maquis,
parachutes multicolores éclairés par nos feux nocturnes ; premiers
policiers allemands quand nous avions dans notre poche notre premier
revolver ; expéditions dans l'aube à travers le meuglement des bestiaux
réveillés ; camarades évadés et camarades morts, chambrées de prisonniers
de la Gestapo ; camps d'extermination où erraient les ombres trébuchantes
de notre misérable et poignante Iliade ; foudre intruse dans le parc de
l'Élysée ; barricades d'Alger, dernière conférence de presse hérissée
d'appareils de télévision, sur la minuscule scène du salon Murat où avaient
lieu les ballets qui suivaient les dîners de réception des souverains...
Aux Invalides, à l'exposition de la
Résistance, devant le poteau haché de nos fusillés, entouré de journaux
clandestins, le général disait à l'organisateur : « Les journaux
montrent trop ce que les résistants ont dit, trop peu comment ils se sont
battus et comment ils sont morts. Il n'y avait plus personne, sauf eux, pour
continuer la guerre commencée en 1914. Comme ceux de Bir Hakeim, ceux de la
Résistance ont d'abord été des témoins ». Lui aussi. Seul à Colombey entre
le souvenir et la mort, comme les grands maîtres des chevaliers de Palestine
devant leur cercueil, il est encore le grand maître de l'Ordre de la France.
Parce qu'il l'a assumée ? Parce qu'il a, pendant tant d'années, dressé à
bout de bras son cadavre, en faisant croire au monde qu'elle était
vivante ?
Des branches de noyers se tordent sur
le ciel éteint. Je pense à mes noyers d'Alsace, leur grande circonférence de
noix mortes au pied du tronc — de noix mortes destinées à devenir des
graines : la vie sans hommes continue. Nous aurons tenté de faire ce que
peut faire l'homme avec ses mains périssables, avec son esprit condamné, en
face de la grande race des arbres, plus forte que les cimetières. Le général de
Gaulle mourra-t-il ici ? Nous repassons devant la guérite saugrenue qui abrite
un C.R.S. à mitraillette, quittons le parc de la Boisserie funèbre. Maintenant,
le dernier grand homme qu'ait hanté la France est seul avec elle : agonie,
transfiguration ou chimère. La nuit tombe — la nuit qui ne connaît pas
l'Histoire.
André Malraux, in Les chênes qu'on abat (nrf 1971)