VOULOIR
ÊTRE SAINT AVEC PERSÉVÉRANCE
DANS LA CERTITUDE DU SUCCÈS.
DANS LA CERTITUDE DU SUCCÈS.
Comme le voyageur qui contemple au
soleil levant la cime dorée d'une montagne, son guide le presse d'achever
l'ascension, ainsi l'Archange me rappela la dernière condition du succès : le
vouloir avec persévérance.
Craignait-il pour moi l'impatience
fatale aux grands desseins ? Il insista sur cette nécessité du « temps et de la tranquillité » que
Phidias réclamait pour les chefs-d'œuvre. Dans un rapprochement pathétique
entre l'hymne à la joie de Beethoven et notre rêve de ne plus vivre que pour la
joie du Christ, il me rappela les ébauches innombrables de cette création et
les acharnements et les angoisses de l'artiste.
— Dans cette poursuite de vie sublime
où Il vous entraîne, le premier soin de l'Esprit, disait l'Archange, est de
guérir en vous la facilité à se satisfaire, pour vous donner cette suprême
exigence de beauté qui fait le génie des artistes et des Saints. Alors
commencent les transes de la création où toute ébauche est aussitôt rejetée
loin de l'infinie splendeur.
L'Esprit ménage votre faiblesse :
Il ne découvre que peu à peu le contraste de sa beauté et de
votre laideur et tant de secrètes résistances à l'action créatrice. Beaucoup
cependant s'impatientent et répètent la plainte de Michel-Ange quand il
peignait la voûte de la Sixtine : « Je suis dans l'angoisse, mon
travail n'avance pas. L’œuvre est trop difficile, Dieu m'assiste ! ».
Le travail avancerait plus vite sans
cette illusion que dénonce Thérèse d'Avila comme la cause de ses infidélités
jusqu'à quarante ans : « Une chose me manquait, dit-elle, je ne me
confiais pas entièrement en sa Majesté et ne me défiais pas absolument de
moi-même ». Si à partir du jour où elle « se détermina à servir Dieu
de toutes ses forces, ses progrès furent sensibles », elle l'attribue
moins à sa détermination qu'à cette lumière : « Je n'espérais plus
rien de moi, j'attendais tout de Dieu ».
De ces paroles surprenantes
jaillissait pour moi une clarté nouvelle. Cette prodigieuse confiance, loin
d'amollir les Saints, était en eux le suprême ressort. Elle expliquait leur
intensité de prière et de vigilance et leur audace et leur invincible ténacité.
À force de se pénétrer du : Sine me nihil potestis facere et du : Omnia possum in eo qui me confortat 1, ils furent sans cesse portés à tout
prendre en Dieu. Ne doutant de rien, ils se sont chaque jour dépassés, chaque
jour ils ont osé et réussi l'impossible.
Par cette voie est passé le héros
dont parle la Sagesse : « Arrivé en peu de temps à la perfection, il
a fourni une longue carrière ».
La persévérance après les chutes
Par cette voie s'apprend l'art si
nécessaire de se relever après les chutes. Qui l'ignore ne persévère. Son dépit
après la faute commise l'affaiblit plus que la faute même. Il enrage de n'être
pas encore au point rêvé, il boude l'héroïsme, il doute du Seigneur. De tels
sentiments, Dieu les abhorre et avant tout, pour faire en l'homme de grandes
choses, Il les corrige. Comme un sage pilote n'enlève pas d'un coup l'appareil
fragile, ainsi le Maître, s'Il craint pour vous les tombées verticales de la
présomption et de la défiance, ne vous porte que très lentement au début, pour
vous apprendre par qui se fait l'ascension. Mais cette montée serait moins
lente si vous acceptiez de bon cœur la révélation progressive de vos
faiblesses.
Et moi, tourné vers la colonne de
l'Ire, je cherchais comment concilier à la fois, dans ce support de nos
misères, la mansuétude de l'humilité avec la véhémence de componction. Mon
Guide m'avait pourtant mis en garde contre cette fausse humilité qui, sous
prétexte d'aimer son abjection,
incline certaines âmes à s'accommoder de leurs lâchetés, émousse peu à peu leur
courage, en arrondit toutes les pointes et les fait rouler en cette somnolence
résignée où elles attendent je ne sais quel réveil qui jamais ne viendra, parce
qu'elles oublient l'axiome : « Vous ne progresserez que dans la
mesure où vous vous ferez violence » (Imitation).
Mais l'Archange lisant en ma pensée :
— L'emportement des Saints contre
eux-mêmes n'est pas une irritation orgueilleuse. Celle-ci vient de
l'amour-propre blessé, celui-là de l'amour de Dieu outragé. Certes le plus
petit péché est une blessure et une souillure dont il faut purifier l'âme comme
on nettoie au fer rouge les plaies purulentes. Tu dois cautériser dans le feu
de la contrition. Abîme-toi en une défiance de toi plus profonde, mais aussi
sache te perdre en une confiance illimitée aux mérites du sang divin. Et
rallume aussitôt l'enthousiasme de la victoire, car cette réparation même est
un triomphe. Tu ajoutes à la gloire de Celui dont l'éternelle joie est d'être
le débiteur des insolvables, l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du
monde 2.
La persévérance dans les nuits
Mais l'Archange insista plus encore
sur ce purgatoire de la terre que le héros traverse après les épreuves de
l'entraînement et qui consacre sa sainteté : sinistres parages de la
désolation, cernés du désespoir, hantés de mauvais anges où se doit purifier
l'amour, avant de pouvoir chanter au Seigneur avec Thérèse de Lisieux : « Mon unique joie sur la terre est
de pouvoir te réjouir ».
Et Raphaël me disait comment abréger
le sombre passage, par quelle confiance indomptable !
Et il me parlait comme on parle à ceux
qui doivent mourir en beauté :
— Ne crois pas ce qui menace en toi
et qui gronde. Les hommes abandonnent, Lui, jamais, ne le crois jamais !
Non : le Cœur de Dieu ne déçoit ni ne trahit !
Et la voix de Raphaël se faisait plus
tendre, plus enveloppante :
— Le Christ souffre de ta souffrance.
S'Il te frappe c'est malgré Lui, blessé de ta blessure, et comme en détournant la tête, pour dégager en toi cette pure beauté
qu'Il voit déjà dans la gloire. Ainsi l'incendie nocturne de la forêt :
jamais, sans la rafale, la flamme ne s'arracherait à la fumée pour jaillir
haute et claire au sein des ténèbres.
— Tout ce que Dieu voudra, m'écriai-je,
mais qu'Il me garde sa paix !
— La paix ! peut-être perdras-tu
la paix sensible, cette paix trompeuse et éphémère qui vient de la nature ou du
monde, mais tu garderas la paix des profondeurs. Si tu demeures dans son amour, c'est la paix de Dieu, la paix promise. Je vous laisse la paix, je vous donne ma
paix. Et cette immuable paix, comme toute vertu héroïque, ne s'établit
fortement que dans la tourmente. Quand vous regardiez dans la bataille de
Verdun le fort de Vaux enveloppé d'une fumée tonnante, hérissé d'éclairs,
martelé d'éclatements, il vous semblait englouti dans l'enfer. Les
lance-flammes, les gaz, les grenades traquaient les assiégés dans les couloirs
asphyxiants et pourtant, toute ramassée au centre du fort et comme attisée par
la tornade, jamais la flamme héroïque n'avait brûlé d'un tel éclat.
Il en fut ainsi dans les grandes
épreuves des Saints. Jamais sans l'obscure tourmente que traversa Thérèse de
Lisieux, son amour et son espérance n'auraient flambé si haut 3 :
« Si les nuées cachent mon divin Soleil, disait-elle avant l'orage, me
laissent l'impression de l'universel néant, ce sera alors le moment de la joie
parfaite, le moment de pousser ma confiance jusqu'aux limites extrêmes ».
L'Astre s'est caché et jamais du sein
des souffrances ne jaillit allégresse plus surnaturelle ; jamais, par ciel
plus noir, ne furent décochées d'un arc plus divin des flèches plus ardentes :
« Seigneur, vous me comblez de joie
par tout ce que vous faites, car est-il une joie plus grande que celle de
souffrir pour votre amour ! Lorsque je chante le bonheur du ciel,
l'éternelle possession de Dieu, je n'en ressens aucune joie, je chante
simplement ce que je veux croire 4 ».
Galvanisé par cette héroïne, je me
revoyais sous les tirs écrasants de Verdun, et en moi-même je me disais :
— Demain comme hier tu tiendras comme
tu pourras, mais tu tiendras toujours !
Et dans cette force une grande
lumière m'était donnée :
— Souvent la grâce nous porte
d'autant plus sûrement qu'elle est plus cachée. Ses éclairs veillent avec plus
de vigilance que jamais. Ils nous soutiennent à la pointe du mérite et de la
sécurité. Parfois des infiniment petits décident de nos victoires militaires.
Celle de la Marne ne fut-elle pas gagnée
avec des rognures ? Combien plus pour ces triomphes de l'Esprit où les
vainqueurs souvent n'obtiennent de Dieu la victoire que pour avoir
inlassablement ramassé les débris de leur force et de leur espérance. Oui,
au-dessus du courage glorieusement senti et parfois vaincu est une mystérieuse
intrépidité prêtée par petits éclairs fugitifs souvent insensibles mais
toujours invincibles 5.
La persévérance aux limites du
courage : destinée et honneur des héros
Et l'Archange me fit prendre ici un
grand parti : celui de m'établir une fois pour toutes aux limites de mon
courage.
— Tous ceux, disait-il, dont la
volonté fut de se surpasser sans cesse, ont dû s'y maintenir. Après en avoir
souffert ils y trouvèrent leur bonheur et leur sécurité. Ainsi ont-ils donné
sans cesse au Christ la joie d'être leur Pourvoyeur. Ainsi ont-ils rendu
témoignage à son infaillible assistance. Nul ne s'appuie plus efficacement sur
Dieu qu'une faiblesse toujours prête à défaillir : « Élevé plus haut que lui-même, mon
cœur n'a d'autre appui que Dieu, chantait Thérèse de Lisieux, ce que j'estime
près de Lui, c'est de voir mon cœur et mon âme, appuyés sans aucun appui ! »
Et si vous admirez leur indomptable
sérénité au milieu des tourments, eux qui sentent le vertige de l'abîme et la
Main qui les porte vous répondront comme Thérèse :
« Je n'ai pas encore eu une minute de patience ! Ce n'est pas la
mienne, on se trompe toujours 6 !
Ne crains donc pas ce sentiment de
ton impuissance, ni ce dépouillement de force humaine, ni ces menaces de
perdition qui t'apprennent à désespérer de toi une fois pour toutes et à te
livrer sans relâche à Dieu dans le geste du naufragé.
Comme l'héroïne de Lisieux qui disait n'avoir jamais rien pu faire toute seule,
aime à rester pauvre et sans provision, tel le mendiant qui
reçoit de la main à la main rien que pour
aujourd'hui.
Comme elle, fais de ce
dénuement ta joie volontaire : Dieu t'aidera. Mais dans la détresse même
sauve toujours l'enthousiasme. Vis cette fière devise qu'un pilote emportait
flamboyante sur son avion : Chante
et combats. C'était celle aussi de Thérèse, l'aviatrice de l'Église
militante, quand elle s'écriait : « Si je n'ai que la pure
souffrance, sans aucune éclaircie, j'en fais ma joie. Je veux chanter en
combattant, je chanterai toujours ! »
Aux persévérants : la récompense de l’accélération
Pour m'affermir enfin dans cette
persévérance qui remporte sur la nature de tels triomphes, l'Archange me montra
dans la loi merveilleuse de la gravitation le symbole de l'attraction qui régit
les esprits créés.
Ceux qui, sans se troubler de
l'apparente stérilité des premiers efforts, savent attendre à travers mille
échecs la récompense des longues batailles, se voient un jour entraînés dans un
rythme de conquêtes imprévu.
Cette accélération des progrès
proportionnelle au temps comme la chute des corps, nos maîtres déjà m'en
avaient parlé 7. Jean de la Croix par exemple : « Dieu,
a-t-il dit, agit en Dieu pour montrer qu'Il l'est réellement. Dieu obéit et
cède à une inclination comme irrésistible de donner toujours davantage à celui
qui possède davantage ». C'est la promesse de Jésus : On donnera à Celui qui a.
— Depuis l'heure où Jésus fut élevé
en croix, son Cœur, expliquait l'Archange, est devenu pour tous les cœurs un
Centre. Ceux qui ne résistent pas sont tirés à Lui par le poids de l'amour et
ils s'en rapprochent toujours, toujours plus vite.
Le mouvement pourtant qui vous porte
à Dieu n'est pas uniformément accéléré comme celui des corps, et l'Archange
soulignait l'importance de cette restriction dont l'oubli est cause de bien des
découragements.
Par un dessein de miséricorde Dieu
permet dans les premières années le piétinement de l'obscure bataille jusqu'au
jour où II entre Lui-même dans le combat et remporte victoire sur victoire.
Et Raphaël insistait :
— Comme la crue des eaux qui pèsent
amassées au ras d'une écluse brise un jour le barrage, une multitude d'efforts
et de prières, qui semblaient vains, rompent à l'heure marquée les résistances.
Il est tel homme dénué de force et roidi en sa pauvreté
que Dieu regarde ; et soudain Il le relève de son humiliation, Il élève sa
tête, et beaucoup s'en étonnent et louent Dieu. Confie-toi au Tout-Puissant et
reste en ta place : il est facile à Dieu d'enrichir le pauvre. La
bénédiction de Dieu se hâte pour la récompense du juste ; en un instant,
Il fait fructifier ses progrès.
Ecclésiastique, XI
Tous les Saints avant leur course de géant 8,
connurent cette épreuve de l'attente : « J'ai été longtemps avant de
m'établir à ce degré d'abandon, disait Thérèse de Lisieux. Maintenant j'y suis !
Le Seigneur m'a prise et m'a posée là ! »
Il en fut de même pour sa plus belle
victoire : Faire de la joie du
Christ sa joie unique. À force de Lui sourire quand même et toujours, il
advint qu'entendant un jour la parole de l'Évangile : « Il est
ressuscité, Il n'est plus au lieu où on L'avait mis » elle pouvait dire :
« Je ne suis plus en effet comme dans mon enfance, accessible à toute douleur :
je suis comme ressuscitée, je ne suis plus au lieu où l'on me croit. J'en suis
venue à ne plus pouvoir souffrir, parce que toute souffrance m'est douce »9.
J'y passe comme les trois Hébreux dans la fournaise, en chantant, ma joie
d'offrir cette souffrance à Celui que j'aime, comme un vent de rosée, écarte
les flammes.
L’héroïsme de l’apostolat : source de grâce et joie
du Christ – Les semeurs de feu
L'Archange voulut-il me mettre en
garde contre la surprise de cet égoïsme spirituel qui appauvrit tant d'âmes ?
Ou bien avait-il laissé dans l'ombre un pan du rêve et réservait-il à ses
suprêmes confidences le meilleur de notre idéal héroïque ? Il s'enflamma
d'une ardeur nouvelle, m'assurant qu'il n'est d'amour véritable que celui qui
veut faire aimer.
Il me citait l'exemple du Sauveur
dont ce fut l'unique fin : Faire aimer l'Amour... Quel
message en effet le Verbe apporte-t-Il au monde ? « Si vous saviez le
don de Dieu ! Dieu a tant aimé le monde ! » La veille de sa
mort, quelle est la dernière prière du Christ ? « Père, que le monde
sache que Tu les as aimés comme Tu m'as aimé ».
Dans les plaintes sur Jérusalem,
c'est l'Amour qui pleure de n'être pas aimé... Jusque dans l'anathème : « Malheur
à toi, Betsaki ! » entendez les accents
de l'Amour indigné. Et sur la croix c'est encore le cri de l'Amour : « J'ai
soif, Je brûle d'être aimé ! ». Et depuis dix-neuf siècles à quoi
tend le divin Holocauste sinon à mettre le feu en des millions de cœurs, que
toute la terre brûle d'amour ? Par tous les rachetés, par ses prêtres
surtout, Jésus veut propager la flamme qu'Il est venu apporter.
Aussi tous ceux qui ont pour mission
d'administrer le Soleil, de faire fonction de Soleil, ne le peuvent
qu'en « revêtant la condition et les propriétés du Soleil », en « remplissant
leurs puissances de ce vrai Soleil »10. Mais beaucoup ne
prennent que sa lumière, sans sa chaleur. Ils éclairent et ils n'embrasent. Ils
instruisent et ne convertissent pas. Ils intéressent et ne persuadent pas.
Ah ! c'est que l'homme
créé par amour ne cède guère qu'à la vérité qu'on lui fait aimer. Seule la
lumière que l'apôtre mue en ardeur, ébranle les volontés, emporte au sacrifice.
Ainsi le pensait saint Grégoire : « Vain est le sermon de celui qui
enseigne, s'il n'allume l'incendie d'amour ». De même saint Bernard :
« L'éclat tout seul est vanité, disait-il, et la chaleur toute seule vaut
peu ; éclat et chaleur c'est la perfection. Les apôtres doivent être
ardents et très ardents ». Accensis et vehementer accensis !
Et pendant que parlait mon Guide,
j'évoquais ce Verbe enflammé qui brûlait le cœur des disciples d'Emmaüs, je
soupirais après l'embrasement des langues de feu, quand je crus voir... Je crus
voir la terre comme incendiée par des milliers d'hommes qui la parcouraient en
tous sens. Les yeux en haut, la croix dans la main, ils allaient où l'Esprit
les pousse, à grands pas, droit devant eux, sans se retourner.
Leur poitrine et leur face avaient
l'éclat de la foudre et de leur cœur partaient tant de flammes qu'une tempête
de feu marchait devant eux. Ces rayons allaient percer les noires cités,
frappaient des multitudes hérissées de poings et les bras retombaient, les
grondements s'apaisaient, l'ouragan de haine pliait sous la tempête de l'amour. Non
est qui se abscondat a cabre ejus (Psaume 18).
Et j'entendis comme venant du ciel
deux coups de tonnerre, deux cris d'Anges.
Le premier clamait :
Accendat ! Dominus ignem sui amoris !
Et l'autre :
Emitte Spiritum tuum. Spiritum Ignis et renovabis faciem terra !
— Qui sont ces hommes et d'où viennent-ils ?
Et une voix me répondit :
— Ceux qui vont se lever pour renouveler
la face de la terre. C'est la milice du feu, les Apôtres du Sacré-Cœur, ceux
qui ont pris le Cœur du Christ pour incendier le monde. Ils arrivent de la
grande douleur, de la grande purification. Ils ont vécu dans la prière et la
souffrance, dans le silence et l'union à Dieu, dans le mépris d'eux-mêmes et
dans la charité, dans la pureté et l'allégresse du sacrifice. Ils ont exterminé
en eux tout désir humain : ils sont libres, ils sont prêts ; prêts à
voler au souffle de l'Esprit comme des nuées sous le vent.
Il est temps qu'ils sortent et
viennent embraser la terre. Il est temps ! Allez enfants de lumière,
enfants du feu, héros de la rénovation, combattez avec le glaive de l'amour, faites éclater le feu et ceignez-vous de
flamme et marchez dans la lumière de votre feu !
Ces cœurs d'hommes, ces cœurs ignés,
ceints de diamant, n'était-ce pas devant mes yeux le symbole éclatant de deux
forces contraires toujours en action chez les
héros de l'apostolat : force de résistance contre tout amour-propre,
à gere contra, et force d'expansion au dehors pour
projeter le feu dans les âmes ?
Mais que signifiait la triple armure
dont ils étaient cuirassés ? Raphaël le savait.
— Trois désirs humains, dit-il,
menacent d'éteindre le feu chez les hommes apostoliques : le désir de se
prévaloir, le désir de plaire, le désir de trop faire et nul n'entre dans cette
milice sans s'être cuirassé contre ces trois faiblesses.
Peut-on faire aimer l'Amour si l'on
garde en soi le souci de se mettre en valeur, si l'on se pique ou de bien dire
ou de haut savoir ou de rare vertu ! Comment ne
pas glisser dans l'ostentation en face des admirateurs, dans l'irritation
contre les contradicteurs, dans l'amertume aux prises avec l'ironie ?
Autant de sentiments qui congèlent aussitôt les âmes.
L'apôtre veut-il garder entière sa
liberté de cœur et d'esprit, qu'il s'oublie, qu'il se renonce, tel ce Romain,
seul contre une armée, obstiné à défendre un pont tandis
que, derrière lui on le
coupait. Qu'il marche comme François Xavier, « tellement
rempli de l'amour de Notre-Seigneur, noyé dans cet amour, que rien, hormis cet amour, ne le touche »11.
Qu'il prêche comme lui au Japon, parmi les rires ;
applaudi ou bafoué, frappé, couvert de boue, qu'il soit toujours le même,
pareil au goéland qui, d'une aile aussi calme, pêche dans la tourmente
comme aux plus beaux jours.
Les hommes du feu doivent également
être cuirassés contre le désir de plaire. Il est vrai, pour gagner les âmes, il
importe de s'en faire aimer, mais ce n'est pas tout,
il faut les changer. Beaucoup n'y arrivent jamais parce qu'ils
ressemblent à ces musiciens du Titanic qui, soucieux
d'endormir la peur, jouaient des airs à la mode pendant que le navire sombrait.
Les jours de l'homme sont si courts ! Vous êtes tous
comme des naufragés, « des émigrants de la vie déjà debout sur les quais
de la mort », et la vraie charité est de mettre les âmes dans le
plein de la vérité. Seule la vérité vous libèrera ; elle seule apaise la
crainte et rallume l'espérance. À quoi bon les lâches compromis, le
divertissement, les faux remèdes, les drogues menteuses qui anesthésient sans
guérir !
Quand, pour mettre face à la réalité,
les seize cents voyageurs qui allaient mourir, le commandant du Titanic ordonna
d'attaquer le choral : Plus près de Toi mon Dieu, il
reversa la vaillance au cœur de ces condamnés qui, d'une voix, à pleine
poitrine, entonnèrent l'hymne exaltant.
Pour entrer dans la phalange des
apôtres, il faut enfin avoir dompté cette fièvre d'action qui à la multiplicité
sacrifie la sainteté des œuvres.
Aimer Dieu de toutes ses forces n'est pas un vain mot pour ces grands
êtres. Qu'ils prêchent, écrivent ou enseignent, qu'ils se livrent aux œuvres
extérieures, leur premier labeur est d'abord de sauver la pureté et l'ardeur de
leur flamme. Mais nul n'en trouve le temps ni la force, sans fixer à ses
travaux une limite inviolable.
Si tant d'agités perdent l'intime
contact avec le Maître, qu'ils s'en prennent à leurs désirs de trop faire, de
trop accorder aux créatures. Dieu ne peut vouloir à la fois la sainteté de
l'apôtre et un excès de labeur qui rende impossibles le recueillement et
l'union.
Malheur à ceux qui veulent brasser
autant d'affaires que Don Bosco, prêcher autant que François Xavier
avant d'avoir conquis leur puissance d'oraison. Ces géants avaient le secret de
la vie : la tâche du jour achevée, ils priaient la nuit ; dans
l'action même ils priaient encore.
Malheur aux hommes de talent qui,
prenant pour feu divin le brasillement de leur fougue, oublient dans le bien
qu'ils font celui qu'ils devraient faire : Magnœ vires et cursus celerrimus... prœter viam 12.
Les étoiles filantes laissent
derrière elles, au choc de l'éther, un sillage phosphorescent : elles ne
brûlent point. Image, dit Raphaël, de ces météores de l'apostolat.
Et moi, je songeais :
— Oh ! quoi ? à telle heure
je pouvais rallumer la foi dans les âmes, enflammer leur zèle, faire par ma
parole un bien éclatant et je pouvais en même temps ne pas répondre au désir du
Christ qui d'une autre façon m'eût fait rayonner cent fois plus dans le corps
mystique ?
Et je demeurai perplexe :
— Comment savoir parfois si je ne me crève pas les yeux agréablement,
si je ne prends pas mon attrait pour la préférence du Maître ?
Et j'interrogeais mon Guide pour
qu'il m'indiquât des signes clairs :
— Du malaise, répondit-il, dans tes
relations avec le Christ, l'appréhension des colloques intimes, une oraison
superficielle, distraite, comme étourdie. Si pareille chose t'advient, ne
t'enfonce pas dans le fourré, arrête-toi et autant que l'obéissance le permet,
fais des coupes sombres dans tes œuvres, donne de l'air, donne du jour, dégage
le ciel : Maledicta occupatio qua te retrahit a Deo ! 13
Pareil à l'épervier qui, plus faible,
laisse aux plus robustes les arbres moins élevés et construit son nid dans les
hautes branches, établis-toi d'autant plus dans l'oraison, si le devoir le
permet, que l'action extérieure trouble ta solitude intime et l'union avec
Dieu. Sinon tu n'entendras pas Celui qui parle dans le silence. In
commotions Dominus non est. Oui, si tu perds ta ferveur, tu
ne communiqueras pas la flamme divine. En vain illuminerais-tu, poète et
artiste, les intelligences, tu n'échaufferas pas les cœurs ; une seule
parole de François Xavier, la simple rencontre du Pauvre des Quarante-Heures dans un sanctuaire de Rome, auront mieux
fait.
Et moi dans une inquiétude avide :
— Comment savoir si j'ai mis dans les
âmes le feu d'amour ?
— Creuse-t-il en elles, répondit
l'Archange, une capacité nouvelle de renoncement et d'oraison ? C'est le
feu divin. Si tu ouvres dans un cœur cette soif de prière et de sacrifice,
sois-en sûr, tu auras du même coup accru l'amour.
Mais comment donneras-tu la soif, si
tu n'es pas toi-même altéré ? Comment aideras-tu à sentir Jésus présent,
si sa présence ne te possède ? Comment feras-tu croire aux joies du
sacrifice, si de toi n'émane pas le resplendissement de l'amour ? Pour
sonner la charge aux pusillanimes, il faut qu'elle batte en ta foi. Pour éclairer
leur champ de bataille, comme dans la pensée de l'artiste, de la gloire du Rêve, il faut que chaque jour tu
reviennes de la victoire.
Comment ravir et protéger le feu divin : prier tout
en parlant
Désir de prévaloir, désir de plaire,
désir de trop faire, me répétais-je lentement comme pour défier ces lueurs
obscures, antagonistes de la pure flamme. Je sentais leur puissance maléfique
dans l'effervescence de l'action et de la parole, mais quels beaux secrets pour
ma défense ! Maintenant je ne craindrai plus.
L'histoire du géant étouffé par
Hercule pour avoir perdu contact avec la terre m'avertissait du danger et du
moyen de le conjurer. Je n'offrais de prise à mes ennemis que dans la mesure où
je perdais mon point d'appui sur le Cœur de Dieu. Enlacé à mon Christ
intérieur, âme de mon âme, mon unique vie, je me sentais invincible. Plus ces
feux obscurs risqueront d'éclipser sa radieuse image, disais-je, plus je
me perdrai dans la vision de mon Sauveur. Tout en parlant, je
m'enlacerai à Lui, je reviendrai sans cesse à cette vision, à cette étreinte.
Dans les joutes les plus vives je m'efforcerai de me tenir sous son regard. Des
orateurs, pour s'exercer, imaginent un auditoire qui soutient l'inspiration. Et
Beethoven ne disait-il pas : « J'ai toujours un tableau dans la tête
quand je compose, et je travaille d'après ce tableau ».
Si une image de rêve, si une
assistance fictive peuvent exalter ainsi, que ne fera pas la très réelle
Présence du Dieu vivant ?
Pour conquérir cette merveilleuse
union je veux au début gêner un peu la liberté de l'esprit, certain de le
regagner ensuite au centuple. Nous parlons sur tant de choses aveuglément, mais
« si nous nous tournons vers le Seigneur le bandeau est ôté. Là où est
l'Esprit du Seigneur, là est la liberté » (II Corinthiens, III).
Ne plus agir, ne plus parler qu'à l'unisson du Sacré-Cœur, ce sera ma lumière
et ma force ! Plus je verrai les êtres et les choses à la splendeur de ce
foyer, mieux je les pénètrerai et moins j'en subirai l'emprise. Dans ces
conversations surtout où nous happe je ne sais quelle force centrifuge, je
resserrerai l'étreinte avec le Christ, j'entrerai dans sa paix, j'y trouverai
la solitude pour L'implorer, le silence pour L'entendre. Tout en parlant je
m'enfoncerai dans ce Brasier vivant. Nos cœurs ensemble battant au même rythme, fondus dans le même amour, nous
lierons, nous ferons brûler le feu humain au feu divin.
Comment propager le feu divin
Mais ainsi gardé, comment projeter
dans les âmes ce feu divin, comment exaucer le vœu du Sauveur et réaliser ma devise : Accendere ignem in terram ad majus gaudium Dei ? c'est la nouvelle question que je me
posais en écoutant mon Guide.
Sans doute, me répétais-je encore :
être déjà moi-même ce que je veux donner aux autres : un cœur dévoré de
flammes, un cœur chantant !
Mais comment réchauffer les âmes
polaires, par quels rayons amener la débâcle des glaces ? L'enthousiasme,
l'enthousiasme ! voilà le vent de dégel dont je me servirai,
voilà ma puissance de conquête !
N'est-ce pas aux heures de grâce où
soufflait l'enthousiasme que je reçus moi-même la plus forte impulsion de la
vie, n'est-ce pas cette énergie dans le ravissement qui toujours m'arrache à ma
faiblesse ?
Puis-je les oublier ces heures de
plénitude, telles rêveries nocturnes au Colisée, ardentes et fortes comme
celles d'une veillée d'armes et ma soif de prière au pied de l'immense croix et
mes regards dévorants pour retrouver la place où pleura Benoît Labre ?
À cette heure encore, quel transport
de courage, quand j'évoquais dans la grande ruine le sublime vagabond, à
genoux, par les nuits d'hiver, grelottant et radieux, tantôt priant, tantôt
lisant à la lueur d'une chandelle, tantôt fixant cette terre baignée de sang,
pendant que passait au-dessus de l'arène la légion des héros. Terre des martyrs !
Tellus tantis irradiata fulgoribus ! C'était bien ici que l'apôtre devait maintenir
son âme dans le feu, c'était bien ici, terre sainte, qu'il devait enchaîner les
cœurs sous ta divine musique pour les emporter aux sacrifices, comme on grise
de gloire ceux qui vont mourir.
Quelle âme ne cède à la beauté ?
Celles mêmes que la glace tient, celles-là surtout je les attaquerai par le
sublime. Armé de ses rayons, j'irai au delà de la froide enveloppe jusqu'au
fond du cœur, j'attiserai les plus riches passions : l'amour,
l'admiration, l'espérance, la félicité et avec la grâce je brûlerai ces cœurs
jusqu'aux larmes.
Et je cherchais déjà entre les
merveilles plus susceptibles de dompter les pécheurs et de les prosterner dans
un sanglot quand je vis en pensée, comme Don Bosco dans le songe d'une nuit de mai 1862, une flottille sur la mer
furieuse : de frêles embarcations ballottées des vagues n'échappaient au
naufrage qu'en se tenant derrière un vaisseau aux armes
pontificales, amarrées à deux colonnes géantes qui portaient à leur sommet,
l'une l'Hostie, l'autre l'image de la Vierge.
C'est donc vers vous Preneuse des cœurs que je tournerai les
cœurs qui ne savent plus prier, vers vous Étoile des naufragés, « espérance de ceux qui désespèrent, de
ceux dont on désespère, de ceux dont il fallait désespérer ! »14.
Gardez-moi de la timide et cruelle discrétion qui, sous prétexte de ne
violenter personne, laisse les âmes dans leur mal ou, par
scrupule de respect, n'ose pas seconder l'action de Dieu en
celles où Il habite. Rappelez-moi Vierge libératrice, ô Guerrière Immaculée,
que moins l'Esprit est libre dans ces âmes, plus
audacieuse doit être l'offensive de l'apôtre pour délivrer Dieu « opportune
et importune ». Que ma devise dans le combat soit celle de tous les conquérants :
Audacter 15.
Comme on ramène au corps du noyé le
souffle et la vie par mouvements rythmiques, aidez-moi, Vierge douce et
forte, à faire prier malgré eux ces moribonds, à les
rénover par la transfusion du Sang divin. Sainte Mère de
Dieu, vous bercerez comme vos enfants ceux que la croix épouvante. Ils
sentiront de quel amour vous les aimez et que le grand
malheur est de perdre la foi en votre assistance. Vous les garderez, Refuge des pécheurs, de la folle erreur
de ceux qui n'osent pas tendre les bras vers une Mère parce qu'ils demeurent
impénitents 16.
Et Vous, Sauveur Jésus, qui avez
promis aux apôtres de votre Cœur une irrésistible puissance sur les rebelles,
vous leur manifesterez ce Labarum des temps nouveaux, « dernier effort de votre amour »17, dernier signal
aux âmes en perdition. Oh ! tenez-moi tellement un avec votre Cœur,
tellement plongé dans la Fournaise et imprégné de feu que je sois par
désir, tendresse et confiance une triple flamme, et que cette triple flamme je
l'allume en quiconque m'approche pour le purifier dans l'Esprit et dans le feu !
Que je hâte de toutes mes forces
l'avènement de ces temps promis : « Des jours viendront où j'enverrai la faim sur la
terre, non pas la faim du pain, ni la soif de l'eau, mais la faim du Verbe de
Dieu » (Amos, VIII, II).
Héros de l’apostolat : héros d’amour par la prière et
le sacrifice
Raphaël voyait-il dans ma prière un
attachement secret aux ivresses de la parole ? Gardais-je encore de ma
jeunesse trop de goût pour les triomphes du verbe ? Il allait dissiper à
jamais toute cette écume capiteuse. Afin de me convaincre que ce ne sont ni les
discours, ni les écrits, ni les prières, ni les souffrances qui font l'apôtre,
mais l'amour qui les enflamme, l'Amour venu sur terre pour y jeter l'incendie :
— Quand, du ciel, dit-il, nous
regardons l'Église militante, elle nous apparaît comme à vous autres par une
nuit très pure votre firmament étoilé, mais un firmament où la lumière serait
vie, lumière de vie, la vie même du
Christ. Soleil de cet univers, source unique de tous ces feux, tout émane de
Lui, autour de Lui tout gravite. De son Cœur, centre du monde, sort une flamme
qui fait éclore des nébuleuses, les nourrit, les attise au souffle du même
Esprit et baigne tous les rachetés.
Et pendant que parlait mon Guide, des
mystères s'ouvraient devant moi : cette ineffable merveille de notre
génération spirituelle et celle de la communion des Saints qui tissait entre
tant d'âmes des liens tellement plus forts que ceux du sang. En voyant
l'étrange solidarité qui nous faisait tous, à un certain degré, responsables
les uns des autres, je comprenais le mot de Jean Chrysostome : « Chrétiens, vous rendrez compte du monde entier » ; et ce mot de Paul sans fin répété : In
Christo ! Oui nous étions dans
le Christ, immergés dans sa vie, enveloppés et pénétrés de sa vie. Nous ne
formions avec Lui qu'un seul corps mystique comme les myriades d'étoiles de
cette voie lactée, une seule nappe toute embrasée vivante de sa lumière.
Prestigieuse vision : toutes les armées
de l'Église militante, celles du présent et de l'avenir étaient là devant ses
yeux et Raphaël m'expliquait comment en elles
toutes le Christ agit. Chaque chrétien est appelé à transmettre aux autres
le Christ, mais c'est surtout par les âmes héroïques que notre Sauveur veut
épancher les magnificences de la Rédemption. Ceux-là mon Guide les fixait du
même regard éperdu qui devait être, à Gethsémani, celui de Jésus tandis que
l'Ange lui montrait les consolateurs à venir. J'apercevais dans ses prunelles
des alternances de joie et de douleur, selon que les prédestinés réalisaient ou
non les vœux de la miséricorde.
À cet instant, comme si mon Guide
m'eût prêté ses yeux, je vis frémir la voie lactée, l'Église militante, et
quatre âmes m'y furent montrée. La première était obscurcie comme
ces soleils noirs dont parlent les
astronomes. La seconde avait la pâleur cendrée du disque lunaire. La troisième
resplendissait comme notre soleil dans sa force. La dernière surpassait en
éclat toute lumière imaginable.
— Cette âme qui t'apparaît comme
éteinte, déclara l'Archange, elle a perdu la vie de la grâce et comme ces
astres morts qui traînent en leur orbite une multitude de
débris, elle mène avec soi dans la nuit sans fin des milliers d'êtres qui
auraient dû vivre de sa lumière.
Dans les trois autres qui restent
unies à Dieu, tu vois l'image du Christ, mais inégalement réfléchie. Celle-ci
ne s'est encore déterminée qu'à la première conversion,
renoncement au péché mortel ; son attachement aux fautes
vénielles interpose comme un écran entre la radiation du Christ et les âmes
qu'Il voulait par elle atteindre. Cet écran cependant n'est pas
opaque, elle projette un peu de lumière et de chaleur, mais qu'est cela au prix
des torrents qu'elle devait verser ?
L'autre âme qui éclate comme le
soleil a rejeté, c'est la deuxième conversion, toute faute vénielle délibérée.
Par celle-là le Christ rayonne déjà sur
beaucoup plus d'âmes. Mais comme elle lui refuse, indocile à ses préférences,
quantité de petites choses, l'attachement qu'elle garde aux imperfections forme
un léger voile, comme une nuée vaporeuse qui gêne la lumière « Dès qu'on se recherche
soi-même, à l'instant même on cesse d'aimer »18, et de faire
aimer l'Amour.
Restait l'astre éblouissant devant
qui j'allais me mettre à genoux.
— Ne l'adore pas, s'écria mon Guide,
ce n'est pas Dieu, mais seulement sa transparence à travers une âme héroïque.
Celle-ci, dans la troisième et dernière
conversion, a rompu les derniers liens qui l'attachaient aux
imperfections, elle s'est livrée toute au Christ qui, en retour, se donne à
elle de toute sa puissance pour établir son règne de lumière. Devenue
avec Lui un même Esprit, un même Cœur, elle étreint de sa
dilection des millions de cœurs. D'une même prière, d'un sacrifice
ininterrompu, elle enveloppe l'univers des âmes. Vois-tu ces jets de
clarté et de chaleur qui sans répit émanent d'elle, ces
courants et ces vibrations propagés sur tout le globe : ils vont ébranler
des cœurs à l'autre bout du monde, ils arrachent de la nuit des
milliers d'âmes éteintes, nouveaux foyers qui, à leur tour,
étendront la vie du Christ. Et plus cette âme donne de son feu, plus elle en
reçoit de l'Astre central qui rayonnera par elle sur tout le
corps mystique jusqu'à la fin des temps. D'autres pareillement
sublimes sont à tel point unies au Christ, que tout ce qu'elles demandent, tout
ce qu'elles font, tout ce qu'elles souffrent a une
portée mondiale. Sans prédication, sans œuvre extérieure, par le seul dynamisme
de la charité, à tout instant elles convertissent, elles ressuscitent, elles
sauvent des âmes.
Et ces conquérants qui soulèveraient
en tempête tous les bruits de la renommée, si vous soupçonniez ce mystère, ces
héros à qui vous ne sauriez quelle apothéose
décerner sont presque tous inconnus. La terre entière les ignore. Leur vie est
cachée dans le Christ.
Mais nous qui voyons déjà la grâce
s'épanouir en gloire, nous qui admirons ces conquérants dans l'auréole immense
de leur charité, comme nous les acclamons ! Voilà les grands, les
illustres dont les noms retentissent à travers l'Église triomphante.
Mon Guide se tut et la fulgurante
vision me laissa dans un ravissement mêlé d'effroi.
Si des milliers d'âmes s'étaient
rallumées sous mes yeux à la chaleur des grands foyers, hélas ! j'avais vu
aussi les sombres cortèges de celles qui peut-être ne revivraient jamais plus.
Tous ces morts sans doute se perdaient
par leur faute. Mais le Seigneur n'avait-Il pas dit à Marguerite-Marie : « Une
âme juste obtient le pardon pour mille criminels » ? Et si cette âme
sur qui comptait le Rédempteur avait transmis à temps son appel de feu, si elle
avait consenti à telles prières, à
tels sacrifices, ces morts vivraient. Au lieu d'un supplice sans fin l'éternel
bonheur.
Je compris alors l'immense
responsabilité des âmes appelées à la vie héroïque. Si l'une d'elles pouvait à
elle seule et plus que des milliers d'autres élargir la voie lactée, à elle
seule aussi, pour avoir intercepté le rayonnement du
Christ, elle pouvait laisser retomber tout un pan du ciel dans la nuit. Et je
frissonnais, à peser le terrible pouvoir d'une âme héroïque : ses
moindres résistances à la grâce, quelques imperfections volontaires
occasionneront des catastrophes. Elle entrave l'action rédemptrice et blesse
Dieu au cœur.
Je m'expliquais maintenant l'étrange
humilité des Saints dont certains se crurent responsables des calamités de leur
temps, le repentir déchirant d'une Catherine
de Sienne dont la vie entière avait pourtant brûlé comme un
holocauste de prière 19... Que pouvait-elle de plus ?
N'est-ce pas elle qui criait à Dieu : « Je t'implore pour le monde entier, voici
mon corps que je t'offre, voici ma chair, voici mon sang. Fais couler mon sang,
mets mon corps en pièces, livre mes os pour le salut de ceux en
faveur desquels je t'implore ! Je veux faire couler la moelle de
mes os pour la Sainte Église ! Prends mon cœur et pressure-le sur la face
de l'Épouse ! »
Et dans ce martyre continuel quelle
supplication haletante enflammée, ininterrompue ! Mais
comment apaiser l'impérieuse exhortation qui semblait retentir jour et nuit sur son
cœur ?
Je ne veux pas que tu laisses faiblir
ton désir ni que tu cesses d'implorer mon secours ! N'abaisse pas ta
voix ! Crie, crie vers Moi pour que je fasse miséricorde au monde !
Frappe sans interruption à la porte de ma Vérité, mon Fils, en suivant ses
traces, gémissant dans l'angoisse de ton cœur, sur la mort de la race humaine
que tu vois entraînée vers une telle misère. C'est par tes gémissements, c'est
par tes cris, que je voudrais faire miséricorde au monde. Voilà ce que je
demande à mes serviteurs. À ce signe je reconnaîtrai qu'ils m'aiment en vérité
et je ne mépriserai pas leur désir »20.
Tous les Saints avaient entendu ce
même appel. Et je m'expliquais la prière continue de Benoît Labre qui, dans la
nuit, lamentait le sort des pécheurs et s'offrait au martyre pour leur salut,
et les sanglots de Dominique, ses
flagellations, ses rugissements de douleur et son cri angoissé devant la
perdition de tant d'âmes : « Mon Dieu, mon Dieu, que deviendront les
pécheurs ? »
Ah ! comme je sentais
la tragique vérité du mot de Gérard Magella qui, tout enfant, devant
les oisifs des rues demandait à sa mère : « Pourquoi donc tous ces
hommes ne s'occupent-ils pas à prier ? »
Avais-je pu moi-même perdre tant de
minutes dans ma vie ? laisser sombrer tant d'âmes à qui je pouvais à tout
instant lancer la bouée ? Et cette cruauté me déchirait. Ah ! quelle soif
de supplication maintenant me dévorait ! Non, ne plus perdre une parcelle
de mon temps, plus une pensée ni une parole inutile, porter secours, sauver les
âmes, prier, prier sans trêve, sans défaillance, avec l'incandescente ferveur
du Pauvre des Quarante-Heures !
Et je revoyais le sublime miséreux dans
les rues de Rome, comme un extatique
ambulant. Toujours exténué de souffrances et de privations il allait
paupières closes, bras croisés sur la poitrine et toujours priant. Qu'il
pleuve, qu'il neige, qu'on l'insulte, qu'on le frappe, qu'on le couvre de boue,
qu'on lui jette des pierres et des ordures, il priait, priait, priait comme
devant le Saint-Sacrement.
Soulevé par cette vague de ferveur,
je priais déjà avec la prière innombrable du Christ. Mon cœur se dilatait pour
étreindre dans une même supplication les 150 000 agonisants de chaque jour
et le milliard d'infidèles pour qui Jésus-Christ est mort. Et à grands cris
j'offrais au Père pour leur rachat son agonie, ses plaies, son sang et ce Cœur d'homme, ce Cœur percé au nom
duquel personne n'a jamais ouï-dire que le salut d'une âme ait été refusé 21.
Par Notre-Dame co-Rédemptrice, par les Sept glaives des douleurs,
j'offrais au Père toute cette fortune du Rédempteur et les 35o 000 messes
d'aujourd'hui, richesse infinie, et toutes les autres qui seront célébrées
jusqu'à la fin des temps.
Je sentais que pour les conquêtes
spirituelles comme pour les victoires militaires, « c'était par le feu et
non par le choc que se décidaient les batailles »22. Les
pécheurs se convertissaient beaucoup moins par le choc des discussions et des
grands discours que par les feux croisés de la prière et du sacrifice. Ces feux
surtout consumaient les obstacles, réduisaient les résistances, ouvraient la
voie aux missionnaires qui souvent ne font qu'occuper des positions déjà
conquises par des apôtres inconnus.
Et je m'armai d'une indomptable
confiance pour l'avenir. Si des âmes résistent, je ne douterai plus du triomphe
de la grâce, je les plongerai dans les plaies de Jésus et dans le feu de son
Cœur, je les envelopperai de flammes et de sang, et je les présenterai au Père
à travers la Face de son Christ et ruisselantes de son Sang. Plus haut,
toujours plus haut j'élèverai la clameur de ma supplication et toute une vie,
s'il le faut, je soutiendrai la persévérance de mon cri. Prières, sacrifices,
amour, tout s'accumule dans un des plateaux de la balance et un jour
l'équilibre se rompt : la miséricorde l'emporte.
Une immense compassion me ramenait
vers ces 150 000 agonisants pour la plupart menacés de l'irréparable
catastrophe. Des liens d'une tendresse étrange m'enlaçaient à ces infortunés et
je croyais entendre leur appel déchirant. Coûte que coûte je voulais
devenir pour ces âmes ce que les donneurs
de sang sont pour les corps des moribonds. Beaucoup de blessés atteints
d'hémorragie foudroyante, survivraient, dit-on, si la transfusion de
sang était immédiate. Beaucoup d'âmes aussi échapperaient à la mort, si
notre prière, notre sacrifice leur apportaient à temps ce flot de vie. Oui,
devenir pour ces agonisants comme pour toute âme nécessiteuse celui que l'on
souhaiterait dans les services hospitaliers, le donneur universel qui peut donner à tous de son sang ! Avoir une
vie tellement débordante qu'elle puisse verser sa richesse à
toutes les âmes, à tout instant jusqu'à la fin des siècles !
Mais cette vie infinie n'envahira que
les magnifiques, ceux qui se donnent au Christ non pas pour rire, ni en
paroles, mais, comme les héros, jusqu'à la mort. Pleinement livrés à l'Amour,
par eux l'Amour irradie tout le corps mystique. Par eux la charité du
Christ circule et avec quelle divine simplicité !
Sans s'agiter, sans s'inquiéter de
rien que de réjouir Jésus de minute en minute, sans se soucier de rien que
d'exaucer tous ses désirs, par leur constant effort à vouloir aimer ce
qu'Il veut et sourire à la croix, ces grands êtres agissent en tout temps
sur le Foyer vital du monde et par lui sur tous les membres de l'Église. Ils
s'emparent du Cœur de Dieu pour envoyer à tout instant la flamme aux apôtres,
l'intrépidité aux martyrs, l'inspiration aux docteurs, la guérison aux malades,
la résurrection aux morts.
Missionnaires jusqu'aux extrémités de
la terre, missionnaires jusqu'à la fin des siècles. Oui, Thérèse disait vrai :
« L'Amour renferme toutes les vocations, l'Amour est tout, il embrasse
tous les temps et tous les lieux parce qu'il est éternel ! »
Et pris dans sa tempête de joie,
comme elle je m'écriai :
— Enfin j'ai trouvé ma vocation, ô
Christ ! enfin « j'ai trouvé ma place au sein de l'Église et cette
place, ô mon Dieu, c'est Vous qui me l'avez donnée : dans le cœur de
l'Église ma Mère, je serai l'Amour ! »23.
Je fis quelques pas vers le temple aux
sept colonnes, comme soulevé d'émotion, me répétant ce mot incompris et
nouveau, ivre de béatitude.
Ce coup de foudre avait déchiré tous
les voiles, tous les doutes, toutes les craintes. Je voyais, j'entendais, j'étais
sûr. Un sentiment inouï d'enthousiasme, de force, de délivrance déliait mon
âme, allégeait mon corps, m'emportait, m'enlevait comme jadis nos machines
ailées quand nous quittions terre.
Je regardais Raphaël dont
l'éblouissant visage réfléchissait tout mon bonheur. Le main au ciel
comme pour m'ajourner à la glorieuse éternité, il m'adressa quelques mots que
l'extase de mon allégresse m'empêcha d'entendre. Puis subitement devenu grave,
il prononça d'une voix profonde, solennelle, la parole d'adieu de l'héroïque
Thérèse, son dernier message à la terre :
« J'ai
tout dit, tout est accompli. C'est l'Amour seul qui compte »24.
Jacques
d’Arnoux, in Les sept Colonnes de l’héroïsme
1. Vouloir être saint avec l'audace des magnanimes,
sans restriction et sans peur, à tout prix.
4. Vouloir être saint avec persévérance, dans la
certitude du succès.
1. « Sans moi vous ne pouvez rien faire » (Saint
Jean). « Je puis tout en Celui qui me fortifie ».
« je me suis toujours efforcée, dit sainte Thérèse d'Avila, d'avoir présente à
l'esprit cette parole de saint Paul : « On peut tout en Dieu ». Et l'héroïque
Benoît Labre avait pour maxime familière : « On peut tout avec la grâce de
Dieu, si on le veut véritablement ».
2. Sainte Thérèse de Lisieux nous donne le secret
d'utiliser les tristesses même de nos infidélités. Elle nous assure avec sa
confiance créatrice que cette tristesse causée par une faute, dès qu'elle est
offerte en holocauste joyeux peut « tout réparer et au-delà » : « Je regrette
mon péché, dit-elle, mais je me réjouis de pouvoir vous offrir cette souffrance
méritée » (Esprit de sainte Thérèse).
3. Parlant de cette sinistre nuit Thérèse nous dit
dans l'Histoire d'une âme : « J'ai
prononcé plus d'actes de foi pendant un an que depuis toute ma vie ».
4. Histoire
d'une âme : « Et je redouble de tendresse, lorsqu'Il se dérobe à ma foi »
(Poésies de Thérèse).
Jamais âme tentée contre la foi et l'espérance en des ténèbres si opaques n'a chanté ces vertus avec plus d'enthousiasme. Ses plus belles poésies datent de la grande épreuve.
Jamais âme tentée contre la foi et l'espérance en des ténèbres si opaques n'a chanté ces vertus avec plus d'enthousiasme. Ses plus belles poésies datent de la grande épreuve.
5. « La Marne gagnée par des rognures » est une
expression de Foch parlant de la division du Maroc qui sut tenir jusqu'au bout
le point le plus critique de son armée, le Maréchal ajoutait : « La Providence
a voulu que cette division se trouvât là ! »
« Le sort d'une bataille, disait Napoléon, est le résultat d'un instant, d'une
pensée : on s'approche avec des combinaisons diverses, on se mêle, on se bat un
certain temps, le moment décisif se présente, une étincelle morale prononce, et
la plus petite réserve accomplit » (Mémorial
de Sainte-Hélène, Las-Cases).
La vie des Saints nous montre qu'ils gagnaient eux aussi leurs victoires avec des rognures de secours. Nul ne nous l'a fait sentir comme Thérèse de Lisieux à qui les affres des dernières semaines arrachaient cette exclamation d'une revenante de l'abîme : « Oh comme il faut prier pour les agonisants ! Si l'on savait ! Comme il faudrait peu de chose pour perdre patience ». C'est elle encore qui, dans l'émerveillement d'un secours si manifeste, s'exclamait : « Comme il faut que le Bon Dieu aide quand on souffre tant ! » (Extraits de ses Novissima verba).
La vie des Saints nous montre qu'ils gagnaient eux aussi leurs victoires avec des rognures de secours. Nul ne nous l'a fait sentir comme Thérèse de Lisieux à qui les affres des dernières semaines arrachaient cette exclamation d'une revenante de l'abîme : « Oh comme il faut prier pour les agonisants ! Si l'on savait ! Comme il faudrait peu de chose pour perdre patience ». C'est elle encore qui, dans l'émerveillement d'un secours si manifeste, s'exclamait : « Comme il faut que le Bon Dieu aide quand on souffre tant ! » (Extraits de ses Novissima verba).
Nul ne nous a montré comme cette héroïne l'énorme profit pour notre humilité et
aussi l'honneur immense à s'élancer quand même « dans la lice sans force ni
courage », et tout ce qu'il y a de beauté et de grandeur à « porter nos croix
faiblement » à l'exemple du Maître gravissant le Calvaire. Les Novissima verba illustrent
magnifiquement le mot de l'Apôtre qu'elle répétait au début de sa vie
religieuse comme un cri de guerre : « C'est ma faiblesse qui fait toute ma
force ». Elle y apparaît bataillant « jusqu'au soir de la vie », avec des
ressources d'héroïsme presque illimitées et « mourant » comme elle l'avait
annoncé, « les armes à la main ».
Jamais âme plus intrépide et plus saintement audacieuse ne fut moins assurée d'elle-même. Son extraordinaire défiance d'elle-même ne le cède qu'à sa prodigieuse confiance en Dieu, et là est bien le secret de son étonnante vie, miracle de force et d'amour.
Jamais âme plus intrépide et plus saintement audacieuse ne fut moins assurée d'elle-même. Son extraordinaire défiance d'elle-même ne le cède qu'à sa prodigieuse confiance en Dieu, et là est bien le secret de son étonnante vie, miracle de force et d'amour.
6. Novissima
verba de Thérèse de Lisieux. Combien de fois refusant les expressions
d'atroce et d'affreux dont le médecin lui-même qualifiait ses tourments
l'héroïque Thérèse rectifiait par ces mots : « Le Bon Dieu me donne juste ce
que je peux supporter. Il me donne du courage en proportion de mes souffrances.
Pour le moment je ne pourrais en supporter davantage, mais je n'ai pas peur :
si elles augmentent, Il augmentera mon courage » (Novissima verba).
« Celui dont le Seigneur est toute la force, disait saint Augustin, ne tombe pas plus que le Seigneur Lui-même ».
« Celui dont le Seigneur est toute la force, disait saint Augustin, ne tombe pas plus que le Seigneur Lui-même ».
7. S'inspirant de la pensée de saint Thomas : « Motus naturalis quanto plus accedit ad
terminum, magis intenditur. Contrarium est de motu violento. Gratia autem
inclinat in modum naturae. Ergo qui sunt in gratia quanto plus accedunt ad
finem, plus debent crescere » (Saint Thomas, Ep. ad Hebr., X, 25), le R. P.
Garrigou-Lagrange, op, en a tiré de beaux développements dans L'Amour et la Croix de Jésus et a montré
pourquoi, « dans la vie des Saints, le progrès de l'amour pendant les dernières
années est beaucoup plus rapide que pendant les premières ».
« Le chemin des justes, dit la Sagesse, est comme la brillante lumière du matin, dont l'éclat va croissant jusqu'au milieu du jour » (Proverbes, IV, 18).
« Le chemin des justes, dit la Sagesse, est comme la brillante lumière du matin, dont l'éclat va croissant jusqu'au milieu du jour » (Proverbes, IV, 18).
8. Dans l'Histoire
d'une âme, à la page de sa vie où Thérèse de Lisieux décrit ce qu'elle
appelle sa conversion (à quatorze ans), on trouve clairement exposé ce
phénomène de brusque transformation coïncidant sans doute avec un effort
intense, mais que ni celui-ci ni ceux qui l'ont précédé ne sauraient expliquer
sans une grâce, de l'aveu même de Thérèse : « En un instant, l'ouvrage que je
n'avais pu faire pendant plusieurs années, Jésus l'accomplit, se contentant de
ma bonne volonté ». Après avoir, comme les apôtres, « pêché toute la nuit sans
rien prendre », ce fut la pêche miraculeuse : « Jésus fit de moi un pêcheur
d'âmes. La charité entra dans mon cœur avec le besoin de m'oublier toujours, et
depuis lors je fus heureuse ».
Sainte Thérèse d'Avila décrit dans sa Vie un phénomène semblable qui survint vers quarante ans, à l'époque de ce qu'elle nomme également sa conversion. Elle semble bien avoir recueilli, dans cette grâce décisive qui la toucha en présence d'un Ecce Homo, la récompense de ses confiants et persévérants efforts : « Comme la divine Majesté n'attendait qu'un peu de préparation de ma part, dit sainte Thérèse, ses faveurs spirituelles allèrent croissant » (Vie de la Sainte). Sans doute la grâce, comme toute vie, s'accroît normalement clans les âmes par les vertus infuses et par les dons ; et son mode de progression ressemble en général à ceux de la nature. On peut lui appliquer ce mot d'un armateur à qui l'on demandait comment il avait acquis sa fortune : « La grande, je ne l'ai pas acquise difficilement ; mais la petite, laborieusement et lentement ». Ou encore cette réflexion judicieuse de notre cher Roland Garros : « Il y a toujours au début de la lutte cette période obscure, intime, qui semble ingrate parce qu'elle ne paye pas » ; avec une différence essentielle cependant. Si nous sommes toujours payés selon l'effort de notre vertu, dans la mesure de notre désir, de notre confiance, de notre amour, par un Trésorier qui ne manque jamais, nous le sommes à ses heures mystérieuses et imprévisibles, et sur un mode de munificence qui échappe à l'uniformité des accroissements et des accélérations naturels.
Sainte Thérèse d'Avila décrit dans sa Vie un phénomène semblable qui survint vers quarante ans, à l'époque de ce qu'elle nomme également sa conversion. Elle semble bien avoir recueilli, dans cette grâce décisive qui la toucha en présence d'un Ecce Homo, la récompense de ses confiants et persévérants efforts : « Comme la divine Majesté n'attendait qu'un peu de préparation de ma part, dit sainte Thérèse, ses faveurs spirituelles allèrent croissant » (Vie de la Sainte). Sans doute la grâce, comme toute vie, s'accroît normalement clans les âmes par les vertus infuses et par les dons ; et son mode de progression ressemble en général à ceux de la nature. On peut lui appliquer ce mot d'un armateur à qui l'on demandait comment il avait acquis sa fortune : « La grande, je ne l'ai pas acquise difficilement ; mais la petite, laborieusement et lentement ». Ou encore cette réflexion judicieuse de notre cher Roland Garros : « Il y a toujours au début de la lutte cette période obscure, intime, qui semble ingrate parce qu'elle ne paye pas » ; avec une différence essentielle cependant. Si nous sommes toujours payés selon l'effort de notre vertu, dans la mesure de notre désir, de notre confiance, de notre amour, par un Trésorier qui ne manque jamais, nous le sommes à ses heures mystérieuses et imprévisibles, et sur un mode de munificence qui échappe à l'uniformité des accroissements et des accélérations naturels.
9. Novissima
verba et Esprit de Sainte Thérèse.
Celle-ci avait déjà dit : « Souffrir en aimant est le plus pur bonheur : ma
joie est d'aimer la souffrance », de l'aimer non pour elle-même, mais comme le
sûr moyen de prouver mon amour à Celui que j'aime, voulait-elle dire, et cette
certitude fait ma nuit radieuse, « cette nuit illuminée pour éclairer mes
délices » (Psaume).
1o. Ainsi s'exprime le Père éternel dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne
où Il dit encore en parlant des saints ministres de l'autel : « N'est-il pas
vrai qu'ils sont des soleils puisqu'ils ont la propriété du soleil, de par Moi
le vrai Soleil, après que, par sentiment d'amour, ils sont devenus une même
chose avec moi et moi avec eux ».
11. D'après un témoin de sa vie, dans Biographie du P. Baou.
12. Saint Augustin, Enarrationnes in Psalmos, XXXI, 4.
13. « Maudite l'occupation qui t'éloigne de Dieu »,
saint Bernard. « Tout à lui-même d'abord, et ainsi tout aux autres », a-t-on
dit de saint Bernard qui lui-même pratiquait ce qu'il recommandait si fort : «
Si vous êtes sages soyez des réservoirs et non des canaux ». « Cet avis de
saint Bernard, écrit le P. Lallemant dans sa Doctrine spirituelle, devrait être la règle des ouvriers
évangéliques. Mais ils font souvent tout le contraire. Ils se donnent tout au
dehors ; ils s'épuisent pour les autres et demeurent eux-mêmes à sec. Toute la
moelle de leur âme, s'il est permis de parler ainsi, toute la force de leur
esprit passe dans leurs actions extérieures. Il ne reste presque rien pour
l'intérieur ».
14. Saint Ephrem.
15. C'était celle de saint François Xavier. « Faire
face » était la devise de Guynemer.
16. Ne serait-ce pas là l'erreur du désespéré André
Gide quand il raconte son drame intime : « Je suis le noyé qui perd courage et
ne se défend plus déjà que faiblement. Les trois appels ont le même son : « Il
est temps. Il est grand temps. Il n'est plus temps ».
Mais surtout dans le pathétique dialogue entre le pécheur et Dieu :
— Seigneur, je vous demande de m'aider, mais c'est sans renoncement véritable.
— Malheureux qui prétends marier en toi le ciel et l'enfer. On ne se donne à Dieu que tout entier.
Plaise à Dieu que les pécheurs se donnent ainsi tout entiers, en une seule fois, comme Paul et Madeleine, mais l'expérience prouve qu'il n'en est pas ainsi dans la plupart des conversions : « Celles-ci sont toujours l'effet moins d'une grande victoire consommée, écrit Paul Claudel, que d'une longue série de tout petits efforts réussis ». Et Jacques Rivière dit fort justement : « D'une part tout vous est demandé, mais d'autre part si peu que vous donniez, cela est déjà beaucoup. C'est la grande antinomie du christianisme : c'est par là que la morale chrétienne a une prise si forte ; c'est par la jonction hardie de l'extrême exigence et de l'extrême indulgence ».
« Si peu que vous donniez, si vous le donnez d'abord dans l'effort de la prière qui change les cœurs, pourrait ajouter J. Rivière, si vous le donnez, malgré votre impénitence et persévéramment, vous ravissez la grâce des petits dons qui vous mèneront au don total. Se refuser à ces petits dons parce qu'on ne peut encore se livrer tout entier, n'est-ce pas l'erreur fatale qui mène à la perdition ? »
Saint Alphonse de Liguori est formel sur ce point : « Tous les bienheureux, hormis les enfants, dit-il, se sont sauvés par la prière. Tous les damnés se sont perdus pour n'avoir pas prié. S'ils eussent prié, ils ne se seraient pas perdus. Leur plus grand désespoir dans l'enfer est et sera toujours d'avoir pu se sauver avec tant de facilité, en demandant à Dieu les grâces dont ils avaient besoin, et de n'être plus à temps de les demander ».
Mais surtout dans le pathétique dialogue entre le pécheur et Dieu :
— Seigneur, je vous demande de m'aider, mais c'est sans renoncement véritable.
— Malheureux qui prétends marier en toi le ciel et l'enfer. On ne se donne à Dieu que tout entier.
Plaise à Dieu que les pécheurs se donnent ainsi tout entiers, en une seule fois, comme Paul et Madeleine, mais l'expérience prouve qu'il n'en est pas ainsi dans la plupart des conversions : « Celles-ci sont toujours l'effet moins d'une grande victoire consommée, écrit Paul Claudel, que d'une longue série de tout petits efforts réussis ». Et Jacques Rivière dit fort justement : « D'une part tout vous est demandé, mais d'autre part si peu que vous donniez, cela est déjà beaucoup. C'est la grande antinomie du christianisme : c'est par là que la morale chrétienne a une prise si forte ; c'est par la jonction hardie de l'extrême exigence et de l'extrême indulgence ».
« Si peu que vous donniez, si vous le donnez d'abord dans l'effort de la prière qui change les cœurs, pourrait ajouter J. Rivière, si vous le donnez, malgré votre impénitence et persévéramment, vous ravissez la grâce des petits dons qui vous mèneront au don total. Se refuser à ces petits dons parce qu'on ne peut encore se livrer tout entier, n'est-ce pas l'erreur fatale qui mène à la perdition ? »
Saint Alphonse de Liguori est formel sur ce point : « Tous les bienheureux, hormis les enfants, dit-il, se sont sauvés par la prière. Tous les damnés se sont perdus pour n'avoir pas prié. S'ils eussent prié, ils ne se seraient pas perdus. Leur plus grand désespoir dans l'enfer est et sera toujours d'avoir pu se sauver avec tant de facilité, en demandant à Dieu les grâces dont ils avaient besoin, et de n'être plus à temps de les demander ».
17. « Cette dévotion, écrit sainte Marguerite-Marie,
en rapportant les paroles de Notre-Seigneur, était comme le dernier effort de
son amour qui voulait favoriser les hommes en ces derniers siècles, d'une
[sorte de] rédemption amoureuse, pour les retirer de l'empire de Satan, et pour
nous mettre sous la douce liberté de l'empire de son amour ».
Pie IX, de sainte mémoire, disait déjà en 186o : « L'Église et la société n'ont d'espérance que dans le Cœur de Jésus ; c'est Lui qui guérira tous nos maux. Prêchez partout la dévotion à ce divin Cœur : elle doit être le salut du monde ».
Pie IX, de sainte mémoire, disait déjà en 186o : « L'Église et la société n'ont d'espérance que dans le Cœur de Jésus ; c'est Lui qui guérira tous nos maux. Prêchez partout la dévotion à ce divin Cœur : elle doit être le salut du monde ».
18. « Qui n'est pas prêt à s'abandonner entièrement
à la volonté de son Bien-Aimé ne sait pas ce que c'est que d'aimer » (Imitation).
C'est uniquement l'immolation entière de soi-même qui s'appelle aimer », dit Thérèse de Lisieux.
C'est uniquement l'immolation entière de soi-même qui s'appelle aimer », dit Thérèse de Lisieux.
19. À la fin d'une vie qui s'était consumée tout
entière au service de Dieu et des âmes, elle gémissait : « Pardonne-moi, Père
éternel, la négligence dont je me suis rendue coupable envers ton Église, pour
n'avoir pas accompli tout ce que j'aurais pu et dû faire. Peccavi Domine miserere mei ».
Le même accent d'humilité se retrouve chez celui qu'on a appelé l'Alexandre des missionnaires, saint François Xavier. Ne disait-il pas au soir de ses prodigieuses conquêtes : « Considérez non le bien que Dieu fait par vous, mais celui qu'il ferait si vous n'y mettiez pas d'obstacle », Vie de saint François Xavier par le P. Baou.
Le même accent d'humilité se retrouve chez celui qu'on a appelé l'Alexandre des missionnaires, saint François Xavier. Ne disait-il pas au soir de ses prodigieuses conquêtes : « Considérez non le bien que Dieu fait par vous, mais celui qu'il ferait si vous n'y mettiez pas d'obstacle », Vie de saint François Xavier par le P. Baou.
20. Le Père éternel à sainte Catherine de Sienne
dans le Dialogue. « Jusqu'à la mort,
je veux continuer, dans les larmes, à mettre au monde des disciples », écrivait
un jour la grande Siennoise que ses fils spirituels aimaient à appeler « la
mère de milliers et de milliers d'âmes ».
« Ma paix, disait Thérèse de Lisieux, c'est de lutter sans cesse afin
d'enfanter des élus ».
Dans son Château intérieur, l'apostolique Thérèse d'Avila dont on a dit que « le zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes lui déchirait les entrailles », écrivait : « L'âme qui aime n'est point celle qui a le plus de consolations, mais celle qui est le plus fermement résolue à contenter Dieu en tout, qui fait le plus d'efforts pour éviter de l'offenser, qui le prie avec le plus d'ardeur pour que son Fils soit de plus en plus aimé et glorifié, et que l'Église catholique s'étende de plus en plus sur la terre. Voilà les marques de l'amour ».
« On ne m'implore pas assez pour le salut des pécheurs, disait Notre-Seigneur à sainte Madeleine de Pazzi. Mes amis devraient, par leurs prières, forcer la divine miséricorde ».
Dans son Château intérieur, l'apostolique Thérèse d'Avila dont on a dit que « le zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes lui déchirait les entrailles », écrivait : « L'âme qui aime n'est point celle qui a le plus de consolations, mais celle qui est le plus fermement résolue à contenter Dieu en tout, qui fait le plus d'efforts pour éviter de l'offenser, qui le prie avec le plus d'ardeur pour que son Fils soit de plus en plus aimé et glorifié, et que l'Église catholique s'étende de plus en plus sur la terre. Voilà les marques de l'amour ».
« On ne m'implore pas assez pour le salut des pécheurs, disait Notre-Seigneur à sainte Madeleine de Pazzi. Mes amis devraient, par leurs prières, forcer la divine miséricorde ».
21. « J'ai
trouvé un Cœur pour faire passer ma prière, » s'écriait saint Bernard.
« Ne dirait-on pas que dans ces temps malheureux, l'Auguste Trinité ne bénit, ne se laisse vaincre qu'au nom de ce Cœur », sainte Sophie Barat.
La bienheureuse Marie de l'Incarnation écrivait un jour à son directeur : « Vous désirez que je vous fasse part de mes pratiques de dévotion : je vous l'avouerai avec sincérité, j'en ai une que Dieu lui-même m'a inspirée : c'est la dévotion au sur-adorable Cœur de Jésus. Il y a près de trente ans que je la pratique et voici ce qui me la fit embrasser. Une fois je priais le Père éternel pour la conversion des âmes, je m'aperçus qu'il ne m'exauçait pas comme de coutume : je ne savais que penser, lorsqu'une voix intérieure me dit : ‘Demande-moi par le Cœur de mon Fils, c'est par Lui que je t’exaucerai’. Cette inspiration divine produisit en moi une si étrange révolution que tout mon intérieur se trouva dans une communication très intime avec l'adorable Cœur. Je ne pouvais plus parler au Père que par Lui. Depuis c'est par cette pratique que je termine toutes mes dévotions. Voici ce que je dis au Père avec la plus grande confiance : Ô Père éternel, c'est par le Cœur de mon Jésus, ma voie, ma vérité et ma vie, que je m'approche de Vous. Par ce divin Cœur, je Vous adore pour tous ceux qui ne Vous adorent pas ; je Vous aime pour tous ceux qui ne Vous aiment pas. Je veux, par ce divin Cœur, satisfaire au devoir de tous les mortels ».
« Ne dirait-on pas que dans ces temps malheureux, l'Auguste Trinité ne bénit, ne se laisse vaincre qu'au nom de ce Cœur », sainte Sophie Barat.
La bienheureuse Marie de l'Incarnation écrivait un jour à son directeur : « Vous désirez que je vous fasse part de mes pratiques de dévotion : je vous l'avouerai avec sincérité, j'en ai une que Dieu lui-même m'a inspirée : c'est la dévotion au sur-adorable Cœur de Jésus. Il y a près de trente ans que je la pratique et voici ce qui me la fit embrasser. Une fois je priais le Père éternel pour la conversion des âmes, je m'aperçus qu'il ne m'exauçait pas comme de coutume : je ne savais que penser, lorsqu'une voix intérieure me dit : ‘Demande-moi par le Cœur de mon Fils, c'est par Lui que je t’exaucerai’. Cette inspiration divine produisit en moi une si étrange révolution que tout mon intérieur se trouva dans une communication très intime avec l'adorable Cœur. Je ne pouvais plus parler au Père que par Lui. Depuis c'est par cette pratique que je termine toutes mes dévotions. Voici ce que je dis au Père avec la plus grande confiance : Ô Père éternel, c'est par le Cœur de mon Jésus, ma voie, ma vérité et ma vie, que je m'approche de Vous. Par ce divin Cœur, je Vous adore pour tous ceux qui ne Vous adorent pas ; je Vous aime pour tous ceux qui ne Vous aiment pas. Je veux, par ce divin Cœur, satisfaire au devoir de tous les mortels ».
22. Mot de Napoléon 1er.
23. Histoire
d'une âme, de sainte Thérèse de Lisieux.
24. Ces mots furent adressés par sainte Thérèse de
Lisieux à sa sœur Geneviève de la Sainte-Face qui lui demandait un mot d'adieu,
la veille de sa mort, le 29 septembre 1897. Le lendemain, quelques heures avant
d'expirer, alors qu'elle était au paroxysme de la souffrance, elle rendit deux
fois ce témoignage : « Je ne me repens pas de m'être livrée à l'Amour » (Novissima verba).